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Le racisme en général et l’antisémitisme en particulier que l’on retrouve au Québec dans la première moitié du xxe siècle sont souvent associés à « l’obscurantisme » qui y régnait, un obscurantisme que l’on a volontiers associé au règne idéologique de l’Église catholique. Dans Juifs et réalités juives, Pierre Anctil et Gary Caldwell associent directement l’antisémitisme du Québec des années 1920 et 1930 au conservatisme de l’Église catholique[2]. Xavier Gélinas identifie la tradition catholique comme une des trois sources principales de l’antisémitisme des Canadiens français[3]. Irving Abella et Harold Troper affirment que, de toute la presse québécoise, foncièrement antisémite, les publications de l’Église catholique étaient les plus hostiles à l’endroit de l’immigration juive dans les années 1930[4]. Il ne s’agit toutefois que d’une impression de la part de ces deux auteurs, qui ne maîtrisaient pas suffisamment le français pour explorer eux-mêmes les archives de presse, impression qui laisse tout de même paraître le biais associant l’Église à l’antisémitisme. S’il est vrai que la distinction sur le plan religieux a pu empêcher les Canadiens français catholiques et les Juifs de vivre en harmonie dans certains contextes, le rôle de l’Église comme institution dans l’évolution des relations entre Juifs et catholiques n’a pas été démontré.

Aucune étude à ce jour n’a été consacrée à l’antisémitisme de l’Église québécoise. Quelques cas spécifiques ont bien sûr été analysés, et on ne compte plus les thèses sur l’hostilité réelle ou imaginée de l’abbé Lionel Groulx à l’endroit des Juifs[5], bien qu’on se soit rarement aventuré à en faire le digne représentant de l’Église. Michael Brown mentionne des prêtres de Québec et de Montréal qui demandaient à leurs paroissiens de ne pas vendre leur propriété à des Juifs afin de préserver l’intégrité de leur quartier[6]. Pierre Anctil explique que certains presbytères ont été le « foyer » des idées antisémites « classiques[7] ». Ces exemples disparates ne suffisent pas à brosser un portrait d’ensemble du regard de l’Église catholique québécoise sur l’antisémitisme. L’Église a-t-elle encouragé l’antisémitisme de ses fidèles, l’a-t-elle condamné ou était-elle au contraire passive sur la question ? Les évêques eux-mêmes nourrissaient-ils des préjugés, voire une certaine appréhension à l’endroit des Juifs ?

Pierre Anctil a démontré tout l’intérêt de pousser les recherches en profondeur par son étude de la très catholique Université de Montréal. Il y prouve que, si l’on n’y retrouvait pas les mesures antijuives de l’Université McGill, la direction de l’université n’a pas non plus combattu l’antisémitisme virulent de ses étudiants[8]. Pierre Anctil explique également pourquoi le Congrès juif canadien a conclu que l’antisémitisme était plus important au Canada français. Toute l’attention du Congrès a été accordée aux nombreux journaux et périodiques publiant des articles hostiles aux Juifs. L’antisémitisme du Canada anglais, beaucoup plus discret mais non moins dommageable, a été pratiquement ignoré[9]. Ces conclusions n’auraient pu être atteintes en limitant l’analyse au dépouillement de périodiques et de publications officielles de l’Église et de ses institutions. Il était nécessaire de vérifier ce qui se disait et ce qui se faisait derrière les portes closes. L’ouverture récente des archives des archevêchés de Québec et de Montréal permet d’approfondir la recherche sur le rapport de l’Église institutionnelle au judaïsme et à l’antisémitisme.

L’antisémitisme est un objet de recherche délicat qui doit être nuancé. Selon Pierre Anctil, l’antisémite est celui qui fait de l’hostilité envers les Juifs « la principale et souvent l’unique rationalité de sa pensée politique et sociale[10] ». Gavin Langmuir distingue l’antisémite xénophobe, qui s’oppose au Juif en tant qu’étranger, de l’antisémite idéologue, qui fait du Juif le symbole d’une menace qui doit être éliminée[11]. Saul Friedländer trace quant à lui une ligne entre l’antisémite idéologique, qui permet au Juif d’être accepté moyennant son intégration à la société, et l’antisémite biologique et racial, pour qui le Juif est mauvais de par sa nature[12]. Ces grandes lignes étant définies, comment peut-on qualifier l’antisémitisme s’exprimant dans l’Église catholique et étant véhiculé par celle-ci ?

Deux cas ont été plus particulièrement observés dans le contexte des années 1930. Mentionnons d’abord le débat sur les écoles juives, auxquelles s’est opposée l’Église québécoise. Ce débat a été exploré en profondeur par Antonin Dupont[13], Bernard Vigod[14] et Pierre Anctil[15]. Ces trois auteurs conviennent que la principale motivation de l’opposition des évêques était la crainte de la création d’un ministère de l’Instruction publique, voire de la laïcisation complète du système d’éducation. Une intervention de Mgr Gauthier de Montréal, suggérée par Robert Rumilly, a toutefois donné une apparence plus particulièrement antisémite à cette opposition[16]. La position de l’Église sur la question a été constatée de l’extérieur, les sources n’étant pas disponibles au moment où ces ouvrages ont été rédigés. Un autre exemple maintes fois cité est la relation entre l’Église et le Parti national social-chrétien (PNSC) d’Adrien Arcand. Jean-François Nadeau[17] et Hugues Théorêt[18], les deux biographes du « führer canadien », sont ceux qui ont porté la plus grande attention à ce chapitre. Encore une fois, l’absence de sources a empêché de bien définir la position de l’Église et du clergé sur le parti, son programme et son chef. Les archives des archevêchés nous permettront d’offrir une nouvelle perspective sur ces deux questions.

