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Les Inuit vivant au Nunavik, particulièrement les enfants et les jeunes, sont touchés par un nombre disproportionné de pertes dues à des décès ou rattachées à des maladies terminales. Bien que ce phénomène et le deuil qui en découle soient documentés dans les publications scientifiques, les services nécessaires pour soutenir les jeunes endeuillés, ainsi que les besoins des intervenants qui offrent ces services, restent peu connus. Cette recherche vise à identifier tant les obstacles que les facteurs pouvant faciliter la prestation de soins aux jeunes endeuillés vivant au Nunavik et à proposer des pistes d’intervention.

Les jeunes et le deuil

Selon le recensement de la population de 2021, la région sociosanitaire du Nunavik compte 14 050 personnes, dont 12 680 (90,7 %) se déclarent d’origine ethnique ou culturelle inuit. Les jeunes de 0 à 14 ans et ceux de 15 à 19 ans constituent respectivement 33,8 % et 9 % de la population totale (Statistique Canada, 2023). La recherche présentée dans cet article se concentre sur les deuils vécus par les jeunes du Nunavik. Ces deuils font suite à des décès, mais il est important de noter qu’ils peuvent aussi être liés à d’autres pertes, notamment la perte de liens d’attachement profonds que subissent les jeunes lorsqu’ils ou elles sont retirés de leur foyer et placés dans une famille d’accueil ou dans une institution. À notre connaissance, aucune étude ne s’est intéressée à l’offre de services et de soutien aux endeuillés de cette population.

La recherche sur le deuil a montré comment les expériences de deuil ont des répercussions sur le développement physique, psychologique et cognitif d’un enfant (Revet et al., 2020; Romano, 2017). Ces répercussions ont un impact sur la formation de l’identité des jeunes ainsi que sur leur capacité à s’ancrer dans leur environnement familial, social et culturel (Papazian-Zohrabian, 2013). Comme chez les adultes, le deuil peut provoquer des symptômes tels que la tristesse, la colère, le retrait social, l’anxiété, la somatisation, la régression, la culpabilité, les difficultés de concentration, la confusion à propos de la mort ainsi que des troubles du sommeil. De plus, les jeunes peuvent éprouver des difficultés importantes à accomplir des tâches cognitives à l’école ou ailleurs et à réguler leurs émotions, ce qui peut mener à des débordements ou encore à un repli sur soi, ainsi qu’une difficulté à s’engager dans des relations sociales (Masson, cité par Poirier, 2000; Revet et al., 2020). Cela se produit à un moment où les relations avec les pairs sont particulièrement essentielles à leur développement. Le deuil peut être rendu plus difficile à cause de troubles de l’attachement ou d’une baisse de l’estime de soi (Dowdney, 2000); des problèmes de santé mentale peuvent mener au suicide (Ringler et Hayden, 2000; Harrison et Harrington, 2001). Qu’un jeune se soit senti soutenu ou encore abandonné et désespérément seul face au deuil, ou que sa vie ait été bouleversée à la suite d’un décès ou d’autres événements entraînant des pertes (réorganisation familiale, déménagement, placement en famille d’accueil, changement de niveau de vie, perturbation du cadre scolaire, etc.), l’adolescence est une période pendant laquelle le jeune est particulièrement vulnérable. Il peut arriver qu’un deuil survenu pendant l’enfance soit alors réactivé (Romano, 2017, 2020). Les informations obtenues lors de conversations menées en amont de cette étude avec un conseiller inuk et avec le directeur d’une école confirment que les troubles de l’attachement qui précèdent un deuil, par exemple les effets d’une perte liée au placement dans une famille d’accueil ou une institution, peuvent rendre plus difficiles pour un jeune le deuil faisant suite à un décès.

L’expérience collective du deuil

Pour comprendre l’ampleur de l’expérience de deuil que peuvent vivre les jeunes Inuit, il est important de tenir compte de la culture collective dans laquelle ils évoluent. La notion de parenté peut englober non seulement la famille (nucléaire et étendue), mais aussi la communauté et les relations avec les pairs, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de leur communauté. Les jeunes grandissent donc dans des familles où les oncles, les tantes et les grands-parents peuvent jouer un rôle aussi important dans leur éducation que celui de leurs parents et où les cousins et les cousines deviennent des frères et des soeurs. Les proches et les voisins peuvent également être considérés comme des membres de la famille. Les pairs et les mentors inuit font également partie du cercle des proches avec lesquels des liens sont étroitement tissés. Lors de la colonisation, des lignes artificielles ont été tracées autour des clans familiaux, les séparant peut-être géographiquement, mais pas émotionnellement. Ainsi, à tout moment, les jeunes peuvent être touchés par la perte d’une personne qu’ils connaissent ou encore être affectés par le deuil d’une autre personne faisant partie de leur large réseau de liens. Par conséquent, les jeunes et les adultes autochtones sont confrontés à des deuils qui s’accumulent en raison du grand nombre de décès au sein des familles et des groupes de parenté (Australian Human Rights Commission, 2020, cité dans Dudgeon et al., 2021), ce qui a un profond impact sur leur bien-être social et émotionnel (Dudgeon et al., 2021). Enfin, en raison des liens étroits entre les différents cercles de parenté, un décès touche l’ensemble de la communauté.

Les décès au Nunavik

L’Inuit Nunangat est constitué par l’Inuvialuit, le Nunavut (région arctique de l’est du Canada), le Nunavik (Québec) et le Nunatsiavut. Selon les taux de décès publiés par Statistique Canada (2013), la population de la région sociosanitaire du Nunavik (Québec) est trois fois plus susceptible de mourir des suites d’un accident et presque deux fois plus susceptible que l’ensemble de la population québécoise de mourir prématurément pour d’autres raisons, telles que la mortalité infantile, certaines formes de cancer et les maladies respiratoires. La population du Nunavik est majoritairement inuite, soit près de 90 % des habitants selon le rapport de 2022 de l’Institut national de santé publique du Québec (p. 32), qui souligne également l’importance du problème du suicide : « [l]a population peu nombreuse du Nunavik (environ 13 000 individus) affichait pour 2017-2019 un taux de suicide beaucoup plus élevé (177,1 par 100 000 personnes) que ce qui a été observé pour l’ensemble du Québec (13,1 par 100 000 personnes) » (p. 16). Tant chez les hommes que chez les femmes, le taux de suicide pour la région du Nunavik était significativement plus élevé : « 246,1 par 100 000 personnes » chez les hommes, « comparativement à l’ensemble de la population masculine du Québec (19,9 par 100 000 personnes) » et, chez les femmes, « le taux de suicide était de 105,9 par 100 000 personnes comparativement à 6,4 par 100 000 personnes dans le reste de la province » (p. 16-17). D’autres décès[1] sont attribuables à la violence d’autrui. Un grand nombre de jeunes sont touchés par tous ces décès. À cela s’ajoutent les deuils liés à la séparation des familles par le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) ou par le système judiciaire, ainsi que les taux élevés d’incarcération pour des infractions perpétrées par des individus aux prises avec des traumatismes et des problèmes associés aux déterminants sociaux de la santé (Kumar et Tjepkema, 2019; Levesque et Perron, 2020).

