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Chaque jour depuis 1988, le journal national Página/12 publie les annonces des personnes victimes des enlèvements clandestins massifs perpétrés par le gouvernement au pouvoir pendant la dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983). Les recordatorios[2], terme dont la traduction en français se situerait quelque part entre « souvenir » et « rappel », évoquent l’absence d’une génération décimée, jour après jour pendant plus de trente-cinq ans. À première vue, les annonces qui partagent les pages avec les nouvelles quotidiennes semblent évoquer les notices nécrologiques que l’on trouve dans la plupart des journaux. Cependant, une seconde lecture révèle une distinction majeure : les avis ne font pas allusion à l’absence de personnes littéralement mortes, mais aux « disparus », une dénomination qui englobe « quatre concepts : l’enlèvement, la torture, l’assassinat et la disparition du corps » (Gelman, 2004, p. 3).

Pour montrer comment la négociation de la mort a conduit à l’émergence de nouveaux types d’images et de genres, ce texte présente l’histoire des recordatorios. Après un bref aperçu de leur émergence et de leurs principales caractéristiques, on se concentrera sur les photographies qui les illustrent afin de réfléchir à la représentation visuelle des disparus dans une société qui, après quatre décennies, peine encore à faire son deuil. Les portraits illustrent l’enchevêtrement entre l’intimité de la famille et la société, et révèlent une tension inhérente entre le drame privé inscrit au coeur de chaque famille ayant perdu l’un de ses membres et le caractère public des recordatorios qui découle de leur publication dans l’un des principaux journaux nationaux argentins.

Note méthodologique

Cet article est le fruit d’une longue réflexion initiée en 2004, alors qu’il n’existait pas de travaux académiques sur le sujet des recordatorios, pourtant publiés depuis plus de quinze ans. Jusqu’alors, ils avaient uniquement fait l’objet de quelques articles dans diverses publications culturelles[3]. Mes recherches proposaient une première reconnaissance de cet objet d’étude, qui se constitue comme un phénomène médiatique et discursif, et émerge comme une « nouveauté de la politique argentine » dans la pratique de la mémoire (Sartori, 1999, p. 16). Depuis, prenant comme référence ces recherches initiales, première reconstitution historique exhaustive de cette pratique mémorielle, de nombreux ouvrages qui mentionnent les recordatorios comme éléments essentiels de la représentation visuelle de la personne disparue ont été publiés[4].

Dans un premier temps, mes recherches sur les recordatorios étaient d’ordre discursif, car à l’époque, l’étrangeté produite par leur lecture et la particularité des textes, ajoutées à leur permanence dans le temps, invitaient à poser la question de la nature de leur énonciation : s’agissait-il d’un nouveau genre discursif ? Cette question initiale sur la définition générique des recordatorios était aussi un appel à s’interroger sur la portée sociale de ce phénomène, dont les conditions complexes de production révèlent un double caractère particulier et universel. Ainsi, j’ai continué à rechercher différents aspects de cette pratique mémorielle, en menant les entretiens qui illustrent cet article et qui s’inscrivent dans cet intérêt soutenu au fil du temps, qui a donné lieu à des ouvrages de mon cru sur le sujet qui seront mentionnés dans les lignes suivantes.

S’inscrivant dans le cadre des études sur la mémoire (memory studies), dont les sujets sont souvent liés à des expériences collectives dévastatrices et dont l’approche est interdisciplinaire, cet article se concentre sur les photographies, non pas pour les analyser individuellement sur le plan esthétique, mais pour comprendre leur rôle dans le contexte plus large de la représentation des disparus.

En ce qui concerne les photographies des disparus, deux catégories d’images peuvent être distinguées selon leur fonction sociale. D’une part se trouvent les portraits individuels tirés des documents d’identité dont la fonction sociale est d’abord de confirmer l’identité de la personne qui les porte devant l’autorité bureaucratique et gouvernementale, sur lesquels j’ai publié un article en espagnol dans un ouvrage collectif. D’autre part se trouvent les photos de famille, prises dans la sphère privée du foyer et destinées à être diffusées parmi les membres de la famille et les connaissances, sur lesquelles j’ai travaillé dans le cadre d’un mémoire de maîtrise inédit (en anglais)[5]. Dans cet article, qui est le premier que je publie en français sur ce sujet, j’aborderai les deux types de photographies.