Dans un premier temps, nous explorerons l’antisémitisme que l’on retrouve dans le clergé. À défaut de pouvoir étudier le discours de l’ensemble du clergé, nous présenterons quelques cas particuliers de prêtres dont le discours est particulièrement hostile aux Juifs afin de déterminer si le clergé a pu encourager l’antisémitisme des fidèles et de quelle manière. Dans un second temps, nous nous intéresserons au discours non officiel, c’est-à-dire à ce qui se disait derrière les portes closes. Nous revisiterons d’abord le débat sur les écoles juives, plus particulièrement les positions des évêques sur la question, qui pour la plupart n’ont pas été exprimées en public, afin de déterminer les motivations à l’opposition de l’Église. Nous examinerons ensuite le regard de l’Église sur le PNSC et plus précisément sur la place qu’occupe l’antisémitisme dans son programme.

Antisémitisme au sein du clergé

Il est facile pour l’historien des années 1930 de relever des textes antisémites dans les nombreuses publications de la période. On retrouve chez le clergé, comme dans la plupart des milieux, des attaques contre les Juifs, dont certaines sont des plus hargneuses. On associe à l’antisémitisme des membres du clergé des motivations religieuses, sociales et nationales. À défaut de pouvoir réaliser une synthèse de tous les écrits publiés et de toutes les paroles prononcées à l’endroit des Juifs par des membres du clergé, nous nous contenterons de citer un cas pour chacune des trois catégories. Il s’agit de trois cas plus particulièrement visibles de prêtres s’étant exprimés par les voies officielles de l’Église, ou étant suffisamment populaires pour voir leurs interventions relayées par la presse.

On retrouve des traces d’antisémitisme à base religieuse dans La Semaine religieuse de Québec, organe officiel de l’archevêché dirigé par le chanoine Cyrille Labrecque. Sous la direction du chanoine Labrecque, le périodique tient à l’endroit des Juifs un discours hostile, bien que le chanoine n’ait pas l’agressivité d’un Adrien Arcand. En 1934, Labrecque livre le fond de sa pensée sur les Juifs, « engeance intéressante non moins qu’embarrassante. […] D’une part, il faut les traiter avec justice et charité ; d’autre part, il faut protéger les nôtres contre leurs procédés rapaces, contre leur influence corruptrice et leurs menées antichrétiennes[19] ». Sous la plume du chanoine Labrecque, les Juifs sont accusés d’être les auteurs d’un vaste complot visant la disparition de la religion chrétienne. Pour combattre le communisme efficacement, La Semaine invite ses lecteurs à relire les Protocoles des Sages de Sion, dont l’authenticité était déjà fortement discutée[20]. Moscou n’est, selon le chanoine, qu’une « agence d’exécution » dont les directives sont données par le « grand conseil occulte d’Israël ». On ne retrouve pas sous la plume du chanoine Labrecque d’articles dépassant les critiques traditionnelles de l’Église à l’endroit des Juifs, mais La Semaine publie sous sa direction des textes qui puisent dans l’antisémitisme de la droite française. On retrouve notamment à l’été 1938 un article signé « G. P. »[21] qui défend la véracité des Protocoles et qui invite ses confrères catholiques à « modérer » leur charité à l’endroit des Juifs :

Actuellement nous voyons les Juifs dominer les agences de presse, le trust du cinéma, la finance internationale ; ils manoeuvrent la Société des Nations ; ils ont mis la main sur une bonne partie du gouvernement de la France ; chassés d’Allemagne, ils menacent d’envahir le Canada. Et cependant, on voit un groupe de Français catholiques notoires leur tendre la main, au nom de la charité chrétienne[22].

Non seulement le chanoine Labrecque accepte de publier l’article, mais il défend publiquement son auteur auprès d’un lecteur de La Semaine qui remet en doute la véracité des Protocoles[23]. Il ne s’agit pas, toutefois, d’une obsession comparable à celle d’Adrien Arcand, dont les journaux attaquent les Juifs dans chaque numéro. Le nombre d’articles antisémites de La Semaine religieuse de Québec au cours des années 1930 ne dépasse pas la dizaine. D’ailleurs, le chanoine Labrecque ne semble pas le représentant d’une tendance générale du clergé. Ses articles de La Semaine religieuse de Québec n’ont pas leur équivalent dans La Semaine religieuse de Montréal, où les seuls articles concernant les Juifs sont ceux qui critiquent leur exemption de la loi du dimanche.

L’antisémitisme dans le clergé peut également avoir une base sociale. Dans ce cas-ci, on reproche aux Juifs d’abuser du système capitaliste, dont ils apparaissent les principaux bénéficiaires. Le curé Édouard-Valmore Lavergne de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce de Québec, ami des travailleurs et des pauvres, se borne à voir dans les Juifs les pires exploiteurs du peuple. Son bulletin paroissial, La Bonne Nouvelle, comporte des articles injurieux à l’endroit des Juifs portant des titres tels que « Les Juifs seront-ils nos maîtres[24] ? ». Le curé Lavergne ne s’embarrasse d’aucune nuance dans ses attaques contre les Juifs :

Que veulent les Juifs ? Ce que les Juifs n’ont cessé de poursuivre à travers tous les temps, toutes les vicissitudes et tous les pays : c’est la domination mondiale. Ils ont renié Jésus-Christ parce que sa doctrine contredisait leurs ambitions temporelles d’or, d’honneur et de jouissances sensuelles[25].