Facteurs contextuels de l’accompagnement du deuil au Nunavik

Afin de mieux comprendre comment s’inscrivent et se développent les services de soutien au deuil au Nunavik, il nous apparaît important de présenter les divers contextes, géographique, linguistique, historique et social, dans lesquels évoluent les personnes qui y vivent.

Contexte géographique : Le Nunavik s’étend sur tout le nord du Québec. On y trouve 14 communautés dont les populations varient aujourd’hui entre 350 et 3 000 personnes. Ces communautés ne sont accessibles que par voie aérienne. Les billets au tarif ordinaire pour un aller-retour entre le Nunavik et Montréal, par exemple, coûtent entre 2 700 et 5 000 dollars selon la localisation de la communauté. Bien que des remises soient accordées dans les cas de deuil, elles sont limitées à un certain nombre de personnes. De plus, ces réductions ne sont pas applicables en dehors de la période des funérailles et ne prennent donc pas en compte les jours et les mois de deuil qui s’ensuivent.

Contexte linguistique : Nunavimmiut est le mot inuktitut pour désigner les Inuit du Nunavik. Selon le recensement de la population de 2021, l’inuktitut est la langue maternelle de 87,6% de la population de la région sociosanitaire du Nunavik. Par ailleurs, seulement 11,1 % de la population ne parle ni anglais ni français (Statistique Canada, 2023).

Contexte historique : La notion de deuil intergénérationnel lié aux traumatismes historiques (Wesley-Esquimaux, 2007) peut aider à comprendre l’expérience du deuil au Nunavik et les défis que doivent relever les individus et les organisations qui fournissent un soutien aux personnes endeuillées. Les Inuit ont été la cible de plusieurs politiques d’assimilation dont les répercussions se font encore sentir dans les familles. Rappelons d’abord comment les déplacements vers les pensionnats et les externats fédéraux ont entraîné l’éclatement des structures familiales et l’affaiblissement de la langue et de la culture. Avant les audiences de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) du Canada entre 2007 et 2015, les séquelles de ces expériences et le chagrin qui en résulte étaient rarement discutés dans les cercles inuit. Ces expériences étaient largement intériorisées et passées sous silence jusqu’à la création de la Direction des valeurs et pratiques inuites[2] (Inuit values and practices team) par la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) en 2007. L’une des premières actions de cette équipe a été de soutenir les membres des communautés qui souhaitaient parler de leur tristesse et des traumatismes liés à leur expérience des pensionnats (Hordyk et al., 2022). Mentionnons aussi l’épidémie de tuberculose des années 1950 et le déplacement ultérieur des personnes affectées par la maladie vers les sanatoriums du Sud. Certaines personnes ont été guéries, d’autres sont mortes ou ont disparu. Plusieurs familles ne savent toujours pas ce qui est arrivé à leurs proches (Stevenson, 2014). Il y a également l’impact de la décision des autorités fédérales d’ordonner l’exécution des chiens de traîneaux, dont certains étaient élevés par des familles depuis des générations. Cela a entraîné une perte d’autonomie et un accès limité aux pratiques traditionnelles, car plusieurs ont alors été privés d’un moyen de transport pour pratiquer la chasse, la pêche et faire les récoltes (Qikiqtani Truth Commission, 2011[3]). La politique de nommage de la population est un autre élément déplorable. Les Inuit, dont les pratiques traditionnelles liées à l’attribution des noms sont ancrées dans la culture et la spiritualité, se sont fait imposer des noms chrétiens par les missionnaires et, plus tard, des numéros inscrits sur un disque par le gouvernement fédéral (Osborne, 2023). De nombreuses pratiques traditionnelles en matière de santé et d’aide sociale ont aussi été dévalorisées, éradiquées et remplacées par les pratiques coloniales[4].

Services d’aide aux personnes en deuil au Nunavik

Selon les données du recensement de 2021, 75,5 % de la population de la région sociosanitaire du Nunavik est de religion chrétienne, dont 62,6 % de religion anglicane (Statistique Canada, 2023). Avec la colonisation, les rituels funéraires traditionnels et les pratiques de deuil ont été remplacés par des funérailles ancrées dans les croyances et les pratiques chrétiennes (Hordyk et al., 2016). En général, ces rituels commencent par un temps de visite des proches et de la famille à la maison, à la morgue ou à l’église. Un service religieux a ensuite lieu à l’église, comprenant le chant de cantiques, un message du pasteur et des témoignages d’êtres chers. Une autre cérémonie se déroule au cimetière. Différents facteurs, tels qu’une autopsie pratiquée dans le Sud dans le cas d’un décès par suicide, le moment de l’arrivée de la famille et des amis provenant des communautés éloignées et la disponibilité de l’équipement pour creuser dans le sol gelé en hiver peuvent avoir un impact sur ces pratiques (Hordyk et al., 2022).

Le soutien offert par la famille et les proches

Pendant cette période, la famille et les proches peuvent aider à la préparation quotidienne des repas, au ménage, et se rendre disponibles pour accueillir le chagrin des personnes endeuillées, en parlant, en priant ou en chantant des hymnes ou encore en contribuant à la préparation des funérailles. Cependant, le soutien offert par la communauté aux personnes en deuil diminue souvent de façon notable une fois les funérailles terminées (Hordyk et al., 2022). Les témoignages recueillis auprès des membres de la communauté dans le cadre de cette recherche ont permis de constater l’importance des pratiques de guérison inuit qui coexistent avec les croyances chrétiennes et qui jouent un rôle déterminant dans le processus de deuil, telles que les activités ancrées dans la culture et dans le territoire (to go out on the land) au cours des mois qui suivent un décès. Toutefois, de nombreuses personnes de la communauté n’ont pas accès au territoire, car les coûts liés aux moyens de transport tels que les bateaux, les véhicules tout-terrain (véhicules à quatre roues motrices) ou les motoneiges sont exorbitants.

