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En Espagne, avec la loi d’amnistie de 1977, l’oubli a été institutionnalisé, mettant fin aux espoirs de satisfaire aux demandes pour juger les crimes du régime franquiste. Cette situation a donné naissance à un mouvement social visant à faire connaître le passé et à raconter l’histoire du point de vue des survivants. Face à l’immobilisme des responsables politiques, ce sont des associations et des écrivains[1] qui se sont chargés de traduire les demandes de réparation morale pour mettre fin au silence considéré comme une mort sociale, la loi ayant écarté la reconnaissance du statut de victime. Le présent article se propose d’analyser trois films : un documentaire (Le silence des autres[2], d’Almudena Carracedo et Robert Bahar, 2018), un drame (Une vie secrète[3] de Jon Garaño, 2019) et un film d’horreur (Malnazidos[4], de Javier Ruiz Caldera et Alberto de Toro, 2020)[5]. L’objectif vise à montrer que la mort a inspiré des innovations tant narratives que mémorielles. Le traitement de l’objet mémoriel et son articulation sur la scène politique permettront d’aborder comment la « capacité relationnelle » (Freitas Gutfreind, 2009, p. 24) du cinéma est à son tour opérante dans le renouvellement de l’image de la mort. En tant qu’art qui se renouvelle au rythme d’évolutions variées en lien étroit avec la conjoncture économique et sociale, le cinéma constitue un support innovant. De fait, les innovations narratives et les modalités esthétiques privilégiées par les réalisateurs seront abordées avant de conclure sur les relations intergénérationnelles entre les (sur)vivants et les morts.

Changement de paradigme mémoriel en Espagne

Contexte historique et législatif de 1977 à 2022

Après la mort du dictateur Franco, en 1975, le gouvernement du centriste Adolfo Suárez fait adopter en 1977 la loi d’amnistie, issue d’un consensus politique visant la réconciliation nationale. Cette loi institutionnalise l’oubli des crimes commis pendant le franquisme et le déni de mémoire de ce passé. Plusieurs décennies après, le mythe de la transition démocratique espagnole pacifique a été mis à mal par un élan porté par divers mouvements sociaux, relayés par un renouveau historiographique sans précédent qui interrogeait les fondements de la démocratie espagnole à la toute fin du 20e siècle[6]. D’abord par des actions isolées, en menant avec leurs propres moyens des exhumations, des collectifs de plus en plus nombreux issus des familles de victimes du franquisme se saisirent du projet de récupération de leur mémoire historique, arguant que la loi d’amnistie avait confondu réconciliation et impunité. L’exhumation très médiatisée des restes de 13 civils républicains assassinés par des phalangistes le 16 octobre 1936, menée à Priaranza del Bierzo (León) en 2000 sous l’impulsion du journaliste Emilio Silva en quête des restes de son grand-père, a mis en lumière l’inaction de l’État concernant les fosses communes et la recherche des disparus. Exhumer[7] constitue une façon pour les Espagnols de se réapproprier leurs morts. Bien que des fouilles aient été effectuées dès la mort du dictateur, l’impact en l’an 2000 est différent et renouvelle le débat sur la question de la justice mémorielle, comme l’explique l’anthropologue Aitzpea Leizaola : « Les exhumations menées depuis l’an 2000 se déroulent avec davantage de distance, soulignant dès lors avec plus d’acuité encore la teneur de l’injustice […] [elles] nous parlent de la nécessité de fermer un cycle, celui du deuil. » (Leizaola, 2007, p. 485).

Les actions se sont multipliées, fédérant un élan social triple sur les plans associatif, judiciaire et législatif, avec la création de la très importante Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) fondée par Emilio Silva et Santiago Macias. Si les conservateurs, menés par J. M. Aznar de 1996 à 2004, n’avaient pas entendu les demandes de justice sociale, la victoire socialiste de J. L. R. Zapatero au lendemain des attentats de Madrid en 2004, a marqué un tournant crucial avec l’adoption en 2007 de la loi sur la mémoire historique − même si elle n’abrogeait pas la loi d’amnistie de 1977 − de même qu’avec la récente loi sur la mémoire démocratique adoptée en octobre 2022. La loi adoptée en 2022 marque une évolution, mais atteste aussi d’une profonde fracture sociale (élan néonationaliste sous l’impulsion du parti Vox) et politique (au Sénat : 128 votes pour, 113 contre et 18 abstentions) au sujet de la gestion étatique de la mémoire, la prise en charge financière des exhumations étant désormais la responsabilité de l’État.