La description des recordatorios présentée dans cet article a pour but de saisir, brièvement et de manière générale, leur complexité et ce qui les relie à la longue tradition des nécrologies, sans qu’ils se conforment entièrement aux conventions propres à cette tradition. Le corpus choisi de dix recordatorios est de nature aléatoire et arbitraire car il était plus important de montrer au lecteur la variété et l’hétérogénéité des images qui y figurent que de suivre un critère temporel de publication précis.

Le journal Página/12

Página/12 est apparu dans les kiosques à journaux le mardi 26 mai 1987. Depuis le jour de son inauguration, où 26 000 exemplaires sur 30 000 ont été vendus, la publication s’est caractérisée par sa rupture avec les canons établis de la presse écrite argentine. Les innovations se manifestent dans l’informalité du style et la créativité de la mise en page, notamment celle des couvertures qui ressemblent à un écran de télévision avec des titres chocs typiques de la presse à scandale. La créativité ne s’exerce pas uniquement dans les titres, mais aussi dans la retouche des photographies auxquelles le journal donne un but éditorial en mettant généralement en évidence un élément absurde. À l’époque, le journal semblait transcender le manichéisme classique entre la presse à scandale et le journalisme d’information. À tel point que certains le considèrent – en vertu de cette transcendance – comme le représentant, dans les années 1980, du style connu sous le nom de « nouveau journalisme ».

Página/12, qui à l’origine n’était pas publié le lundi afin d’éviter d’engager un nombre considérable de journalistes pour couvrir les événements sportifs du dimanche (Ulanovsky, 1998, p. 338), combine des éléments descriptifs et des procédés littéraires, dans un registre verbal détendu et informel. Cela se reflète, par exemple, dans la transcription complète des « gros mots » dans le discours des personnes interrogées. Au fil du temps, ce style hybride, proche de l’essai et de la littérature, marqué par la plume de nombreux écrivains de renom lui a valu d’être considéré comme un « second quotidien » par un public qui recherche, plus que l’information proprement dite, les articles d’opinion des écrivains-journalistes. D’une certaine manière, on peut dire que Página/12 s’adresse à un public qui s’identifie à un profil idéologique de centre gauche, lié à des engagements en faveur de la démocratie et de la cause des organisations de défense des droits de l’homme.

Le début d’un rituel

Nous sommes le 25 août 1988, un peu plus d’un an après la fondation de Página/12, un journal créé dans un contexte désormais démocratique contrairement aux autres grands quotidiens nationaux. Ce jour-là, Estela de Carlotto, présidente des « Grands-mères de la Place de Mai », commémore le dixième anniversaire de la disparition de sa fille Laura. Avec la certitude que « quelque chose devait être fait[6] » et un profond sentiment d’impuissance, elle se présente au journal avec une photo de sa fille. Son intention est de publier une annonce (figure 1) :

Figure 1

Trad. « Dix ans sans te voir, c’est trop long. Dix ans, c’est trop long pour que tu ne vives pas, aimant et souffrant parmi nous, vieillissant comme le veut la loi de Dieu. Dix ans à chercher ta justice (avec mémoire pour l’histoire), c’est trop long pour ne pas l’avoir obtenue. Dix ans à chercher le petit garçon qui t’a été volé, c’est trop long pour que la clameur générale ne nous rejoigne pas. Dix ans, ce n’est pas trop long pour suivre ton exemple. Tes parents, tes frères et soeurs, ta famille, tes amis et les autres (même s’ils ne le savent pas) ne t’oublieront pas. » (Publié le 25 août 1988, p. 10)

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Selon Carlos González, représentant légal du journal, lorsque Estela de Carlotto est arrivée dans la salle de rédaction, il était tacitement admis que la publication de l’annonce « ne lui serait pas facturée[7] ». Quarante-huit heures après la parution de l’annonce de Carlotto (figure 1), quelqu’un d’autre souhaite aussi publier un avis de disparition dans le journal. De bouche à oreille, la possibilité de publier une annonce au sujet d’un proche disparu se répand parmi les amis, les anciens camarades de militantisme et les proches des disparus. Ainsi, l’année suivant la première publication, 49 recordatorios sont publiés, puis 68 en 1990 et 140 en 1992 (Reati, 2007, p. 160). À la volée et dans la continuité d’un acte spontané, les recordatorios trouvaient ainsi leur place dans la mise en page du journal, sans aucune planification.

La gratuité a été essentielle pour que ce phénomène spontané et non coordonné se répande parmi des milliers de familles comme une pratique annuelle. Et cette disposition, alors inhabituelle pour un journal[8], est toujours en vigueur aujourd’hui (Van Dembroucke, 2013). Le phénomène a pris une telle ampleur que le journal a non seulement dû créer une équipe en charge de leur réception et de leur mise en page, mais certaines restrictions ont aussi dû être imposées. Afin que les annonces n’occupent pas toute la page, la direction du journal a ainsi pris la décision que le recordatorio soit publié le jour anniversaire de la disparition et non à d’autres dates importantes (Van Dembroucke, 2010).