Sans tomber dans le piège de la haine, le curé invite ses auditeurs et ses lecteurs à se soulever contre la domination de la haute finance juive : « Ce n’est pas haïr le feu que de prendre des précautions contre les ravages dont il peut se faire l’instrument[26]. » Lorsque débute la Seconde Guerre mondiale, le curé Lavergne prévient ses fidèles que la participation du Canada au conflit a pour seul objectif de favoriser la domination économique des Juifs, qui resteront au pays tandis que les Canadiens français iront mourir sur les champs de bataille en Europe[27]. À l’instar du chanoine Labrecque, le curé Lavergne ne fait pas une maladie de son antisémitisme. Nous avons relevé six articles critiquant les Juifs dans La Bonne Nouvelle entre 1930 et 1935 (la publication est ensuite interrompue). Les envolées antisémites du curé ne passent tout de même pas inaperçues et ne sont guère appréciées de ses supérieurs ecclésiastiques. En 1941, le curé Lavergne est sommé de quitter sa cure par le cardinal Villeneuve. Parmi les nombreux reproches qui lui sont adressés, on l’accuse d’inciter à la haine des Juifs[28]. Il s’agit toutefois d’un reproche parmi tant d’autres. D’ailleurs, bien que le curé ait un dossier disciplinaire des plus fournis, ses attaques envers les Juifs n’ont jamais été critiquées par son ordinaire avant 1941. Poussé à la retraite, le curé Lavergne consacrera le reste de sa vie à répandre la doctrine du crédit social, dont le mouvement n’était pas non plus exempt d’antisémitisme[29].

Finalement, l’antisémitisme du clergé peut avoir sa base dans le nationalisme. C’est le cas chez l’abbé Pierre Gravel, vicaire de la paroisse Saint-Roch de Québec. Si le curé Lavergne assimile les Juifs au capitalisme, l’abbé Gravel les associe plutôt aux francs-maçons, société occulte qui cherche à détruire l’Église catholique et à tenir en échec les ambitions nationales des Canadiens français. Gravel explique que les francs-maçons ne sont pas exclusivement juifs, mais que les Juifs sont majoritaires dans les loges supérieures[30]. Il est impossible pour un Juif de s’identifier à un quelconque nationalisme. Pour cette raison, il combattra toujours le nationalisme des autres[31]. Permettre l’immigration juive signifie noyer l’élément canadien-français dans une mer d’individus insensibles à ses besoins et à ses aspirations. L’opposition de l’abbé Gravel à l’immigration se fait des plus éloquentes après la Nuit de Cristal. Il donne plusieurs conférences au cours du mois de décembre 1938 dans lesquelles il met en garde contre la tentation d’accepter au Canada les réfugiés juifs allemands. Ses paroles ne sont pas particulièrement antisémites puisqu’il s’oppose à toute forme d’immigration. Un pays en misère ne doit pas augmenter sa population autrement que par la « natalité raciale », explique-t-il[32]. Des témoins lui prêtent tout de même des paroles particulièrement violentes. Le cardinal Villeneuve reçoit une dénonciation anonyme contre l’abbé Gravel, qui aurait déclaré, lors d’une conférence organisée par la Société Saint-Jean-Baptiste, que « Hitler et son peuple ne font pas encore le quart de ce qu’ils devraient faire aux Juifs[33] ». Le cardinal ne semble pas avoir donné suite à cette dénonciation. Cela s’explique par l’habitude qu’a le prélat de ne pas tenir compte des lettres anonymes. Il demeure malgré tout qu’aucune enquête n’a été menée, aucune question n’a été posée et que l’abbé Gravel, comme le curé Lavergne et le chanoine Labrecque, exprime librement ses craintes à l’endroit des Juifs. Il est difficile de savoir à quel point ces trois prêtres sont représentatifs du clergé en général. Des quelque 4 000 prêtres et religieux que compte le Québec à l’époque, une petite minorité seulement prend publiquement la parole et publie des écrits, et les discours de cette minorité ne s’intéressent pas toujours à la question juive.

Ces trois prêtres correspondent jusqu’à un certain point à la définition de l’antisémite de Pierre Anctil et à celle de l’antisémitisme idéologique de Gavin Langmuir. Tous trois ne sont pas obsédés par la question juive, mais l’image du Juif est utilisée pour symboliser tout ce qui leur déplaît et les effraie : l’étranger envahissant, l’adversaire de l’Église catholique, le capitaliste sans vergogne et la puissance occulte qui tient en échec les aspirations des Canadiens français.

En arrêtant notre étude aux quelques cas présentés, nous pourrions facilement conclure à un antisémitisme généralisé dans le clergé. Non seulement ces prêtres se sont attaqués aux Juifs, mais ils n’ont pas eu à souffrir de remontrances de la part de leurs supérieurs ecclésiastiques. Le chanoine Labrecque a même utilisé la voix officielle de l’archidiocèse de Québec pour véhiculer ses thèses. Ces quelques exemples démontrent tout de même que l’antisémitisme qu’on retrouve dans le clergé n’est pas uniquement catholique, mais qu’il découle également de plusieurs autres préoccupations et de plusieurs courants de pensée de l’époque. Voyons maintenant ce qui en est de l’épiscopat.

Le débat sur les écoles juives

La question des écoles juives est la plus importante polémique à opposer publiquement le gouvernement du Québec aux évêques catholiques au cours des années 1930. Le projet de loi, proposé par le député Peter Bercovitch et patronné par le ministre Athanase David, prévoit la création d’une commission scolaire juive dont la compétence serait limitée à l’île de Montréal[34]. Les évêques opposés au projet ne s’embarrasseront pas de cette importante distinction.