Faire l’histoire de la mémoire : cinéma et rhétorique

Le changement de paradigme mémoriel est allé de pair avec un changement de paradigme dans le cinéma traitant de la période de la guerre civile et du franquisme, notamment avec l’abandon d’une certaine rhétorique du pathétisme (Sánchez-Biosca, 2016; Cerdán de Los Arcos et Labayen, 2016). L’importance du cinéma pour représenter l’histoire, mais aussi la récupération de la mémoire, a été au coeur de débats d’historiens et de sociologues qui examinent comment ce médium reflète une société à un temps donné. Les films portant sur les victimes de la période du franquisme ne représentent pas, en eux-mêmes, quelque chose de nouveau, mais c’est l’ampleur des productions, les approches choisies de même que les contenus qui renouvellent la narration filmique. Les préoccupations sociales ont davantage occupé les projets des cinéastes dans les années 2000, comme en atteste la quantité de réalisations de la période qui proposent un panorama plus varié de points de vue (enfant, femme, taupe, maquisard, organes de répression) et qui font la part belle à la mémoire et à ses traces dans l’espace public.

Cadrage méthodologique

Au cours des dernières années, diverses fictions mais aussi des documentaires ont relayé ces questions et la présente étude propose de s’intéresser à trois d’entre eux afin de les faire dialoguer dans leur projet de mise en images d’une mémoire refoulée. Ces films ont été choisis parce que chacun d’eux, au moyen d’un thème ou d’un personnage, propose un regard sur une expérience de la guerre et de la survivance, sans pour autant faire le récit de la guerre civile opposant républicains et rebelles franquistes. Le silence des autres, un documentaire qui a nécessité six ans de tournage, se centre sur les traumatismes générationnels passés sous silence et sur la quête de justice de plusieurs victimes du franquisme dont la plainte a été présentée et portée par la juge Servini auprès des tribunaux argentins en 2010, à la suite du refus de la Cour suprême espagnole de poursuivre les crimes du régime franquiste. Une vie secrète, par son amplitude narrative allant de 1936 à 1969, réhabilite la figure des taupes, ces républicains qui se sont cachés pendant des décennies par peur des représailles des franquistes, de la délation et de la mort. Enfin, Malnazidos évoque le contexte de la bataille de l’Èbre (de juillet à novembre 1938), mais propose une configuration inédite en obligeant les deux camps, les républicains et les nationaux, à unir leurs forces contre une horde de zombies affamés déployés par les nazis. Notre analyse veut cerner la richesse de ces perspectives par l’éclairage que ces films proposent sur des zones d’ombre de l’histoire, mais aussi parce qu’ils sont le reflet d’une société capable au fil du temps d’aiguiser son regard pour saisir l’invisible. Ce corpus filmique sera le support d’une exploration de la société au sens où l’entend Cristiane Freitas Gutfreind lorsqu’elle décrit l’effet de miroir cinématographique :

[L]e cinéma nous propose à travers ses images ce qu’une société voit d’elle-même, distinguant les non-dits, les interdits qui limitent la perception d’une époque; il révèle tout ce qu’appréhende la sensibilité : les attentes, les peurs, les inquiétudes; il présente diverses interprétations de la société considérée selon une analogie avec le monde sensible; autrement dit, l’image que la société crée d’elle-même (le fictif) mais aussi l’image d’elle-même. […] l’image cinématographique est un support privilégié de mémoire et peut servir à la construction de l’histoire dans ses différentes formes.