Le soutien offert par les institutions

Au Nunavik, les institutions sociales, éducatives et médicales sont issues en grande partie des politiques, des pratiques et des lois provenant du sud du Québec. Chacune des 14 communautés du Nunavik dispose d’une clinique de santé et de services sociaux ouverte le jour et offrant des services de garde la nuit. Il y a aussi deux hôpitaux régionaux. Chaque communauté dispose d’une école primaire et d’une école secondaire qui appliquent les programmes d’études déterminés par le ministre de l’Éducation. Des cours sont offerts en inuktitut, en français et en anglais. Sauf dans les écoles, la majorité des personnes qui travaillent dans le contexte institutionnel viennent du Sud francophone et ont peu ou pas de formation sur l’histoire et la culture des Inuit. La Direction des valeurs et pratiques inuites (Inuit values and practices team), créée par la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN), est composée de deux à quatre Inuit (en fonction des possibilités de recrutement). Ces personnes offrent des services de soutien et d’accompagnement du deuil pour les familles ayant vécu des décès traumatisants. Ces services sont offerts en inuktitut et avec une perspective culturelle inuit. Bien qu’elle soit parfois en mesure de faire appel à d’autres proches aidants, nommément des Inuit qui peuvent fournir des conseils et du soutien, cette petite équipe ne suffit pas à la tâche (Hordyk et al., 2016). Dans les communautés du Nunavik, il y a des personnes qui n’ont pas nécessairement de diplôme, mais qui savent comment apporter un soutien émotionnel aux membres de leur communauté. La Direction des valeurs et pratiques inuites organise aussi des formations portant sur l’accompagnement du deuil. Puttautiit[5] est une conférence régionale annuelle sur la prévention du suicide et la guérison, tenue au Nunavik depuis 2015.

Ces dernières années, la RRSSSN, le Kativik Ilisarniliriniq (KI) et la commission scolaire du Nunavik ont offert des formations ponctuelles sur le deuil au personnel des écoles, notamment aux personnes qui agissent à titre de conseillères scolaires, de conseillères au mieux-être, de travailleuses sociales et d’intervenantes à la prévention du suicide (Hordyk et al., 2022). Cependant, il n’existe que très peu ou pas du tout de structures mises en place par ces instances pour assurer le suivi de ces formations, offrir de la supervision ou soutenir les personnes ayant assisté aux formations et qui souhaitent mettre en pratique leurs connaissances.

D’autre part, la commission scolaire du Nunavik, Kativik Ilisarniliriniq (KI), a publié un guide de soutien au deuil et un livre pour enfants sur le deuil, en inuktitut et en anglais. Ce livre identifie les différentes émotions qu’un deuil peut susciter et indique quels en sont les effets selon l’âge de l’enfant. De plus, la commission scolaire a mis sur pied un projet d’école compatissante en réunissant des conseillers inuit et non inuit ainsi que du personnel enseignant pour offrir, entre autres, du soutien lors d’un deuil. Des psychiatres et des psychologues non inuit se rendent dans les communautés pour un séjour d’une semaine environ, tous les trois mois. Cependant, le manque de personnel et les déplacements parfois compliqués par le mauvais temps peuvent nuire à l’offre de ces services. Les travailleurs sociaux et les travailleurs communautaires inuit qui les accompagnent (lorsque ces postes sont pourvus) sont censés fournir des services de soutien au deuil, parmi d’autres mandats (Hordyk et al., 2022). Cela ne va pas de soi. Deux commissions provinciales, la Commission Viens en 2019 (Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics) et la Commission Laurent, également en 2019 (Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse), rapportent que les communautés autochtones continuent de souffrir des politiques et des pratiques provenant d’institutions gouvernementales non autochtones.

Repères méthodologiques

L’objectif de la recherche présentée ici était d’identifier tant les obstacles qui nuisent à la prestation de soins aux jeunes endeuillés vivant au Nunavik que les facteurs pouvant favoriser de meilleurs soins (Hordyk et al., 2016). C’est le concept inuit d’Inuuqatigiittiarniq (Healey et Tagak, 2014) qui a guidé notre démarche. Dans l’esprit du Inuuqatigiittiarniq, l’équipe de recherche est invitée à : maintenir une harmonie entre ses propres intentions et motivations, tout en donnant la priorité au bien-être de la communauté; s’accorder avec les contextes communautaires spécifiques en tenant compte des facteurs historiques, géographiques et sociaux, et en incluant les forces des communautés; prioriser les relations et porter attention aux potentiels déséquilibres de pouvoir lors de la collecte d’informations; établir des relations de confiance où les personnes impliquées peuvent communiquer, de manière formelle ou informelle, et choisir le moyen de communication qui leur convient le mieux.

En congruence avec Inuuqatigiittiarniq, nous avons choisi de ne pas interroger directement les jeunes et les familles inuit sur leurs expériences de deuil. Lors de rencontres préliminaires, nous avions constaté jusqu’à quel point le fait d’interroger des personnes vulnérables qui n’ont pas accès à des systèmes de soutien locaux adéquats risquait de les exposer à un nouveau traumatisme. Nous avons donc choisi de rencontrer des conseillers ainsi que du personnel du milieu communautaire et du travail social qui accompagnent les jeunes et les familles en deuil. Pour préserver la confidentialité des personnes qui ont participé à notre recherche, leur nom n’est pas mentionné et la communauté où la recherche s’est déroulée n’est pas identifiée.

Nous avons utilisé une méthodologie d’ethnographie ciblée (focused ethnography) (Higginbottom et al., 2013; Knoblauch, 2005). Pour approfondir notre compréhension de l’expérience des personnes qui accompagnent les jeunes endeuillés, nous avons examiné des rapports sur la santé, des documentaires, Nunatsiaq online − une source d'information locale −, des livres, des oeuvres d’art, des expositions de musées, des conversations informelles avec des Inuit, des informations sur des sites web et des médias sociaux, ainsi que des articles de recherche. Un engagement éthique envers la recherche participative communautaire (De Crespigny et al., 2004; Hockley et al., 2013) a motivé notre désir de collaborer avec des partenaires locaux et régionaux. Il s’agit notamment de la RRSSSN, du conseil municipal de la communauté où s’est déroulée la recherche, du Centre de santé Inuulitsivik et des écoles primaires et secondaires locales.