Depuis 1992, María Eva Fuentes, qui recevait initialement les proches souhaitant publier une annonce, a commencé à conserver dans des boîtes les messages que les proches et les amis avaient écrits de leur propre main au fil des ans. En 2017, ces boîtes ont été données à l’ONG Memoria Abierta, qui est actuellement chargée de créer des archives et un site Web dédié aux mémoriaux, pour lequel j’ai été consultante en tant que chercheuse sur le sujet. Sur ce site, les annonces peuvent être consultées en format numérique[9]; le contexte historique est présenté ainsi que quelques entretiens.

À l’heure actuelle, Página/12 dispose d’une base de données de photographies des disparus, car la plupart des gens, au lieu de se rendre en personne au journal, envoient leur message par courriel[10] et réutilisent la photo du recordatorio de l’année antérieure. En 2019, le journal a créé une section en ligne avec les recordatorios, qui paraissent également en version imprimée[11].

Les recordatorios, avec les photos qu’ils contiennent, font partie de ce virage numérique qui modifie les rituels autour de la disparition en fournissant un lieu numérique pour cette mort liminale (Bustamante-Brauning, 2022) et en favorisant la reproduction fluide et spontanée des recordatorios sur Internet, comme c’est généralement le cas pour n’importe quelle image en ligne. J’ai déjà souligné ailleurs que les recordatorios sont lus dans le contexte de la lecture des nouvelles quotidiennes (Van Dembroucke, 2004). Dans le format imprimé, les recordatorios font partie de la mise en page, ce qui leur confère un caractère d’actualité, réaffirmant que les disparus ne font pas partie du passé, mais qu’ils sont plutôt des témoins omniprésents de ce qui se passe dans le pays. S’il existe une différence notable entre l’expérience de lecture des recordatorios dans la presse écrite et la version en ligne, c’est que dans le premier cas, ils partagent la page avec les actualités et incitent involontairement le lecteur à les lire. Les regarder devient un rendez-vous inévitable (Van Dembroucke, 2008). Ils s’imposent. En revanche, dans l’édition en ligne du journal, cet effet de surprise n’existe pas, car les annonces apparaissent dans une section distincte, c’est-à-dire que le lecteur doit aller les chercher s’il veut les lire.

Comme je l’ai vérifié à d’autres occasions (2013, 2010), il est toujours d’usage que ceux qui publient un recordatorio continuent à le faire chaque année. Avec le temps, les écrire est devenu un rituel transmis de génération en génération. Généralement, un nouveau membre de la famille reprend le flambeau de ce « devoir de mémoire » lorsque la personne qui avait commencé la publication devient trop âgée pour continuer de le faire ou décède.

Après le premier recordatorio, celui de Laura Carlotto (figure 1), tous les autres suivront la même ligne. Il aura ainsi déclenché une sorte d’effet en chaîne qui crée un précédent dont s’inspirent ceux qui sont publiés aujourd’hui. Ils sont tous encadrés, avec le nom de la personne disparue en caractères d’imprimerie et, en dessous, la date de son enlèvement précédée par le terme « disparu ». La majorité comporte une photo, un message adressé au disparu et à la société, puis une signature. Au fil du temps, certaines variations sont apparues, surtout dans le corps du texte, où on a commencé à inclure des chansons ainsi que des poèmes qui s’inscrivent dans la tradition de lutte des mouvements de défense des droits de l’homme en Argentine, reprenant l’une des plus anciennes fonctions de la poésie, comme l’élégie funèbre (Tavernini, 2023, p. 86). Les familles peuvent ainsi exprimer les sentiments générés par la disparition (Verstraeten, 2008, p. 74).

La disparition : entre la vie et la mort

Sur le plan discursif, la disparition semble avoir consolidé un nouveau genre de presse. En effet, les recordatorios inaugurent une sorte de nouvelle généalogie qui combine l’héritage d’au moins deux genres de presse antérieurs : la nécrologie et les avis de recherche de personnes disparues, peut-être parce que le partage d’une même unité thématique (respectivement, la mort ou sa présomption) se voit reflété dans certains choix stylistiques et compositionnels qui leur sont communs (Van Dembroucke 2013, 2010, 2004).