Freitas Gutfreind, 2009, p. 24

Notre travail s’appuie sur la théorie d’interprétation filmique de Casetti et di Chio (1990), centrée sur trois caractéristiques du film : la représentation, la narration et la communication. Notre analyse croisera des questions d’ordre narratif et communicationnel. Ces auteurs dégagent trois composantes de la narration qu’ils exposent selon trois niveaux d’analyse distincts : phénoménologique, formel et abstrait. Nous faisons le choix de proposer une analyse à partir d’un seul niveau, à savoir formel, pour dégager plus aisément une typologie des éléments structurant la narration filmique en les saisissant tour à tour comme rôle, fonction et processus narratifs (Casetti et Di Chio, 1990, p. 208). En ce sens, le personnage sera analysé comme rôle, l’action comme fonction et la transformation comme processus. Les travaux en sociologie ne seront pas écartés, notamment ceux de Sorlin pour qui l’élaboration du récit filmique est en soi un support utile à la connaissance historique, indépendamment de la véracité ou non des faits qui y sont présentés. « Le visible est ce qui paraît photographiable et présentable sur les écrans à une époque donnée. » (Sorlin, 1977, p. 69), engageant réalisateurs et spectateurs dans cette lecture de leur réalité. C’est bien cette condition de la (re)présentabilité qui nous occupera. Aussi, les écarts entre la fiction et les faits historiques ne feront pas l’objet de commentaires ici[8].

La mort médiatrice : conflits, pouvoir, esthétique

Affronter la mort et les morts : de l’enfermement réel et figuré

Selon l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, l’usage social qui est fait de la mort « devient l’un des grands révélateurs des sociétés et des civilisations, donc le moyen de leurs questionnements et de leurs critiques » (2010, p. 20). Dans les trois films sélectionnés, quand les protagonistes affrontent la mort, celle-ci se présente sous diverses formes. Dans Une vie secrète, c’est un meurtre isolé (1 h 2 min 33 s) : Higinio tue Rodrigo alors que ce dernier est en train de violer sa femme Rosa. Dans Le silence des autres, les exécutions de masse pendant la guerre et la répression sont montrées au moyen d’images d’archives (4 min 52 s) ou racontées par Chato (37 min 17 s) lorsqu’il explique qu’il vit dans la rue du « boucher de Badajoz » qui avait fait fusiller 4000 personnes dans une arène en 1936. L’incipit de Malnazidos est une autre scène de massacre. La mort est aussi psychique, comme celle d’Higinio qui se terre − et s’enterre vivant, littéralement − dans sa cachette. La mort biologique peut aussi être un simulacre, par exemple dans le cas des nouveaux-nés qui ont été kidnappés et tenus pour morts[9] (Le silence des autres : 18 min 47 s).

Les trois films transcrivent les modalités de l’enfermement, matériel et immatériel, comme conditions de survie et interrogent les effets et les limites de cette solution face aux peurs qui animent tant les témoins entendus dans le documentaire que les personnages des fictions. Dans les deux fictions, l’enfermement est une clé de lecture à la fois spatiale et narrative. Dans Une vie secrète, de nombreux espaces clos apparaissent comme des refuges : le tunnel et le bahut dans la maison d’Higinio sont des cachettes qui ne communiquent pas directement avec l’extérieur. De nombreux plans traduisent le doublement de parois à travers l’ouverture du bahut ou le miroir qui donne sur les barreaux de la fenêtre, parée de voilages qui empêchent d’accéder clairement à la réalité du monde extérieur. Ce voilage agit comme un filtre à travers duquel Higinio parvient à voir passer le cercueil transportant son père et à lui faire ses adieux. De tels plans transmettent au spectateur l’épaisseur de l’angoisse de l’enfermement vécue par le personnage, parfois victime d’hallucinations, pensant être face à Rodrigo qui se hisse de sa sépulture, revenant du monde des morts (2 h 7 min 18 s). Les motifs de la fenêtre, des barreaux, de la lucarne créent une tension et marquent la frontière entre le monde intérieur et le monde extérieur. Les espaces clos comme la maison ou le tunnel apparaissent comme des refuges face aux espaces ouverts tels que le puits, la plaine dans lesquels le contrôle n’est pas assuré, comme si la mort guettait et brouillait les frontières entre espace sécurisé et insécurité. Ainsi, Higinio fait de la mort une compagne de vie, déclarant que ce qui lui tient compagnie dans ce trou, ce sont « les bestioles, les quatre casseroles et la mort » (1 h 47 min 48 s). Alors que peu de films s’étaient intéressés à la figure des taupes du franquisme – citons 30 ans d’obscurité de Manuel Martín en 2011 et Les tournesols aveugles de José Luis Cuerda en 2008–, ce film se centre sur la gestion du traumatisme de l’enfermement en privilégiant les cadrages serrés au plus proche du point de vue des protagonistes. Dans Malnazidos, les franquistes et les républicains se trouvent plutôt enfermés ensemble lorsqu’ils doivent se réfugier dans une maison pour fuir l’invasion des zombies. Il s’agit là de ce que Pinto appelle une « spatialité critique » (2014, p. 722), dans le cinéma de zombies. Cette scène renouvelle la perception du conflit entre les deux camps, qui sont animés par la même angoisse de mourir et visés par le même ennemi mortifère. Cette « spatialité critique » nous invite à considérer cette scène comme créatrice d’un imaginaire spatial inclusif.

