Abstracts
Résumé
Les littératies plurielles interpellent différentscontextes de la vie quotidienne, dont la santé. Leprésent article présente la conception de lalittératie en santé et un des enjeux liés auxpersonnes ayant de faibles compétences en littératie. Lesrecherches internationales sur les compétences enlittératie en santé montrent les liens entre le faibleniveau de compétence en littératie et les impacts sur lasanté de ces groupes dans les populations canadienne etfrançaise. Dans ce contexte, cette recherche vise àcomprendre comment les personnes ayant peu ou pas de compétenceen littératie prennent soin de leur santé malgréles difficultés qu’elles rencontrent. Cette recherche apour cadre une région insulaire de la France où lapopulation a accès à deux systèmes de soins, soitle système occidental avec les modalités de lamédecine allopathique et celui basé sur laphytothérapie. Les résultats montrent que les personnesprennent soin de leur santé malgré leursdifficultés en littératie, ce qui contredit à ceque nous avions anticipé.
Abstract
Various forms of literacy, including health literacy, are relevant to different contexts of everyday life. This article discusses the concept of health literacy, as well as one of the issues related to individuals with low literacy skills. International research on health literacy skills shows a link between low levels of literacy and the health outcomes of populations in Canada and France. This study seeks to understand how people with limited or non-existent literacy skills take care of themselves, despite the difficulties they face as a result of their lack of health literacy. Research was conducted in an isolated region of France, where the population has access to two health care systems, namely the Western system of allopathic medicine and another system based on herbal medicine. The results show that participants with limited or non-existent literacy skills succeeded in caring for themselves despite their lack of health literacy. Contrary to expectations, these participants were able to develop a healthcare strategy while working with low literacy skills.
Article body
Historiquement, la scolarisation des populations constitue pour les gouvernements un enjeu majeur dans le développement des personnes et des sociétés, ce qui explique les décisions et les politiques visant à augmenter le taux de scolarisation au cours des années. Néanmoins, le niveau peu élevé de compétences en littératie constitue encore un problème important.
D’une part, les faibles compétences en littératie repérées dès le début de la scolarisation auraient tendance à se confirmer à l’adolescence. D’autre part, malgré les progrès réalisés au cours des dernières années quant au taux de diplomation, les résultats à l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes[1] confirment que près de la moitié de la population adulte canadienne de 16 à 65 ans (48 %) n’a pas les compétences souhaitées pour comprendre et utiliser des informations nécessaires dans la vie quotidienne, à la maison, au travail ou en santé[2]. Ce taux atteint 60 % chez les personnes ayant des incapacités. Plus précisément, selon l’enquête International Adult Literacy and Skills Survey (IALSS) de 2003, 55 % des adultes en âge de travailler (estimés à 11,7 millions de Canadiens) ne possèdent pas un niveau de littératie en santé suffisant pour gérer efficacement leurs rapports aux soins[3]. Pour les personnes de 65 ans et plus, 88 % des répondants de cette enquête n’atteignent pas le niveau 3[4] sur l’échelle de littératie en santé[5]. Même les pays les plus développés sont donc concernés par ce problème, bien que les pays en voie de développement soient les plus touchés[6]. Cette situation est donc internationale.
Les personnes en situation de handicap sont exposées au risque de peu ou de non-participation et de marginalisation, notamment du fait de leurs faibles compétences en littératie. D’autres groupes sont également prédisposés à avoir, en raison d’un niveau inférieur de littératie, des difficultés à gérer leur santé, nous pensons par exemple aux personnes âgées, aux prestataires de l’aide sociale, aux immigrants dont la langue est différente de celle du pays d’accueil, ainsi qu’aux autochtones dont, pour un grand nombre d’entre eux, la langue première diffère de la langue d’usage du pays[7]. Au Canada, les chercheurs soulignent le besoin de développer les connaissances pour mieux comprendre les liens entre littératie en santé et culture des communautés autochtones[8] afin de réduire les disparités entre les membres des communautés autochtones et les fournisseurs de soins.