Cet article s’abstiendra de retracer les origines de ces genres et les éléments spécifiques qui sont reproduits dans les recordatorios[12]. Mais il est intéressant de noter que ces annonces sont en mesure de réunir deux types de textes qui servent des objectifs opposés, car si la notice nécrologique rend hommage aux morts, les avis de recherche de personnes disparues essaient de trouver quelqu’un de vivant (Van Dembroucke 2013, 2010, 2004). Les deux registres coïncident naturellement dans les recordatorios, et leur coexistence paradoxale s’explique par l’incertitude qu’implique la disparition, qui est une « mort en suspens » (Verstraeten, 2016).

Rendre hommage à une personne défunte ou publier un article dans un journal pour quelqu’un que l’on suppose mort, ce n’est pas la même chose que de le faire en l’absence du corps du proche qui n’est plus là. Aída Sarti, une mère de la Plaza de Mayo qui n’a publié son premier recordatorio qu’en 2003, le confirme : « Cette année-là, c’était ma première fois [...]. Un jour, j’ai pris la photo de ma fille, j’ai fait le chemin jusqu’au journal en pleurant et je suis revenue en pleurant[13] ».

En effet, se décider à publier un recordatorio demande du courage, et plusieurs personnes interrogées ont témoigné du fait que la décision de le faire n’a pas été facile à prendre. Comme je l’ai déjà souligné (2013), l’acte de publier un recordatorio, un écrit qui ressemble formellement à une nécrologie, réaffirme peut-être la douloureuse possibilité de la mort. C’est l’acceptation de la disparition et, avec elle, la réaffirmation de l’hypothèse que le disparu puisse en effet être mort. Cependant, dans de nombreux mémoriaux, il persiste une sorte d’illusion selon laquelle la personne disparue est peut-être encore en vie. Le caractère hypothétique de la mort des disparus est si fort qu’à chaque fois que je constitue un corpus de nouveaux recordatorios pour les analyser et examiner s’ils ont changé avec le temps, cette espérance secrète semble toujours bien présente (figure 2). Dans de nombreux cas, cette attente est même explicite :

Figure 2

Trad. « Si seulement mes yeux pouvaient voir dans le soleil/pour parvenir à déchiffrer cette ombre/et même s’il est tard/continuons de chercher. Ceux qui t’aiment. » (Publié le 9 mai 2022)

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Malgré tant d’années sans signe de vie, de nombreux recordatorios non seulement évoquent le disparu, mais le recherchent. En fait, l’une de leurs lignes récurrentes est « nous te cherchons toujours », ce qui démontre que la disparition renvoie les familles à une liminalité entre la vie et la mort et empêche le déroulement naturel du deuil (Verstraeten, 2006, p. 75).

D’autres recordatorios expriment le souhait d’au moins confirmer le décès et de trouver la dépouille du disparu pour mettre fin à l’attente inconsciente de le revoir, dans laquelle s’enlisent les proches (figure 3). En effet, le caractère provisoire et transitoire du statut du disparu par rapport à celui du mort laisse toujours la place au maintien d’un espoir secret que la personne disparue soit en vie.

Figure 3

Trad. « Grâce à la dernière personne qui t’a vu vivant, nous connaissons de nombreuses anecdotes qui décrivent ta présence. Papa, nous avons tes marques et le fait de savoir cela me rend très heureuse et plus forte ! Je souhaite de toutes mes forces que nous puissions retrouver ta dépouille, pour nous, tes filles, et surtout pour maman qui t’attend toujours. Nous t’aimons. Nous n’oublions pas, nous ne pardonnons pas, nous ne nous réconcilions pas. Tes filles, Cafecito et Marcia. Ta femme, Eva. » (Publié le 3 février 2011, p. 6)

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En raison de ce paradoxe entre l’acceptation d’une mort possible et l’incertitude de celle-ci, les deux registres semblent coexister sans grande distance dans les recordatorios. Ainsi, on trouve des déclarations de type épitaphe telles que « toujours présents dans le coeur de ceux d’entre nous qui les aiment tant[14] » ou « tu es présent avec ceux qui ont partagé ta vie[15] ». D’autres se servent d’un registre oral pour converser avec la personne disparue : « Bonjour mon garçon, comment vas-tu ? Les années ne passent pas pour toi. Je grisonne déjà et tu as toujours le même visage[16] .»; « Cher papa, […] depuis octobre dernier, je suis marié à Sarah…[17] ». On trouve également des phrases qui correspondent aux prémices d’une recherche : « Nous ne savons pas où il est, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé… Toute information sur Diego est la bienvenue. Contactez […][18] » ; « si tu l’as rencontré ou si tu as des informations, écris-nous à […][19] »; « Si tu as rencontré Estercita ou si tu veux partager quelques mots ou photos, ou si tu l’as vue ou si tu sais quelque chose sur elle, ou si tu sais quelque chose sur elle après le 6 mars, écris-moi à […][20] ». En même temps que les recordatorios maintiennent l’espoir de retrouver la personne disparue, ils la saluent comme si elle était morte à chaque anniversaire.

