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Plusieurs intervenants notent que parmi les personnes âgées atteintes d’un cancer incurable, les hommes ont peu tendance à aller chercher du soutien pour faire face à leurs souffrances psychologiques et se questionnent beaucoup sur l’adéquation entre le support qui leur est offert et leurs besoins (Bourgeois-Guérin et al., 2018). La réticence de certains hommes à parler de leurs souffrances, notamment, les pousse à s’interroger (Bourgeois-Guérin et al., 2018). Être confronté à une maladie à issue fatale, peu importe son âge, provoque souvent des bouleversements, suscite des questionnements et éveille des réflexions existentielles portant sur la finitude, l’identité, le sens de la vie et de la mort (Tarbi et al., 2021; Yalom, 2008). Même si certaines personnes sont résilientes face à cette expérience, celle-ci peut aussi provoquer maintes souffrances psychologiques (Chochinov, 2006; Tarbi et al., 2021; Wilson et al., 2007). Que sait-on des souffrances vécues par les hommes âgés atteints d’un cancer incurable (HACI)? Et quelle est la place de la communication au sein de cette souffrance?

Un survol des écrits laisse entrevoir diverses formes de souffrances qui pourraient être vécues par ces hommes. Il dévoile que celles-ci ne sont peut-être pas toujours bien connues des intervenants qui les accompagnent. Des enjeux de communication, notamment, sont soulevés dans maintes études.

Dans cet article, nous présenterons les résultats d’une étude qualitative réalisée auprès d’HACI dans le cadre de laquelle nous nous penchons sur leurs souffrances et les liens qu’elles entretiennent avec la communication. Nous explorerons à la fois ce que ces hommes se font dire, ce qu’ils souhaitent dire, ce qu’ils peuvent dire ainsi que les limites associées à la parole. La transmission[1] sera aussi envisagée comme autre manière de communiquer.

Contexte socioculturel d’un mourir en transformation

Cette expérience de la souffrance des HACI vient s’inscrire dans un contexte socioculturel particulier et, au Canada notamment, celui d’une récente légalisation de l’aide médicale à mourir.

En juin 2016, le projet de loi C-14 encadrant les pratiques de fin de vie et l’aide médicale à mourir (AMM) a été entériné au Canada. Un des objectifs de cette loi, telle qu’elle fut originellement formulée, était de prévenir et d’apaiser les souffrances physiques, mais aussi les souffrances psychologiques des personnes en fin de vie (Gouvernement du Canada, 2016). Même si depuis, maintes modifications ont eu lieu et que, notamment, le critère de fin de vie fut retiré, la souffrance reste au coeur de cette loi. Les souffrances psychologiques font effectivement partie des critères qui permettent à diverses personnes, dont les HACI, de formuler une demande d’aide médicale à mourir et d’y accéder. Or, même si elles sont au coeur de la loi, ces souffrances psychologiques ne sont pas définies et restent à comprendre (Adam-Canac-Marquis, 2021; Gupta et al., 2017; Henry et al., 2023). Peu de recherches portent sur ces dernières et celles qui les abordent soulignent fréquemment le manque d’études portant sur les souffrances psychologiques vécues par les personnes en fin de vie (Adam-Canac-Marquis, 2021; Gupta et al., 2017; Henry et al., 2023).

Comme c’est le cas dans plusieurs pays et provinces du monde, au Québec, le critère de souffrance physique ou psychologique est central dans plusieurs demandes d’AMM (Adam-Canac-Marquis, 2021; Gupta et al., 2017; Henry et al., 2023)[2].

L’évaluation des demandes d’AMM et, notamment, des souffrances vécues par ceux qui en formulent la demande, est un processus intersubjectif qui nécessite qu’une exploration sensible des souffrances vécues par les patients soit effectuée. Cette évaluation requiert des habiletés de communication non seulement avec les patients, mais aussi avec l’équipe soignante afin d’arriver à comprendre le mieux possible qui est la personne qui formule la demande, de mieux saisir la nature de ses souffrances ainsi que les peurs et les appréhensions qui s’y relient (Adam-Canac-Marquis, 2021; Gupta et al., 2017). Les écueils de communication peuvent compromettre le soulagement adéquat des souffrances, notamment lorsque les discussions au sujet de la possibilité d’avoir l’AMM sont entravées (Brinkman-Stoppelenburg et al., 2014, cités dans Adam-Canac-Marquis, 2021). Ces écueils peuvent également engendrer davantage de souffrances si le refus d’accès à l’AMM provoque une discontinuité dans la communication et que le patient demeure avec le sentiment que son désir de mort et les souffrances qui y sont inhérentes ne sont ou ne peuvent pas être entendus (Pasman et al., 2013).

Par ailleurs, lorsque l’on regarde les statistiques de plus près, on constate qu’au Canada, l’âge moyen des personnes ayant bénéficié de l’aide médicale à mourir était d’environ 76 ans (Santé Canada, 2022). On observe ainsi que l’aide médicale à mourir est prodiguée en grande majorité à des personnes âgées. Mieux comprendre les souffrances des personnes âgées nous apparaît donc particulièrement important dans ce contexte. Dans la mesure où les souffrances vécues peuvent mener à une demande d’aide médicale à mourir, il nous apparait important de mieux les comprendre pour être en mesure d’offrir différentes options qui pourraient contribuer à les soulager.

Recension des écrits

Les souffrances chez les HACI

Une exploration des écrits portant sur cette thématique dévoile que presque aucune recherche ne traite de la souffrance des HACI. Des recherches portent sur la souffrance psychologique des personnes en fin de vie sans toutefois se pencher sur l’expérience spécifique des personnes âgées (Krikorian et al., 2012; Ruijs et al., 2012). Des écrits traitent du vécu d’hommes âgés atteints d’un cancer dont la maladie est curable, mais ne portent pas sur les souffrances de ceux-ci (Branney et al., 2014; Cepeda et Gammack, 2006; Hammond et al., 2012).

Quelques études abordent les souffrances des hommes atteints de cancers (Canham, 2009; Cecil et al., 2010). Ces dernières mettent en lumière que les souffrances de ces hommes seraient souvent liées à des inquiétudes financières, des réticences à accepter de recevoir des soins, la peur de perdre leur rôle de pourvoyeur de la famille ou de perdre le sentiment qu’ils exercent une certaine maîtrise sur leur vie (Canham, 2009; Cecil et al., 2010).