Les compétences réduites en littératie sont souvent corrélées avec les incapacités : taux réduit de scolarisation, santé déficiente et recours plus fréquent aux mesures gouvernementales de soutien au revenu. Le statut socioéconomique et le faible niveau de littératie vont de pair, d’un bout à l’autre du cycle de vie[9]. Les conséquences de ces constats sont importantes pour les personnes et pour la société. Les impacts sur la santé de la personne de faibles compétences en littératie sont bien documentés : durée d’hospitalisation plus longue, taux plus élevé de maladie chronique (diabète, cancer), taux plus élevé de mortalité, usage inadéquat des médicaments, dont la difficulté à suivre les directives du traitement, moindre utilisation des services de prévention et moindre demande pour des soins de santé, difficulté à utiliser judicieusement le système de santé. S’ajoute le fait que les systèmes de soins de santé et le flot important d’informations disponibles sur la santé exigent des personnes un haut niveau de compétences en littératie. Le faible niveau de littératie, en plus de refléter les inégalités en santé, est relié à des coûts de santé plus élevés[10]. Somme toute, les compétences réduites en littératie ont un impact important sur le plan de la santé.
Quant aux contextes de santé, les résultats des recherches montrent que l’information destinée à la clientèle est de façon générale difficile à lire et à comprendre. Cette difficulté est évidemment plus grande encore pour les personnes qui lisent peu ou avec difficulté. De façon générale, les personnes ont de la difficulté à obtenir une information personnalisée pour se renseigner sur leur santé. Elles peinent à suivre les instructions écrites venant de leur médecin ou celles qui concernent leurs médicaments[11]. Cette réalité complexe de la santé et des systèmes qui structurent les services affecte négativement la compréhension de la personne lorsqu’elle est malade.
L’objectif de cet article vise à préciser le concept de littératie en santé d’une part et, d’autre part, à présenter les résultats d’une recherche sur les pratiques de santé de personnes ayant des niveaux variés de littératie et l’usage de deux systèmes de soins : le système occidental avec les modalités de la médecine allopathique et le système basé sur la phytothérapie.
Cadre conceptuel de littératie en santé
Il existe un lien entre la littératie et la santé. L’expression « littératie en santé » décrit bien cette réalité. La littérature scientifique expose plusieurs définitions de la littératie en santé, qui, pour certains auteurs, désigne les capacités à mobiliser ses compétences et ses connaissances pour obtenir, traiter, comprendre, évaluer et agir pour prendre des décisions de santé et ainsi maintenir une bonne santé[12]. Cette capacité permet entre autres de lire et de comprendre les instructions sur des étiquettes de produits médicaux, les formulaires ou tout autre document d’information sur la santé. Pour l’Institute of Health Literacy[13], la littératie en santé des personnes s’observe par le niveau de compétences à comprendre les informations de base, à obtenir les services et à prendre des décisions appropriées en matière de santé.
La littératie en santé se situe à l’interface entre la langue orale et écrite et les conditions culturelles qui permettent à toute personne d’avoir un niveau suffisant de capacités pour faire des choix et pour évoluer de façon autonome en matière de santé. Cette notion va plus loin que la compréhension de la langue écrite, qui est liée à la maîtrise des conventions qui structurent les graphies, la grammaire et la syntaxe (identification des mots constitutifs du lexique). Elle s’appuie sur les recherches qui précisent l’influence des conventions socioculturelles et des manières de communiquer propres au langage oral et au langage écrit en matière de santé[14]. En outre, la littératie peut être comprise comme une constellation de compétences individuelles permettant à la personne de prendre des décisions pour maintenir une santé (littératie en santé individuelle) et comme un ensemble de pratiques et de modalités diverses placées en contextes singuliers des usages sociaux des écrits en santé[15].
Considérant que l’ensemble des activités humaines implique l’usage de l’oral et de l’écrit, la littératie en santé permet d’échanger des renseignements, d’interagir avec les autres et de produire du sens sur tout sujet concernant la santé des personnes[16]. En plus de la compétence à lire et à écrire, le concept de littératie renvoie à toutes les formes de présentation de matériel informationnel écrit, oralisé, schématisé, illustré ou numérisé et, surtout, à la façon dont les personnes traitent ces renseignements qui leur sont destinés. La littératie se situe donc au coeur de la compréhension de la notion de santé que les personnes acquièrent dans leur contexte de vie.
Enfin, la littératie en santé représente la somme des acquis familiaux, sociaux, culturels, professionnels ou scientifiques que les personnes développent au cours des interactions avec leur environnement. Construites tout au long des expériences reliées à la santé, ces acquisitions se manifestent par des croyances, des conceptions, des attitudes, des conduites et des façons de résoudre ses problèmes de santé selon des pratiques ou des usages en littératie.
