La mort constitue l’un des moteurs fondamentaux de production d’images, et ce, dès l’aube de l’histoire humaine (Debray, 1992; Belting, 2004; Pigeaud, 2017). Les images mortuaires ont souvent été appréhendées comme comblant par leur présence une absence, celle de la morte ou du mort. Comme le rappelle Hans Belting : « la contradiction entre absence et présence que nous continuons aujourd’hui encore d’observer au contact des images, plonge ses racines dans l’expression de la mort d’autrui. L’image s’offre à notre regard à la façon dont les morts se présentent à nous : dans l’absence » (2004, p. 184). Cette présence des mortes et des morts auprès des vivantes et vivants par l’intermédiaire de l’image participe aux cultes des défunts en leur conférant un statut et une place au sein du groupe social. C’est dans cette perspective que Régis Debray écrit : « si l’image archaïque jaillit des tombeaux, c’est en refus du néant et pour prolonger la vie » (1992, p. 24). Au cours de l’histoire, et notamment lors de l’apparition de nouvelles techniques, d’industries médiatiques et créatives, cette relation si particulière entre mort et image n’a cessé de s’enrichir. L’apparition du cinématographe, par exemple, donne lieu à une remise en perspective de la mort. Marcel L’Herbier, qui conçoit cette technique comme une subtile machine-à-imprimer-la-vie, défend l’idée selon laquelle « lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue » (La Poste du 30 décembre 1895, dans Banda et Moure, 2008, p. 41). Comme le phonographe, le cinématographe est en effet d’abord pensé comme une « machine à fantômes » (Baudouin et Berton, 2015) éternisant la vie et créant un pont avec le « monde des morts ». La technique photographique mobilise, elle aussi, de nombreux discours sur la capacité de l’image à rendre présent l’absent, à immortaliser ce qui a été (le fameux « ça-a-été » barthésien). L’image photographique est associée dans certains discours à un changement socioanthropologique à l’égard de la mort. Quelques intellectuels, à l’exemple de Roland Barthes, s’interrogent sur cette mutation perçue : Avec les images fixes et plus particulièrement avec les images mouvantes, cette « victoire » sur la mort et ce nouveau commerce avec « de singuliers fantômes en mouvement animés par leur impulsion » (Tannenbaum, 1913-1914, dans Banda et Moure, 2008, p. 244) s’accompagnent rapidement d’un « désir lugubre du spectacle de l’horreur, de la lutte et de la mort » et d’« images brulantes et sanglantes de feu et de mort, d’horreur et de terreur que tous les yeux tètent jusqu’à satiété » (Serner, 1913, dans Banda et Moure, 2008, p. 307). À la même époque, Sigmund Freud, dans Notre attitude à l’égard de la mort, décèle également certaines possibilités, en lien avec la mort, offertes par le monde fictionnel. Il y voit un rôle substitutif, protecteur et réconciliateur avec la mort : Ainsi le thème de la mort a donné lieu au fil du temps à une prolifération d’images (Hanus, 1999). Elle a entraîné de multiples innovations visuelles. Ces liens entre mort, images et innovations constituent un chantier en perpétuel renouvellement dont plusieurs disciplines soulignent la portée anthropologique, sociologique ou esthétique. C’est à ce chantier, qui ne finit pas de nous surprendre, que nous avons souhaité consacrer ce numéro. En effet, qu’elles soient factuelles ou fictionnelles, fixes ou en mouvement, analogiques ou numériques, symboliques ou performatives, actuelles ou virtuelles, les innovations contemporaines …
Appendices
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