Des recherches qui portent sur le genre et/ou les masculinités proposent des pistes de réflexion qui permettent de deviner ce qui pourrait possiblement contribuer aux souffrances d’HACI. « La masculinité hégémonique », c’est-à-dire les conceptions de ce qu’est une manière réussie d’être « un homme » dans une société donnée, renvoie à la valorisation de certaines formes de la masculinité (Carrigan et al., 1985; Connell, 1995). Ces images sont certes diverses et influencées par plusieurs facteurs (classe sociale, origine ethnoculturelle, orientation sexuelle, etc.), mais malgré leur pluralité, elles présentent des caractéristiques communes. Effectivement, elles sont souvent liées à des idéaux de force physique, de performance sexuelle, d’indépendance, à des rôles tels que celui de pourvoyeur et/ou de protecteur, au pouvoir et à la domination des femmes (Connell, 2014; Courtenay, 2000; Gough, 2013).

Les écrits portant à la fois sur la masculinité et le vieillissement sont relativement rares. Sans aborder spécifiquement la situation des hommes âgés atteints d’une maladie incurable, des études réalisées auprès d’hommes âgés et d’autres auprès d’hommes en soins palliatifs dévoilent que le fait d’adhérer à des formes de la masculinité valorisées dans maintes sociétés (notamment occidentales) engendre des défis lorsque les hommes vieillissent et/ou sont en fin de vie (Charmaz, 1995). On constate alors que ces expériences génèrent souvent des sentiments d’impuissance, des pertes fonctionnelles et de force physique, ce qui est à l’opposé des images valorisées de masculinité décrites ci-dessus (Hurd Clarke et Lefkowich, 2018).

La communication en contexte de soins palliatifs et de fin de vie

Les souffrances vécues par les HACI peuvent-elles se relier à des enjeux de communication? Plusieurs recherches répertorient de nombreux défis relatifs à la communication en contexte de fin de vie sans se pencher spécifiquement sur la question du genre. On y souligne, notamment, que la grande fatigue tant physique que psychologique engendrée par la maladie entrave la communication (Rattner, 2022). Le fait que la communication en soins palliatifs repose en grande partie sur le langage non verbal (le ton de la voix, le contact visuel, les expressions faciales et corporelles, le toucher, la distance physique, etc.) rend aussi les échanges plus délicats (Giroux, 2000; Jacquemin, 2002). Les transformations identitaires et les multiples changements du quotidien qu’impose la maladie complexifient également la communication avec les proches. La relation avec ceux-ci devient un lieu privilégié à la fois pour reconnaitre ces modifications et maintenir voire retrouver une certaine continuité identitaire (Piazza et Marin, 2017; Tarbi et al., 2021). On observe toutefois des variations quant à la qualité de la relation et de la communication avec les proches en fin de vie, qualité qui s’inscrit souvent dans la continuité des dynamiques relationnelles et communicationnelles, mais qui parfois contraste fortement avec celles-ci (Piazza et Marin, 2017; Tarbi et al., 2021). D’autre part, le rythme médical, qui ne s’accorde pas toujours à celui des patients, est aussi évoqué comme pouvant limiter la communication au sujet d’enjeux plus existentiels qui peuvent prendre du temps à se déployer (Tarbi et al., 2021). D’ailleurs, les échanges en contexte de fin de vie en centre hospitalier, souvent techniques, empreints des impératifs de ce qui doit être fait ou des dernières paroles qui devraient être prononcées, laissent peu de place au sens et aux mots du silence (Bacqué, 2013). Les discussions au sujet d’enjeux plus existentiels seraient souvent abordées dans le cadre de discussions au sujet des soins de vie et pressurisées faute de temps pour les déplier davantage. Le fait que le temps en fin de vie soit considéré comme précieux et compté peut toutefois exacerber ou provoquer l’envie d’aborder ces enjeux (Tarbi et al., 2021).

Quelques études suggèrent qu’il y aurait des différences au niveau de la communication chez les hommes et les femmes atteints d’un cancer incurable de divers âges (Seifart et al., 2020). D’après ces études, les hommes éviteraient davantage les discussions en lien avec leur fin de vie, notamment pour s’épargner et éviter aux autres les angoisses et la charge émotive associées à de telles discussions (Seifart et al., 2020). Ils seraient aussi moins enclins à aborder les enjeux existentiels et psychologiques qu’ils vivent (Seifart et al., 2020; Skulason et al., 2014). Il y aurait généralement chez les hommes atteints d’une maladie incurable une volonté d’avoir des conversations avec les professionnels qui soient les plus pragmatiques possible, qui portent sur des plans d’action – notamment au sujet de l’évolution de la maladie, du pronostic vital, des traitements et des décisions médicales – plutôt que sur les émotions (Seifart et al., 2020; Skulason et al., 2014; Ullrich et al., 2019). Ces recherches soulèvent que les hommes seraient plus à l’aise de se confier à leur partenaire de vie et, lorsqu’ils auraient l’occasion de le faire, ils rapporteraient un niveau de bien-être plus élevé. Ils seraient aussi moins portés à consulter des professionnels qui oeuvrent en relation d’aide tels que des psychologues, ou encore à se confier à d’autres patients, contrairement aux femmes atteintes d’un cancer incurable (Seifart et al., 2020). Dans le cadre de ces études, on explique ces différences à travers l’hypothèse que le modèle de la masculinité traditionnelle – fortement intégrée pour beaucoup d’hommes – agit sur leur façon d’aborder les émotions, les deuils, et ultimement sur leur manière de vivre la maladie (Doka et Martin, 2010; Meidani et Alessandrin, 2019). Ainsi, la socialisation des hommes – qui ressentent une pression d’être forts, compétitifs, performants et peu émotifs, ce qui n’est pas sans rappeler certains pans de l’hégémonie masculine – influence possiblement leur façon de communiquer (Addis et Mahalik, 2003; Courtenay, 2000). Malgré cette relative retenue à communiquer avec les professionnels, il semble toutefois que lorsque l’occasion leur est donnée, les hommes, tout autant que les femmes, sont en mesure de s’engager dans des discussions au sujet de leur fin de vie et que, tout comme elles, ils en retirent des bénéfices (Shapiro et al., 2022; Skulason et al., 2014).

Une étude réalisée auprès de femmes âgées atteintes d’un cancer incurable a permis de constater qu’une part des souffrances de ces femmes étaient liées notamment à des problèmes de communication – silence imposé de la part d’autrui, minimisation de leur parole, etc. (Bourgeois-Guérin, 2010, 2012). Cette avenue de recherche gagne à être poursuivie en investiguant le point de vue des HACI dont les souffrances en lien avec la communication pourraient possiblement se rapprocher ou se distinguer de celles vécues par les femmes. Une étude qui portait sur la perception de la souffrance vécue par les HACI par les intervenants oeuvrant auprès de ceux-ci (Bourgeois-Guérin et al., 2018) a aussi démontré que les intervenants identifiaient comme principale source de souffrances psychologiques des HACI l’expérience de pertes et de menaces identitaires liées notamment à la masculinité et à la perte de rôles sociaux. Les intervenants observaient également les souffrances des hommes liées à des problèmes de communication avec leur environnement social et parfois même dans le cadre de leurs interventions auprès de ces hommes (Bourgeois-Guérin et al., 2018). Ces constats rappellent l’importance de développer des approches différenciées ancrées dans une meilleure compréhension des enjeux de communication vécus par les hommes atteints d’un cancer incurable (Ullrich et al., 2019) et notamment lorsque l’on tente de soulager leurs souffrances.