Nouvelles tendances de la recherche en littératie en santé
En matière de recherche en littératie en santé, deux tendances principales émergent. Une première tendance regroupe les recherches qui évaluent les compétences linguistiques et cognitives des personnes, comme c’est en particulier le cas des grandes enquêtes internationales. Ces enquêtes permettent entre autres d’apprécier les niveaux de compétences en littératie des populations et de groupes de personnes dans différents domaines de la vie quotidienne (familial, scolaire, financier, etc.). Parrainées par les organismes internationaux, comme l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), elles contribuent à décrire et à mieux comprendre les capacités en littératie des populations selon les classes d’habiletés que sont la compréhension de textes suivis, la compréhension de textes schématiques et la compréhension de textes au contenu qualitatif. Cette approche privilégie la validité écologique des indicateurs de littératie et leur pertinence par rapport aux situations de la vie quotidienne, dont la santé, dans lesquelles les personnes sont appelées à communiquer pour comprendre et pour agir. Les recherches fournissent des connaissances sur les écarts des niveaux de littératie entre les populations et les groupes de personnes, ce qui oriente les actions cliniques, organisationnelles, politiques et gouvernementales.
La deuxième tendance de recherche consiste à étudier la littératie en santé selon des sphères ou des spécialités en santé. Ces études tentent de répondre aux questions reliées à la compréhension des personnes quant à l’usage des soins en santé, aux motifs des difficultés de compréhension ou d’accès à l’information en santé et, enfin, à la façon de résoudre cette difficulté. Elles représentent une source importante pour la production de nouvelles connaissances qui ont mené à voir le problème selon une autre perspective, non pas celle de la personne porteuse du problème de littératie, mais plutôt celle de la qualité informationnelle et communicationnelle de la littératie en santé. Plusieurs recherches en santé ont été réalisées au regard du niveau de compétences en littératie auprès de groupes de personnes ayant un même type de maladie ou selon des groupes d’âge déterminés. Certes, ces recherches servent à décrire le niveau de compréhension des personnes lors d’une démarche de soins et, aussi, à préciser les impacts des niveaux de capacités de littératie, faibles et élevés, sur la compréhension et les conduites des individus quant à leurs soins ou leur prise de médicaments. Néanmoins, les résultats de ces travaux tendent aussi à confirmer la présence de difficultés persistantes de compréhension ou d’accès à l’information en santé chez un bon nombre de personnes. Ces conclusions ont mené à porter un regard non pas sur les individus, mais sur la qualité des outils informationnels et communicationnels disponibles. Ainsi, les recherches sur les indicateurs liés aux documents informationnels clairs et faciles à lire pour rendre accessible l’information complexe en santé constituent une des réponses aux difficultés de compréhension ou d’accès à l’information en santé. L’objectif est de rendre accessible l’information en santé à un plus grand nombre de personnes indépendamment de leur état ou de leur âge. En revanche, peu de recherches visent à connaître les pratiques de santé chez les groupes de personnes ayant peu ou pas de compétences en littératie. Que connaissons-nous des pratiques de santé dans les différentes cultures qui animent la population d’un pays, peuples autochtones et peuples non autochtones ?
Les sections suivantes résument une étude qui vise à connaître les perceptions de l’utilisation de deux modalités de santé, la phytothérapie et les soins reliés à la médecine allopathique, chez des personnes ayant un faible niveau de compétences en littératie.
Recherche sur l’utilisation de modalités de santé des personnes à faible niveau de littératie
L’île de La Réunion, département français situé dans l’océan Indien, est le lieu géographique de cette étude. Elle abrite un certain nombre de personnes ayant un faible niveau de compétences en littératie, y compris des « illettrées ». Depuis 20 ans, ce nombre stagne autour de 110 000, ce qui est l’un des plus élevés parmi les régions françaises. Les données de l’enquête « Information et vie quotidienne », menée en 2007 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), montrent l’importance du phénomène à La Réunion. Les élus locaux ont d’ailleurs qualifié de « triste record » le taux de 22 % de personnes n’ayant pas un niveau suffisant de compétences en littératie à La Réunion[17].
