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Parler de l’actualité de l’art, peu importe où il se pense et se produit, peut entraîner nos premières pensées vers un travail qui s’investit politiquement. Et à juste titre. De l’actualité, l’art peut s’en alimenter ; mais de l’art l’actualité peut également dériver, comme on le dit d’un vocable lorsqu’il tient ses origines du latin.

Nous ne pouvons pas réellement soutenir, par ailleurs, que la production actuelle au Québec soit marquée par le politique au sens où elle ferait littéralement état de contestation de pouvoirs. Maintenant que la grogne soulevée lors du « printemps érable » en 2012 est derrière nous – pour le moment –, que plusieurs artistes ont foulé alors le sol avec les étudiantes et étudiants et que de nombreuses manifestations usant du visuel ont pris d’assaut l’espace public[1], qu’en est-il de l’engagement in situ ressenti par le bruit saccadé des nombreuses marches en temps froid comme en temps chaud, le jour comme le soir ? Le politique trouve-t-il ses forces vives dans les esprits créateurs ?

Ne serait-ce pas finalement sous l’angle de leur inactualité, alors qu’elles semblent parfois répondre directement aux sujets de l’heure, mais pas nécessairement, que les pratiques actuelles s’avèrent les plus pertinentes ? « “Le contemporain est l’inactuel[2]” », rappelle avec à-propos Giorgio Agamben, à la suite de Barthes et de Nietszche.

Celui qui, précise le philosophe, appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit en ce sens comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps[3].

Quel serait en effet l’intérêt de l’art s’il n’était qu’en phase avec son époque ?

Cette question s’incarne avec éloquence dans l’oeuvre Same Day [Même jour] (2012) de Kim Waldron, que nous avons ciblée dans le contexte de nos réflexions et qui a fait de la une de six journaux[4] le ferment de son travail. La date choisie est celle du 23 mai 2012, le lendemain d’une manifestation monstre illégale survenue dans les rues de Montréal, alors que des centaines de milliers d’étudiantes et étudiants, pour une 100e journée de grève, protestaient contre la hausse draconienne des droits de scolarité imposée par le gouvernement de Jean Charest. Tirées de la masse, élevées au statut d’oeuvre d’art par leur encadrement et leur exposition en rangée sur un mur, les unes sont ainsi comparées dans leur façon de traiter la nouvelle, gros titres, photos et mise en page instituant les vérités éditoriales de chacune de ces tribunes. Bien que multiples, ces points de vue, au demeurant toujours partiaux, définissaient pour beaucoup, suggérait l’artiste, le seul espace public, le vrai terrain où se jouaient les rapports de force en présence.

Ayant constaté que le refus du premier ministre de discuter avec les étudiantes et étudiants faisait des médias l’espace obligé de leurs échanges interposés, elle a voulu démontrer qu’il devenait impératif d’y inscrire sa voix. Elle a soumis aux six mêmes journaux une lettre d’opinion, où elle a fait savoir au chef du gouvernement son indignation, que la loi 78 avait par ailleurs exacerbée[5], au plus fort de la crise alors étendue à toute la société. Seule la Gazette en a fait la publication, mais au prix, révèle l’artiste, d’importantes modifications du texte : « Pour que mon opinion soit publiée, j’ai du [sic] accepter que ma pensée soit gazettifiée[6] ». La correction éditoriale opérée par le quotidien montréalais anglophone sur l’opinion de l’artiste-étudiante, à l’identité ainsi normalisée, est dévoilée par un geste symétrique de Kim Waldron dans son oeuvre. En plus de montrer la version réellement publiée de sa lettre – une pile de cette édition du journal en fait foi –, elle permet de faire lire l’original dans une édition trafiquée, et unique, du Devoir.

L’artiste se démarque par cette position en porte-à-faux avec cette actualité de la couverture médiatique, laquelle, aux yeux des contestataires dont Waldron faisait partie, constituait un des rouages déterminants du pouvoir à critiquer et, à tout le moins, un agent actif dans l’envenimement de la situation. Pour l’artiste qui, dans ses projets antérieurs, a endossé les habits de travailleurs masculins, puis de tous les métiers entourant la transformation d’animaux en viande et, plus récemment, d’une future candidate aux élections fédérales dans le comté de Papineau, son image est le lieu incarné de revendications sociales et de constructions identitaires.