Ces films exposent plusieurs situations liées à l’angoisse de la disparition et posent en creux la question de l’enfermement dans une sépulture psychique. L’enfermement psychologique des victimes qui se sont retranchées d’un certain droit à la parole parce que la loi leur a imposé le silence est mis en images dans Le silence des autres, qui entend briser ce silence. Quand il s’agit des disparus de la guerre, un corps disparu est-il pour autant un corps mort? Un bouquet de fleurs au hasard d’un bord de route est-il un mémorial anonyme? Le mirador de la mémoire de Francisco Cedilla, dans la vallée de Jerte en Espagne, qui figure sur l’affiche du film Le silence des autres, a été criblé de balles peu de temps après son inauguration en 2009. L’enfermement provoque des altérations identitaires chez certains personnages. Par exemple, dans Une vie secrète, Higinio et Rosa ne se comprennent plus quand ils parlent et l’enfermement d’Higinio compromet leur relation. C’est aussi l’angoisse de l’enfermement dans une situation devenue impossible qui s’exprime dans Malnazidos, quand un des personnages s’inquiète de voir se relever un homme abattu et en conclut que les morts ne meurent pas.

Le documentaire ainsi que les deux fictions commencent et finissent en montrant le même espace ou objet. Dans Le silence des autres, ce sont des plans du mémorial de la mémoire qui encadrent le film; dans Une vie secrète, l’espace de la place publique, que nous ne pouvons nous empêcher de lier à l’espace de la délation, ouvre et conclut le film. Dans Malnazidos, le film commence et se termine par des scènes de massacres. Ainsi, chaque film porte la marque de l’enfermement dans sa structure narrative, un retour du même qui a bien quelque chose de tragique.

Renouveler des stéréotypes par la résistance face à la mort, face à l’oubli

Les trois films interrogent aussi l’enfermement propre aux stéréotypes liés au traitement des conflits. Dans l’univers filmique, le conflit occupe une place centrale dans la construction dramatique et Linda Seger (2015) en a dressé une typologie, avec cinq types de conflits : interne, de relation, social, de situation et cosmique. Les protagonistes des deux fictions et les témoins qui s’expriment dans le documentaire doivent faire face à divers conflits et ils agissent en invoquant diverses motivations. Ils sont le moteur des actions qui se déroulent dans le temps et dans l’espace du récit filmique. Lorsqu’ils sont confrontés à la mort, ils sont à l’origine d’innovations narratives.

Le conflit social marqué par ce que Louis-Vincent Thomas appelle le rapport tortionnaire-torturé « nous renvoie à la dialectique domination-destruction où se conjuguent le pouvoir et la mort » (2010, p. 171). Les deux films de fiction et le documentaire s’intéressent au point de vue du torturé. Dans Une vie secrète, Higinio se terre face à toute la société dont il est rejeté au fur et à mesure que des textes institutionnalisent les injustices. Le besoin de justice sociale s’inscrit dans l’amplitude du récit raconté, qui va de 1936 à 1969. Dans Le silence des autres, les plaignants luttent contre le fantôme du franquisme qui continue à les soumettre à une mort silencieuse parce que l’État espagnol refuse de mettre fin aux injustices sociales et à la torture qui débordent au présent. Prenons l’exemple de Chato qui explique qu’il ne comprend pas que son tortionnaire impuni, le « boucher de Badajoz », puisse vivre à quelques mètres de chez lui. Pour combattre le cliché du passé enterré, qu’il ne faut pas explorer, le documentaire montre des archives exposant la complicité des représentants de diverses institutions. Le cliché des tortures qui ne peuvent être que physiques, largement représentées dans le cinéma du siècle dernier, est remis en question lorsque le documentaire présente des témoignages portant sur leurs conséquences psychiques à long terme et sur la résilience des victimes qui ont dû affronter non seulement les bourreaux de la mémoire sous la dictature franquiste, mais aussi sous la démocratie. Le film remet en question le silence des autres, soit le mythe de la transition pacifique, alors que se succèdent, au moyen d’un montage cut, divers plans montrant les dirigeants politiques de divers partis (Parti populaire et Parti socialiste ouvrier espagnol) de même que le roi Felipe VI, répétant la même idée, à savoir qu’il est inutile de rouvrir de vieilles blessures (21 min 35 s - 22 min 30 s). En adoptant le point de vue du torturé, c’est aussi le cliché de la victime silencieuse, humiliée et isolée qui tombe par la mise en images de la construction d’un réseau de solidarité universelle. Le décompte des morts se fait parallèlement à l’augmentation du nombre de plaignants du procès intenté en Argentine et le rapport de force s’inverse à mesure que l’on passe de quelques dizaines de plaignants en 2010 à 235 en septembre 2013 – date à laquelle la Cour émet un premier ordre de détention contre des tortionnaires (Interpol) –, puis à 311 plaignants en janvier 2016.