Les photos

Deux types de photographies sont publiées dans les recordatorios : les photos d’identité, qui étaient majoritaires dans les premières années de publication, et les photos de famille, qui ont commencé à apparaître lentement autour de l’an 2000.

Les photos d’identité en noir et blanc étaient déjà une icône de la disparition en Argentine quand elles sont apparues dans les recordatorios. Liées à un contrôle social de l’État sur les individus et à l’exercice d’un pouvoir purement classificatoire, leur esthétique militaire qui exige une expression neutre évoque la vulnérabilité de la victime face à l’appareil photo (figures 4 et 5)[21].

Figure 4

Trad. « Il avait 20 ans. Il a probablement trouvé la mort à Ramos Mejía (province de Buenos Aires), ce jour-là, à l’intersection de la rue du 25 Mai et de l’avenue de Mai. Nancy, Débora, Valeria, tous ceux qui t’aiment et se souviennent de toi, nous continuons à te chercher. Pour nous envoyer des infos sur lui, écris-nous : […]  » (Publié le 30 octobre 2007, p. 7)[22]

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Figure 5

Trad. « Petit Quichotte, nous continuons à t’appeler avec notre âme, avec notre corps, avec tout ce que nous sommes. Petit, dors, sans pierre tombale, sans niche, sans marbre, sans cimetière et sans mort. C’est pourquoi nous espérons te voir arriver avec ce sourire, ton espoir, qui grandit, qui grandit… Parents, frères et soeurs, grand-mère, oncles et cousines. » (Publié le 24 mars 2005, p. 10)

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Comme les figures 4 et 5 le montrent, que le sujet regarde directement la caméra ou qu’il pose de profil, les photos d’identité ont la particularité de figer dans le temps des expressions qui, en général, essaient de ne véhiculer aucune émotion (puisque c’est la consigne formulée par le photographe). C’est le texte du recordatorio qui confère une densité à ces visages. Alors que les instantanés familiaux valorisent la spontanéité, les photos d’identité exigent une pose délibérée. L’accent est mis sur le regard et garantit précisément la netteté du visage que la personne affiche en tant que citoyen. Si les yeux du sujet sont fermés, la photo doit être refaite, car elle ne remplit pas sa fonction (Van Dembroucke 2013). Dans les photos d’identité, la véracité des traits n’est pas synonyme d’objectivité. Au contraire, elle confirme la soumission du sujet à la caméra selon des règles esthétiques strictes. Ce genre d’individualisation vise à « mieux exposer le sujet aux yeux de l’État » (Solinas, 2011, p. 13). La grammaire répressive de ces portraits d’identité renvoie à une société disciplinaire qui, tout en reconnaissant les sujets comme des citoyens, les soumet à la numérotation et à la classification. Les images mêmes que l’État a publiées sont une preuve criante de l’existence bien réelle de la personne. Lorsqu’elles commencent à circuler en dehors de la bureaucratie gouvernementale, elles deviennent une garantie que la personne en question a existé, indépendamment des interprétations et du négationnisme initial de l’État, qui prétendait que les disparitions n’avaient pas eu lieu.

La première utilisation alternative des photos d’identité remonte à la dictature elle-même, lorsque les parents des disparus, et en particulier les mères, ont commencé à essayer de trouver quelqu’un qui reconnaisse le visage de leur enfant. Dès lors, ces portraits ont acquis un rôle central dans leurs recherches désespérées puisque les mères espéraient que le visage imprimé sur les photos d’identité pourrait aider à reconnaître leurs enfants disparus dans les institutions auxquelles elles s'adressaient pour demander si quelqu’un savait ce qu’il était advenu d’eux (da Silva Catela, 2009, p. 343). Il était donc naturel pour les familles d’inclure de telles photographies dans les recordatorios car, à l’origine, les annonces avaient la double fonction d’honorer les disparus et aussi de les rechercher, même si de longues années s’étaient écoulées depuis leur disparition.