Cadre théorique

La souffrance

Même s’il n’existe pas de consensus entre les chercheurs sur la définition de la souffrance, diverses conceptualisations de la souffrance ont été élaborées et certaines portent plus particulièrement sur le contexte de fin de vie (Alpers et Lo, 1999; Ashcroft, 2003; Cassell, 1992; Chapman et Gavrin, 1999; Chochinov, 2006; Rattner et Berzoff, 2016; Yang et al., 2016). La souffrance est souvent définie comme étant liée à l’expérience ou à la menace d’une atteinte à l’intégrité personnelle (Cassell, 1992). Certains chercheurs vont proposer que la souffrance est segmentable en sous-catégories, nommées différemment d’une étude à l’autre, mais qui distinguent entre souffrance physique, psychologique, sociale, existentielle et spirituelle (Dees et al., 2010; Murata et al., 2006). Les souffrances psychologiques et/ou existentielles seraient les plus souvent vécues par les personnes atteintes d’un cancer incurable (Hudson et al., 2006). Ces types de souffrance seraient autant associées au désir de hâter sa propre mort qu’à la douleur physique (Villavicencio-Chávez et al., 2014).

Pour d’autres penseurs, notamment le philosophe Paul Ricoeur (1994), la souffrance n’a pas à être subdivisée en sous-catégories. Ce dernier suggère de distinguer la souffrance (reliée à des affects et caractérisée par l’impuissance à agir) de la douleur (qui renvoie davantage à une expérience vécue dans le corps), même s’il reconnaît qu’il s’agit là d’un cas limite puisque les deux peuvent évidemment se joindre dans la réalité. Tel que le résume Abiven, la souffrance selon Ricoeur est la « prise de conscience d’une limitation de soi vis-à-vis de soi-même, comme vis-à-vis d’autrui [...], l’état douloureux d’une conscience réalisant que ce qu’elle vit, l’état dans lequel elle se trouve provoque limitation de son soi et impuissance » (Abiven, 1994, p. 206). Ricoeur théorise ainsi la souffrance comme un « vécu paradoxal » : « à la fois intensification du sentiment d’exister et diminution de la puissance d’agir » (Ricoeur cité dans Marin, 2013, p. 8). Dans cette conception, l’homme agissant et souffrant se situe au centre d’un carrefour qui rejoint les voies possibles de l’axe agir-pâtir et celles du chemin vers soi et vers autrui. Plus précisément, Ricoeur (1994) soutient que la souffrance vient à la fois altérer le rapport à soi et à autrui et qu’elle affecte la puissance d’agir des personnes de diverses manières. Cette conception de la souffrance s’ancre dans une vision interdisciplinaire de la souffrance en reconnaissant ses aspects individuels, relationnels, sociaux, structurels, etc. Elle en permet ainsi une compréhension riche et ouverte (Abiven, 1994; Bourgeois-Guérin et Beaudoin, 2016; Marin et Zaccaï-Reyners, 2013), particulièrement prometteuse dans le contexte des études sur la fin de vie (Adam-Canac-Marquis, 2021; Bourgeois-Guérin et al., 2010, 2012; Daneault et al., 2022).

Dans l’expérience de la maladie, comme celle d’un cancer incurable, la souffrance interroge : « si la souffrance est d’une certaine façon sans “objet”, elle n’est pas sans “pourquoi?” » (Ricoeur, 2013, p. 31). Une demande de sens est adressée par l’homme souffrant. C’est dans ses tentatives de réponse à cette demande de sens que l’homme souffrant tisse, en dépit de la maladie, une nouvelle étoffe de son être, se raconte autrement son histoire.

Le récit étant au coeur de l’identité humaine, Ricoeur (1988) soutient que l’identité est narrative, que sa constitution est le résultat d’un métissage entre l’histoire et la fiction. Ricoeur dira que

la connaissance de soi est une interprétation, – l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit, parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée, – cette dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive ou, si l’on préfère, une fiction historique, comparable à ces biographies de grands hommes où se mêlent l’histoire et la fiction

1988, p. 295

Il ajoutera que malgré les transformations qui s’opèrent à travers le temps, « le récit construit le caractère durable d’un personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant la sorte d’identité dynamique propre à l’intrigue qui fait l’identité du personnage » (Ricoeur, 1988, p. 301).

Ce concept d’identité narrative est riche à plusieurs égards, et particulièrement intéressant lorsque nous nous penchons sur l’expérience de personnes en fin de vie (Flanagan, 2020). Une approche a d’ailleurs été développée en médecine puis répandue à d’autres professions et nommée la « médecine narrative » (Flanagan, 2020). Cette dernière se fonde sur le concept d’identité narrative et tient compte des ruptures et continuités dans l’identité d’une personne.

Comme le soutient Flanagan (2020) la vision de Ricoeur de l’identité est pertinente pour les cliniciens qui travaillent auprès de personnes en fin de vie dont l’histoire a été marquée par la maladie, qui est souvent venue faire effraction dans leur récit. Flanagan (2020) dira au sujet de ces personnes :

[T]hey are engaged in the dynamic process of negotiating discordant elements of their lives (breakdown of the external self, which cannot be neatly separated from the internal self, via illness or accident) into their narratives. They can experience the loss of possibilities for one’s future self, and the anticipated loss of time[3].

p. 11

Or, pour Ricoeur, la personne cherche une forme d’unité identitaire (« wholeness ») et donc narrative (Flanagan, 2020, p. 12).

Les approches critiques en gérontologie : vers une mise en récit diversifiée?

Notre recherche est ancrée dans les approches critiques en gérontologie. Celles-ci englobent diverses théories qui traitent, de manière critique, de facteurs sociaux, économiques, culturels, politiques ou d’enjeux liés au genre et au vieillissement (Estes et al., 2003; Grenier, 2012; Holstein, 2015). Ces approches s’intéressent à différentes interprétations et réactions face au vieillissement et examinent comment ces dernières teintent les expériences du vieillissement et facilitent et/ou limitent la vie des personnes âgées (Estes et al., 2003; Grenier, 2012). Elles valorisent aussi le discours des aînés et leur implication dans les recherches en gérontologie, comme nous le ferons dans la présente recherche (Charpentier et al., 2010; Grenier, 2012). Les approches en gérontologie critique tiennent compte de maintes dimensions du vieillissement et s’accordent aussi très bien avec les perspectives interdisciplinaires, telle que celle adoptée dans le présent projet.