Les stéréotypes liés à la religion sont aussi mis en cause. Dans Une vie secrète, Higinio s’est caché en apportant sa bible avec lui, mais il demande aussi à sa femme de lui fournir un livre politique interdit, comme pour s’évader face à un double emprisonnement physique et idéologique. Dans Malnazidos, le personnage féminin Matacuras signifie « tueuse de prêtres ». C’est le film qui attaque le plus frontalement l’Église catholique. Le capitaine de brigade Jan se fait le porte-parole d’une société appelée à se rassembler et dénonce le clivage des bons et des mauvais Espagnols au nom d’une certaine pratique religieuse portée par le catholicisme sous le franquisme. Il convient de rappeler que ces films s’inscrivent dans le contexte du recul du catholicisme dans l’Espagne d’aujourd’hui, qui voit son poids institutionnel ne cesser de baisser, notamment en raison des divers scandales qui entachent sa réputation.

Une esthétique de l’entre-deux

Les caractéristiques formelles et narratives des trois films permettent de cerner la façon dont la mise en scène documentaire et fictionnelle témoigne du rapport des Espagnols à la mort et à leurs morts. Plusieurs esthétiques présentent la mort à la fois de façon fantasmatique, grotesque, par l’exagération ou par l’inversion.

Dans Le silence des autres, le montage, par un jeu de contraste et l’ajout d’une photographie créatrice de sens, tend à brouiller les frontières entre morts et vivants, alors que les ombres des géants de pierre du mémorial se confondent avec celles des visiteurs du site, toutes projetées sur le même sol sous lequel gisent des corps anonymes. Dans Une vie secrète, Higinio a aussi peur de son voisin délateur qui, semblable à un fantôme, lui apparaît à travers une fenêtre parée d’un voilage et de barreaux, avec un jeu de lumière qui sert une double lecture (1 h 56 min 5 s) : Higinio est prisonnier de ses démons ainsi que des fantômes du passé, et prisonnier d’un lieu dont les fonctions ne sont plus clairement établies dès lors qu’il enterre le violeur de sa femme dans le même tunnel lui servant de refuge (1 h 6 min 2 s).

Le hors-champ et les non-dits reviennent sous diverses formes pour traduire au présent les effets de la loi d’amnistie. Regarder ailleurs et se taire n’a pas eu raison des morts sans tombe qui reviennent dans le monde des vivants par le jeu de la pensée ou lors des nombreuses exhumations, comme celles montrées dans le documentaire Le silence des autres. Les ossements retrouvés sont des « narrateurs muets » (Desmet, 2015) en attente de leur interprétation par les vivants. Faire parler les morts, c’est bien de cela qu’il est question. Malnazidos développe ce thème à outrance avec les morts-vivants : « le zombie lui, peut être interprété comme un archétype symbolisant le fameux “retour du refoulé” repéré par Freud » (Donneaud, 2011, p. 112). Malnazidos serait alors symptomatique d’un des trois types de fantasmes qui peuvent éclairer les rapports que la société actuelle entretient avec ses morts, à savoir : « le retour quasi obsessionnel des morts qui est la contrepartie de l’éviction de la mort et du rejet des morts » (Thomas, 2010, p. 50).