Apparemment sans s’être d’abord concertés, les évêques de la province de Québec déclarent leur opposition au projet de loi. Mgr Georges Gauthier, archevêque coadjuteur de Montréal et administrateur du diocèse depuis 1921, y va d’une protestation publique. Il dit craindre les conséquences d’une modification en profondeur du système d’éducation et croit que les concessions proposées dans le projet de loi représenteraient un affront pour la majorité catholique de la province. Le coadjuteur pense que les Pères de la Confédération n’auraient pas souhaité voir chrétiens et non-chrétiens siéger ensemble au Conseil de l’Instruction publique. Il ajoute que nulle part ailleurs les Juifs n’ont eu droit à pareil « privilège » : « Il y a des non-chrétiens par centaines qui arrivent chaque année aux États-Unis et dans les autres provinces du Canada. Se croient-ils ou les croit-on dispensés d’accepter la constitution du pays où ils viennent de leur gré[35] ? » Mgr Alfred-Odilon Comtois, évêque auxiliaire de Trois-Rivières, croit que l’idée de justice ne peut justifier la demande de la communauté juive. Les Juifs venant s’établir au Canada savent qu’il s’agit d’un pays chrétien et ne peuvent demander au pays qui les accueille de sacrifier son caractère chrétien pour les accommoder. Par ailleurs, Mgr Comtois dit craindre qu’offrir une commission scolaire aux Juifs n’amène à accorder le même « privilège » à toutes les communautés non chrétiennes[36]. Mgr François-Xavier Ross de Gaspé approuve l’idée des écoles juives, mais croit que celles-ci devraient être étroitement surveillées par le gouvernement afin de s’assurer que les valeurs qui y sont enseignées sont conformes avec celles de la société. À son avis, les Juifs du Québec peuvent déjà se vanter d’être plus « favorisés » qu’ils ne le sont dans la plupart des autres pays. La création d’un réseau entièrement autonome serait une concession injustifiée : « Ce serait de l’aveuglement, du manque de caractère, disons le mot, de l’aplatissement qui enlève à un peuple tout droit à l’estime et au respect[37]. » Aux préoccupations religieuses viennent donc se mêler des préoccupations nationales, comme c’est la tradition au Québec francophone.

Le cardinal Raymond-Marie Rouleau partage ses inquiétudes dans une lettre au premier ministre, lettre qu’il adresse ensuite aux journaux. Il accuse le gouvernement d’envisager une loi provinciale pour régler une situation qui se limite à Montréal. Le cardinal ne s’oppose pas ouvertement à l’instauration d’une commission scolaire juive, mais craint que cette décision ne crée un précédent :

De plus, la faveur accordée aujourd’hui aux Juifs sera peut-être exigée demain, sous les mêmes prétextes, par d’autres confessions religieuses ou même par des sectes antireligieuses ? Une fois engagés dans cette voie, où nous arrêterons-nous, où aboutirons-nous[38] ?

Le cardinal craint également que les tracas que pourrait entraîner la multiplicité des écoles confessionnelles n’amènent un jour le gouvernement à privilégier la solution plus simple de l’école neutre.

Le 20 mars 1930 se réunissent le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau, le secrétaire de la province Athanase David, le cardinal Rouleau ainsi que Mgr Gauthier, Mgr Comtois et Mgr Georges Courchesne, évêque de Rimouski. Le lendemain, les journaux publient une mise au point. L’Action catholique parle d’une « entente », bien que, dans les faits, les lignes directrices du projet de loi demeurent inchangées[39]. La rencontre ne visait en somme qu’à rassurer l’épiscopat.

La mise au point ne semble pas alléger la tension entre l’Église et l’État. Mgr Ross attend avec appréhension le dénouement de l’affaire et dit espérer que le premier ministre « ne se laissera pas circonvenir par les Juifs ni par nos inconscients[40] ». Mgr Comtois voit dans la loi sur les écoles juives un sursaut d’anticléricalisme de la part du premier ministre et croit que le « vieux virus libéral » prend le dessus[41]. Mgr Gauthier se plaint quant à lui à Athanase David que les évêques n’aient appris qu’accidentellement la teneur du projet de loi, que les interventions de l’épiscopat aient été ignorées par la législature et que le Conseil de l’Instruction publique n’ait pas été consulté[42]. Le cardinal Rouleau félicite publiquement le gouvernement pour son respect des droits des parents juifs en matière d’éducation, mais réaffirme ses craintes de voir un jour les Juifs être appelés à siéger au Conseil de l’Instruction publique et être ainsi appelés à prendre position sur des questions qui concernent principalement les « enfants baptisés[43] ». Quoi qu’il en soit, la question semble réglée et les évêques ne voudront plus y revenir.

À l’automne 1930, c’est le gouvernement lui-même qui revient sur la question, alors que les protestants et une partie de la communauté juive favorisent maintenant le statu quo. Convaincu que l’opinion publique est défavorable à la loi, le Parti conservateur de Camillien Houde entend mener la prochaine campagne électorale sur le sujet. Pour Mgr Gauthier, il n’y a aucun doute : les écoles juives vont provoquer la chute du gouvernement. C’est ce qui explique, selon lui, qu’Athanase David revienne à la charge et lui demande d’approuver la loi. Il confie son sentiment au cardinal Rouleau :

Quelle bonne ressource pour M. David s’il peut annoncer qu’il présente une loi approuvée ou dictée par l’Épiscopat ! Il enlève à l’opposition son plan de bataille : il la paralyse. Avons-nous le droit d’entrer dans ces combinaisons de politiciens ? Ce qui est plus grave, c’est que nous n’avons aucun projet de loi devant nous, et que si les politiciens s’en tiennent à leurs habitudes, nous aurons dans une nouvelle loi des clauses qui ne nous satisferont pas et nous porterons quand même aux yeux des catholiques la responsabilité de toute la loi. Est-il prudent de nous engager dans cette voie[44] ?