Bien qu’en Argentine les photographies d’identité soient également utilisées dans de nombreuses revendications et dans les situations les plus diverses, leur puissance visuelle nous renvoie invariablement à la revendication des disparitions forcées des années 1970 qui, au fil des ans, ont forgé une esthétique marquée par les portraits des disparus en noir et blanc. Mais au tournant de la décennie, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, avec l’avènement de la photographie numérique et l’arrivée d’une nouvelle génération qui prend en charge la publication des recordatorios, des photos des familles font leur apparition dans les pages du journal. En fait, cette tendance à privilégier les photographies de famille n’est pas seulement observée dans les recordatorios. Ces images intimes commencent également à figurer dans de nombreuses oeuvres artistiques qui tentent d’exprimer l’impact de la disparition : elles sont utilisées comme déclencheurs de nouvelles images (Fortuny, 2021, p. 4). Par ailleurs, outre l’incorporation d’images de l’intimité familiale aux recordatorios, des techniques telles que le collage de photographies, analysées par Jordana Blejmar (2013) et Natalia Fortuny (2014; 2021) dans l’oeuvre de Lucila Quieto, sont le signe et l’expression d’une façon inédite de parler des disparus par une nouvelle génération qui recourt parfois même à l’humour noir comme moyen de faire face à la perte d’un proche (Sosa, 2014, p. 39).

Nous commençons à voir apparaître dans les recordatorios des célébrations, des mariages (figures 7 et 8) et de nombreux bébés, peut-être les principaux protagonistes de tout album de famille (figures 8 et 10). Les photographies prises dans le noyau familial font partie d’une trame « narrative visuelle de triomphe personnel » (Wickens-Feldman, 2006, p. 475) et, en tant que telles, la plupart d’entre elles montrent des scènes joyeuses. Si l’album de famille est un récit cohésif et chronologiquement progressif, marqué par des moments décisifs qui remodèlent et réaffirment un groupe donné, l’enregistrement de ces moments témoigne du rôle domestique de la photographie, qui « ne consiste pas à documenter la réalité, mais à créer une mémoire qui réponde à certaines attentes » (Poister, 2002, p. 106). Contrairement aux images documentaires, les photos de famille constituent un « genre heureux » et, à ce titre, elles construisent un récit idéal de la famille, exaltant les moments de joie (Van Dembroucke, 2010). S’ils ne sont pas fondés sur un déni pur et simple, les clichés familiaux reposent sur un acte simultané d’enregistrement de la joie et d’omission de la tristesse. Puisque l’hypothèse sous-jacente au stockage de ces images est de les conserver pour l’avenir afin de façonner nos souvenirs, les expériences considérées comme négatives sont exclues de leur objectif (comme les divorces, les dépendances, les chicanes ou la violence physique). Plutôt que de dépeindre les conditions de vie réelles, la fonction familiale (Bourdieu, 1965) est marquée par une volonté de filtrer la vie des familles en laissant de côté de nombreux domaines plus conflictuels de la vie quotidienne (Van Dembroucke, 2010). Des images projetant la vitalité plutôt que la mort figurent désormais dans les recordatorios. L’expression dépouillée et l’esthétique minimaliste des photos d’identité font place à des images spontanées et détendues, prises sur le vif, souvent avec un sourire (figure 6).

Figure 6

Trad. « Cela fait 44 ans que tu as quitté ce monde. Alors que le temps passe, ton image éthérée reste dans notre mémoire. Comme chaque année, nous nous souvenons de ce jour où tu as disparu, toujours comme un étendard de la vie et de la lutte. Mémoire, vérité et justice. Avec toi, toujours. Ta famille. » (Publié le 17 mai 2021)

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Comme les photos d’identité, les photos de famille obéissent également à un désir de classification, souvent linéaire et chronologique, mais font surtout le rappel de moments importants de la vie tels que les anniversaires, les naissances, les réunions et les mariages, entre autres (Kuhn, 1995, p. 19). Bien qu’il n’y ait pas de règles écrites, la photographie de famille « n’est pas une activité à laquelle on se livre spontanément » (Jonas, 2010, p. 173). Au contraire, c’est une pratique profondément normée, ce qui signifie que nous avons tous, ou presque, des photos similaires. Avec une esthétique marquée par le « bonheur » et la transmission d’un récit qui confirme les valeurs traditionnelles, l’album est un récit conventionnel et optimiste (Van Dembroucke, 2010). Les photos de famille affichées dans les recordatorios ne disent pas grand-chose ou, du moins, n’ont probablement rien de plus spécial que celles de n’importe quelle autre famille posant le temps d’un cliché et essayant de sourire. Pourtant, c’est précisément cette qualité positive qui est brisée quand la photo est publiée dans le cadre des recordatorios : un enfant à vélo avec son père (figure 9), un nouveau-né dans les bras de sa mère (figure 10), un couple sur le point de se marier (figure 8), un autre qui s’embrasse à côté de la légende « disparus » (figure 7).

