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Au sein de l’archipel volcanique du Cap-Vert[1], l’île de Fogo (476 km²) dénote par l’imposante présence du Pico do Fogo, un stratovolcan âgé de 22 à 24 millions d’années. Culminant à 2829 mètres d’altitude, l’élévation conique se situe au centre d’une caldeira de neuf kilomètres de diamètre, jonchée de multiples cratères. Cette caldeira s’est formée par un immense glissement de terrain, il y a quelque 73 000 ans (Ramalho et al., 2015). Un hémicycle de 20 km de long entoure ses flancs nord, ouest et sud. Les recensements de l’activité volcanique de la région font état de vingt à vingt-sept éruptions depuis le peuplement de l’archipel (Chouraqui et Texier, 2016, p. 74; Perez-Torrado et al., 2015, p. 123), dont neuf au cours des deux-cent-cinquante dernières années : en 1785, 1799, 1817, 1847, 1852 et 1857; pour le 20e siècle, en 1951 et 1995; et, pour le 21e siècle, en 2014.[2]

Émanant du Pico Pequeno, le dernier séisme éruptif eut lieu le 23 novembre 2014, et les coulées de lave se sont répandues durant 77 jours. Elles ont dévasté Chã das Caldeiras – la caldeira composée de deux villages principaux, Portela et Bangaeira – ainsi que le tronçon de route intérieur, provoquant le départ de la majeure partie de la population. Près de 100 % des habitations furent affectées, totalement ou partiellement ensevelies d’un manteau de lave, parfois d’une épaisseur de plus de trois mètres (Perez-Torrado et al., 2015)[3]. Ces destructions restent particulièrement visibles aujourd’hui (figures 1 et 2)[4].

Figure 1

Chã das Caldeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Figure 2

Chã das Caldeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Dès mars 2015, une trentaine d’évacués de Chã das Caldeiras étaient de retour, creusant la lave encore chaude pour découvrir les sépultures de maisons. L’année suivante, ils étaient près de 700 habitants (dernier recensement[5]). Le même phénomène de retour s’observa en 1951 dans le village côtier de Relva, sur le flanc oriental de l’île, où les populations déplacées par la lave s’écoulant jusqu’à la mer couvrirent leurs maisons. Relogées dans différents villages, les populations sont progressivement retournées à Chã das Caldeiras pour reconstruire leur lieu de vie par-dessus la lave, à l’endroit même où leurs foyers furent dévastés (Gourou, 1958, p. 9; Correia et al., 1997).

Basée sur une enquête exploratoire menée en mai 2022, cet article se consacre aux mécanismes de résilience et aux stratégies de subsistance qui accompagnent les retours aux abords du Pico do Fogo. Il s’agissait de dégager des éléments qui soulignent les manières dont est vécue la cohabitation entre habitants de la caldeira – les Caldeirense– et leur milieu volcanique. L’approche proposée s’est nourrie d’une quinzaine d’entretiens avec différents acteurs (habitants, guides, etc.), mais aussi de discussions informelles et d’observation participante. Elle puise enfin dans certains événements historiques et entend suggérer des questionnements sur les compréhensions cosmo-ontologiques des populations locales (Santos, 2017). À la fois mortifère et prodigue, l’activité du volcan laisse planer le spectre d’un bouleversement toujours possible, mais il laisse poindre aussi le succès d’activités touristiques et agricoles lucratives. Durant notre mission de quinze jours, nous avons réparti nos observations sur les îles de Brava et Fogo, et nous avons mené des entretiens semi-directifs autour du Pico, dans les villages de São Filipe, Chã das Caldeiras et de Mosteiros[6]. Ceux-ci ont fait émerger la dernière sécheresse, de 2017 à 2022, comme la préoccupation majeure des habitants Fogo. L’enquête à Brava auprès de plusieurs pêcheurs et habitants de l’île visait à comprendre comment l’éruption y avait été perçue. Nous avons mis en dialogue les données récoltées avec celles de recherches antérieures menées lors de l’éruption 2014-2015, ou juste après (Chouraqui, 2018; Chouraqui et Texier, 2016; Perez-Torrado et al., 2015; Weeks et Popinsky, 2016).

