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Le contexte espagnol est sans nul doute celui d’un rapport troublé à la mémoire de la dictature franquiste. La période comprise entre le coup d’État de 1936 et le vote de la Constitution démocratique en 1978 – qui comprend, donc, à la fois la guerre civile, la dictature et le processus de Transition – est source de débats politiques et historiographiques intenses (Baby, 2015; Aguilar, 1996). Très récemment encore, la promulgation de la Ley de Memoria Democrática en 2022, impulsée par le gouvernement de coalition PSOE-Unidas Podemos, a provoqué de vives réactions dans l’opposition, que ce soit au sein du Partido Popular (PP), parti de droite traditionnel, ou chez VOX, parti d’extrême-droite arrivé sur la scène politique espagnole en 2018. Ces débats féroces s’inscrivent dans la continuité de tensions politiques qui se matérialisent, au début des années 2000, avec l’émergence de mouvements politiques pour la récupération de la mémoire historique[1], initiatives militantes et citoyennes qui visent à rendre justice aux victimes du franquisme, qui n’avaient jusque-là jamais bénéficié d’une quelconque reconnaissance politique de leur statut. En effet, la Transition espagnole a reposé sur un « esprit de réconciliation » et un « pacte d’oubli » (Baby, 2015; Ferrándiz, 2011; Prieto, 2020) ayant organisé une historiographie dominante autour des évènements produits lors de la guerre civile et de la dictature : celle d’une guerre fratricide entre « les deux Espagnes » (Prieto, 2020), héritée directement de la propagande dictatoriale (Ledesma et Rodrigo, 2006).

C’est donc depuis une vingtaine d’années que des associations mémorielles, à l’échelle de tout le territoire de l’État espagnol ou à échelle plus autonomique ou locale, mettent en place des actions visant à contrer cette historiographie qui a d’emblée classifié et distingué les victimes légitimes et les victimes oubliées, entre les « tombés pour Dieu et pour l’Espagne » franquistes et les victimes républicaines (Ferrándiz, 2011). Cette véritable entreprise nécropolitique du régime (ibid.) n’a pas permis la création d’un processus de justice transitionnelle en tant que telle, conçue autour du triptyque Vérité-Justice-Réparation (Baby, 2013). Dès lors, ladite « récupération de la mémoire », comme la formulent les associations, se réfère donc à un travail de recherche scientifique et citoyen des données permettant de retrouver les personnes ayant subi la répression franquiste. Elle consiste également en un changement du récit narratif autour de la Seconde République, du coup d’État de 1936, de la guerre civile, de la dictature et du processus de Transition démocratique. Nous touchons ici aux fondements de l’État espagnol tel qu’il est construit aujourd’hui, ce qui entraîne alors des implications profondes et multiples sur la remise en cause de la structure étatique, de la centralisation de l’État ou des identités espagnoles, entre autres choses. Ce changement de narratif permet à la gauche espagnole de revendiquer une filiation directe avec la Seconde République, assimilée par l’historiographie franquiste à une période chaotique et anarchique (Baby, 2015) et, surtout, avec le gouvernement de Front Populaire de 1936, ce même gouvernement auquel le coup d’État militaire coupe les ailes. Afin de revendiquer cette filiation, les associations mémorielles, en parallèle avec les travaux d’historiens et d’historiennes, effectuent ce travail colossal d’identification, de recherche documentaire, d’interviews avec les témoins directs de l’époque, pour tenter de recomposer un paysage historique et une trame narrative que peu de personnes avaient jusque-là voulu tisser.

C’est avec ces associations mémorielles et en faisant appel à une méthodologie ethnographique d’observation participante, que prend place ma recherche. Je m’ancre en Galice, communauté autonome située au Nord-Ouest du territoire péninsulaire, qui est à la fois un des bastions de la droite espagnole (le Partido Popular) depuis la Transition, mais aussi le berceau d’un des nationalismes périphériques du territoire espagnol avec une langue (le gallego) et un mouvement politique nationaliste (le Bloque Nacionalista Galego) aujourd’hui première force d’opposition à la droite majoritaire au parlement galicien. Dans ce texte, je propose d’analyser l’utilisation d’un média en particulier dans ces militantismes pour la mémoire (Hourcade, 2015) : les photographies de victimes du franquisme. À travers deux cas ethnographiques, il sera question des différents usages sociaux de ces photographies, dans un contexte de lutte politique. En pensant la manière dont ces portraits sont mobilisés, transmis, diffusés et sur la charge émotionnelle que la mort des personnes représentées provoque, je souhaite donner à voir les stratégies mémorielles des associations, et ce qu’elles viennent révéler des tensions toujours présentes au sein de la société espagnole.