Les journaux en font les manchettes, mais les revendications formulées par les Premières Nations demeurent toutefois lettre morte, trop souvent ignorées de nos dirigeants politiques. Des artistes travaillent de façons inattendues à éclairer autrement leur volonté de reconnaissance, comme le démontre dans ce dossier Jean-Philippe Uzel avec la « question partagée » qu’est l’autochtonie dans l’art actuel québécois. La réalité des premiers peuples, comme font voir nombre de pratiques, ne concerne pas seulement les artistes autochtones, mais aussi des artistes allochtones avec lesquels d’ailleurs ils et elles sont de plus en plus rapprochés lors d’expositions collectives. Ce faisant, là où l’autochtonie prend un essor, dans des pratiques au demeurant qui ne s’en réclament pas ouvertement, s’estompent les revendications identitaires proprement autochtones, créant ainsi un « double mouvement » par lequel l’autochtone se présente désormais comme artiste avant tout. De part et d’autre, les pratiques, telles que les analyse l’auteur, se rejoignent en traitant entre autres de la dépossession du territoire et de l’histoire revisitée de la rencontre entre Amérindiens et colons français. Ainsi, « les cultures des colonisateurs et des colonisés, croit Jean-Philippe Uzel, sont toujours fracturées l’une par l’autre et finissent d’une façon ou d’une autre par s’imbriquer ».

Aux médias, empires ou non, qui doivent se plier à la frénétique course aux nouvelles que l’art actuel s’empresse, lui, de corriger pour en miner l’étroitesse, pourraient s’opposer les publications savantes, comme celle-ci, qui souhaitent aménager des espaces de réflexion, idéalement à l’abri des sondages, des audimètres et des chiffres de vente. En effet, les publications dans le domaine artistique s’entichent également de l’actualité à travers les pratiques qui ne cessent d’émerger. Aux tribunes de prédilection que sont les revues spécialisées, publiées trimestriellement, s’ajoutent les catalogues qui sont désormais la composante obligée des expositions, petites et grandes, qu’ils se doivent d’ailleurs d’accompagner dès leur vernissage. Le marché du catalogue d’art, son lectorat restreint, ne peut tolérer le moindre retard sur l’événement qui le justifie. Thérèse Mastroiacovo, à cet égard, donne une tout autre perspective sur cette « industrie » de la publication avec Art Now, un projet amorcé en 2005 qu’elle poursuit encore à ce jour[7].

Elle écume depuis des années les bibliothèques et les librairies pour dénicher les ouvrages arborant les mots Art et Now, cette frange particulière des publications artistiques qui carburent à la nouveauté[8]. Elle s’applique ensuite à en reproduire la couverture au dessin sur de grandes surfaces de papier, entraînant dans son manège un écart toujours plus grand entre l’objectif de ces publications de saisir le moment présent et la lenteur de son geste. Elle élabore ainsi, comme le résumait l’artiste-commissaire Klaus Scherübel, un « [p]oint de vue critique sur la valeur autoritaire de ces catalogues et leur prétention à représenter de manière absolue la production artistique contemporaine[9] ». Là où la publication statufie et entérine, l’artiste, elle, refait avec le geste de sa main, fragilisant ainsi l’image de ce qui devrait s’imposer comme une référence, mais donnant à ce qui sitôt sera périmé[10] – pour faire place à la publication suivante – une trace plus tenace dans le temps. La patience que le trait de crayon exige et la tradition longue dans laquelle la discipline du dessin s’inscrit sont en effet d’indéfectibles indices du temps qui a passé et dont ils cherchent constamment à faire resurgir la présence.