Nous aborderons, dans un premier temps, la vitalité du volcan sept ans après la dernière éruption. Cette vigueur sera appréhendée à la fois sur les plans identitaire, touristique et agro-économique, dans une île largement meurtrie par des épisodes récurrents de carence hydrique. Ensuite, nous interrogerons les forces antagonistes entre la résilience des familles ré-établies dans la caldeira et les intentions gouvernementales de délogement. Enfin, nous tenterons d’identifier, en-dehors du risque éruptif, le péril de l’occupation de la caldeira.

« Notre vie, c’est ici à Chã das Caldeiras »

Identification et attachement à la caldeira : artefact caldeirense

En arrivant dans la caldeira depuis la ville portuaire São Felipe[7], par la route longeant les lopins de terres asséchées, le potentiel touristique de Chã saute aux yeux. L’antre volcanique de la bordeira – une falaise de 800 à 1000 mètres de haut qui la circonscrit du nord-ouest au sud-ouest – découvre les sols noirs, inclinés et parsemés du vert vif des vignes (figure 3). La route longe un spacieux domaine hôtelier à Portela, reconstruit après l’éruption de 2014. Les quatorze hébergements sont répartis dans de petites cases rondes construites en pierre de lave (figure 4). Ce type d’architecture se rencontre uniquement à Chã das Caldeira, aux côtés des constructions de béton inachevées, rectangulaires, qui s’élèvent sur un niveau, plus rarement sur un deuxième étage. Certains rapportent que l’on devrait à la famille Montrond (voir infra) l’introduction de ce type d’édifices, que l’on présente aujourd’hui comme étant inspiré des huttes « traditionnelles ». On peut supposer que leur apparence nourrisse les imaginaires touristiques et la quête d’exotisme, puisqu’elle évoque de facto certains patterns architecturaux de l’Afrique sub-saharienne. En revanche, selon d’autres sources, l’architecture traditionnelle typique de Fogo, les funcos, est également présente dans d’autres localités de l’île. Des documents historiques, comme les photographies de Ribeiro datant de 1954, montrent l’existence de telles constructions bien avant l’essor du tourisme. Il faudra donc clarifier cette affirmation et s’assurer de la contribution de la famille Montrond à l’architecture locale ou faire intervenir d’autres facteurs[8].

Figure 3

Antre volcanique de la bordeira (photographie des auteurs, mai 2022).

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Figure 4

Domaine hôtelier à Portela (photographie des auteurs, mai 2022).

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Quelles que soient les influences qui motivèrent leur développement, ces maisons contribuent à façonner et à singulariser le lieu. Elles fournissent l’image d’un espace humain forgé par l’omniprésence de la lave durcie. Leurs spécificités notables, au fond, participent à la particularisation de Chã. À travers les discours qu’elle suscite lors des visites guidées – mais aussi dans les communications visuelles et audiovisuelles –, cette architecture typique apparait comme un vecteur d’identification du lieu (pour les étrangers) et au lieu (pour ses habitants).

Ce support de valorisation trouve un écho dans le développement d’une iconographie propre à la caldeira. Depuis une vingtaine d’années, ses artisans s’adonnent à la confection d’artefacts décoratifs qu’ils sculptent dans la pierre de lave et qu’ils vendent aux personnes de passage. Ces statuettes, pour une part, figurent des tortues ou des mortiers-pilons. Leur puissance d’évocation provient du cumul des motifs qu’elles représentent et des matériaux utilisés. En reproduisant des symboles nationaux au moyen de lave durcie, l’objet énonce une appartenance générale au Cap-Vert, ainsi qu’une identité singulière : celle des habitants de Chã. Mais la dimension identitaire qu’expriment ces artefacts est plus évidente encore au regard d’autres réalisations. Sur les étals de fortunes, on trouve en effet des répliques de maisons arrondies – qui manifestent le potentiel métonymique attachés aux habitations[9] –, ainsi que des effigies (figure 5). Celles-ci prennent la forme de visages dont les contours épousent la forme des pierres prélevées. Elles reproduisent les bas-reliefs qui ornent certaines façades ou murs de soutènement (figure 6). Dispersés dans le village de Portela, ces réalisations représentent les habitants de Chã, décrits comme les « hommes et femmes abandonnés » (ômi abandonadu)[10]. Évoquant la désolation, les effigies font exister, en leur donnant une forme tangible, une figure qui résume une condition de vie particulière, celle de personnes désolées, abandonnées, figées dans la lave[11]. Ces réalisations surimposent une valeur symbolique aux vestiges de l’éruption; elles synthétisent, aux yeux des habitants de Chã, un parcours historique singulier, et offrent une présentation indicielle (elles sont sculptées dans la lave) des événements géologiques qui le caractérisent. Les discours concernant les significations déléguées aux sculptures mettent quant à eux en lumière un sentiment bien présent. Si les habitants de Chã se disent oubliés, ce n’est en effet pas par la fortune, mais par un gouvernement qu’ils estiment distant et trop peu investi dans leur devenir (nous reviendrons plus bas sur ce point).