Deux lieux ethnographiques : Le Pazo de Meirás et la maison de Lucía

Les cas ethnographiques que j’expose ici sont issus d’une recherche menée en 2021 et en 2022, portant sur deux contextes et deux luttes singulières mais où l’utilisation des photographies, particulièrement des portraits, est un élément symbolique important. Lors de ces terrains ethnographiques, l’observation participante permet, par le temps long et l’intégration dans le groupe social des acteurs et actrices de terrain de donner à voir une compréhension fine d’enjeux micro, qui reflètent eux-mêmes les enjeux macro qui les traversent.

La manifestation pour la récupération du Pazo de Meirás

Le premier cas relève de l’ethnographie d’un mouvement social, celui qui se forme progressivement et culmine en 2021 autour de la récupération du Pazo de Meirás. Cet édifice fut la résidence d’été de Franco après sa spoliation en 1938, les autorités de la province de La Corogne lui ayant concédé le manoir en sa qualité de chef de l’État. Après la Transition, le Pazo passe aux mains de la famille Franco et de sa Fondation. En 2020, une décision du tribunal de première instance de la province de La Corogne donne l’État espagnol vainqueur dans un procès qui l’oppose à la famille Franco pour le retour du Pazo de Meirás dans le domaine public. Ce procès fait suite à plusieurs années de luttes par les associations mémorialistes de la zone et, notamment, à un travail historiographique considérable visant à prouver que cette propriété avait bien été concédée au Caudillo en sa qualité de chef de l’État et non à titre personnel (Babío Urkidi et Pérez Lorenzo, 2017). L’édifice est un véritable « référent symbolique » (Grandío, 2018) de la personne de Francisco Franco. Son retour dans le domaine public permet d’aborder la difficile question des spoliations et répressions économiques du régime.

Le 19 juin 2021, la décision de justice est appliquée et les portes du Pazo de Meirás sont désormais censées être ouvertes au public, c’est du moins ce qu’on m’avait communiqué. Pour l’occasion, un rassemblement est organisé devant les portes du domaine afin de marquer le fait que « le Pazo appartient au peuple »[2]. Je suis invitée à l'événement par un membre de la Commission pour la Récupération de la Mémoire Historique de la ville voisine, et lorsque j’arrive en bus avec les autres militants et militantes, il y a déjà un grand nombre de personnes devant les portes du domaine. Je reste perplexe. Les portes, qu’on m’avait dit être ouvertes pour pouvoir manifester dans les jardins devant le manoir, sont fermées. C’est le principal sujet de discussion entre les manifestants et les manifestantes. Une militante me dit :

Ils n’ont pas voulu ouvrir car le gouvernement veut montrer que c’est grâce à eux que le Pazo est récupéré, mais c’est faux, c’est grâce à nous, grâce au peuple galicien. La ministre veut rentrer elle-même en premier dans les jardins, avec les gens du PSOE[3]. C’est une question d’image.

Extrait du carnet de terrain, 19 juin 2021

En effet, je comprends au fur et à mesure qu’avance le rassemblement que, bien que la ville eût souhaité l’ouverture des portes en ce jour, c’est dans une semaine, à la date de la venue de la ministre en charge de la mémoire démocratique que les portes pourront être ouvertes. Une rage sourde gronde dans la foule. Plusieurs groupes distincts la composent. Le groupe majoritaire est celui du Bloque Nacionalista Galego (BNG), première force d’opposition au gouvernement galicien actuel. Je comprends vite que la recherche documentaire et la publication du livre ayant été à la base des accusations de spoliation contre la famille Franco ont été codirigés par un de leurs membres ayant affiché une certaine neutralité jusqu’alors. La lutte pour la récupération de Meirás est présente depuis plusieurs années déjà au sein du parti, dont les militants et les militantes portent aujourd’hui une banderole Franquismo nunca máis[4]. D’autres partis politiques sont également présents, comme des membres de Izquierda Unida[5] ou de Podemos[6]. Je ne vois pas de signe de membres du Parti Socialiste. Sont également là, évidemment, les membres de la Commission avec laquelle je suis en contact, composée principalement de personnes dans la cinquantaine ou soixantaine. Je sens que cette Commission est traversée par des tensions politiques partisanes exacerbées par la présence écrasante du BNG dans la foule, mais je ne m’attarderai pas sur cet aspect.