Il y a un « double système de santé[18] » dans cette île. Au système de soins occidental avec les modalités de la médecine allopathique s’ajoute un système de soins basé sur la phytothérapie. Basée sur les pratiques traditionnelles, héritage d’une tradition séculaire et de pratiques traditionnelles, la phytothérapie réfère aux traitements des maladies par l’usage de tisanes et autres décoctions.
C’est dans ce contexte holistique que notre recherche vise à comprendre comment les personnes ayant peu ou pas de compétences en littératie prennent soin de leur santé malgré les difficultés qu’elles rencontrent sur le plan des compétences en littératie. Plus précisément, trois questions sont soulevées : est-ce que ces personnes ont une stratégie de soin malgré l’absence de compétences en littératie ? Comment ces personnes parviennent-elles à se soigner sans faire usage de documents écrits ? Est-ce que l’usage de la phytothérapie intervient comme une astuce pour esquiver la littératie écrite ou comme une partie intégrante d’une stratégie de soin plus globale ?
Éléments méthodologiques
Pour comprendre l’intérêt et le sens attribués aux pratiques de soin de santé et pour répondre ainsi à ces questions, une étude qualitative a été réalisée avec un groupe de personnes en formation pour adultes à Bourbon Formation Océan Indien (BFOI). Il s’agit d’un échantillon intentionnel[19] de 15 participants qui ont été recrutés à partir des listes du Pôle Emploi, mais aussi sur la base du volontariat et de leur motivation. Il s’agit de 5 femmes et de 10 hommes[20].
Pour s’assurer que les participants interviewés puissent parler sans contrainte de leurs difficultés ou limites liées au faible niveau de compétences en littératie ainsi que de leur problème de santé tout en ciblant les données indispensables à l’objet de recherche, le choix d’entretiens de type semi-directif[21] a été privilégié. Ainsi, l’entretien comprend d’abord des questions visant à réaliser une fiche signalétique de la personne interrogée, dont l’anonymat est respecté. Puis, les questions ouvertes ciblent le parcours scolaire de l’interviewé et son rapport au monde de l’écrit. Enfin, le dernier volet du questionnaire concerne la santé de la personne et ses stratégies de soin. Ce mode de collecte de données offre aux participants de décrire et d’expliquer les thèmes traités. Cette technique d’entretien tente de comprendre le sens et l’intérêt que les participants attribuent au phénomène étudié. Par une approche empathique, le chercheur essaie de saisir ce que le participant partage avec lui durant l’entrevue et cherche à bien traduire la compréhension du matériel collecté. L’entretien rend explicite la perspective du participant et donne accès à sa réalité en lui offrant de décrire son expérience et ses pensées, qui autrement ne peuvent s’observer.
L’analyse des données qualitatives privilégie la récurrence des informations collectées d’un entretien à l’autre afin de dégager les régularités de comportements ou de stratégies énoncées par les participants. Il s’agit donc d’une analyse thématique, telle qu’elle est définie par Hamon. L’analyse des données a été réalisée à partir de la transcription des 15 entrevues.
Résultats
L’analyse des données révèle que les personnes n’ayant pas de compétences en littératie ont été capables de surmonter leurs difficultés et de développer une véritable stratégie de soin. Ainsi, les résultats issus des entretiens suggèrent que la majorité des personnes interrogées se soigne en élaborant une véritable stratégie thérapeutique. Ces participants usent à la fois de la pharmacopée locale et de médicaments prescrits par le médecin. Le tableau 1 synthétise la proportion de participants interrogés utilisant ou non des tisanes.
Ce résultat suggère que les participants ayant peu ou pas de compétences en littératie vont jongler très habilement entre les deux modalités de soin pour lutter contre les maladies. Pourtant, dans certains cas, les pathologies peuvent être lourdes dans leur prise en charge au quotidien. Par exemple, le cas d’un diabétique insulinodépendant, d’un asthmatique ou encore d’une personne atteinte d’une maladie pulmonaire obstructive chronique qui exigent un suivi et des soins particuliers au quotidien. Tous les participants interrogés arrivent à gérer seuls la prise de leurs traitements en phytothérapie et en médecine allopathique en déterminant le dosage à administrer en fonction de divers paramètres (notons que certains participants de l’échantillon ayant un haut niveau de littératie ne savent pas faire aussi bien dans ce domaine que d’autres participants ayant un faible niveau de littératie et font appel à un professionnel en soins infirmiers). Pour arriver à gérer eux-mêmes leur santé, les participants ayant un faible niveau de compétences en littératie ont réussi à contourner les difficultés posées par la présence d’une documentation écrite qui jalonne les démarches médicales. Ces résultats montrent que les participants, malgré un faible niveau de compétence en littératie, ont une stratégie de soin constituée d’une combinaison de savoirs personnels et de savoirs oraux liés à la consultation d’un professionnel.
