Au cours de ces dix dernières années, des actes antisémites ont été perpétrés qui témoignent, tant par leur ampleur que par leur répétition, des transformations de l’antisémitisme contemporain, en particulier au sein de la société française, où l’on ne semble pas pouvoir sortir des effets délétères du postcolonialisme. Tentons ici une brève caractérisation du phénomène et une réflexion sur la situation québécoise. À la fin du xixe siècle, l’affaire Dreyfus avait en son temps divisé la France en deux camps opposés, les dreyfusards et les antidreyfusards. Devant l’incurie de la Troisième République à appliquer ses propres lois à un capitaine français, accusé de trahison parce qu’il était Juif, des esprits éclairés tels que l’écrivain Émile Zola ou le député socialiste indépendant Jean Jaurès s’étaient élevés pour dénoncer la machination dont Dreyfus était victime. Le Parti ouvrier de Jules Guesde, comme une grande partie de la gauche, ne voulait pas s’immiscer dans un conflit qui opposait la « banque juive » à la république bourgeoise, conflit qui, selon eux, ne concernait en rien les travailleurs. Toutefois, l’antisémitisme ne faisait pas déjà partie de leur vocabulaire et c’est comme citoyen que Dreyfus fut défendu par une opinion publique sensible à l’inégalité d’un citoyen devant la loi. Alors que l’extrême-droite défilait dans les rues avec les Drumont et les consorts pour clamer haut et fort sa haine des Juifs, les partisans de Dreyfus, pour la plupart des républicains de toutes les nuances et des socialistes, défendaient l’homme, pas le Juif. Malgré cette haine des Juifs proférée par des nationalistes européens et l’aveuglement de la gauche socialiste, des intellectuels français, Juifs en particulier, continuaient de penser que seule l’assimilation des Israélites à la citoyenneté républicaine permettrait d’endiguer l’antisémitisme présent en France et dans ses colonies. En Europe centrale et orientale, où les Juifs étaient soumis aux pogroms et à l’exil, l’idéal sioniste était la réponse à cet antisémitisme violent et ravageur. Au nationalisme raciste et xénophobe des autocraties européennes, Théodore Herzl répondit par la revendication d’un foyer juif, qui accueillerait les Juifs persécutés partout dans le monde. Les débats au sein du monde juif étaient intenses, et se sont traduits aussi bien par la mise en place d’organisations sionistes internationales que par une organisation transnationale responsable d’éduquer les Juifs à leur devoir de citoyen, partout où ils se trouvaient. Marquée par son attachement à la République française, et refusant le sionisme, l’Alliance israélite universelle s’est ainsi installée à travers le monde, en fait à la faveur de l’expansion française dans les pays du bassin méditerranéen et dans les pays arabo-musulmans dès 1860, date de sa fondation. L’assimilation des Juifs dans les pays arabo-musulmans ne pouvant facilement être réalisée, car ils y avaient déjà, selon les pays, un statut de protégés dans l’islam (la dhimma), ces derniers furent tantôt assimilés à la puissance coloniale, tantôt considérés comme des indigènes ou comme des minorités nationales. La création de l’État d’Israël en 1948, le développement des nationalismes arabes et la décolonisation européenne ont conduit à l’exode massif des Juifs des pays arabo-musulmans. En moins de trente ans, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, trois pays d’Afrique du Nord, se sont vidés de leurs communautés juives multiséculaires. La quasi-totalité des Juifs d’Algérie, ayant été intégrée à la citoyenneté française par le décret Crémieux en 1870, fut rapatriée en France en 1961-1962 avec la vague de Français d’Algérie. Une grande partie des Juifs du Maroc émigra en Israël dès 1948. Ceux de Tunisie se dispersèrent entre différents pays, principalement la France et Israël. L’islam, qui dominait dans ces pays, mais qui reconnaissait depuis plusieurs siècles un certain …
Le pluralisme religieux à l’épreuve de l’antisémitisme[Record]
…more information
Yolande Cohen
Université du Québec à Montréal
Présidente de l’Académie des arts, des lettres et des sciences humaines, Société royale du Canada