Je porte mon attention sur les pancartes et banderoles que tiennent les manifestants et manifestantes, sur lesquelles figurent les noms et les photos de plusieurs victimes de la répression franquiste, en grande majorité des personnes ayant été assassinées. D’abord, une banderole réclamant la création, à Meirás, d’un musée dédié aux personnes assassinées dans la province. Les noms sont imprimés en colonnes alignées les unes à côté des autres, ce qui a pour effet de souligner le nombre important de victimes. Le but est alors de créer un bloc pour la marche, composé derrière elle de personnes portant des pancartes où ont été imprimées en format A3 des photos-portraits de ces mêmes victimes, avec leur nom écrit en dessous. Les photos proviennent soit des registres officiels, soit directement des familles qui les ont conservées, et ont été compilées par les associations et/ou le projet Nomes e Voces[7]. Ce binôme photo-nom est un élément récurrent des manifestations sur les questions de mémoire des périodes de violence politique. Principalement analysé dans le contexte argentin, le recours aux photos-portraits des personnes disparues lors des manifestations en font des « ressources symboliques essentielles […] qui fonctionnent comme des preuves d’existences humaines interrompues » (Da Silva Catela, 2012, p. 87) ainsi que comme « une évocation constante du moment et de la forme extrême de leur décès » (ibid., p. 90).

Après avoir défilé dans la manifestation et fait le tour du domaine, nous revenons devant les grilles pour les allocutions et les concerts finaux. Lors de sa prise de parole, une actrice galicienne invitée sur la scène s’écrie :

Nous devrions sauter ces grilles, apporter des échelles et aller dans ce jardin. Personne ne devrait nous interdire d’y aller, car le Pazo, c’est chez nous, il appartient au peuple galicien. C’est une honte, une honte.

Extrait du carnet de terrain, 19 juin 2021

Alors que se termine la manifestation par l’hymne national galicien et que la foule se disperse, les militants et les militantes qui n’avaient pas abandonné leurs pancartes vont progressivement les déposer devant les grilles fermées du Pazo (figure 1).

Figure 1

Source : Données ethnographiques, Eléonore Haddioui, 19/06/2021

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Sans chercher ici à déterminer le bien-fondé ou non des revendications militantes exprimées lors de la manifestation, examiner l’utilisation dans ce contexte de ces photos-portraits et des discours qui y sont produits permet de saisir ce que ces images deviennent dans la lutte politique. En effet, l’utilisation des photos et des noms de ces victimes vient ici faire corps, donner un visage à des personnes assassinées par la violence franquiste et pour lesquelles la justice punitive ou symbolique n’a jamais été une possibilité jusqu’à ces dernières années. C’est aussi « révéler publiquement les émotions et sentiments […] comme manière d’informer de l’existence de la perte dans chaque acte d’évocation à travers la photographie » (Da Silva Catela, 2012, p. 84). Car, ce sont immédiatement les vies qui sont évoquées derrière les visages, les familles qui ont perdu ces proches qui ont eux aussi été pères, mères, enfants, maris, etc. Le ressort de l’émotion suscitée par ces photographies se situe dans les existences qui la transcendent, et chacun, chacune peut s’imaginer l’horreur de la mort violente et des décennies de vie sans obtenir réparation.

Choisir de déposer ces pancartes contre les grilles fermées du Pazo de Meirás à la fin de la manifestation n’est donc évidemment pas sans signification, et ce, pour deux raisons. Premièrement, le Pazo représente pour les associations mémorielles un exemple clair de l’impunité du régime franquiste et de son héritage, une impunité mise en évidence par plusieurs chercheurs (Ferrándiz, 2010; Miguez Macho, 2013). Le passage de l’édifice au moment de la Transition, directement aux héritiers de Franco et à leur Fondation, suppose que la question de la spoliation dictatoriale n’ait pas été interrogée à l’époque, encore moins les éventuelles compensations financières. Laisser les photographies sur les grilles permet d’indiquer qu’en attendant plus de quarante ans avant de permettre le retour du Pazo au domaine public, l’État s’est placé dans la continuité de celui qui l’a précédé et qui a nié l’existence des victimes après avoir provoqué leur mort. Deuxièmement, dans le contexte galicien, et pour une grande partie des manifestants présents, ce même État, bien qu’ayant rendu une décision de justice dans la lignée de leurs revendications, est celui qui en ce jour leur refuse l’accès au monument. Perçu comme centraliste, l’État espagnol est ici analysé par les nationalistes galiciens comme leur enlevant l’objet d’une lutte galicienne, exploitant leur travail pour finir par se l’approprier au niveau espagnol. Les victimes représentées prennent alors la dimension de victimes de la nation galicienne, auxquelles l’État espagnol devrait rendre justice.