Ces données permettent également de mettre en évidence les diverses astuces utilisées par les personnes interviewées. Il s’agit de la mémorisation des instructions ou de conduites développées au fil du traitement. Notons que le recours à une tierce personne n’est utilisé qu’en dernier recours. Ces résultats sont rassemblés dans le tableau 2.
De plus, il a été possible de spécifier les plantes utilisées par les participants n’ayant pas acquis de compétences en littératie (figure 1).
On constate que la cannelle (Cinnamomum zeylanicum) et la citronnelle (Cymbopogon citratus) sont parmi les plantes les plus utilisées. Ensuite suivent la peau d’orange (Citrus sinensis), la fleur jaune (Hypericum lanceolatum), le bois d’osto (Antirrhaea verticillata), l’anis (Foeniculum vulgare), l’ayapana (Ayapana triplinervis) et la feuille cerise (feuille de cerisier, Eugenia uniflora). Ces tisanes sont prises comme complément au traitement médical ; toutefois, sur l’ensemble des participants, trois personnes ne savent pas quelles tisanes elles consomment. Il s’agit de personnes pour qui on a préparé ces tisanes, ou qui utilisent des plantes issues de rituels religieux. Ainsi, une des personnes interrogées déclare que c’est une personne proche qui prépare ses tisanes. Elle ne sait donc pas quelle plante a été utilisée, ni quel est le processus de préparation. De la même façon, les plantes reçues lors d’un rituel religieux sont difficilement identifiables.
Enfin, nous voulions savoir si l’usage de la phytothérapie intervenait comme une astuce pour esquiver le système de santé traditionnel ou faisait partie intégrante d’une stratégie globale de soin. Les résultats décrits dans le tableau 3 montrent que des participants ayant un niveau d’études parmi les plus élevés utilisent les deux stratégies « extrêmes », soit pas de tisane ou pas d’usage de médicaments. Quant à ceux qui prennent des tisanes, les niveaux d’études relevés sont sensiblement équivalents à ceux qui n’en prennent pas.
Ces résultats nous amènent à croire que les niveaux d’études n’influencent pas la stratégie de soin adoptée, comme le montrent les données du tableau 3.
Que retenir de ces entretiens ?
Il est de coutume de stigmatiser les personnes n’ayant pas de compétences en littératie en individus peu ou pas autonomes, incapables de prendre en charge seuls leur santé. En effet, comme elles sont privées du « minimum d’alphabétisation sanitaire » défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), on a tendance à croire qu’elles ont une santé plus dégradée que celles de leurs pairs lettrés[22]. Notre étude montre au contraire que les personnes n’ayant pas de compétences en littératie sont capables de surmonter leurs difficultés et d’élaborer une véritable stratégie de soin liée à leur maladie. Ainsi, les résultats des entretiens suggèrent que les participants, en majorité, se soignent en élaborant une véritable stratégie thérapeutique.
Malgré les constats des enquêtes internationales sur l’alphabétisation et les compétences des adultes en littératie[23] qui rappellent que la moitié de la population adulte n’a pas les compétences souhaitées pour comprendre et pour utiliser des informations imprimées en santé[24], les résultats de la présente recherche tendent à montrer que les participants ont développé une stratégie de soin malgré l’absence de compétences en littératie.
Également, plusieurs participants utilisent de façon concomitante des pratiques de soins traditionnelles et d’autres issues du système de santé. Ils parviennent à éviter l’usage de documents écrits en utilisant différentes astuces ou comportements adaptatifs de façon à pouvoir respecter les exigences liées à la prise de médicaments. L’usage de tisanes et d’autres décoctions n’est pas perçu comme une stratégie d’évitement, mais comme faisant partie de leur stratégie de soin globale. Ces connaissances témoignent, chez ce groupe particulier de personnes insulaires, d’un certain maintien et d’un respect à l’égard de leur tradition de soins basée sur la phytothérapie, et de l’intégration, malgré une limitation importante en littératie, des pratiques de soins occidentales de la médecine allopathique.