Des données ont été recueillies entre 2018 et 2021 au cours de sept visites de deux semaines chacune dans une communauté du Nunavik qui compte environ 1 600 personnes. Conformément à l’approche de l’ethnographie ciblée, les données analysées proviennent des notes de terrain qui ont été rédigées à la suite de conversations informelles, de l’observation des personnes participantes dans le contexte de trois ateliers de guérison pour personnes endeuillées et de deux formations sur le deuil. Des entretiens enregistrés ont aussi été menés avec 13 personnes, dont six Inuit. Les participants occupaient diverses fonctions : directeur d’école, directeur adjoint, conseiller scolaire, conseiller au mieux-être (wellness worker), conseiller en santé publique, enseignant, proche aidant. La chercheuse principale a également réalisé d’autres entretiens individuels enregistrés avec quatre personnes non inuit : deux conseillères scolaires et deux travailleuses sociales. Le dernier entretien enregistré était un groupe de discussion composé de trois personnes non inuit, toutes travailleuses sociales. Elle a également eu des conversations informelles : appels téléphoniques, messages sur Facebook ou conversations en personne dans la communauté et lors de conférences, d’ateliers et de sessions de formation. Dans cet article, nous faisons référence à trois de ces conversations. Toutes les discussions se sont déroulées en français ou en anglais.

Une analyse thématique inductive a été réalisée avec le logiciel NVivo. Les thèmes abordés dans cet article émergent du codage relatif aux obstacles et aux éléments facilitateurs pour l’accompagnement du deuil tels qu’ils ont été discutés avec les personnes participantes inuit et non inuit. En cohérence avec Etuaptamumk, qui est une approche à double perspective (two-eyed seeing approach) (Marshall et al., 2015) visant à explorer les complémentarités entre des points de vue autochtones et occidentaux, nous nous sommes entretenus avec des Inuit et des personnes non inuit engagées dans la prestation de soins aux personnes en deuil afin d’élargir notre compréhension de ce qu’on entend par soins aux personnes en deuil, au-delà des approches et des méthodes de counseling utilisées dans les institutions.

Barrières lors des interventions par des personnes non inuit

Un thérapeute qui avait travaillé avec des jeunes dans plusieurs écoles de différentes communautés a déclaré lors des entretiens qu’il ne connaissait aucun jeune qui n’avait pas été personnellement affecté par le décès d’un proche : « In every follow-up, there is mourning. It doesn’t matter whether you’re working with a family, at a youth camp or at school [...] It’s always in the background. (Quand nous faisons un travail de suivi, nous découvrons des deuils, peu importe que ce soit avec une famille, dans un camp de jeunes ou à l’école [...] C’est toujours en arrière-plan.) » L’ampleur des expériences de deuil chez les jeunes, que ces deuils soient dus à des circonstances naturelles ou traumatisantes, a imprégné tous les aspects de son travail, le deuil se manifestant par des comportements à l’école, qu’il s’agisse de repli sur soi, d’absentéisme, de comportements perturbateurs ou de difficultés à se concentrer.

Deux conseillères scolaires non inuit nous ont confié que les jeunes se tournent parfois vers elles en période de deuil, soit en raison d’une relation de confiance préexistante, soit parce qu’elles sont extérieures à la famille et à la communauté. Cependant, elles ont dit avoir rapidement rencontré des difficultés lorsqu’elles ont tenté de répondre aux besoins des jeunes de manière culturellement éclairée. Une participante a exprimé un sentiment diffus d’avoir manqué « a whole cultural aspect (tout un aspect culturel) ». Une autre a souligné la difficulté d’acquérir ces connaissances culturelles, car il faut « a long time to understand (beaucoup de temps pour comprendre) ». À cause de leur charge de travail et du taux élevé de rotation du personnel, le temps n’est pas toujours disponible.

Le suicide d’un jeune est un événement particulièrement douloureux pour le personnel scolaire. Le personnel de l’école tente alors de soutenir les camarades de la personne décédée, tout en vivant son propre deuil. Face à cette souffrance, une conseillère scolaire a déclaré qu’elle n’a obtenu aucun soutien ni supervision de la part de son institution. Elle a ajouté : « Well there’s my colleague... and I think he’s a person who understands the most what I feel... But the thing is, and these kinds of things happen, he is overwhelmed too, and he doesn’t have the step away that we need, and I don’t (either), so it is hard[6]. »

Il peut également être difficile d’intervenir en raison des différentes croyances entourant le suicide. Comme l’a décrit une conseillère scolaire, les jeunes de 10 ou 12 ans vivant dans des familles croyantes se débattent avec « a lot of hard questions (beaucoup de questions ardues) ». Pour illustrer son propos, elle a pris la posture d’un jeune en disant : « The person is in hell right; why would I want to go to heaven? That person was nice, was my friend my entire life, was a family member, was a good person, and he is in hell; do I really want to go to heaven?[7] » Les autres membres de l’équipe scolaire qui ne partagent pas ces croyances se sont également retrouvés dans des situations difficiles, ne sachant pas comment répondre aux enfants issus de ces foyers, car ils ne veulent pas contredire les parents. Cela dit, il est important de noter que de nombreuses familles ne partagent pas ces croyances.

Une assistante sociale a déclaré que c’est le manque de soutien pour faire face au deuil et à aux autres souffrances qui l’a conduite à quitter son emploi au Nunavik. Elle nous a raconté ce qu’elle a dit à son patron lorsqu’elle lui a annoncé sa démission : « You know, it’s hard to always be on your own because we receive so much distress and I have no one to share it with. I don’t have anyone to vent to. (tu sais, c’est dur d’être toujours seul, parce que nous recevons tellement de détresse et je n’ai personne avec qui la partager. Je n’ai personne vers qui me tourner.) » Les travailleuses sociales avec lesquelles nous nous sommes entretenues n’ont pas reçu de formation universitaire sur le travail social dans des contextes autochtones ni de formations spécifiques sur le deuil et l’accompagnement du deuil. Une travailleuse sociale a déclaré qu’elle et ses collègues ne se sentaient pas « sufficiently equipped (suffisamment équipées) » pour faire face au deuil. Elles ont dit qu’elles n’ont pas pu prendre le temps de s’adapter et de se familiariser avec le référentiel culturel de chaque communauté. Une autre travailleuse sociale a souligné que, sans formation sur les soins et l’accompagnement des personnes en deuil, quel que soit le contexte, et particulièrement dans le contexte inuit, elle se sent « mal à l’aise » lorsqu’elle doit faire face à une situation de deuil. D’autre part, les conditions de travail de ces travailleuses sociales sont exigeantes, car elles répondent souvent à des situations de crises et, en plus de leur horaire régulier en journée, elles sont de garde plusieurs nuits par semaine.