Méthodologie

Afin de mieux comprendre les souffrances vécues par les HACI nous avons choisi d’effectuer une recherche qualitative menée à partir de leurs témoignages (Braun et Clarke, 2006; Paillé et Mucchielli, 2016).

Recrutement des participants

Le recrutement s’est effectué au sein de trois grands CIUSSS de la ville de Montréal dans lesquels nos collaborateurs (médecins, travailleurs sociaux) étaient actifs au moment du recrutement (CIUSSS Centre-Ouest-de-l’île-de-Montréal, CIUSSS du Nord-de-l’île-de-Montréal et CIUSSS de l’Est-de-l’île-de-Montréal). Des intervenants oeuvrant dans chacun de ces milieux ont été ciblés par les collaborateurs, ceux-ci ont ensuite présenté le projet de recherche aux participants répondant aux critères d’inclusion. Les personnes qui ont manifesté leur intérêt aux intervenants et/ou collaborateurs étaient ensuite contactées par un des assistants de recherche qui avait pour tâche de répondre à toutes leurs questions afin qu’elles puissent décider de participer ou non à l’étude. Le projet de recherche multicentrique a été approuvé par les comités d’éthique des Centres Intégrés Universitaires de Santé et de Services Sociaux (CIUSSS) partenaires et de l’Université du Québec à Montréal.

Échantillon

L’échantillon a été élaboré selon la méthode non probabiliste d’échantillon typique (Mayer, 2000). Les critères d’inclusion de la recherche étaient les suivants : être âgé de 65 ans et plus, s’identifier comme étant un homme, être atteint d’un cancer incurable et connaître son diagnostic, être en mesure de fournir un consentement éclairé.

Dix-sept participants ont été recrutés. L’arrêt du recrutement a été motivé par la richesse et l’ampleur des discours livrés lors des entretiens, la diversité des témoignages, des caractéristiques des participants et des problématiques soulevées. Le tableau ci-dessous résume les caractéristiques sociodémographiques des participants.

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des participants

Caractéristiques sociodémographiques des participants

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Collecte des données

Le recrutement fut effectué en deux temps. Les entretiens de la première phase du recrutement furent réalisés en 2020, avant la crise sanitaire de COVID-19 survenue au Québec, en personne, au lieu déterminé par les participants. Dans la seconde phase de recrutement (pendant la pandémie de COVID-19), les rencontres ont été téléphoniques. La participation impliquait la passation d’un questionnaire sociodémographique dans lequel étaient colligées diverses données telles que l’âge, le ou les type(s) de cancer, le statut marital, le nombre d’enfants, etc. Un entretien semi-dirigé (Tracy, 2013) était ensuite réalisé avec les participants. Les entretiens étaient d’une durée variable de 30 à 60 minutes selon les capacités de la personne et ont été effectués par les assistants de recherche formés en psychologie et en recherche qualitative, dans le respect des normes éthiques en vigueur (Cassell et Rich, 2010; Martineau, 2007; Ohnsorge et al., 2012).

Les entretiens étaient réalisés suivant un canevas formé d’une douzaine de questions ouvertes qui visaient à explorer avec les HACI leur expérience de soin, la nature des souffrances psychologiques vécues ainsi que les éventuels liens entre ces souffrances et les enjeux de communication, la perte et/ou les transformations de leurs rôles sociaux, leurs expériences de la masculinité, de même que toutes autres dimensions qui semblaient significatives à ces hommes. Une question visait aussi à explorer avec les participants s’ils souhaitaient transmettre un message ou un apprentissage à d’autres hommes qui se retrouveraient dans une situation semblable à la leur. Les entretiens ont été enregistrés et transcrits intégralement.

Analyse des données

Une analyse thématique des données colligées a été réalisée (Braun et Clarke, 2006; Paillé et Mucchielli, 2016). Plus précisément, une démarche de thématisation séquencée a été adoptée (Paillé et Mucchielli, 2016).

Dans un premier temps, chaque verbatim a été lu et librement annoté par chaque membre de l’équipe de recherche. Puis, une première version de l’arbre thématique a été créée en équipe. Deux assistants de recherche ont ensuite codé chaque entretien en utilisant le programme informatique NVivo. L’équipe d’assistants de recherche et la chercheure principale ont ensuite examiné ensemble la codification de chaque entretien. Un relevé de thèmes a été créé en regroupant les thèmes qui se ressemblaient, se reliaient et s’éclairaient, et en les ordonnant de manière à mettre en lumière leur articulation, leurs nuances, leurs points communs, etc. (Paillé et Mucchielli, 2016).

Cette façon de faire répond à des critères de validité rigoureux et reconnus en recherche qualitative (Morrow, 2007; Mukamurera et al., 2006). Le caractère évolutif du relevé de thèmes et la codification de chaque entretien par deux assistants ainsi que leur révision au fil des analyses ont contribué à assurer la validité des thèmes. L’analyse est également fondée sur les principes de réflexivité et d’équité formulés par Morrow (2007). Enfin, un effort constant a été mis en oeuvre pour respecter les impératifs relevés par Paillé et Mucchielli (2012) d’enracinement, d’exhaustivité, de complétude, de justesse, de communicabilité et de conservation du travail de recherche.

Résultats

Dans cet article, nous ne présentons que les résultats de notre analyse qui touchent la communication et les souffrances des HACI. La figure 1 montre les éléments que nous avons retenus pour mieux comprendre comment leurs souffrances peuvent être reliées à des enjeux de communication. Nous explorerons la communication qui entoure ce qui est dit en explorant l’annonce de la maladie, ce que les participants voudraient ou peuvent dire, les limites de cette parole et les possibilités de la transmission comme voie de communication alternative.

Figure 1

Schéma des souffrances reliées à des enjeux de communication

Schéma des souffrances reliées à des enjeux de communication

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Entre se faire dire, vouloir dire et pouvoir dire : l’effet relatif de la communication

La majorité des participants apprécient le fait de pouvoir communiquer avec autrui. Parler « fait du bien », disent-ils. Certains se confient à un professionnel de la santé mentale, à un membre de l’équipe de soins, ou ont des discussions franches avec leur famille et proches. Communiquer avec ceux qui les entourent leur permet d’exprimer et de vivre un large spectre d’émotions, de mieux comprendre la perspective d’autrui sur la situation ou encore de laisser leur vie sociale suivre son cours malgré l’ultimatum posé par la maladie. Au-delà du fait de s’exprimer, c’est se sentir écouté qui est particulièrement bénéfique, soulignent les hommes.