Conclusion
Le présent texte met en relief l’importance du concept de littératie appliqué au domaine de la santé. La littératie marque un virage dans la compréhension des compétences des personnes en contexte de santé. En se substituant au concept d’alphabétisation, qui limite la compréhension des personnes à leurs habiletés à lire et à écrire, la littératie inscrit le chercheur dans une approche visant le développement des niveaux les plus élevés de maîtrise de la culture des langues et de la communication. La littératie en santé aide à mieux comprendre les personnes dans leurs capacités à mobiliser leurs compétences et leurs connaissances pour repérer, comprendre et utiliser les informations pour se maintenir en bonne santé.
Les programmes internationaux de financement de recherche sur les compétences en littératie en santé des populations ont mis en lumière les liens étroits entre les problèmes de santé des populations et les niveaux de littératie des personnes. Ils ouvrent la voie à différentes recherches sur les capacités et les niveaux de compétences des personnes et des populations à obtenir et à comprendre les informations de base et les services requis afin de prendre des décisions appropriées en matière de santé. Au Canada, et conformément à ce qui se passe dans plusieurs pays, les citoyens ayant un faible niveau de littératie en santé sont plus de deux fois et demie plus susceptibles d’être dans un état de santé moyen ou mauvais que ceux ayant un niveau de littératie plus élevé.
Cette effervescence en recherche visant une meilleure compréhension des liens entre santé et compétence en littératie a mené à étudier les comportements des personnes ayant un faible niveau de littératie dans leur usage de deux systèmes de soins en santé, le système occidental, avec les modalités de la médecine allopathique, et le modèle basé sur la phytothérapie. Les résultats de notre recherche mettent ainsi en lumière la manière dont des sujets ayant peu ou pas de compétence en littératie prennent soin de leur santé malgré les difficultés qu’ils rencontrent sur le plan des compétences en littératie
Forte de ces constats, cette recherche permet de mieux comprendre les conduites et les adaptations que les participants ont mises en place par un processus de négociation, de combinaison et d’adaptation entre deux systèmes de santé, celui allopathique dominant et celui de la phytothérapie. À cet égard, elle peut constituer une source d’inspiration pour d’autres recherches. Au Canada, par exemple, il faudrait mieux connaître les interactions et les négociations entre les pratiques de littératie en santé des cultures autochtones et celles de la culture allopathique dominante. Somme toute, nos résultats font écho aux données sur les déterminants de santé des peuples autochtones[25] et au peu de connaissances des pratiques en santé dans ces communautés, tout en rappelant les conséquences des disparités aiguës de santé dans ces populations[26].
Cependant, notre recherche présente plusieurs limites. Il s’agit d’une étude qualitative qui vise à comprendre le fonctionnement d’un groupe précis de personnes – les personnes ayant un faible niveau de compétences en littératie – dans leur usage de deux systèmes de soins en santé. Il serait donc souhaitable que d’autres études à plus grande échelle viennent poursuivre ce travail auprès de groupes de personnes ayant des niveaux variés de compétences en littératie.
En outre, les prochaines recherches doivent selon nous faire un contrepoids aux études antérieures qui ont mené à une grande stigmatisation des personnes ayant des difficultés en littératie. Il conviendrait de repenser les stratégies de recherche, en particulier celles qui visent à orienter les choix politiques et à soutenir les actions de terrain concernant des groupes précis de la population pour que des décisions appropriées en matière de santé soient prises. Il s’agirait de ne plus faire la lutte contre l’illettrisme, mais plutôt d’aller dans le sens de programmes de recherche visant à appuyer les politiques et les actions en matière de littératie en santé pour des groupes ciblés de la population. Ces actions visent entre autres à diminuer l’écart entre les exigences nécessaires pour comprendre les documents d’information sur la santé et les niveaux de littératie des publics cibles. À cet égard, plusieurs groupes de citoyens, dont les populations autochtones, ont besoin d’avoir accès à de la littératie en santé claire et simple à comprendre. Il faut aller plus loin et rendre accessibles les documents sur la santé pour que les renseignements qui s’y trouvent puissent être lus et compris par de multiples lecteurs, de cultures diverses et de différents niveaux de capacités de lecture. Ces futures recherches visent à enrichir les connaissances sur la littératie en santé à l’égard des meilleures pratiques souhaitées par les professionnels et pour les populations dont la diversité caractérise nos sociétés modernes.