Ce manque de préparation est exacerbé par le fait qu’elles sont confrontées à des divergences dans les familles et les communautés au sujet de ce qui est considéré comme une pratique acceptable en matière d’accompagnement des personnes en deuil. Nous avons pu le constater lorsqu’une conseillère inuk a parlé de sa frustration à l’égard du personnel en travail social non inuit qui, sans y être invité, a apporté de la nourriture au domicile d’une famille en deuil pendant la période de préparation des funérailles. Elle considérait ce geste comme une imposition et un manque de tact à l’égard des personnes en deuil. Plusieurs mois après cette conversation, nous avons participé dans une autre communauté à un groupe de discussion composé de travailleurs sociaux non inuit. Ils ont décrit avoir fait la même chose avec une famille en deuil et nous ont dit s’être sentis chaleureusement accueillis et appréciés. De plus, ils ont dit avoir l’intention de poursuivre cette pratique auprès des familles avec lesquelles ils n’ont pas forcément été en contact auparavant.

Sans comprendre la langue, sans savoir comment soutenir les jeunes d’un point de vue culturel et sans bénéficier de soutien et de formation, les travailleuses sociales et les conseillères scolaires venant du Sud se sont senties inadéquates, mal préparées et dépassées pour accompagner le deuil des jeunes du Nunavik. Une personne participante a bien résumé la situation en déclarant : « I’m not specialised in bereavement at all. [...] I was taken by surprise by the fact that I didn’t necessarily have the skills to deal with the problems I encountered there. (Je ne suis pas du tout spécialisée dans le deuil. [...] J’ai été surprise de ne pas avoir forcément les compétences pour faire face aux problématiques que j’ai rencontrées là-bas.) »

Difficultés liées à la langue des échanges lors de l’accompagnement des jeunes en deuil 

Les personnes intervenantes non inuit sont aussi confrontées à des enjeux liés à la langue utilisée lors des échanges avec les jeunes. Les termes en inuktitut peuvent être traduits avec l’alphabet latin ou lus avec la méthode syllabique. Toutefois, il n’est pas possible de traduire mot pour mot dans une autre langue les termes inuktituts liés au deuil. Les personnes inuit avec lesquelles nous nous sommes entretenues ont dû avoir recours à une langue seconde, la plupart du temps l’anglais, pour communiquer des concepts nuancés. Nous supposons alors que, dans ce contexte, notre compréhension des concepts reliés au deuil est également limitée. Par exemple, le lexique inuktitut ne contient pas de traduction directe du terme « deuil » et il n’existe pas non plus de terme uniformément accepté pour désigner le deuil ou les émotions qui y sont associées. Le terme Kitsaniq peut désigner le deuil ou le chagrin. Le terme Ilannganirmut kitsaniq fait spécifiquement référence au deuil d’un membre de la famille. Ilannganirmut fait référence à un membre de la famille qui est décédé, alors que Illannaaq fait référence à un proche décédé. De même, les conseillers inuit impliqués dans la traduction des différents termes ont expliqué que l’interprétation de sentiments, tels que la culpabilité, la colère, l’anxiété et la tristesse, varie en fonction du contexte spécifique du deuil. Par exemple, en parlant de la tristesse causée par un deuil, un interprète peut choisir un mot décrivant la colère intériorisée ou opter pour un mot exprimant un chagrin plus intense. Lors des échanges, cette nuance peut ne pas être comprise.

Difficultés rencontrées par les Inuit lors de l’accompagnement des jeunes en deuil

Les participants inuit ont nommé plusieurs enjeux liés à leurs efforts pour offrir un soutien aux jeunes endeuillés dans leur communauté. Les pertes multiples, les rôles multiples et les enjeux de collaboration sont parmi les défis les plus importants.

Pertes multiples

Lors de nos échanges avec des Inuit qui accompagnent les personnes endeuillées de leur communauté, nous avons constaté que l’un des plus grands défis est le nombre de décès et autres types de pertes auxquels ces personnes doivent elles-mêmes faire face. Quand il est appelé à s’investir dans le soutien et l’accompagnement d’un endeuillé, la disponibilité d’un conseiller sur le plan émotif dépend non seulement de l’événement en cause, mais aussi de sa propre expérience : a-t-il lui-même reçu le soutien nécessaire pour reconnaître et prendre soin de ses propres deuils? Un matin, alors que nous devions rencontrer un participant, on nous a dit qu’il venait d’apprendre le décès d’une nièce. Lorsque nous lui avons proposé de reporter la discussion, il a répondu qu’il préférait continuer, évoquant le fait qu’il avait reçu de nombreux appels de ce type au cours de sa vie, ce qui avait provoqué une prise de conscience : « Oh! The realisation came that I had PTSD, because I had seen so many suicides, so much violence... things that are not normal. (Oh! J’ai réalisé que je souffrais d’un syndrome de stress post-traumatique, car j’avais vu tellement de suicides, tellement de violence... des choses qui ne sont pas normales.) » Il a aussi expliqué que, lorsque les Inuit ne reçoivent ni conseils, ni soutien, ni supervision pour leurs souffrances personnelles ou professionnelles, accompagner des personnes en deuil devient trop douloureux.