La maison de Lucía

Un autre épisode des recherches de terrain est particulièrement parlant sur les questions d’images, de mémoire et de mort. Sur la côte galicienne existe une association dédiée à la mémoire historique dirigée par une militante, Lucía, qui publie chaque jour sur Facebook et sur leur blogue une photo du passé de la ville. Lucía, aujourd’hui âgée de 70 ans, est militante communiste depuis sa jeunesse et elle a milité dans ce parti à la fin de la dictature. Véritable « entrepreneuse de mémoire » (Prudor, 2017) depuis maintenant une trentaine d’années, elle est un personnage central dans sa ville et dans le paysage mémoriel en Galice. Lors d’une de nos premières rencontres, je manifeste à Lucía mon intérêt pour les documents et les photos qu’elle garde précieusement dans l’ordinateur de son foyer. Ensemble, nous passons en revue les photos durant plusieurs heures. Elle me parle de chacune d’elles, de l’histoire des personnes qui y sont représentées, me déroule le fil de ces existences qu’elle a souvent retracé elle-même à partir des archives, les témoignages des familles qu’elle a retrouvées ou les récits d’autres témoins de l’époque.

Parmi les histoires qu’elle raconte, il y a celle de Josefa, qu’elle me montre en photo accompagnée de ses deux enfants. Elle a été assassinée en 1937, dans sa maison, après avoir caché un jeune anarchiste dans son grenier pendant plusieurs jours. Ses deux enfants de six et huit ans s’exileront avec leur père en France dans les années suivantes. Elle me dit :

Josefa, c’était une femme de la classe laborieuse. Elle décide, par bonté humaine, de cacher un gamin anarchiste dans son grenier, et on finit par le découvrir. Des voisins, certainement. Alors les fascistes rentrent chez elle un matin, par chance les enfants ne sont pas là, et ils ne trouvent personne. Ils finissent par tirer dans le plafond vers le grenier, en pensant viser l’anarchiste ou elle, je ne sais pas. On l’y retrouve morte quelques heures plus tard. Ils ne l’ont même pas vue.

Extrait d’entretien, 14 mai 2022

Il y a aussi l’histoire de Manolo, conseiller communal de la ville, retrouvé mort quelques jours après le coup d’État en 1936, avec quatre autres corps le long de la plage. C’est sa grand-mère qui le découvre. Sa petite nièce a gardé la photo de tous les membres de sa famille assassinés par les franquistes. « Quel regard magnifique il a ! Et dire qu’on le lui a volé pour toujours », me dit Lucía. Il apparaît en costume sur une photo d’identité, être en début de trentaine. Il ne regarde pas l’objectif, semble diriger ses yeux vers son avenir, et nous savons en examinant cette photo qu’il n’en aura pas.

L’ordinateur de Lucía regorge de ces centaines, de ces milliers de photos qu’elle a compilées au fil des années :

La majorité vient d’un photographe de la ville qui nous a laissé toutes ces photos avant de mourir. Il y en a des milliers, seule une petite partie a été numérisée. D’autres photos viennent de la presse de l’époque, mais également des familles ou des voisins auxquels je demande toujours de numériser leurs photos

Extrait d’entretien, 14 mai 2022

Sa maison elle-même est une archive photographique en soi : les photos sont partout, dans les cadres sur les meubles, sur les murs, des photos de sa famille, mais ce sont également des personnes qui l’ont touchée, des histoires les plus importantes pour elle qu’elle me répète souvent, en oubliant ou pas qu’elle me les a déjà racontées. Ces instants avec Lucía sont des instants intimes et politiques, où nous vivons ensemble les émotions provoquées par sa mise en récit. L’espace domestique, historiquement associé aux femmes (Segalen, 1995), est en effet particulièrement propice au partage de ces histoires. Comme le dit Andrés, « ce sont les femmes qui ont traditionnellement ordonné l’économie du regard dans la maison, ce sont elles les curatrices de l’espace domestique » (2020, p.167), et c’est en cette qualité que Lucía décide de me donner à voir certaines photographies plutôt que d’autres, qu’elle met en vue celles qui sont les plus importantes pour elle au sein de son espace domestique, et qu’elle me raconte les histoires qui les accompagnent. Les photographies sont donc à comprendre dans leur véritable « vie sociale » (Bonnot, 2015), c’est-à-dire comme des objets qui se transmettent, parlent pour eux-mêmes et acquièrent des signifiants différenciés en fonction de leur usage. Ici, les photographies sont un support à la narration d’histoires longtemps considérées comme honteuses, secrètes, et entourées de peur et de silence. Dans le cas des photos de victimes du franquisme, « pour maintenir [les] piliers [de la mémoire du groupe] sur pied, il faut cacher et occulter le passé en dissimulant ce qui est arrivé. C’est-à-dire, il faut essayer de rompre avec une quelconque continuité avec le disparu pour éviter, dans le même geste, la continuité de la violence subie » (Andrés, 2021, p. 5). C’est ainsi que ces photos sont longtemps restées cachées dans les familles, ou ont été dissociées de leur histoire. Elles arrivent aujourd’hui jusqu’à l’ordinateur familial de Lucía, qui se fait un point d’honneur à reconnecter l’existence vécue de la personne représentée, la photographie et son origine, et qui mène une lutte politique pour que justice soit rendue aux victimes du franquisme.