Appendices
Notes biographiques
André C. Moreau, professeur chercheur à l’Université du Québec en Outaouais en éducation spécialisée, possède une vaste expérience en tant qu’orthopédagogue en éducation auprès d’enfants à risque ou ayant des difficultés d’apprentissage. Il s’intéresse aux compétences en littératie, aux conditions éducatives en contexte d’inclusion qui en favorisent l’acquisition, ainsi qu’au développement des communautés d’apprentissage professionnelles. Ses récentes publications sont en lien avec les trajectoires d’apprentissage en lecture et sur les transitions scolaires. Il est responsable de la Chaire interdisciplinaire en littératie et inclusion (CIRLI) et membre du regroupement d’Équipes de recherche en littératie et inclusion (ÉRLI).
Stéphane Savriama est doctorant en codirection à l’Université de La Réunion et au Muséum national d’histoire naturelle. Son sujet de thèse traite de la médecine populaire réunionnaise. Plus particulièrement, il s’agit de mettre en valeur ces pratiques ancestrales en les justifiant par les sciences chimiques. À ce sujet, M. Savriama est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Les plantes médicinales indiennes : de la tradition à la science » et d’un travail de recherche sur « L’intérêt des substances naturelles dans la lutte contre les maladies vectorielles ». Concernant la littératie en santé, M. Savriama s’intéresse surtout aux stratégies de soin mises en place par les personnes ayant des compétences réduites en littératie. Sur cette thématique, un ouvrage ayant pour titre « L’illettrisme et les actes quotidiens de santé : place de la phytothérapie dans la stratégie de soin des personnes dites illettrées » a récemment été publié.
Francine A. Major est professeure au Département des sciences infirmières à l’Université du Québec en Outaouais. Ses champs d’intérêt sont : la chronicité (le vécu avec la maladie chronique), les programmes d’autogestion des maladies chroniques par les pairs, la littératie en santé et la promotion de la qualité de vie avec la maladie. Elle est spécialisée dans la théorie et les méthodologies de l’humain devenant de Parse et les méthodologies qualitatives de la recherche en sciences infirmières, et ce, particulièrement dans l’exploration de l’expérience de la persévérance, de la souffrance et de l’espoir. En littératie en santé, elle s’intéresse aux aspects qui touchent les défis en littératie pour les personnes vivant avec des maladies ou des conditions chroniques, à l’intégration de la littératie inclusive dans les pratiques professionnelles, au développement de critères qui respectent la littératie dans les organisations ainsi qu’à l’intégration de la dimension de la littératie dans les politiques publiques en santé.
Notes
-
[1]
Statistique Canada et Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « Apprentissage et réussite : Premiers résultats de l’enquête sur la littératie et les compétences des adultes », 2005, http://dsp-psd.tpsgc.gc.ca/Collection/Statcan/89-603-X/89-603-XIF.html (1. janvier 2011).
-
[2]
Satya Brink, « EIACA de 2003. Principales données de recherche (Partie I) », 2005, http://www.bdaa.ca/biblio/recherche/eiaca2003/cover.htm (18 décembre 2011).
Satya Brink, « EIACA de 2003. Littératie et main-d’oeuvre et répercussions pour RHDCC des conclusions (Partie II) », 2005, http://www.bdaa.ca/biblio/recherche/eiaca03-2/cover.htm (12 février 2012).
-
[3]
Conseil canadien sur l’apprentissage (CCA), « Littératie en santé au Canada. Une question de bien-être », 2008, http://www.ccl-cca.ca/pdfs/HealthLiteracy/HealthLiteracyReportFeb2008F.pdf (10 mars 2012).
-
[4]
Le niveau 3 est considéré comme le niveau minimal de compétence requis pour satisfaire aux exigences de la vie moderne, incluant celles posées par l’information sur la santé.
-
[5]
Irving Rootman, « Apprentissage et la santé. Littératie en santé et santé publique », 2007, http://jasp.inspq.qc.ca/Data/Sites/1/SharedFiles/presentations/2007/8h30_Rootman.pdf (8 mars 2012).