Se faire dire que la maladie est incurable : un point tournant

Si les hommes rencontrés mentionnent la communication lorsqu’ils abordent leur manière de s’exprimer avec ceux qui les entourent, nombreux sont ceux qui traitent de ce sujet en parlant de la manière dont les autres, et plus particulièrement les soignants, communiquent avec eux.

Plusieurs notent que la transparence des soignants permet – ou pourrait permettre, car elle est parfois absente – de mieux intégrer la réalité de la maladie à leur histoire de vie, voire de cheminer dans une forme d’acceptation face à cette dernière. Un participant, Ben, parle ainsi de sa volonté de communiquer de manière plus transparente avec les soignants :

I operate best with the strict good. Maybe it’s part of the medical profession to pussyfoot around. If that is the case I think there should be some kind of sensitivity courses given to recognize that there’s some people who don’t like to be pussyfooted around… Thank you! I operate best if I know what’s going on (rires) […]. This allows me to go through, for me, the long and drawner process of coming to accept[4].

Un moment charnière de la trajectoire de plusieurs de ces hommes est celui de l’annonce du diagnostic, moment communicationnel particulier. Bien que pour plusieurs l’annonce du diagnostic – soit le fait de se faire dire que la maladie est incurable – est nécessaire pour être en mesure de bien communiquer ses limites et besoins, d’autres parlent du diagnostic de cancer incurable comme d’un tournant dans leur perception de la qualité de la communication avec leur entourage. L’annonce du diagnostic « fait un froid » (Pierre) qui bouleverse la communication. Certains hommes rencontrés ont l’impression que leurs proches se distancient et éprouvent un inconfort à être en leur présence depuis que cette annonce a été faite. Pierre parle des habitudes de ses enfants qui ont beaucoup changé depuis qu’ils savent qu’il est atteint d’une maladie incurable, alors que leurs visites et appels se sont graduellement espacés :

Avec mes enfants, c’est pas fort... On dirait qu’ils se sentent gênés de venir me voir sachant que j’ai le cancer. […] Mon garçon, lui, m’appelle fréquemment, mais ma fille m’appelle à peu près jamais, elle ne vient jamais me voir... pourtant elle ne reste pas si loin...

Parfois, les participants justifient cet éloignement de leurs proches par la crainte des émotions qui pourraient émerger à leur contact. Pierre confie : « Les personnes de notre entourage, c’est comme, ils ne veulent pas en parler parce que pour eux autres, le moindrement qu’il va dire quelque chose, ça provoque des émotions ».

Vouloir dire sans pouvoir dire : le grand éloignement

Les non-dits, la gêne et l’inconfort de leur proches perçus par certains hommes communiquent un message implicite qui les incite à ne pas parler de ce qu’ils vivent malgré un vouloir dire, et ce, dans l’espoir de protéger ou d’épargner leurs proches. Le fait de vouloir dire sans pouvoir dire, de ressentir le besoin de communiquer sans être en mesure d’assouvir ce dernier semble rendre plus vives les souffrances déjà existantes ou être à l’origine d’autres souffrances. Parfois, comme pour Claude, c’est le temps accéléré de la maladie qui compromet la capacité à déplier le contenu des évènements avec les personnes signifiantes malgré le fait qu’il ait le désir de le faire :

J’me dis j’vas peut-être manquer des petits boutes avant de mourir. C’est drôle de dire quand t’as cette maladie-là on dirait que tu veux essayer d’être le plus près de toutes tes gens possibles puis de parler avec eux autres puis d’être proche parce que t’as besoin de ça. Moi j’ai besoin de ça. Je sais pas si tous ceux qui ont la maladie comme moi sont comme ça, mais moi c’est comme ça. […] Des bouts c’est assez difficile. C’est comme si t’avais plus de contrôle sur rien.

Cette mise en échec de la volonté de dire est par ailleurs souvent liée à une difficulté à exprimer et/ou à communiquer sa souffrance aux autres. Comme le dit Michel, « il y a toujours une souffrance intérieure que j’ai de la misère (se racle la gorge). Je me sens, j’ai de la misère à m’exprimer là-dessus… »

Si les souffrances sont parfois incommunicables parce qu’elles semblent irrecevables pour les proches qui, selon les participants, souffriraient d’en être les témoins, à d’autres moments c’est plutôt la souffrance que provoquerait pour les hommes eux-mêmes le fait d’en parler qui les retient d’aborder celles-ci. Dans d’autres cas, la trop grande souffrance vécue bloque la communication comme le dit Joseph : « Quelqu’un qui est en anxiété ou en dépression, c’est pas, c’est pas la même chose, on souffre de tout, on n’a pas assez de patience de communiquer avec les gens… on n’a pas de désir de communiquer avec les gens comme avant. »

Pour certains, c’est la singularité de l’expérience de la souffrance qui entrave, voire rompt, la communication. « C’est difficile parce qu’on a l’impression que euh… l’autre personne à qui vous parlez ne, ne prend pas conscience du degré de douleur que vous subissez… », confie Gilbert.

Des participants rapportent aussi que l’expérience de la souffrance est à ce point unique que seule une personne dans la même situation, qui partage un récit similaire, pourrait être en mesure de réellement entendre et comprendre leur souffrance.

Les habiletés communicationnelles de chaque participant en général, et en ce qui a trait plus spécifiquement à leurs émotions et leurs ressentis, influencent aussi leur facilité – ou inversement leur peine – à exprimer leurs souffrances. C’est ainsi que Ben décrit sa difficulté à exprimer la douleur et les souffrances :

I never, in growing up, learn how to express my feelings. And it was seen that where I to express any feeling of weakness or discomfort, that of itself was a sign of weakness. So, I spent the last 43 years of my life try to learn what normal people are able to do naturally. Sometimes I lack the words to describe the pain be it physical, emotional, mental or spiritual[5].

Certains parlent de l’impact délétère qu’a pu avoir leur socialisation sur ces habiletés communicationnelles. D’autres mentionnent inversement que leur aptitude naturelle pour la communication, que d’être habitué de « parler de ses affaires » (Simon), les aide à vivre avec la maladie puisqu’ils arrivent à communiquer plus aisément avec autrui.