Le registre fantastique n’est pas nouveau dans le cinéma espagnol portant sur la guerre d’Espagne, – nous pensons au Labyrinthe de pan de Guillermo Del Toro en 2006 –, mais il faut prendre en compte ici le contexte du retour des morts sur les écrans qui s’inscrit aussi dans un circuit économique porté par la pop culture. C’est ce qui a permis cette approche radicalement nouvelle de la mort-spectacle appliquée à cette période de l’histoire de l’Espagne. Malnazidos répond à ces critères, et l’adaptation du roman de 2012 de Manuel Martín, Noche de difuntos del 38 s’inscrit dans la foulée du succès de la série Walking Dead qui a largement démocratisé le sujet des zombies ces dernières années. Le film interpelle le spectateur par son format fantastique particulier pour qu’il s’interroge dans le monde réel sur ce que ces revenants disent des morts. Ainsi est-il possible de parler d’esthétique corrective appliquée à la mémoire[10] : le retour des morts vient corriger un défaut de mémoire. Par ailleurs, l’impossibilité pour le couple formé par la républicaine Matacuras et le rebelle Jan d’être réuni à la fin du film n’est pas liée aux zombies, qui ont disparu grâce à une explosion miraculeuse dont tous deux sont ressortis indemnes. Chacun doit repartir dans son camp, républicain ou nationaliste, confirmant ainsi la victoire d’un certain manichéisme. La fin invite à conclure sur les raisons de l’affirmation de ce clivage et sur le vrai danger auquel sont confrontés les êtres humains, à savoir eux-mêmes, et cela réside dans le désir de survivance, quel que soit le camp auquel ils appartiennent. La figure du zombie reflète les « craintes et les angoisses de la période historique dont elle est le produit » (Donneaud, 2011, p. 113), en symbolisant le conflit entre deux mondes séparés par une frontière poreuse.

Innovations narratives et mémorielles

(Re)voir les lieux de mémoire : la narrativité de la terre

Dès le début de la guerre, le camp insurgé avait mis en place une politique commémorative basée sur un système de propagande qui entendait s’imposer durablement dans le temps et dans l’espace public, empêchant la mémoire de l’Espagne vaincue de s’y fixer. L’architecture était alors un instrument de domination parmi d’autres. On trouve un autre exemple qui illustre le poids de la domination des vainqueurs sur les vaincus dans les noms de rues honorant ceux qui ont permis la victoire de Franco. Ces traces, souvent devenues invisibles avec le temps parce qu’elles font partie intégrante du paysage sans que les habitants prennent conscience de leur signification historique, n’en restent pas moins importantes. Elles représentent une forme de contrôle qui pèse sur l’identité des habitants et des morts, ainsi que sur l’espace où ils reposent : les morts vainqueurs sont dans les villes et les morts anonymes en sont loin. Cette situation a contribué à alimenter la peur et à prolonger le silence jusqu’à aujourd’hui. Rendre visibles ces traces des vainqueurs et les remplacer par de nouvelles plaques en hommage aux victimes sont des actions permettant de sortir de « l’horreur qu’inspire l’ossuaire collectif, la fosse commune qui symbolise le définitif anonyme » (Thomas, 2010, p. 44), de réhabiliter la mémoire des victimes de la dictature et de recouvrer une identité bafouée. Les films se font le relais de cette problématique. Le documentaire Le silence des autres aborde la question à l’échelle de la microhistoire. Ainsi, nous suivons María Martín dans sa quête pour retrouver les restes de son père, victime de la dictature franquiste. Les effets du silence imposé durant des décennies sont presque palpables quand elle chuchote et explique pourquoi elle se recueille au bord d’une route qui n’a en rien les traits d’un monument commémoratif. Les témoins qui interviennent sont des guides de lecture de l’espace géographique qu’il faut « faire parler » et ils réactivent la mémoire d’autres victimes. Chato rappelle le massacre des 4000 personnes fusillées et María de las Mercedes Bueno s’exprime au nom des mères à qui on a volé leur enfant. Dans Une vie secrète, Higinio, terré dans son tunnel, construit de l’intérieur la mémoire des taupes du franquisme. Ce film met d’ailleurs en exergue, dans son douzième intertitre, « desenterrar », la relation entre mémoire, justice, silence et terre : « 1. Exhumer, faire sortir ce qui est sous la terre. 2. Rappeler à la mémoire ce qui a été oublié et enfoui dans le silence. » Emilio Silva, l’un des fondateurs de l’Association pour la récupération de la mémoire historique, avait mis en évidence cette symbolique forte en déclarant à la chaîne Radiotelevisión Española (RTVE) que la terre a sa propre mémoire (Reportage de RNE, 2020).