Figure 7

Trad. « Une nouvelle génération réaffirme sa présence. Fruit d’un amour que l’histoire rend éternel. Un amour intact dans la mémoire. Un amour profond dans la mémoire. L’amour qui fixe le cap. L’amour qui survole. L’amour qui survit. » (Publié le 5 novembre 2010, p. 12)

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Figure 8

Trad. « Mon amour, le plus amoureux/Est trop oublié dans son ancienne douleur/Mon amour ouvre sa poitrine à la mort et précipite son sort/Avec une époque meilleure/Mon amour, cet amour aguerri/Est un soleil enflammé/Pour qui mérite l’amour. » (Chanson du chanteur cubain Silvio Rodríguez ; publié le 28 août 2020)

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Compte tenu de la nature clandestine des arrestations et des enlèvements, la dictature argentine n’a laissé pratiquement aucune trace photographique des horreurs commises dans les centres de détention clandestins. L’effacement des preuves a été d’une telle ampleur que seules quelques images y ont échappé [23]. Il n’est donc pas rare que la dictature et la disparition soient évoquées à travers ce qui n’est pas montré (Longoni 2014, p. 16). Ainsi, contrairement à d’autres tragédies où les images « parlent d’elles-mêmes », celles des disparus dans les recordatorios ne sont pas violentes dans leur littéralité. Au contraire, elles évoquent des moments joyeux, comme presque toute photo de famille (Van Dembroucke, 2010). L’activité individuelle de lecture du journal est interrompue par le regard laconique des disparus qui, par leur expression naïve et heureuse, semblent ne pas se douter de ce que le destin leur réserve (Sturken, 2007, p. 184)

Figure 9

Trad. « Oscar : Nous revendiquons ta mémoire et nous continuerons à lutter pour la justice contre l’impunité. Tu es vivant dans les luttes des peuples qui résistent. Car résister, c’est gagner. Si tu l’as connu ou tu as des informations à nous communiquer, contacter […]. » (Publié le 7 avril 2010, p. 8)

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Le pouvoir émotionnel des photos de familles dans les recordatorios réside, en partie, dans le fait qu’elles ont un fort potentiel d’identification, ce qui génère un sentiment de caractère social qui « dilue d’une certaine manière le caractère personnel ou privé de la personne photographiée » (Kuhn, 1995, p. 73). Ces clichés décontractés, typiquement familiaux, retiennent au hasard des situations caractéristiques de n’importe quelle vie. Les photographies montrent le disparu « naturellement confiant dans cette normalité de la vie qui, plus tard, sera soudainement interrompue par la violence militaire » (Richard, 2000, p. 168). De même, le recordatorio se fait au présent, comme si la disparition était annoncée à chaque fois que le lecteur le rencontre. Dans les recordatorios, donc, la conservation du souvenir converge avec l’annonce de la disparition (Richard, 1998, p. 98). Comme je l’ai souligné dans des travaux antérieurs, c’est à partir du décalage spatial qu’introduit le passage de l’album au journal que l’acte photographique familial cesse de raconter une histoire pour la dénoncer : l’intentionnalité qui est introduite dans cette image intime auparavant heureuse est celle d’une imputation publique. Celui qui regarde la photographie voit maintenant des vies interrompues et l’avenir incertain des bébés photographiés (Van Dembroucke, 2010). C’est-à-dire, comme le souligne Natalia Fortuny (2014, p. 79), que les photos qui sont restées parlent aussi de celles qui n’ont pas pu être prises.

Figure 10

Trad. « Son fils Camilo a été récupéré et remis à sa grand-mère paternelle. Nous, les membres de sa famille, demandons justice. » (Publié le 29 décembre 2022)

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Les recordatorios identifient clairement cette double interinfluence simultanée entre un espace d’intimité familiale et un espace de dénonciation publique. Dès qu’un recordatorio est publié une première fois, il est répété chaque année, généralement avec la même photo. Chaque image singulière est cependant devenue représentative de l’ensemble. La relation dialectique entre l’individu et le collectif, entre la sphère privée et la sphère publique, met l’accent à la fois sur la partie et sur le tout (Van Dembroucke, 2013). Les images sont non seulement culturelles et personnelles, mais aussi communes et particulières.