Dire autrement

Alors qu’avoir l’impression de manquer de mots pour s’exprimer peut limiter la capacité de certains hommes à communiquer avec leur entourage, certains font l’expérience ou entrevoient la possibilité de communiquer autrement que par la parole. Quelquefois, c’est avec leur corps que les hommes communiqueront de façon signifiante, comme on peut le voir chez Jack, qui confie au sujet d’un moment partagé avec sa fille :

[S]he would tell me some of her stuff that’s going on and we ended up like, just in a hug that last like one minute and two minutes, long you know… It was long but soft and gentle, meaningful hug[6].

Parfois, l’écriture sert de canal de communication pour parler de la vie qui a été vécue et aide à dénouer certaines impasses. Ceci semble être le cas pour Alain qui dit :

Mon fils, mes filles, ils m’ont quand même avoué, chacun à sa façon, que j’aurais dû en faire plus, que j’aurais pu en faire plus. Oh là là, alors on a dénoué ça! […] Ce qui fait mal, c’est même en écrivant parfois, lorsqu’on traite ou je traite des échecs, des erreurs que j’ai pu faire. En un mot, tout le monde en a, mais ça fait très mal. J’essaie aussi de dénouer ça un peu dans mon écriture.

Plus largement, certains participants envisagent des voies alternatives de communication, des façons, comme le souligne Alain, d’« être là avec créativité ». Des pratiques artistiques telles que la photographie, la peinture ainsi que des activités comme le jardinage et la cuisine sont ici considérées comme d’autres moyens, peut-être plus créatifs, d’être en lien avec les autres et le monde tout en poursuivant l’inévitable processus de détachement qu’implique le mourir.

Au-delà du fait de dire : les limites et possibilités d’une parole déliée

Reste que la communication a ses limites, mentionnent quelques participants. Malgré le fait que de parler de ce qu’ils vivent soulage momentanément et dans une certaine mesure la ou leurs souffrance(s), les participants déplorent que les problèmes ne sont pas tous résolus par la parole. « Je trouve que ça fait du bien, ça fait pas du bien t’sais, il y a rien de gai là-dedans mais, euh… de parler avec vous c’est sûr que ça aide un peu, mais… le problème est toujours là », constate Pierre.

De plus, le fait de soulager certaines émotions difficiles en les exprimant ne préserve pas de leur réapparition qui semble elle-même souffrante non seulement à vivre, mais aussi à appréhender. Pour Claude, c’est d’ailleurs la crainte de revivre des émotions qu’il associe à la souffrance psychologique qui le motive à choisir de ne pas vivre d’acharnement thérapeutique. « J’ai peur de ça. Je ne veux pas qu’on s’acharne à me ramener pis que je revive encore les mêmes émotions, les mêmes problèmes… », confie-t-il. Une peur qui l’amène même à considérer la psychothérapie, dans une certaine mesure, comme une forme d’acharnement thérapeutique. Tout comme pour d’autres participants, Claude semble se questionner sur la possibilité qu’il résulte d’une telle pratique des changements concrets et/ou une transformation de la situation qu’il vit. On peut en déduire que ce dernier se demande ce qui changerait une fois qu’il se serait raconté.

De son côté, Marc apporte un autre élément de réponse au questionnement sur la communication en mentionnant avoir ouvert un dialogue avec sa maladie. Ceci semble non seulement apaiser certaines de ses souffrances mais, plus encore, lui donner le sentiment d’avoir une forme de pouvoir sur sa vie et sur ce qui la menace, c’est-à-dire la maladie, voire le mourir :

J’vais pas mourir avant de mourir. Tu sais tu t’assis dans le coin, tu dis ah! tabarslouche j’suis rendu là, ça… non! Je suis pas capable là, je veux dire, non c’est… non c’est pas ça. C’est le contraire, c’est le contraire, le cancer – oui à un moment donné euh…. Je disais, je me rappelle pas à qui…euh… j’appelais ça mon cancer, j’appelle ça un crabe. C’t’un crabe! Je suis pogné avec un crabe présentement dans tête! Mais euh… le crabe… je me suis obstiné au début avec hein… je me disais : non, il y a une affaire que t’as pas compris le crabe, parce que tu vas me faire peut-être mourir, mais soit sûr d’une affaire tu vas me suivre de près, parce que toi sans moi tu peux plus vivre.

Marc

La transmission comme palliation d’une communication en souffrance

Pour certains hommes rencontrés, la transmission est présente en contrepoint lorsqu’ils abordent comment ils partagent leur histoire que ce soit en se racontant verbalement ou en écrivant. Planifier le partage de leurs biens ou préparer une liste musicale semble par exemple découler de cette volonté de laisser quelque chose à leurs proches qui continuera de les accompagner après leur décès. Cette volonté de transmettre s’impose parfois en négatif alors que certains désirent ne pas transmettre certaines tâches, telles que par exemple la gestion de leur succession et s’assurent de mettre en ordre leurs papiers pour que la communication de leurs volontés soit la plus limpide possible même après leur décès. Dans tous les cas, les hommes rencontrés semblent, lorsqu’ils parlent de transmission, travailler à la création d’un canal alternatif de communication qui pourrait témoigner d’un désir de survivre, en quelque sorte, à leur propre mort, en gardant vivante leur histoire qui continuerait à se déployer.

Lorsqu’ils sont questionnés sur le message qu’ils souhaiteraient transmettre à des hommes qui se retrouveraient dans une situation similaire à la leur, les participants manifestent une certaine retenue. Souvent, ils rapportent que l’expérience de la maladie est si unique et différente d’une personne à l’autre qu’il leur semble difficile de donner des conseils à qui que ce soit malgré un diagnostic parfois semblable. Certains avancent tout de même quelques conseils qu’ils souhaitent transmettre aux HACI.

Beaucoup parlent de la différence entre considérer le cancer incurable comme une finalité et le considérer plutôt comme un rappel de la valeur du temps qui est compté. Selon plusieurs, c’est cet élément crucial qu’il faut rappeler à des HACI. Ils nomment à cet égard l’importance de vivre « une journée à la fois » (Michel), de se concentrer sur les relations significatives, de profiter du temps qu’il reste, de vivre ce qui est positif dans cette période qui permet d’accomplir ce qui ne l’a pas été. Ils parlent aussi de l’importance de ne pas s’enfermer dans les aspects qui pourraient être considérés plus négatifs de la maladie, de partager les émotions vécues pour les extérioriser et s’en débarrasser, tout cela afin d’arriver à vivre le mieux possible ce « bout de temps » qui leur appartient encore malgré l’incurabilité de la maladie. Marc prodigue le conseil suivant aux HACI :

Vis ce que tu as à vivre, vis pas ton mal. Tu vis avec un mal, mais vis pas ton mal. Il y en a qui vont vivre seulement que ça, il y a d’autres choses à faire! commence à lire, si t’es capable de lire, lis. Euh… si tu veux, euh… dessiner, ben dessine! Si tu fais de la peinture ben peins! Peins tes émotions si tu veux, fais n’importe quoi, débarrasse-toi de ça pour rester le bout qui est à toi encore là… ben c’est ça, vis-le ce bout-là.