L’artiste rend tangible la péremption accélérée des tendances artistiques par un « faire » qui a quelque chose d’artisanal et d’obstiné, un geste inépuisable de la clôture duquel elle sait trop bien l’ajournement constant. Comme dans ses autres productions où elle revisitait des oeuvres phares de l’art conceptuel et de la néo-avant-garde américaine[11], Thérèse Mastroiacovo se rend intime avec les récits de l’art qui font autorité (les oeuvres elles-mêmes autant que les dispositifs qui en font la diffusion). Son temps ne peut faire l’économie du passé, de l’art, dont elle cherche à faire voir sa lecture personnelle dans ses oeuvres. En coproduisant, par citation et appropriation, elle enregistre son art dans un récit qu’elle choisit. Elle contribue ainsi à la construction de sa figure d’artiste, loin toutefois des impératifs classiques de l’histoire de l’art, qui faisait au demeurant la promotion de canons masculins.

Les sociologues invités à participer à ce numéro relèvent d’autres instances qui font autorité dans la production et la reconnaissance des pratiques artistiques actuelles au Québec. Partant de l’idée que « l’institutionnalisation de l’art actuel au Québec » est déterminante pour les artistes franco-canadiens, Anne Robineau fait le lien avec les réseaux d’artistes francophones hors Québec qui constituent des communautés dont l’appartenance linguistique a une valeur identitaire. Elle donne en exemple des artistes, mais aussi des événements, des espaces de formation et de diffusion qui ont contribué à établir des relations d’échange entre le Québec et le Canada francophone. Sans cibler la langue comme enjeu premier, elle la pointe néanmoins pour faire valoir l’influence certaine qu’elle a pu représenter sur les milieux d’art francophones au Canada.

Pour Marcel Fournier et Marian Misdrahi, les formes d’arts contemporains et actuels privilégiées au Québec sont d’abord le fruit d’un processus d’évaluation artistique et d’attribution de bourses chapeauté par le Conseil des arts et des lettres qui, depuis 1994, s’impose comme instance de légitimation. Dans leur enquête sur la délibération de jurys constitués de pairs – artistes ou spécialistes –, les sociologues ont observé les valeurs et les arguments qui président à une évaluation pensée en termes d’« épreuves » auxquelles chaque candidature est soumise. Admettant d’entrée de jeu le pluralisme au fondement de l’art contemporain, leur analyse tente de faire ressortir les « dynamiques sociales concrètes » des décisions qui sont prises en comité autour des trois principaux critères que sont la « contemporanéité », l’« authenticité » et la « professionnalité ».

Une occupation dans le temps et dans l’espace

Notre réflexion, qui s’est d’abord portée sur les médias et le rôle des institutions, prête également une grande importance aux façons d’habiter le monde présent. Elles se font à travers des consciences et des corps qui doivent, pensons-nous, résister aux mises en boîte, aux stéréotypes et à toutes autres formes d’uniformisation qui ont souvent pour dénominateur commun le néolibéralisme. Pour lui, la mise en valeur de normes est implicite au pouvoir qu’il détient.

Dans le texte qu’il propose, Maxime Coulombe voit quant à lui chez les artistes et les savants des gestes communs par lesquels ils « tentent de mettre au point un certain nombre de stratagèmes pour aménager une perspective originale sur le monde qui nous entoure ». Si des philosophes comme Deleuze et Guattari, retient l’auteur, sont parvenus dans leur écriture à émanciper la pensée des conventions, c’est par l’usage particulier de métaphores. De l’image au concept, c’est ainsi que le motif du corail aurait chez Darwin traduit la complexité autrement inimaginable de l’évolution des espèces, alors que, pour Agamben, il s’agirait, dans sa méthode, de recourir à des images choquantes faisant ensuite office de paradigme. Les « surplombs » aménagés par l’art sur le monde, et leur fonction heuristique, sont exemplifiés par l’auteur à travers l’exposition Intrus (2008) du Musée national des beaux-arts du Québec, qui juxtaposait arts anciens et contemporains, et l’oeuvre Lovers (2004) de David Altmejd.