Des préoccupations politiques et d’image publique entrent donc également en compte dans l’évaluation du projet de loi. Plutôt que de se plier aux « tactiques » du ministre David, Mgr Gauthier préfère discuter avec Joseph-Édouard Perrault, ministre de la Voirie. Peu concerné par la question, qui ne relève pas de son ministère, le ministre s’est donné pour mission de réconcilier son gouvernement avec l’épiscopat. Lui et Mgr Gauthier conviennent que la loi sur les écoles juives est devenue inutile puisque Juifs et protestants n’en veulent plus. Qui plus est, il est hors de question de relancer la controverse du printemps précédent. Si le gouvernement souhaite avoir l’avis de l’épiscopat sur le projet des écoles juives, il devra lui soumettre un projet complet que les évêques ne commenteront que par avis officiel après l’avoir fait examiner par leurs avocats. Dans tous les cas, il est préférable de ne pas faire de sortie publique. Mgr Gauthier explique au cardinal Rouleau que leurs chances de l’emporter seront meilleures s’ils ménagent « l’amour-propre des politiciens[45] ». Deux semaines plus tard, le ministre Perrault informe Mgr Gauthier que l’article 13 de la loi, disposition plaçant les écoles juives sous la seule compétence du surintendant de l’Instruction publique, sera retranché. L’archevêque s’en dit fort satisfait[46]. Il convient avec Athanase David qu’il faudra un jour examiner la question de l’éducation des « non-chrétiens » et que ce pas en arrière débarrassera la province d’un précédent qui aurait nui à l’élaboration d’une solution[47]. À la fin de la session parlementaire, le gouvernement adopte une nouvelle loi sur les écoles juives donnant pleine satisfaction à l’épiscopat. Mgr Gauthier remercie le ministre Perrault, qui, selon lui, a joué un rôle de premier plan pour obtenir ce résultat[48].

Cette opposition des évêques à une commission scolaire juive démontre la volonté de maintenir les Juifs à l’écart, le refus de les voir participer aux prises de décisions aux côtés des catholiques et des protestants, puisqu’on croit qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs. Mais est-ce une démonstration d’antisémitisme ? Contrairement aux trois prêtres étudiés en début d’article, les évêques ne correspondent pas à l’antisémite tel que le définit Anctil ou à l’antisémitisme idéologique de Langmuir. Leur méfiance à l’endroit des Juifs se rapproche davantage de l’antisémitisme xénophobe défini par Friedländer, c’est-à-dire qu’ils se méfient du Juif en tant qu’étranger aux traditions chrétiennes. C’est ce que démontrent les lettres échangées entre les évêques et le gouvernement, voire entre les évêques eux-mêmes. Le cardinal Rouleau n’a-t-il pas reconnu publiquement que les Juifs avaient droit à un système d’éducation adapté à leurs besoins ? Car enfin, il n’est pas question du mérite des Juifs ni de l’utilisation néfaste qu’ils pourraient faire de leur système scolaire. La seule exception est Mgr Comtois de Trois-Rivières, qui qualifie les Juifs de « pires ennemis du nom chrétien » qui « abuseraient certainement » du privilège qui leur serait donné comme ils abusent selon lui de tous ceux qui leur sont accordés[49]. Les autres évêques ne craignent pas que les Juifs utilisent à mauvais escient leur commission scolaire. Ils s’opposent à la création d’une commission scolaire juive de la même façon qu’ils se seraient opposés à la création de toute autre commission scolaire non chrétienne venue menacer la tradition scolaire confessionnelle. Le défaut reproché à la commission scolaire projetée n’est pas d’être juive, mais d’être non chrétienne. Ajoutons à cela les préoccupations nationalistes qui rendent les catholiques francophones soucieux de préserver leurs acquis, ceux-ci souhaitant alors éviter d’élever une troisième « race » au niveau des deux peuples fondateurs du Canada. Finalement, les évêques n’ont pas encore complètement oublié le « rougisme » du Parti libéral du siècle précédent, ce qui les amène à se méfier des décisions du gouvernement Taschereau relatives à la religion. Par ailleurs, si la diplomatie s’impose dans les discours publics et la correspondance avec les politiciens, l’antisémitisme des évêques devrait normalement se manifester dans leur correspondance personnelle. Où sont-ils plus libres d’exprimer leurs positions communes que lorsqu’ils discutent entre eux ? L’absence de violence antijuive dans la correspondance des évêques doit également être prise en considération.

La légende veut que, pour soulever l’opinion publique et décourager le gouvernement de créer une commission scolaire juive, Mgr Gauthier ait fait appel aux services du journaliste Adrien Arcand, futur chef du PNSC. Les articles contre les écoles juives étant les premiers écrits antisémites d’Arcand, l’archevêque coadjuteur de Montréal porterait l’odieux de sa triste carrière de polémiste haineux. L’idée a vraisemblablement été lancée par un Adrien Arcand vieillissant et désireux de laver sa réputation. En 1965, soit 25 ans après la mort de Mgr Gauthier, Arcand raconte l’histoire de son rôle dans la campagne contre les écoles juives au cardinal Maurice Roy, archevêque de Québec :

Mgr Gauthier me dit qu’il ne pouvait demander au Devoir, à L’Action catholique et au Droit de s’atteler à la tâche d’une contre-attaque concertée. Il me dit que mes journaux d’alors, Le Miroir et Le Goglu, avaient le genre voulu pour mener le combat, puis il me demanda comme faveur d’un fils à son père d’engager ce combat, me prévenant toutefois de tous les désagréments personnels que j’aurais probablement à en subir[50].