Finalement, pour une majorité de participants, la transmission et le partage par la parole semblent être des moyens de donner sens à leur expérience et leur souffrance. Cela leur permet de prendre de la distance par rapport à leur propre histoire en ancrant celle-ci dans une histoire partagée qui les dépasse. Comme en témoigne Ben :

That’s why when I was approached in this particular survey I said yeah! Because I have no idea whether or not that I have to say is gonna be of any value but there’s always a chance of maybe. […] And… If that’s my legacy for this, hey cool! I do recognize my humanity, ok. In not too long, ok… I’m gonna be buried in a plot. […] I’m gonna be forgotten very, very soon and that’s the way that it is. However, however, if I’ve been able to help humanity along the way, even a drop, then my life’s been worth a while[7].

À travers cet exercice de transmission semble émerger la possibilité de soulager la souffrance que peut provoquer la maladie incurable en (r)établissant un pont de communication vers soi et les autres. Créer ainsi du lien semble permettre non seulement de donner sens à sa propre expérience à travers celles des autres, mais aussi permettre de se parler à soi-même – avec tout ce que cela peut impliquer d’apaisement et d’inspiration – en parlant aux autres.

Avec la maladie incurable, pour plusieurs les atteintes que subit le corps s’accumulent. Pour certains, la limite de temps qu’il reste à vivre devient de plus en plus apparente alors que le temps en vient tout à coup à manquer. Pour d’autres encore ce sont les transformations de leurs relations avec leurs proches et le monde qui font apparaitre les limites de ces liens qui en viendront inévitablement à être rompus, à tout le moins dans leur forme actuelle. La reconnaissance des limites qu’entraine variablement chez chacun la maladie incurable semble provoquer cette transition de la communication plus directe vers la transmission, ici envisagée comme une communication en différé. En ce sens, pour beaucoup d’hommes rencontrés la transmission semble s’imposer graduellement comme un canal de communication palliant, du moins partiellement, ces limites corporelles, temporelles et relationnelles.

En somme, si la communication a ses implications dans les souffrances vécues par les hommes que nous avons rencontrés en entrevue, il apparait que la transmission, comme palliation d’une communication souffrante, peut apporter un soulagement.

Discussion

Les résultats de cette recherche mettent en lumière que divers liens unissent la communication et la souffrance des HACI. Les enjeux de communication sont diversifiés et peuvent être tant en filigrane qu’au coeur des souffrances vécues. C’est par la communication verbale que les hommes apprennent généralement qu’ils sont atteints d’une maladie incurable et c’est cette communication qui signe leur entrée dans l’expérience de ce savoir. La communication continuera souvent de jouer un rôle important dans l’expérience de ces hommes tout au long de leur trajectoire. Alors que les écarts entre la volonté de communiquer et la possibilité de le faire sont parfois sources de souffrances, nous avons aussi vu que la parole déliée comporte sa part de limites, qu’elle n’est pas que soulagement. Comprendre la transmission comme voie de communication alternative nous a également permis de mettre en lumière comment celle-ci peut pallier certaines limites de la communication plus directe en permettant de nommer des choses et en inscrivant, notamment, le récit de ces hommes dans une histoire qui les dépasse, qui leur survit, en quelque sorte.

L’annonce : la parole qui transforme le récit

L’entrée dans l’expérience de se savoir atteint d’un cancer incurable, ou à tout le moins le fait d’apprendre de manière officielle que la maladie est incurable (dans une étude précédente, des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable rapportent avoir souvent eu l’intuition de la gravité de la maladie bien avant l’annonce – Bourgeois-Guérin, 2013), se fait par la parole, lors de la communication du diagnostic. Se faire dire qu’ils sont atteints d’un cancer incurable constitue un point tournant dans le récit des participants et marque leur identité au fer rouge, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui est constaté dans d’autres études portant sur les personnes atteintes de cancer incurable (Bourgeois-Guérin, 2012; Guité-Verret et Vachon, 2022). Ce constat rejoint Flanagan (2020) qui parle de l’effraction de la maladie qui peut rompre la continuité du récit. Comment intégrer cet événement à son identité narrative et comment se raconter à la suite de cet événement? Nos résultats montrent que cette annonce marque parfois le début d’une transformation de la communication de ces hommes avec leurs proches et entourage, puisque celle-ci est dorénavant teintée, de part et d’autre, par la connaissance de ce diagnostic. Nous avons constaté qu’elle peut alors parfois être entravée, limitée, et qu’une distance peut s’installer.

Une communication à comprendre de manière nuancée et qui dépasse la parole

Notre étude met aussi en évidence le fait que la question de la communication dépasse largement la parole (Ellenberg, 2004; Morasso et al., 1999). En effet, la communication par la parole peut soulager les souffrances, mais en plus de ne pas être toujours facile à délier, elle n’est ni la panacée ni nécessairement source de soulagement. Ce constant rejoint partiellement ce qui avait émergé d’une étude précédente (Bourgeois-Guérin et al., 2018). En effet, des intervenants oeuvrant auprès d’HACI avaient cette intuition que les interventions centrées sur la parole accusaient certaines limites avec les HACI, intuition ici confirmée par ce qu’ont exprimé certains de nos participants. Ceci met en évidence l’importance de ne pas uniquement valoriser le soulagement de la souffrance par la parole, mais d’offrir aussi différents canaux de communication qui pourraient, dans certains cas, davantage correspondre aux besoins des HACI et d’explorer les pistes plus créatives qu’ils ont évoquées. Cela rappelle qu’il reste aussi la souffrance parfois indicible dont parlait Ricoeur (1994), souffrance qui ne peut parfois pas être mise en parole.

Comprendre qu’ouvrir un espace de communication peut aller au-delà de la parole est notamment une invitation à être ouvert à la symbolique de la communication non verbale. Elle permet d’envisager que certains gestes, legs et transmissions sont aussi des manières de communiquer, lesquelles contribuent parfois davantage à soulager la souffrance que la communication par la parole et peuvent même pallier les limites de cette dernière. Être conscient des limites de la parole peut aussi contribuer à ce que le silence puisse être envisagé autrement, non pas comme une absence de communication ou un manque d’empathie à l’égard des souffrances psychologiques, mais plutôt comme un soin qui unit et permet d’être en lien face à certains enjeux existentiels (Planchin, 2017).