Rôles multiples 

Une consultante inuk que la chercheuse principale a rencontré régulièrement pour guider les activités de ce projet de recherche travaillait à temps plein, s’occupait quotidiennement de plusieurs petits-enfants et soutenait également ses enfants adultes dans les crises qu’ils traversaient à ce moment. Il n’était alors pas possible de planifier longtemps avant les rencontres de travail, car les circonstances pouvaient souvent changer à la dernière minute. Cette prise en charge de rôles multiples s’étend également au milieu de travail. C’est ce que la directrice d’une école nous a fait remarquer : « We’re not just a teacher, we’re a mother, a social worker, a police officer (to the children)..., you name it. (Nous ne sommes pas seulement une enseignante, nous sommes une mère, une travailleuse sociale, une policière (pour les enfants) ..., et j’en passe!) »

Une conseillère inuk oeuvrant auprès des jeunes en deuil a décrit ses multiples rôles de conseillère, de cousine, et d’amie auprès des jeunes de l’école où elle travaillait. Il n’est pas rare pour elle de se retrouver le soir même, lors d’un événement familial, d’une fête ou d’une activité sportive, avec un jeune auprès duquel elle intervient dans le contexte scolaire. D’autre part, certains parents refusent l’aide pour leur enfant parce que la conseillère les connaît aussi personnellement. Elle nous dit ne pas avoir bénéficié d’une consultation ou d’une supervision pour l’aider à concilier ces multiples rôles.

En outre, les Inuit avec qui nous avons échangé se sentent mal préparés pour offrir un accompagnement au sein de leur propre communauté. Au cours de cette recherche, nous avons rencontré des Inuit qui souhaitent aider les personnes en deuil, mais qui ne se sentent pas suffisamment formés, équipés ou soutenus pour y parvenir. Ils ont insisté sur leur besoin de formation sur l’accompagnement du deuil, ainsi que sur les techniques de relation d’aide. Ils nous ont dit avoir peur de dire ce qu’il ne faut pas, d’aggraver la situation, de faire plus de mal que de bien et de s’exposer à des jugements.

Des enjeux de collaboration

Un obstacle souvent évoqué par les Inuit est ce que l’on pourrait décrire comme la fatigue liée aux enjeux de collaboration lors de la prestation des services. En effet, les Inuit travaillant depuis longtemps au sein d’une organisation subissent les contrecoups du roulement de personnel. Ils doivent régulièrement faire leurs adieux à des collègues, qu’ils aient ou non établi avec eux de bonnes relations de travail, tout en étant tenus d’accueillir les nouvelles recrues et de collaborer avec elles. Ce processus les oblige à repartir à zéro, souvent en fournissant les mêmes explications et en corrigeant les erreurs commises par leurs collègues non inuit. De plus, le fait que ces collègues du Sud, titulaires de diplômes universitaires, occupent des postes professionnels supérieurs aux leurs contribue à leur frustration. D’autre part, certaines personnes non inuit se sentent parfois isolées, malgré leur désir de collaborer avec les Inuit et d’orienter leur travail vers une vision collective. Les absences des collègues inuit dues à des deuils ou à d’autres obligations peuvent aussi freiner leurs efforts. De plus, le développement des liens de confiance prend du temps et repose souvent sur des interactions en dehors du cadre professionnel (Gabriel et al., 2019), un temps qui n’est pas toujours reconnu par les institutions.

Manque de formation

Finalement, les Inuits ont insisté sur le manque de formation. Malgré les efforts de la commission scolaire pour offrir des outils comme le guide publié par Kativik Ilisarniliriniq (KI), les intervenants s’entendaient pour remettre en question cette approche, la lecture n’étant pas nécessairement leur façon d’apprendre. Par conséquent, ces documents sont restés sur les tablettes. Le mentorat a été proposé comme la stratégie la plus prometteuse, mais il n’y avait pas de personnes inuit pour offrir une telle formation.

Les actions qui font la différence

Au fil de nos conversations, nous avons recueilli des informations auprès d’Inuit et de personnes non inuit sur les facteurs qui ont aidé les jeunes dans leur processus de deuil. Rester présent, le mentorat et les activités communautaires sont des actions qui font une différence.

Rester présent

Un père de famille inuk ayant récemment perdu son fils nous a fait part de son besoin de sentir une présence attentive et à l’écoute. Il conseille : « Just be there […]. Don’t try to counsel me, don’t try to make me feel better, because words don’t cut it when you’re in deep pain. Just ask the question: is there anything I can do for you? » Il déclare que l’on accompagne mieux la personne en deuil lorsqu’on la laisse dire ce qu’elle ressent et ce dont elle a besoin : « Just ask, can I do something for you? Maybe I can do your dishes. (Demande-moi simplement : est-ce que je peux faire quelque chose pour toi? Je peux peut-être faire ta vaisselle?) » C’est cela qui est utile, selon son expérience personnelle : « That was good enough for me. (C’était suffisant pour moi.) »

Une participante inuk a souligné pour sa part l’importance de maintenir des liens et des contacts humains à long terme, et pas seulement dans les jours qui suivent un décès. Elle se souvient qu’au lendemain du décès de son frère, sa communauté s’était occupée de ses enfants : « All the help came in : all my friends came in, our family friends came in, social workers came in, everybody came in. But I was numb for a good month[8]. » Cependant, lorsqu’elle a été prête à ressentir et à vivre la douleur liée à son deuil, elle s’est retrouvée seule : « When I was grieving, the extra help that had already come, they were gone. (Quand j’ai fait face à mon deuil, l’aide déjà reçue n’était plus là, tous étaient partis.) »

L’importance d’un soutien continu a également été soulignée par une pasteure qui a remarqué que les personnes se retrouvent « bloquées » dans leur deuil lorsqu’elles ne bénéficient pas d’un soutien à long terme. Selon elle, cet isolement « can build up certain types of either anger or resentment or frustration (peut développer certains types de colère, de ressentiment ou de frustration) ». Bien que nous n’ayons pas approfondi cette question, il est important de noter que les enfants sont guidés dans leur deuil par la façon dont les parents et la communauté ressentent et vivent leur propre deuil.

Le mentorat

Une conseillère inuk a souligné l’importance du mentorat pour les jeunes en deuil, en mettant l’accent sur leurs besoins physiques. Elle a notamment signalé comment les jeunes peuvent apprendre à prendre soin d’eux-mêmes lorsque leurs parents ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins fondamentaux, en raison de leur propre chagrin. Le mentorat peut être aussi simple que d’enseigner comment faire bouillir un oeuf ou préparer un gruau. Ainsi, une enseignante a raconté comment elle a invité ses élèves à l’accompagner dans la préparation d’un repas destiné à une famille en deuil. Cette expérience illustre comment le mentorat permet de transmettre des stratégies que les jeunes peuvent ensuite appliquer dans leurs propres expériences de deuil.