Arcand affirme, dans la même lettre, que Louis-Alexandre Taschereau lui-même l’aurait encouragé à combattre le projet de loi et qu’Athanase David l’aurait invité à participer à la réécriture du projet de loi. Ces dernières affirmations, qui sont vraisemblablement des fabulations, n’ont pas été retenues par l’historiographie. Toutefois, l’idée que Mgr Gauthier ait mis au monde Adrien Arcand et l’ait poussé vers l’antisémitisme a été maintes fois reprise. Cette idée a forcément contribué à faire du débat des écoles juives une démonstration de l’antisémitisme agressif de l’Église catholique.

Robert Rumilly est le premier historien à l’affirmer dans son Histoire de Montréal[51]. Rumilly accuse directement Mgr Gauthier d’avoir « lancé » Adrien Arcand dans l’antisémitisme. Fidèle à son habitude, il ne cite aucune source, ce qui empêche les chercheurs de valider ses affirmations. David Philipps reprend cette idée dans son livre Adrien Arcand ou… la vérité retrouvée, dont l’objectif avoué est de réhabiliter le chef fasciste dans la mémoire collective[52]. Pour des auteurs conservateurs tels que Rumilly et Philipps, la demande de Mgr Gauthier tient lieu de caution morale. Y ajouter foi permet donc d’absoudre Arcand. De nombreux auteurs vont répéter cette idée avec Robert Rumilly pour référence. C’est le cas de Pierre Anctil, Yvan Lamonde, Raymond Ouimet, Nadia Khouri, Martin Robin, David Rome et Jacques Langlais[53]. Jusqu’ici, le rôle du coadjuteur n’a donc pas été remis en doute.

Jean-François Nadeau, premier biographe du « führer canadien », est le premier à préciser qu’aucune source écrite ne confirme l’existence d’un lien quelconque entre Arcand et Mgr Gauthier. Nadeau maintient malgré tout que Mgr Gauthier a bel et bien retenu les services d’Arcand pour sa campagne contre les écoles juives[54]. Hugues Théorêt explique pour sa part que rien dans les archives d’Arcand ne permet de confirmer la thèse de Rumilly et qu’il faudra attendre l’ouverture de celles de Mgr Gauthier[55]. Nous avons nous-même fouillé la correspondance du coadjuteur et pouvons affirmer qu’il ne s’y trouve rien qui permette de supposer un lien quelconque entre l’archevêque et le chef des chemises bleues. Le témoignage du principal intéressé est à ce jour la seule « preuve » existante. Le rôle infâme attribué à Mgr Gauthier par Rumilly et par d’autres auteurs à sa suite n’est guère plus vraisemblable que celui de Taschereau, qu’Arcand accuse également d’avoir encouragé sa campagne contre les écoles juives. Par ailleurs, les archives de l’archevêché de Montréal démontrent qu’on y entretenait de sérieuses réticences à l’endroit de la campagne antijuive d’Adrien Arcand et de ses sbires, qui, comme tous les partisans « de près ou de loin » d’Adolf Hitler, sont « tenus au moins pour suspects » même lorsqu’ils se prétendent chrétiens[56].

L’Église face au Parti national social-chrétien

Dès 1933, Adrien Arcand suscite des inquiétudes à l’archevêché de Montréal. Mgr Anastase Forget, vicaire général, demande au père jésuite Louis Chagnon d’étudier une brochure du polémiste intitulée Fascisme ou socialisme ?[57]. Le père Chagnon répond que le fascisme d’Arcand est bien inspiré de la pensée hitlérienne et que son discours à l’endroit des Juifs est radical et susceptible de provoquer de la violence[58]. Ce rapport du père Chagnon est le premier d’une longue série d’études sur le sujet. Sans être une source d’angoisse au même niveau que le communisme, le nazisme suscitait maintes inquiétudes dans l’Église québécoise, entre autres en raison de son antisémitisme outrancier qui dépassait largement la mesure jugée juste par l’Église. Notons que certains documents précèdent la publication de l’encyclique Mit Brennender Sorge, condamnation du racisme nazi par le pape Pie XI en 1937. L’Église de Montréal n’a donc pas attendu les directives de Rome pour s’attaquer à l’antisémitisme.

Le sulpicien Jean-Baptiste Desrosiers produit une étude sur le fascisme où il aborde entre autres la question du national-socialisme. Si l’abbé Desrosiers apprécie la dictature de Salazar au Portugal et de Dollfuss en Autriche, il reproche au fascisme italien de donner dans « un excès tout à fait répréhensible », notamment de limiter de façon outrancière la liberté des individus. Le jugement est plus sévère encore à l’endroit du nazisme. Bien que l’abbé Desrosiers considère que le programme du PNSC est « génial » dans l’ensemble, il déplore la présence du « racisme vicieux » du national-socialisme allemand. Ce n’est pas qu’il soit particulièrement sympathique aux Juifs ; au contraire, il leur attribue bien des défauts. Cependant, les mesures proposées par le PNSC lui semblent excessives :

Or, il nous semble exagéré de proscrire toute une race, parce qu’un très grand nombre d’entre eux sont communistes et sont à la tête de presque toutes les entreprises qui nous exploitent et emploient des moyens déshonnêtes. Mieux vaudrait avoir une attitude encore plus tranchée à l’égard des communistes et des exploiteurs. Il faut bien se garder de soulever les races les unes contre les autres[59].