Dans les trois films, la terre est un motif visuel récurrent. Plusieurs scènes marquent un retour à la terre et permettent de comprendre comment ces représentations de l’espace liées à la mémoire éclairent le rapport à l’histoire et à la mort : exhumations et enterrement dans Le silence des autres; tunnel servant de refuge et de sépulture dans Une vie secrète; plaines silencieuses dans Le silence des autres; plaines envahies par le retour des morts-vivants dans Malnazidos. Les cinéastes tirent profit du potentiel scénographique et narratif de la terre comme motif visuel au moyen de plans larges et le cinéma comme art contemplatif invite à observer le paysage comme s’il s’agissait d’un autre personnage. Le film Malnazidos rompt cependant avec une certaine tradition du genre en remplaçant son territoire de prédilection, l’espace urbain, par des étendues vierges, de vastes campagnes dont le calme n’est perturbé que par les cris de zombies lointains, alors que le silence fait loi dans les mêmes plaines dans le documentaire Le silence des autres. L’absence de la ville dans Malnazidos peut être considérée comme une manière de réaffirmer la présence de la terre et de ses morts. Le recours à ce motif pour servir des effets narratifs et expliciter la façon dont les victimes et leur mémoire sont représentées dans l’espace est une particularité qui se retrouve dans les trois films.

Dépasser l’intensité tragique de la mort

Les trois films fuient le pathos. Pour transcrire la construction d’une mémoire de la mort intergénérationnelle, ils adoptent différents registres, sans que le choix formel empêche de dépasser l’intensité tragique de la mort pour construire cette mémoire. Divers personnages sont confrontés à l’expérience de la mort, mais il est possible de maintenir une distance critique qui permet de construire une mémoire qui ne soit pas simplement une expression des émotions personnelles. Le silence des autres, par exemple, ne montre que très peu de scènes exposant la tristesse des survivants. Le documentaire souligne davantage l’organisation d’une lutte et d’un réseau de victimes, et il suit l’évolution du nombre de témoins entendus lors du procès argentin. Le film montre aussi l’enterrement de María Martín, une enfant de la dictature, à proximité d’un lieu d’exhumation, mettant ainsi en scène deux logiques opposées. Il montre ainsi la prise en charge par la collectivité locale de sa mémoire, ce qui favorise un deuil collectif. Enfin, dans Malnazidos, les deux camps peuvent être victimes du même virus et revenir du monde des morts, mettant ainsi en images le fait que la mémoire apaisée est l’affaire de tous les Espagnols.

Dans Malnazidos, le comique burlesque sert par ailleurs à dépasser la vision tragique de la mort. Le roman de Manuel Martin, dont le film est tiré, n’était pourtant pas basé sur le comique. L’accumulation des scènes de violence dans lesquelles l’un ou l’autre camp perd un de ses membres mordu par un zombie transforme la mort en un fait banal. La technique de l’amplification, pour exagérer les scènes de mort et de violence, les rend plus ridicules que tragiques par la distance que crée le recours au grotesque et à l’absurde. Prenons l’exemple du jeune Decruz, qui veut protéger les religieuses qui cuisinent des feuilletés succulents et qui se sacrifie à la fin du film, après avoir été mordu, pour faciliter l’entrée de ses troupes dans le camp nazi. Un autre personnage qui se sacrifie est justement une religieuse, Soeur Fleur, qui tue à son tour les zombies menaçants. Le principe de l’inversion carnavalesque amoindrit le tragique. Nous le retrouvons aussi dans Une vie secrète, quand Higinio, en héros, utilise les instruments de couture de sa femme comme arme pour tuer le violeur de Rosa (Ducellier, 2020, p. 114).