Les Inuit qui agissent comme des mentors et qui racontent en inuktitut les expériences de deuil qu’ils ont vécues pendant leur jeunesse communiquent avec les jeunes d’une manière qui est inaccessible aux non-Inuit. En parlant de sa douleur d’avoir perdu un fils et une soeur par suicide, un conseiller inuk a déclaré : « Until you personally go through it, you don't understand it (Tant que vous ne l’avez pas vécu personnellement, vous ne le comprenez pas) ». Au moment où nous l’avons rencontré, il avait récemment parlé à de jeunes garçons en difficulté, à qui l’on avait appris à réprimer leurs émotions. L’un de ses messages clés sur la façon de vivre le deuil est le suivant : « People are telling us:“Be strong”. I don’t want to be strong. It’s not time for me to be strong. (Les gens nous disent : Soyez forts”, je ne veux pas être fort. Ce n’est pas le moment pour moi d’être fort.) » Il décrit les Inuit comme étant « a sponge, and we take everything in, and not let it out (une éponge, et nous prenons tout et ne le laissons pas sortir) ». Selon lui, il est essentiel d’accepter la présence des émotions et la vulnérabilité quand on traverse une période de deuil. Dans la même communauté, deux femmes inuk ont travaillé avec la conseillère scolaire pour organiser une discussion avec les étudiants sur leurs propres expériences de deuil et sur ce qui les avait aidées durant ce processus. Elles ont ensuite animé un échange, également en inuktitut, au cours duquel les jeunes ont pu poser des questions ou parler de leur propre histoire. Selon les organisatrices, les jeunes ont réagi positivement à cette rencontre.

Les activités communautaires

En évoquant les facteurs de protection, une travailleuse sociale a fait référence à une réunion au cours de laquelle elle et ses collègues avaient posé la question suivante : « Mais qu’est-ce qui permettrait aux jeunes de se raccrocher à la vie? » Elle a indiqué que, dans la communauté, il y avait peu d’activités parascolaires organisées après l’école et pendant l’été, ce qui laissait certains enfants, déjà en détresse, livrés à eux-mêmes. Elle a mis en place un programme de planche à roulettes pour les jeunes en difficulté, en partie en raison d’un deuil non résolu. Pour la mise en oeuvre de ce projet, elle a dû collaborer avec la municipalité afin d’aménager un espace adéquat et sécuritaire pour l’activité ainsi que pour soutenir la demande de financement lié au matériel.

L’importance de ces activités a été soulignée par un conseiller inuk. Il recommande de combiner les activités liées au deuil avec des activités menées sur le territoire, comme la chasse ou la pêche. Il nous a expliqué sa position : « There’s a lot of death and grief that are really complicated because there’s sexual abuse mixed with that, and there’s alcohol use and violence mixed with that so the kids they are going to have a lot of mixed feelings about the grieving[9]. » En ce sens, afin de ne pas surcharger les jeunes avec des interventions basées uniquement sur des discussions verbales à propos de leurs émotions, il propose : « I would not just focus on grieving... if you are doing something more traditional and connecting again to the land, connecting to the activity… [the kids will also] connect to everything that they are going through[10]. » Selon lui, il n’y a que des avantages : « people would actually enjoy [it] as well (les gens l’apprécieraient aussi) ». Son conseil fait écho à une discussion informelle que nous avons eue avec un aîné inuk ayant récemment perdu un petit-fils par suicide. Il nous a expliqué que son seul souhait était de pouvoir disposer des ressources nécessaires pour aller camper avec sa famille pendant un certain temps.

Une conseillère scolaire nous a raconté qu’elle a déjà invité un groupe de jeunes qui étaient endeuillés par la mort d’un camarade de classe à un week-end de camping, d’éducation sur le deuil et de partage. Les documents liés à l’accompagnement du deuil qui ont été utilisés durant ce séjour ont été élaborés grâce à un partage de savoirs avec un partenaire qui intervient dans les écoles, Nurrait-Jeune Karibus[11], un organisme local d’éducation et de développement du leadership chez les jeunes par des activités de plein air. Pour organiser le camp, le transport des élèves, la formation ainsi que les périodes de partage, la conseillère scolaire a dû collaborer avec des partenaires et des guides de la communauté.

Les conseillères scolaires que nous avons rencontrées ont intégré dans leurs pratiques professionnelles l’art et le jeu comme moyens pour intervenir auprès des jeunes en deuil. Elles ont constaté que les jeunes ont de la difficulté à trouver les mots pour s’exprimer. L’art et le jeu leur ont fourni un espace sécuritaire et un moyen de communication alternatif lorsque les mots sont insuffisants ou même inaccessibles. Elles proposent aux jeunes diverses activités ludiques et créatives, telles que la confection de masques et de marionnettes, du dessin et des jeux qui leur permettent d’identifier leurs différentes émotions. L’art est très présent dans la communauté autochtone. Des cours d’art sont offerts à l’école et le perlage ainsi que la couture font partie intégrante de la vie quotidienne de plusieurs jeunes.

Discussion

Notre recherche a permis de mettre en évidence deux grands thèmes. Premièrement, l’approche de soutien lors d’un deuil, basée sur les compétences propres à une culture et sur les besoins physiques, est particulièrement pertinente pour accompagner les jeunes endeuillés en tenant compte des différents stades de leur développement. Deuxièmement, l’approche collaborative pour la prestation des soins et l’accompagnement des personnes en deuil décrite ici correspond aux pratiques existantes fondées sur d’autres études. Cependant, certaines considérations doivent être prises en compte pour assurer le succès de ces collaborations.

Le soutien lors d’un deuil grâce à des initiatives ancrées au territoire et à la culture

Le fait que les Inuit et les non-Inuit se tournent vers l’art et les activités menées dans le territoire pour accompagner les jeunes en deuil suggère que ces pratiques, qui ont toujours fait partie de la culture inuit, sont toujours pertinentes. D’ailleurs, les personnes ayant participé à cette recherche recommandent que les pratiques impliquant des activités menées dans le territoire soient intégrées dans les initiatives de soutien lors d’un deuil.