Ainsi, bien que les Juifs soient considérés par l’abbé Desrosiers comme partie intégrante des problèmes de l’heure, il ne saurait être question d’inciter à la persécution et à la violence à leur endroit.

Un autre rapport, anonyme cette fois, reconnaît également de nombreuses qualités au programme d’Arcand, mais lui reproche encore une fois son antisémitisme : « L’auteur nous paraît bien intentionné. Il est intelligent. Il a du style. S’il mettait de côté ses exagérations concernant les Juifs, certaines “réformes” financières périlleuses, il pourrait faire beaucoup de bien[60] ». L’auteur démontre tout de même dans son rapport sa propre défiance à l’endroit des Juifs. S’il reconnaît qu’il serait possible d’interdire aux Juifs l’entrée au Canada, il considère qu’il faut « tolérer » ceux qui ont déjà été admis et leur reconnaître les « droits ordinaires ». Cela étant dit, il importe de mettre fin aux privilèges dont ils jouissent, notamment leur exemption de la loi du dimanche. L’auteur affirme que les entrepreneurs juifs sont coupables de « fraudes » qu’il importe de surveiller, notamment en ce qui concerne le salaire minimum des femmes, que les Juifs violent impunément. Finalement, les cinémas, dont 80 % selon l’auteur appartiennent aux Juifs, devraient être fermés le dimanche. Il s’agit ici du discours classique de l’Église de Montréal contre les Juifs. On reproche à Arcand de vouloir employer un canon pour tuer une mouche, mais on reconnaît que la mouche en question est bel et bien nuisible.

La question du racisme et de l’antisémitisme dans le programme a été examinée en profondeur par deux autres jésuites, le père Louis de Léry et le père E. Brouillet. Le père de Léry annonce immédiatement ses couleurs en parlant de « l’erreur du racisme[61] ». Il accuse Adrien Arcand de vouloir « établir les assises de l’État futur sur la base même du racisme ». La distinction de races n’est, selon lui, acceptable ni du point de vue social ni du point de vue chrétien. Le père de Léry craint que le programme racial du PNSC ne mène tôt ou tard à l’eugénisme et à la stérilisation que l’on retrouve en Allemagne nazie. Finalement, il affirme que l’objectif ultime d’Adrien Arcand est d’adapter le nazisme afin de le rendre acceptable pour les catholiques. Le père E. Brouillet ne partage pas l’humanisme du père de Léry. Il affirme quant à lui que l’antisémitisme n’est pas en soi « indigne de chrétiens[62] ». Tout dépend de son intensité et de son application. Le père Brouillet considère que la Ligue du dimanche, dont l’objectif était d’obliger les Juifs à respecter le jour du repos, manifestait un antisémitisme « fort digne ». La Ligue du dimanche n’a pourtant jamais incité à une violence indigne de chrétiens à l’endroit des Juifs. Le père Brouillet affirme également que l’idée de vouloir « parquer » tous les Juifs dans l’île de Madagascar est « du dernier saugrenu ». Une autre note non signée affirme que l’attitude du PNSC à l’endroit des Juifs est « opposée à la doctrine de l’Église qui prêche la charité[63] ». Les rapports de l’archevêché sur le PNSC condamnent donc unanimement l’antisémitisme du programme du parti, et les manifestations de racisme à l’endroit des Juifs sont souvent le principal reproche qui lui est adressé. Malgré cela, leurs auteurs ne sont pas avares de critiques et de généralisations à l’endroit des Juifs.

En octobre 1936, Mgr Gauthier rappelle aux différents cercles de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) et de la Jeunesse indépendante catholique (JIC) que le PNSC n’a pas l’approbation de l’autorité diocésaine et que le programme est incompatible avec la doctrine de l’Église. Adrien Arcand se plaint à Mgr Conrad Chaumont, directeur de l’Action catholique dans le diocèse de Montréal, de la mauvaise presse faite à son parti par les aumôniers des différentes organisations catholiques[64]. Henri Perdriau, secrétaire du parti à Montréal, demande à Mgr Gauthier de ne pas lancer d’accusations « prématurées » contre le parti puisque celles-ci ne pourraient qu’aider les communistes[65]. Il présente son parti comme le dernier rempart contre la dictature communiste, menace pour la religion et pour l’Église. Un certain Achille Lauzon multiplie les démarches afin de rencontrer Mgr Gauthier pour défendre le programme du parti[66]. Toutes ces demandes obtiennent une fin de non-recevoir. Mgr Gauthier n’adressera aucune réponse aux représentants du parti. Les relations entre l’archevêché de Montréal et le parti d’Adrien Arcand étaient tout sauf harmonieuses.

Il est évident que l’archevêque de Montréal s’est plus particulièrement intéressé au cas du PNSC, dont la base de l’organisation se trouvait dans son diocèse. Celui de Québec a tout de même ses positions sur le sujet. Au printemps 1937, l’abbé Garcia Jeannotte de l’évêché de Valleyfield demande au cardinal Villeneuve quelle devrait être l’attitude du clergé concernant le fascisme en général et le PNSC en particulier[67]. Le cardinal répond d’abord que le communiqué de Mgr Gauthier suffit à démontrer que le parti d’Arcand n’est pas recommandable pour des catholiques. Le prélat donne ensuite ses raisons personnelles de se méfier du parti : « parce que ses chefs sont peu recommandables, que son programme n’est pour le moins pas net du point de vue religieux et catholique (il préconise la neutralité), et que sa campagne contre les Juifs est maladroite et injuste[68] ». L’archevêque de Québec partage donc la position de son confrère de Montréal sur l’antisémitisme du parti.