Le cinéma est un art de la mémoire. Tant le dispositif que le langage cinématographique peuvent transcrire l’acte de remémoration dans la structure narrative, à travers les personnages, mais également à travers les flashbacks qui peuvent être marqués différemment d’un point de vue narratif. Dans le documentaire Le silence des autres, la mémoire peut être véhiculée par le témoignage de celui qui se souvient et également, de façon plus explicite, par le recours aux archives. L’effet documentaire des images d’archives est largement dépassé à mesure que s’élabore une sorte de nouvel album photographique d’une mémoire empêchée : mémoire des victimes républicaines; mémoire des femmes; mémoire de l’image. Ainsi les archives sont utilisées pour mieux faire parler le présent, et des liens s’établissent entre les époques, mais aussi entre les trois films. D’une part, les photos des victimes sont utilisées pour rappeler les événements traumatisants comme la tonte publique des femmes comme stratégie de torture (18 min 47 s), alors que Rosa dans Une vie secrète revient à la maison rasée, effondrée après avoir été humiliée (31 min 4 s). Il n’existe que trois photographies attestant la tonte des femmes en Espagne, l’une d’elle apparaît dans Le silence des autres et c’est bien le témoignage de María Martín, une enfant de la dictature, qui comble le fossé entre le présent et le parcours de l’horreur dont atteste la photographie. Mais l’archive est aussi le moyen de faire état d’un passé qui ne passe pas en faisant, par exemple, dialoguer les archives d’un salut fasciste de 1976 avec celui de 2016 (Le silence des autres : 30 min 35 s-30 min 39 s). Dans Une vie secrète, grâce à une mise en abîme du regard, la photographie saisit cette fois une fonction mémorielle de soi et une réparation est permise par le cinéma. Higinio, caché, ne peut être présent sur la photo de famille dont il est le spectateur. À la loupe, il scrute les détails de chaque visage et y cherche son reflet qu’il trouve dans le miroir où se reflète le bahut dans lequel il se cache et à partir duquel il observe la vie des autres. Les flashbacks sont également utilisés pour signifier l’entremêlement des temps, un passé qui ne passe toujours pas.

Les trois films se prêtent ainsi à une confrontation des moyens employés dans les deux genres, fiction et non-fiction, pour mettre en images le souvenir et l’angoisse de la disparition définitive après la mort. Le rappel de la présence d’un être cher que permet la photographie peut jouer « un rôle clé dans le maintien d’une présence et d’un lien avec les disparus au lendemain d’épisodes de violence politique, de dictature ou de guerre » (Robin Azevedo, 2020, p. 22). Si le marquage d’une présence antérieure est attesté par la photographie, qu’en est-il lorsqu’il n’y en a pas?

La production cinématographique des dernières années en Espagne témoigne d’un intérêt certain pour l’histoire de la guerre civile et de la dictature franquiste qui a suivi. Bien que tous les films n’aient pas connu le même succès, l’élan mémoriel est bien réel. Nous avons présenté les innovations narratives et mémorielles repérées dans trois de ces films pour montrer comment le cinéma espagnol a su intégrer les avancées en matière de politique mémorielle et citoyenne. Nous avons vu comment la mort est abordée sous divers angles, qu’elle soit sociale, physique ou culturelle. L’esthétique filmique tend à reproduire à chaque fois l’impasse mémorielle que représentent ces corps sans tombe. La figure de l’enfermement, qui traverse les deux fictions et le documentaire, est chargée de significations, car elle montre les effets d’une altération de l’identité à l’échelle de la nation. En quelque sorte, c’est par un deuil national que les Espagnols en arriveront à se rassembler autour de la question d’une identité à construire, à définir. Du point de vue narratif, l’élargissement du récit ne propose pas une juxtaposition d’expériences, mais nourrit plutôt un discours de l’entre-deux par un retour de la mémoire sur la scène publique et politique, symbolisé par un retour de ses morts – retour dont Malnazidos fournit une représentation paroxystique. La relecture des stéréotypes renverse la priorité longtemps donnée aux vainqueurs, et met en avant la parole et l’expérience des témoins victimes ainsi que le partage d’une expérience personnelle et affective du franquisme (être enfant de la dictature comme María Martín; être une taupe du franquisme comme Higinio). Le retour des morts laissés trop longtemps à l’abandon (Malnazidos; Le silence des autres) appelle au devoir de mémoire, interroge le spectateur sur sa propre connaissance d’une géographie sociale et culturelle et met en question sa capacité à voir et à revoir, à travers les lieux de mémoire, l’écriture de la sienne.