Pour nous, le travail de Claire Savoie participerait de ces investigations faisant saillie et permettant de regarder autrement le monde, elle qui, depuis 2006, investit sa démarche dans l’oeuvre inachevée Aujourd’hui (dates-vidéos)[12]. Empruntant aux formes du journal, elle confond les registres de l’intime et du public dans des productions vidéo où elle intrique avec complexité les trames du temps présent[13]. Avec les courtes capsules vidéo qu’elle monte exclusivement avec les matières textuelle, visuelle et sonore prélevées dans la journée même[14], dont la date fera d’ailleurs office de titre, elle comprime, superpose et entrelace des références du quotidien qu’elle ne cesse ainsi de densifier dans une temporalité qui n’a plus rien de fugace. Souvent jouées en boucle lorsqu’elles sont exposées[15], les vidéos se moquent en effet des brefs instants dont elles sont composées tant elles contribuent plutôt à leur dilatation. Mais l’artiste garde de cet exercice tous les effets qu’elle prétend d’abord contrer, n’atténuant ainsi en rien les vertiges de l’existence qu’elle ressent si fort et qu’elle se garde cependant bien d’exposer comme étant les siens uniquement. « Le mot maintenant, explique-t-elle […], semble nous positionner entre les deux vocables toujours et jamais. Paradoxalement, il nous fait tenir le temps dans la main (main tenant) à l’instant précis où sa matière nous échappe[16] ».

C’est l’intensité de cette expérience qu’elle souhaite partager, résistant sobrement contre le flux frénétique d’informations rendu aujourd’hui possible par le Web. Elle semble, remarque le conservateur en art actuel Bernard Lamarche, y faire écho dans un premier temps, mais c’est pour y introduire « une relative lenteur, un léger étranglement », qui vient de la distance imposée à la personne qui regarde et qui ne peut, comme quand elle est internaute, intervenir sur les contenus défilant devant elle. « [L’artiste] parvient ainsi à alimenter le désir d’une suspension de tout désir de normalisation, de compréhension immédiate des mots et des choses, dans une ouverture sémantique et perceptuelle qui repousse la fixité[17] ».

Au fil du temps, Claire Savoie élabore une archive proliférante qui s’ancre dans le passé et qui, nécessairement, se projette dans le futur. Les bandes qui ne cessent de s’accumuler dynamisent constamment un rapport au passé qui était au départ impensable. De même, elles esquissent les contours d’un futur qui se rend disponible à l’imagination, bien que d’ores et déjà toujours en redéfinition. Si éprises d’embrasser le présent, ces bandes sont aussi révélatrices des failles et des ellipses rattachées au travail de la mémoire et de ses souvenirs, des signes pour le moins sûrs que le passé est d’emblée une construction. Loin de réduire notre rapport au temps actuel, Aujourd’hui (dates-vidéos) livre toute la complexité de sa leçon, à l’exemple d’un nombre important de pratiques contemporaines que l’historienne de l’art Christine Ross a analysées, dans un récent ouvrage, comme faisant partie d’un tournant temporel[18]. Tout comme elles, dans sa manière de « présentifier », pour reprendre le concept de la théoricienne des médias Vivian Sobchack et de l’historien François Hartog employé par l’auteure, l’oeuvre de Savoie rend à la conscience ce qui lui était dérobé, pas seulement à propos du temps qui passe maintenant, mais aussi pour ce qui est de l’histoire et les façons d’en faire, ou non, le récit. « The temporal turn, résume Ross, stages, disavows and reorients modernity’s temporalization of history. By advantaging the temporal category of the present, it questions the four operations of that temporalization : progress, acceleration, teleology, and totalization[19] ».

Le travail de Savoie nous amène à penser que, à certains égards, l’art au Québec est touché par le politique dans une version que d’aucunes et d’aucuns auront perçu comme plus poétique[20], en ce sens que, faut-il néanmoins le préciser, des composantes présentes dans certaines oeuvres n’apparaissent pas « engagées » au premier abord. Elles le sont, pourrions-nous dire, plus souterrainement, puisqu’elles travaillent les corps et les quotidiens qui sont les matériaux internes, voire non apparents du politique. C’est le cas également d’une oeuvre comme celle d’Olivia Boudreau, que nous avons retenue et qui s’inscrit dans une réflexion sur la dimension sensible de la représentation du corps que le visible cherche à rendre dans sa matérialité émotive.