En mars 1938, Mgr Gauthier condamne formellement et publiquement le PNSC, qu’il accuse d’être un nazisme qu’on a « adouci » afin de le rendre acceptable pour les Canadiens français[69]. Le secrétaire du délégué apostolique, Mgr Humbert Mozzoni, croit que cela n’est pas suffisant. Il écrit au cardinal Pacelli, futur pape Pie XII, pour l’informer de l’existence au Canada d’un « mouvement naziste, contrôlé et subventionné par des agents d’Allemagne[70] ». Le délégué accuse Arcand de vouloir embrigader la jeunesse québécoise en exploitant son sentiment religieux et sa crainte du communisme. Il informe le Vatican que les bases du programme du PNSC, comme celles du programme nazi allemand, sont « l’idée raciale et l’antisémitisme ». Mozzoni affirme également que le « puissant Parti libéral », pour se venger des critiques des évêques qui le soupçonnent de favoriser les forces d’extrême gauche, accuse l’Église d’être complice des fascistes et du parti d’Adrien Arcand. Le délégué croit que le parti d’Arcand, selon lui bien organisé et possédant des moyens considérables, risque d’entraîner l’opinion publique en sa faveur. Mis au courant de ces faits, le pape Pie XI ordonne aux évêques canadiens de dénoncer avec fermeté le mouvement naziste canadien[71]. La directive n’amènera pas d’autres dénonciations de la part des évêques québécois, ceux-ci ayant déjà affirmé l’incompatibilité de la doctrine chrétienne avec le programme du PNSC.

Conclusion

Officiellement, l’Église catholique québécoise condamne le racisme ainsi que tout discours risquant de conduire à la violence ou à la persécution raciale. Dans les faits, évêques et religieux échappent difficilement aux préjugés de leur société et de leur temps. La crainte du Juif peut être suffisamment grande pour qu’un Mgr Comtois redoute l’utilisation que les Juifs pourraient faire de leur commission scolaire. Si Mgr Gauthier a condamné formellement le PNSC, il n’a pas formellement condamné l’antisémitisme, bien que celui-ci soit unanimement rejeté par les religieux, au moins sous sa forme nazie. Ceux qui condamnent la violence et la persécution à l’endroit des Juifs ne sont pas moins convaincus de la nécessité de mettre fin à leurs « abus ».

On peut reprocher à l’Église de ne pas avoir joué son rôle de gardienne de la morale et d’avoir ignoré la persécution dont étaient victimes les Juifs en Allemagne et ailleurs. Non seulement les évêques n’ont pas dénoncé l’antisémitisme, qu’ils condamnaient, avec le même enthousiasme qu’ils ont manifesté dans leurs dénonciations du communisme, mais ils ont toléré des prêtres comme le chanoine Labrecque, le curé Lavergne et l’abbé Gravel, qui ont véhiculé librement des propos antisémites sans être rappelés à l’ordre ni contredits publiquement par leurs supérieurs. Soulignons tout de même que le racisme en général et l’antisémitisme en particulier sont les principaux reproches adressés au PNSC par l’archevêché de Montréal, qui n’a pas attendu Mit Brennender Sorge pour mettre en garde ses fidèles contre ce parti. Au contraire, si on en croit Adrien Arcand, plusieurs membres du clergé de Montréal ont travaillé activement à limiter sa popularité. La position de l’Église sur l’antisémitisme des années 1930 est mitoyenne. Sa méfiance à l’endroit du racisme était suffisamment grande pour condamner toute doctrine politique qui en ferait sa base, mais pas suffisamment pour réellement tendre la main aux Juifs ou pour décourager les discours hostiles à leur endroit.

L’étude du cas de l’Église catholique québécoise montre la nécessité de baliser la notion d’antisémitisme et de ne pas assimiler toute critique à l’endroit des Juifs à la haine viscérale entretenue par Adrien Arcand ou Adolf Hitler. Sans avoir encouragé ses fidèles à faire preuve de tolérance et de respect à l’endroit des Juifs, l’Église paraît avoir condamné l’antisémitisme outrancier. Cette étude montre également la nécessité de remettre en question certains préjugés à l’endroit de l’Église. Bien qu’il serait facile de voir dans l’opposition de l’Église à la création d’une commission scolaire juive un exemple patent d’antisémitisme, la correspondance des évêques démontre que la question est loin d’être aussi simple. Autant le discours des abbés Labrecque, Lavergne et Gravel peut être interprété comme une preuve de l’antisémitisme de l’Église, autant les critiques du père Chagnon, du père de Léry et de Mgr Gauthier contre le racisme et le nazisme pourraient être utilisées pour prouver le contraire. Une étude complète ne doit donc pas s’arrêter aux manifestations antisémites que l’on retrouve en surface.

L’idée que Mgr Gauthier ait été le mécène d’Adrien Arcand, même pendant une durée limitée, a été relayée par les historiens sans qu’aucune preuve vienne l’appuyer. Cela correspond à une certaine image de l’Église catholique qui en fait une institution ultraconservatrice et réactionnaire. La condamnation du parti d’Arcand par Mgr Gauthier s’expliquerait alors non pas par une aversion pour le racisme, mais plutôt par l’hostilité du nazisme pour la religion catholique. Les Québécois ont développé depuis les années 1970 une vision foncièrement négative de l’Église catholique, qui les amène à accepter facilement de la rendre responsable des pires errements de leur histoire. Les historiens doivent redoubler de prudence pour éviter de tomber dans ce piège.