En noir et blanc, les photographies évoquent l’éloignement. En tant que présences spectrales, la connotation de la mort qu’elles revêtent est inévitable. Le passé qui revient dans ces images a donc quelque chose de fantasmagorique, ce qui, à son tour, souligne à la fois son caractère lointain et inaccessible ainsi que sa condition immuable et irréversible (Hirsch, 1997, p. 22).

Réelles présences[24]

Les recordatorios sont différents d’autres expressions qui se maintiennent dans le temps grâce à l’impulsion du collectif des « entrepreneurs de mémoire » qui participent à des organisations de défense des droits de l’homme liées aux disparus en Argentine (Jelin, 2021, p. 167). Quand quelqu’un publie un recordatorio, c’est à titre personnel et non dans le cadre d’une action institutionnelle : la rédaction d’un recordatorio est une activité intime qui n’implique personne d’autre que la famille et les amis de la victime. En d’autres termes, l’existence de ces textes n’est pas le résultat d’un objectif fixé par des organisations telles que les Mères ou les Grand-mères de la Place de Mai (Madres ou Abuelas de la Plaza de Mayo). Si Carlotto a été la première à en publier un, ce n’était pas dans le cadre d’une stratégie d’Abuelas. C’était son propre malaise, le jour de l’anniversaire de l’enlèvement de sa fille, qui l’a poussée à se présenter au journal. Et pourquoi le publier dans les médias ? Peut-être parce que, comme le dit Hannah Arendt (1988, p. 50), certaines expressions ont besoin d’être exposées à la lumière publique pour exister. Peut-être aussi parce que la politique du secret, d’anéantissement et de torture de la dictature réveille, une fois la démocratie rétablie, le besoin de chercher et de réclamer les corps, mais aussi de témoigner et d’établir une double situation de dialogue avec le disparu et la société.

Le regard qui se pose sur le recordatorio est rapidement intimidé par deux phénomènes simultanés. D’une part, ce qu’il y a de sublime dans une mort injuste (« sublime » entendu en termes kantiens, comme démesure), et d’autre part, le punctum, qui trouve dans l’image quelque chose de si inhabituel qu’il arrête brusquement ce moment, qu’il le sort du cadre de l’attendu (Barthes, 1980). En lisant le journal, le lecteur reçoit une « gifle », comme si l’étymologie du mot recordatorio, qui contient en lui recordare (« se réveiller », en latin), s’activait soudain et disait : « Ouvrez les yeux ! ». Comme l’a souligné Susan Sontag, même si les images ne sont que des jetons, elles ont une fonction vitale, car elles nous confrontent à l’évidence de ce que l’homme est capable de faire, comme si les portraits disaient : « Voilà ce que les gens sont capables de se faire, n’oubliez pas ! » (Sontag, 2003, p. 115).

« Quand on fait un monument, ce n’est pas pour se souvenir, c’est pour oublier », écrit l’artiste Christian Boltanski (2002, p. 263). Cette gêne imprévue provoquée par les recordatorios les éloignent de cet effet tant discuté dont souffrent les monuments : celui de devenir invisibles. Surface de pierre rappelant l’art funéraire, le monument semble être conçu comme un grand tombeau pour une génération qui n’a pas de sépulture. Plus modestes que les monuments, les recordatorios sont pourtant devenus l’une des représentations esthétiques et politiques les plus actives et spontanées de la démocratie en Argentine. Ils ne sont pas un élément statique du paysage, car leur matérialité est aussi éphémère que le statut de ses protagonistes. Face au marbre, le papier journal des recordatorios projette la volatilité, le mouvement permanent, l’actualité et, de surcroît, donne à la pratique de la mémoire le plus de l’action. Comme la rose de Paracelse, chaque disparu nommé par son recordatorio crée les conditions qui lui permettent de réapparaître sans cesse au coeur de l’actualité du quotidien en doublant ses qualités affectives, accompagné des photographies des autres disparus qui, comme des vestiges silencieux, émergent elles aussi constamment dans la sphère publique. Une photo qui cesse d’être particulière, de sorte que chaque annonce se réactualise comme la revendication des 30 000 disparus. Un jeune visage qui les représente et qui devient donc un symbole dans chaque publication. La disparition, cruelle par l’incertitude qu’elle entraîne, conduit à un deuil impossible, perturbant le rite funéraire. Relatif et indéniable à la fois, celui qui disparaît n’accède pas au marbre comme les morts : leurs proches ne peuvent que perpétuer la recherche et la douleur dans la volatilité du papier, encore et encore, jour après jour.