Par l’insistance qu’elle accorde à des mises en scène qui mettent l’accent sur le passage du temps dans son expression la plus littérale, voire banale, l’oeuvre d’Olivia Boudreau exerce sur le déroulement du temps une opération qui lui donne toute son actualité, toute sa présence et sa qualité expérientielle. À la suite de Rosi Braidotti, nous pensons que « [d]ans le prolongement de Simone de Beauvoir, la politique du positionnement et de l’expérience demeure le point d’ancrage et le terrain de validation de la philosophie féministe, avec sa relation privilégiée avec le corps ou, plutôt, avec le soi incarné[21] », ce qui apparaît en latence chez Boudreau.

L’Étuve[22] (2011) est un bel exemple de l’intérêt de l’artiste pour le processus d’identification et de désidentification des corps, qui nous fait passer de la visibilité à l’invisibilité, de la surface à la profondeur et vice-versa, comme on aura pu l’expérimenter, par exemple, face à un James Turrell. Chez cet artiste américain, il ne s’agit que d’espace et de lumière, alors que chez Boudreau, dans le cas précis de L’Étuve, ce sont les corps de cinq femmes qui s’évaporent sous l’effet de l’humidité du sauna. Dans une intimité qui rappelle les bains « orientaux », amplement peints au xixe siècle et dont la représentation laissait entendre que l’érotisme des corps féminins était lié à la « nature » de l’orientalisme[23], Boudreau invite plutôt le regard extérieur à se mesurer à celui des femmes dans cette inscription délibérément passagère et non fixe dans le temps et l’espace, telles cette mouvance et cette performativité qui constituent la notion même d’identité et que défend prioritairement Judith Butler[24].

Dans le travail d’Olivia Boudreau, une traversée s’opère entre l’expérience du corps, de la représentation et celle esthétique, ce qui pourrait s’apparenter aux propos de Jacques Rancière lorsqu’il soutient que : « La “politique de l’art” est ainsi faite de l’entrelacement de trois logiques : celle des formes de l’expérience esthétique, celle du travail fictionnel et celles des stratégies métapolitiques[25] ». Dans L’Étuve, il y a des liens étroits à établir entre le réel et la fiction, lesquels agissent par la voie de l’apparition et de la disparition de l’image. Ce qui embue les figures du sauna opère également pour en abstraire la représentation au plan esthétique.

Or cette thématique du réel et du fictif qui cherche à se dire autrement, mais qui est sans cesse reconduite dans la production visuelle contemporaine ou actuelle, a place également dans le cinéma québécois. À ce titre, dans son texte fondé en partie sur les propos des philosophes Gregory Currie et Noel Carroll, la philosophe Mélissa Thériault élucide ce qui a conduit au flottement délibéré entre fiction et non-fiction dans le cinéma québécois et qu’elle considère, en conclusion, comme une pratique toujours d’actualité. Parce qu’elle permet, paradoxalement, un regard politique plus ancré dans des réalités sociales que le documentaire ne peut pas toujours proposer – s’il veut être produit –, la fiction possède cette latitude qui est profitable au cinéma québécois contemporain comme actuel. Employée comme une ruse par les cinéastes, la fiction joue parfois de ses emprunts à la rhétorique documentaire pour exprimer plus librement un positionnement politique « implicite, mais omniprésent ».

Au silence des oeuvres d’Olivia Boudreau s’oppose la tonitruance des performances des Fermières Obsédées, que nous proposons comme dernier exemple. Le travail des Fermières obsédées, qui prend sa place dans les rues et les espaces publics depuis 2001, s’inscrit dans une démarche politique qui met en déroute les normes de la bienséance eu égard, en particulier, au comportement social des femmes. Prenant leur nom du cercle québécois bien connu des Fermières, elles renversent les bonnes conduites qui les caractérisent, bien que les objectifs visés par les femmes du cercle et les Fermières Obsédées aillent dans le même sens d’une valorisation de leurs conditions de vie.