Une éducation sur la psychothérapie et son rôle pourrait possiblement aider à nuancer certaines craintes par rapport à celle-ci, et notamment aux souffrances qu’elle peut engendrer lorsqu’elle délie la parole. Sans nier les limites du processus psychothérapeutique et de la parole sur laquelle il repose, qui sont soulevées par certains HACI, les sensibiliser au fait que ce processus ouvre une porte vers une parole sans la forcer, tout en respectant les seuils propres à chaque personne, pourrait possiblement contribuer à apaiser certaines craintes, voire à éliminer certaines réticences à consulter (Seifart et al., 2020). Cela semble particulièrement approprié car les hommes qui ont accès à un soutien psychologique en tirent généralement un bénéfice (Helgason et al., 2001).

Temporalité de la communication : une communication qui ouvre vers le futur

Nos résultats permettent également d’entrevoir comment, au niveau temporel, la communication peut, pour nos participants, dépasser le présent pour prendre la forme d’une transmission qui vient s’ancrer dans un futur plus lointain, voire qui vient ouvrir ce dernier et permettre une certaine forme de communication qui s’étend au-delà de leur décès. Ceci rejoint plus largement les écrits portant sur la transmission et le vieillissement qui font état de cette trouée dans le temps que permet la transmission (Lachance, 2023). Concevoir la transmission comme une possibilité de palliation d’une communication souffrante permet de voir, d’une part, comment les gestes posés dans l’objectif de transmettre peuvent être une manière de communiquer. Cette conception permet, d’autre part, d’envisager comment la transmission peut soulager, autrement que par la parole ici-maintenant et au-delà du présent de cette dernière. La transmission peut aussi possiblement venir pallier, en partie du moins, l’impuissance de la souffrance dont traite Ricoeur (1994). Impuissance qui dans le contexte particulier de la maladie incurable et de la fin de vie peut notamment être une impuissance à dire. La transmission contribue à ce que la souffrance puisse se dire autrement et ainsi possiblement être, partiellement à tout le moins, soulagée. Selon les témoignages recueillis auprès des HACI, lorsque le récit de la personne dépasse l’histoire de sa vie pour venir s’ancrer dans un futur qui la dépassera, la transmission peut aussi permettre que se maintienne, se poursuive et peut-être même se transforme une part de l’identité narrative.

Une communication en mouvance

Les témoignages recueillis permettent aussi de constater que comme les changements effectifs et potentiels, actuels et futurs dans le récit de ces hommes sont nombreux, il est important de favoriser et de reconnaître la valeur d’une communication qui n’est pas statique, mais flexible, capable de se mouvoir et de se transformer dans le temps, à l’instar de la situation de ces hommes. Cela peut leur permettre de se raconter autrement, de prendre différentes voies pour le faire, en fonction de ce qu’ils vivent à différents moments de leur trajectoire. Nos résultats montrent que des HACI vont vivre de manières très différentes la communication, non seulement selon la personne avec qui ils échangent, mais aussi d’un moment à l’autre de leur vie. Leurs besoins, à ce niveau, peuvent changer et il est important d’être à l’écoute de ces transformations. Être capable de s’ajuster à leurs besoins et de s’y accorder permet d’éviter que la communication devienne une source de souffrance, tout en optimisant les chances qu’elle demeure quelque chose qui délie. Cela rejoint aussi la dimension dynamique de l’identité narrative de Ricoeur (1988) et de la médecine narrative de Flanagan (2020), toujours en mouvement et en transformation – vivante en quelque sorte –, et s’inscrit dans une visée plus large, celle de créer des espaces où se raconter différemment et par des voies différentes, à des moments distincts de son histoire.

Vers des représentations plus ouvertes et nuancées des masculinités

Plus largement, ces résultats viennent s’inscrire dans une mouvance de recherche qui invite à promouvoir des narrations multiples, lesquelles donnent à voir différentes façons de vivre le cancer incurable en tant qu’hommes vieillissants, par exemple en remettant en question les représentations dominantes de la masculinité pour s’ouvrir à différentes formes de masculinités (Carrigan et al., 1985; Charmaz, 1995; Connell, 1995; Hurd Clarke et Lefkowich, 2018) et envisager des manières multiples d’être un homme âgé atteint d’un cancer incurable. Une telle perspective permet aussi, comme nous l’avons constaté dans cette étude, de ne pas nier certaines limites que des formes de socialisation ou idéaux de masculinité peuvent avoir imposées à ces hommes, par exemple, l’idée qu’il ne fallait pas parler de leurs souffrances (Bennett, 2007; Shapiro et al., 2022; Skulason et al., 2014). Cela pourrait possiblement aider à intégrer au récit de soi certaines facettes occultées de la réalité d’être un homme vieillissant qui est atteint d’une maladie incurable.

Limites

Malgré ses forces, cette recherche accuse aussi des limites. Premièrement, l’échantillon est relativement limité. Il est à noter que nous avons rencontré des défis sur le plan du recrutement, notamment en lien avec la population rencontrée mais aussi avec le contexte dans lequel il s’est déroulé. Le contexte pandémique, qui dans ses premières vagues a touché plus particulièrement les personnes âgées et a engendré une surcharge de travail chez beaucoup de soignants qui étaient impliqués dans notre recrutement, a notamment contribué à rendre le recrutement de participants plus ardu.

De plus, l’échantillon d’hommes rencontrés aurait pu être plus diversifié. On note, entre autres, une certaine homogénéité en ce qui concerne les origines culturelles. On remarque aussi un manque de diversité sexuelle, ce qui est une autre limite de cette recherche. Il serait intéressant dans des recherches futures de tenter de mieux comprendre l’expérience d’hommes de diverses identités de genre et orientations sexuelles afin d’avoir un portrait plus complexe et complet des souffrances que peuvent vivre une diversité d’HACI.

Les participants sont tous domiciliés à Montréal, une métropole québécoise, et l’intégration des réalités d’hommes issus de milieux divers (milieu rural, semi-rural, etc.) permettrait d’avoir un portrait plus complet de l’expérience d’HACI. Enfin, la majorité des participants rencontrés recevaient des soins palliatifs à domicile. À cet égard, leur expérience est assez distincte de celle des patients qui reçoivent des soins palliatifs en centre hospitalier ou qui, pour diverses raisons, ne bénéficient pas de soins palliatifs. . Il serait intéressant d’avoir davantage de données diversifiées à propos des trajectoires de soins reçus, afin d’obtenir un portrait plus exhaustif.

***

Mieux comprendre les souffrances des HACI ouvre des pistes à explorer pour être davantage en mesure de les soulager en tenant compte de leurs besoins. Cela peut devenir une corde à ajouter à nos arcs, pour tenter de répondre à l’appel de leurs souffrances, d’une manière qui leur ressemble.