-
[6]
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), Institute for Statistics estimates, juillet 2002.
-
[7]
Michael S. Wolf, Terry C. Davis, William Shrank, David N. Rapp, Pat F. Bass, Ulla M. Connor, Marla Clayman et Ruth M. Parker, « To err is human: Patient misinterpretations of prescription drug label instructions ». Patient Education and Counseling, vol. 67, 2007, p. 293-300.
-
[8]
Irving Rootman et Barbara Ronson, La littératie et la santé au Canada : Ce que nous avons appris et ce qui pourrait aider dans l’avenir. Un rapport de recherche, 2003, http://www.cpha.ca/uploads/portals/h-l/literacy_f.pdf (12 janvier 2013).
-
[9]
Jean Roberts, The South Eastman experience. Rapport présenté lors de la consultation publique pour la Stratégie nationale d’alphabétisation précoce, Manitoba, Canada, 2009.
-
[10]
Irving Rootman, « Apprentissage et la santé… », op.cit.
-
[11]
Conseil canadien sur l’apprentissage (CCA), « Littératie en santé au Canada… », op.cit.
-
[12]
Nancy D. Berkman, Terry C. Davis et Lauren McCormack, « Health Literacy : What Is It ? », Journal of Health Communication, vol. 15, 2010, p. 9-19.
-
[13]
Institute of Health Literacy, « Health Literacy : A Prescription to End Confusion », 2004, http://www.iom.edu/Reports/2004/Health-Literacy-A-Prescription-to-End-Confusion.aspx (5 février 2012).
-
[14]
Marie-Josée Berger et Alain Desrochers, L’évaluation de la littératie, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2011.
-
[15]
Béatrice Fraenkel et Aïssatou Mbodj, « Les New Literacy studies, jalons historiques et perspectives actuelles », Langage et société, vol. 133, 2010, p. 7-24.
-
[16]
Christine Barré-De Miniac, Catherine Brissaud et Marielle Rispail (dir.), La Littéracie : conceptions théoriques et pratiques d’enseignement de la lecture-écriture, Paris, L’Harmattan, 2004.
-
[17]
Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) et Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), Illettrisme : les chiffres, exploitation par l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme de l’enquête Information et Vie quotidienne conduite en 2007, INSEE, 2008.
-
[18]
Alain Mounoussamy, « L’éducation à la santé : un défi pédagogique », Mémoire de maîtrise (sciences de l’éducation), La Réunion, Université de La Réunion, 2004.
-
[19]
L’échantillon intentionnel désigne la sélection de participants qui sont choisis en fonction des nouveautés et de la richesse de l’information visée par la recherche, contrairement à un échantillon aléatoire visant la généralisation quant à une population.
-
[20]
Ce type d’échantillonnage est considéré comme représentatif dans : Jean-François Hamon, Éléments de méthodologie pour les recherches en sciences de l’éducation et en sciences humaines, Centre interdisciplinaire de recherche sur la construction identitaire, La Réunion, Université de La Réunion, 2003.
-
[21]
Alain Blanchet, « Les incertitudes méthodologiques de l’entretien de recherche », Bulletin de psychologie, vol. 377, 1987, p. 61-764.
-
[22]
Florent Courtois, « Illettrisme : synonyme de mauvaise santé ? », http://florent.courtois.free.fr/eps/ memoir/index2.html (8 mars 2012).
-
[23]
Statistique Canada et Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « Apprentissage et réussite : Premiers résultats de l’enquête sur la littératie et les compétences des adultes », 2005, http://dsp-psd.tpsgc.gc.ca/Collection/Statcan/89-603-X/89-603-XIF.html (15 janvier 2011).
-
[24]
Satya Brink, « EIACA de 2003 : Principales données de recherche (Partie I »…, op. cit ; Satya Brink, « EIACA de 2003 : Littératie et main-d’oeuvre et répercussions pour RHDCC des conclusions (Partie II) »…, op. cit.
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[25]
Juha Mikkonen et Dennis Raphael, Déterminants sociaux de la santé. Les réalités canadiennes, Toronto, École de gestion et de politique de la santé de l’Université York, 2011.
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[26]
UNICEF, Supplément canadien au rapport La situation des enfants dans le monde 2009. La santé des enfants autochtones : pour tous les enfants, sans exception, Toronto, Comité canadien de l’UNICEF, 2009.