Les Fermières obsédées agissent par la voie de performances et, en cela, elles se comparent aux premières artistes femmes performeuses qui ont revendiqué une appropriation à la fois subjective et collective de leur corps. Là où toutefois elles se démarquent, et c’est ce qui peut sembler par trop déstabilisant, c’est dans le rendu parfois violent, souvent outrancier de leur mise en scène. Mais cette outrance délibérée, elles la rendent parfois aux limites du caricatural, ce qui informe d’une distance à prendre par rapport au contenu qui nous est proposé.

Récemment, lors de la Manif d’art à Québec, elles se sont faites percutantes en occupant un camion, tel un char allégorique, accompagnées cette fois-ci de quelques musiciens et de personnages aux habits excentriques. Autour d’elles, des personnes assistant à la performance suivaient le rythme lent du véhicule tapageur, dans le noir de la fin du jour et sous la pluie, entourés de policiers à motocyclette. Dans cette performance, vêtues de sous-vêtements couleur chair typiques des années 1950 – et portant parfois des casques de footballeurs –, les Fermières Obsédées émettaient des sons dignes des tonalités d’outre-tombe, exécutaient des mouvements du corps qui mimaient, entre autres, des mécaniques sexuelles de pénétration, ayant en main, vers la fin de la performance, des pistolets à peinture qu’elles utilisaient telles des armes défensives.

À la question « comment l’art se saisit-il de notre présent et comment le fabrique-t-il ? », les Fermières répondraient peut-être que des comportements codés – ici masculins – occupent encore une place déterminante dans l’espace collectif. Lorsque, cependant, ces comportements sont appropriés par un groupe qui n’a pas le pouvoir pour s’y identifier – en l’occurrence les femmes –, ils apparaissent et paradoxalement plus explicitement violents (choquant ainsi les personnes qui en usent pourtant elles-mêmes sans ménagement). Intitulé Le marché du zombie (2014), la performance joue précisément sur la dimension performative (dans le sens butlerien du terme) en empruntant à la figure abjecte du zombie. Nous reprendrons les mots de Maxime Coulombe qui contextualise cette figure dans l’actualité : « Si notre culture fantasme et s’obsède d’un corps maîtrisé et lisse, jeune et beau, le zombie répond de sa chair horrible et grouillante[26] ».

Quels sont les enjeux qui motivent le travail des Fermières obsédées ? Un détour par Judith Halberstam, qui évoque le concept d’esthétique de la perturbation, s’avère ici approprié puisqu’elle dit ce que nous pensons également du travail des Fermières : « Je revendique pour les images que j’étudie [ici] une esthétique de la perturbation qui inscrit de brusques ruptures dans l’espace et le temps directement sur le corps ambigu, puis offre ce corps aux regards comme lieu de réinvention critique[27] ». À ce titre, l’on peut également comprendre les corps joués par les Fermières Obsédées comme des corps qui refusent l’assignation.

Dans la section que Martine Delvaux consacre aux « Filles de rue » dans son ouvrage Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot[28], l’auteure fait état du rapport politique que les filles entretiennent avec l’espace public quand elles descendent dans la rue et cite à cet effet Judith Butler : « La mobilité est un droit du corps, et c’est aussi une condition préalable pour l’exercice d’autres droits, dont le droit de réunion lui-même[29] ». Or, ce droit, les Fermières obsédées s’en prévalent éloquemment et évoquent ainsi les manifestations politiques et sociales qui ressentent l’urgence d’occuper les espaces citoyens.