Milligan (2019) a effectué une revue de littérature de type étude de la portée, portant sur les programmes de guérison autochtones land-based (ancrés au territoire). Cette étude a été effectuée pour le groupe d’aide à la recherche Hotıìts’eeda et pour la NWT Recreation and Parks Association dans les Territoires du Nord-Ouest. Elle a permis d’identifier des initiatives qui sont caractérisées par leur ancrage dans le territoire. Au Canada, ces programmes sont fondés sur la culture, la spiritualité autochtone et les relations entre les personnes et avec la communauté (p. 16). Le rapport décrit les éléments qui caractérisent un programme de guérison autochtone ancré dans le territoire, notamment ceux retenus par Jennifer Metisse Redvers, de l’Université de Calgary : « a land-based healing program is defined by three main elements: Indigenous healing practices; health and wellness teachings connected to the land; and recognition of the land as necessary for personal and intergenerational healing[12]. » (Redvers, cité dans Milligan, 2019, p. 14) Le rapport insiste également sur l’approche à double perspective pour soutenir la mise en oeuvre et l’évaluation de programmes qui privilégient les approches autochtones, qui sont axées sur les communautés et qui s’appuient sur les forces de leurs membres (p. 17).

Plusieurs recherches, dont celle publiée en 2012 par la Fondation autochtone de guérison[13], montrent que, dans les communautés autochtones, la créativité, la culture et les pratiques de guérison ont toujours été interreliées. La recherche d’Archibald et Dewar (2010), comprenant un sondage, des entretiens avec les responsables des programmes de guérison dans les communautés Inuit, Métis et des Premières Nations du Canada ainsi qu’une étude de cas effectuée lors d’un atelier d’art thérapie pour les personnes endeuillées, a permis de constater que, lorsque les communautés ont le choix, elles vont inévitablement inclure différentes formes d’art dans leur programmation. Le perlage, la couture, la sculpture, les arts visuels, la réalisation de films, l’écriture, la musique et la narration orale sont quelques-unes des formes d’art auxquelles les Inuit ont recours. Ces programmes ont un impact positif sur les liens d’attachement et favorisent la reconnexion à une identité culturelle et spirituelle, notamment pour les personnes qui ont subi un traumatisme (Sunderland et al., 2023).

Un programme régional géré par les Inuit et financé par les services de santé, Nunami, offre du financement aux communautés qui souhaitent implanter des activités culturelles et artistiques (comme le perlage et la sculpture) ainsi que des activités dans le territoire (comme des voyages de camping ou de pêche). De plus, le programme fournit un soutien pour la préparation des demandes de financement et pour l’organisation des activités.

Les collaborations et les obstacles

Les résultats de notre recherche indiquent que la collaboration entre les Inuit et les non-Inuit est la clé de la prestation des soins lors d’un deuil. Cette collaboration doit être fondée sur le principe de l’autodétermination, qui s’appuie sur les forces de la famille et de la communauté, met de l’avant les connaissances et les compétences apportées par les Inuit à un projet et favorise le partage des connaissances entre Inuit et non-Inuit (Fraser et al., 2016, 2021). Pour développer ces collaborations, certains obstacles doivent d’abord être surmontés.

C’est un processus qui requiert un certain temps; le développement de relations ancrées dans la confiance et l’équité doit aussi être priorisé. L’acquisition de connaissances interculturelles peut être « déstabilisante, voire dérangeante » (Johnson-Lafleur, Nadeau et Rousseau, 2022), car les valeurs personnelles sont remises en question et les identités sont contestées. En ce sens, comment pourrions-nous mieux outiller les personnes qui vont au Nunavik, en plus des trois jours (parfois moins) de préparation qui sont déjà offerts?

En ce qui concerne les formations, il n’y a pas d’établissements postsecondaires au Nunavik. Le Cégep Marie-Victorin et l’Université McGill offrent des programmes en travail social, relation d’aide, ressources humaines et administration. Des cours sont offerts en ligne ou sur place. Parmi les personnes qui ont reçu une formation en intervention, certaines y ont eu accès en déménageant temporairement dans le Sud ou dans le contexte de leur milieu de travail. De telles possibilités ne sont pas à la portée de tous les membres de la communauté. En ce moment, les personnes qui n’ont pas de diplôme en intervention sont dirigées par des personnes en possédant un, et qui sont, pour la plupart, des non-Inuit.

Dans certains cas, l’expertise des Inuit est gravement sous-estimée et méconnue par les services d’éducation et de santé, malgré les efforts croissants pour remédier à cette situation. Par exemple, la plupart du temps, ce sont des personnes non inuit qui portent des titres dits « professionnels » alors que les Inuit sont considérés comme des « aidants ». Lorsqu’une personne en deuil parle de suicide et qu’il faut évaluer le niveau de risque en cause, un non-Inuit diplômé qui travaille au Nunavik peut agir avec autorité en s’appuyant sur les lois du Québec alors que l’intervenante inuk ne participe que rarement aux évaluations de risque et aux décisions liées aux interventions. Finalement, d’après les personnes consultées, l’absence de reconnaissance institutionnelle, de ressources et de soutien psychologique limite la capacité des intervenants, tant les Inuit que les non-Inuit, à répondre adéquatement à la détresse des jeunes, ce qui entraîne une fatigue profonde. D’ailleurs, ce phénomène a été largement documenté chez les non-Inuit travaillant en santé mentale au Nunavut, un territoire inuit voisin du Nunavik, qui partage les mêmes enjeux (Roberts et al., 2022). La mise en place d’un filet de sécurité, dans lequel le mentorat, l’intervention et la supervision fournis par des Inuit et des non-Inuit sont à la disposition des partenaires qui s’engagent dans une collaboration, pourrait réduire les risques d’épuisement professionnel.

Notre recherche met en lumière les défis auxquels sont confrontés les Inuit et les non-Inuit dans la prestation de soins aux jeunes endeuillés du Nunavik, une population touchée de façon disproportionnée par les morts traumatiques. Les personnes qui ont participé à notre recherche ont unanimement exprimé le souhait d’accéder à des formations spécialisées et d’obtenir un soutien accru, soulignant que l’ampleur de la souffrance, combinée aux lacunes dans les connaissances, complique la réponse aux besoins dans les milieux communautaires, les services sociaux et les établissements scolaires. Malgré ces défis, les personnes que nous avons rencontrées ont mis en valeur les actions qu’elles ont mises en place dans leur travail et identifié celles qu’elles souhaitent voir se concrétiser. Des initiatives qui, d’après la littérature sur les pratiques dans d’autres contextes autochtones, sont très prometteuses.