Ce rôle d’entrepreneuse de mémoire qu’endosse Lucía est donc celui d’une « actrice professionnalisée » et de « gardienne de la vérité » (Pollack, 1993 dans Hourcade, 2015) où « la mémoire ainsi bâtie devient la seule véritablement “juste” dans une perspective qui s’efforce de faire correspondre justesse (historique) et justice (morale) » (Hourcade, 2015, p. 110). Les photographies sont alors un média particulièrement efficace, puisqu’il permet non seulement d’attester de l’existence réelle des personnes victimes, mais également de provoquer ce déclenchement d’émotions et d’empathie.

Faire circuler les images, faire circuler les mémoires

Comme l’écrit Javier Moreno Andrés, toutes ces photographies ne peuvent en effet « pas se comprendre sans l’héritage, sans le binôme photographie-histoire racontée, sans les pratiques féminines et masculines, privées et publiques » (Andrés, 2021, p. 19) dans lesquelles elles sont inscrites et ont développé leur existence propre, en tant qu’artefact signifiant. Puisque ce texte se centre sur l’utilisation de ces photographies dans un contexte de luttes sociales, j’ajoute qu’elles ne peuvent non plus se comprendre sans un contexte politique de tensions mémorielles et une stratégie politique orientée vers la reconnaissance de la figure victimaire et l’antifascisme.

Claudia Feld, à partir du cas argentin, dira en parlant des portraits que « ceux-ci ont pris progressivement valeur de vérité qui ne dérive pas précisément du référent photographique mais de la légitimité des acteurs qui ont fait usage des images […] et de la valeur symbolique des lieux où elles étaient montrées » (2011, p. 240). C’est précisément ce qui se passe ici : au-delà de la photographie elle-même et de son pouvoir symbolique hautement lié au destin tragique de la personne qu’elle représente, c’est le processus social qui l’entoure qui la convertit en véritable « apparition » du mort. Si les disparitions étaient le centre des luttes argentines, c’est plutôt la disparition mémorielle, la mort sociale, la honte et le secret accumulé durant des décennies que vient dévoiler l’utilisation des portraits des victimes du franquisme.

Les processus de déshumanisation qu’ont subi les militants et les militantes de gauche sous la répression franquiste et le temps passé inexorablement, mais aussi orchestré politiquement pour organiser l’oubli, en ont fait des invisibles, impensés et indicibles pendant des dizaines d’années, pour des familles et des proches qui bien souvent ont emporté leur souvenir dans la tombe. Marcher avec le portrait d’une victime, le publier sur Facebook, le compiler et en retrouver la trace avec les familles, toutes ces actions redonnent une place centrale aux trajectoires de vie, le binôme nom-photographie, je dirais même nom-visage, permettant, comme l’écrit Da Silva Catela, de « construire la notion de personne en la faisant sortir de l’anonymat de la mort, pour récupérer une identité et une histoire en commençant par le visage […] » (2012, p. 78). Les photos deviennent alors à la fois une preuve que « ça a été » comme dirait Barthes (1980), mais aussi le support d’un travail de deuil et de changement du narratif autour des périodes liées à la mémoire historique en Espagne. La mort tragique des victimes est un élément déterminant dans le signifiant des images : elles agissent comme une transmission d’outre-tombe, invoquant directement les sentiments nostalgiques d’une époque non seulement passée, mais qui a également subi les violences de l’État, jusqu’au stade irréversible qu’est celui de l’assassinat.

Finalement, ce travail de retour à la dignité est viscéralement un travail de soin, à la mémoire et au corps parfois manquant et toujours violenté. Sans surprise, ce sont donc souvent les femmes des familles, les femmes des associations qui portent une attention particulière aux trajectoires de vie, aux tragédies dans leurs implications émotionnelles concrètes, qui soignent et apaisent les mémoires blessées, estropiées, manquantes. De la place de Mai aux luttes galiciennes, ce travail de fond, en parallèle d’une lutte politique et législative concrète, est aussi un travail invisibilisé de la quotidienneté, un objet anthropologique par excellence.