Le « réel dans l’état brut » dont fait état Marie Fraser, dans ce numéro, en commentant les performances de Raphaëlle de Groot, pourrait s’apparenter en un sens au travail des Fermières obsédées. Fondant son essai sur des textes de Walter Benjamin, de Joseph Kosuth et d’Hal Foster, l’historienne de l’art analyse les performances de Raphaëlle de Groot en dégageant la posture singulière de l’artiste devenue dès lors archéologue. Reconnaissant que la production actuelle au Québec adopte de façon notable cette posture, elle commente la démarche significative de De Groot, qui collabore avec des communautés, liées au monde du travail par exemple, avec l’objectif explicite d’intégrer sa production dans le réel, voire dans la culture où elle intervient.

Dans l’actualité de l’art au Québec, nous trouvons des investissements significatifs d’une pensée critique à l’avenant de la pensée de Jacques Rancière à laquelle nous adhérons : « Les images de l’art ne fournissent pas des armes de combat [mais] contribuent à dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage nouveau du possible[30] ».

C’est dans une voie qualifiée de courageuse par Giorgio Agamben que s’engagent, avec toute l’inactualité de leur posture, les contemporains (et les contemporaines)[31]. Dans une certaine mesure, il s’opère pour toutes les oeuvres que nous avons fournies en exemples comme prélude à ce dossier des mécaniques que le philosophe attribue au contemporain qui, « par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire d’une manière inédite, de la “citer” en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire[32] ». Le déphasage de ces oeuvres avec leur époque se veut finalement une perspective salutaire pour la critiquer dans ses multiples dimensions, pour simplement même la regarder. Ce faisant, tout se passe comme si, reprenant encore les mots d’Agamben, « cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment[33] ».

Kim Waldron, Same Day, Based on a Fiction, 2012, impression numérique

Kim Waldron, Same Day, Based on a Fiction, 2012, impression numérique
Avec l’aimable permission de l’artiste

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Kim Waldron, Same Day, vue de l’exposition pop-up de la Galerie Thomas Henry Ross à B-312, Montréal

Kim Waldron, Same Day, vue de l’exposition pop-up de la Galerie Thomas Henry Ross à B-312, Montréal
Avec l’aimable permission de l’artiste

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Thérèse Mastroiacovo, Art Now (2005 à ce jour), 55,9 cm x 76,2 cm, graphite sur papier, séries/itérations : plus de 100 dessins à ce jour. Art Now (Art Now, 2005), 2008

Thérèse Mastroiacovo, Art Now (2005 à ce jour), 55,9 cm x 76,2 cm, graphite sur papier, séries/itérations : plus de 100 dessins à ce jour. Art Now (Art Now, 2005), 2008
Collection de la Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Achat, 2011. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Thérèse Mastroiacovo, Art Now (2005 à ce jour), 55,9 cm x 76,2 cm, graphite sur papier, séries/itérations : plus de 100 dessins à ce jour

Thérèse Mastroiacovo, Art Now (2005 à ce jour), 55,9 cm x 76,2 cm, graphite sur papier, séries/itérations : plus de 100 dessins à ce jour
Art Now (Québec ‘84 : l’art d’aujourd’hui), 2011. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Claire Savoie, Aujourd’hui (dates-vidéos) - 24.08.2014, capture vidéo, oeuvre évolutive amorcée en 2006

Claire Savoie, Aujourd’hui (dates-vidéos) - 24.08.2014, capture vidéo, oeuvre évolutive amorcée en 2006
Photo : Claire Savoie. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Claire Savoie, Aujourd’hui (dates-vidéos) - 05.02.2006, capture vidéo, oeuvre évolutive amorcée en 2006

Claire Savoie, Aujourd’hui (dates-vidéos) - 05.02.2006, capture vidéo, oeuvre évolutive amorcée en 2006
Photo : Claire Savoie. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Olivia Boudreau, images tirées de L’Étuve, 2011, durée : 20 min.

Olivia Boudreau, images tirées de L’Étuve, 2011, durée : 20 min.
Avec l’aimable permission de l’artiste

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Les Fermières Obsédées, Le marché du zombie, 2014, performance à la Manif d’art, Québec

Les Fermières Obsédées, Le marché du zombie, 2014, performance à la Manif d’art, Québec
Photo : Christian Elie Roy. Avec l’aimable permission des artistes

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