Figure 5

Effigie, Chã das Cladeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Figure 6

Visage dans la pierre, Chã das Cladeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Les figurines apparaissent comme les supports où s’exprime une identification de la population au lieu, à ses propriétés saillantes et aux événements qui ont contribué à le forger. « I am from Chã and I discovered that in my veins is lava that flows and in my heart is fire (flame) that makes me get out of bed every morning[12]. » Ce sont les mots qu’un guide de Chã das Cladeiras a publiés sur Facebook (cité dans Weeks et Popinsky, 2016, p. 63). Un parallèle analogue apparait dans la chanson Fogo, de Camilo Montrond Fontes et Lucas Teixeira, issue du poème de Pedro Cardoso (1890-1942)[13]. L’analogie entre le volcan et le corps, entre la lave et le sang est fortement évocatrice. Elle suggère la vitalité qu’insuffle la présence du Pico do Fogo, et l’idée qu’il produit un véritable mode d’être-au-monde. Elle énonce aussi, sur un plan métaphorique et discursif, une partielle indistinction entre la personne et le volcan. Elle est le témoin, en somme, d’un processus d’identification qui unit inextricablement le volcan et les personnes qui vivent auprès de lui. Ce processus se double logiquement d’une dimension affective importante, que soulignent certaines dénominations employées pour parler du cône. Certains le nomment ômi grandi, le grand homme (Centeio, 2014), en raison de sa puissance, de sa force et de sa générosité. D’autres parlent de lui comme de « leur ami », comme un agent bienfaiteur (Weeks et Popinsky, 2016, p. 59), voire l’évoquent en le décrivant « comme un père », en référence à sa présence bienveillante. En plus d’évoquer des relations de proximité avec le lieu, ces terminologies énoncent les valeurs morales attachées à la formation géologique.

Si les artefacts décoratifs et les discours sont les témoins des efforts consentis pour convertir les événements de 1995 et 2014 en argument identitaire, ce dernier est aussi une valeur que les habitants de Chã savent convertir en ressource. Tout comme l’architecture spécifique de la caldeira, les sculptures servent de point d’ancrage où arrimer le secteur touristique de la région.

Le tourisme comme rebond : une fragile reconstruction sur les ruines des éruptions

La couverture médiatique des dernières éruptions et la diffusion d’images via les réseaux sociaux ont amplifié l’attrait touristique de Fogo (figures 7 et 8). Le nombre de visiteurs a connu une croissance notable[14] et Chã das Caldeiras a été aménagé par ses habitants comme un lieu de villégiature écologique (l’ascension du volcan est plutôt une étape lors d’un séjour sur les îles Fogo et Santiago).

Figure 7

Site touristique, Chã das Caldeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Figure 8

Murale, Chã das Caldeiras (photographie des auteurs, mai 2022).

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Le cas de Vera[15] illustre parfaitement l’élan de débrouillardise qui pousse les populations à s’investir dans l’activité touristique de Chã. Cette dame de trente-six ans gère son propre bar et propose une carte de petite restauration. À la suite de l’éruption de 2014, qui a totalement englouti sa maison, un donateur étranger lui a mis à disposition un container qu’elle a aménagé en lieu de débit; elle l’a meublé d’un comptoir, de quelques tables, d’un babyfoot et d’une télévision. Dans le logis qu’elle a reconstruit sur les ruines de 2014, elle réserve quelques chambres aux touristes (pensão). Ses infrastructures accueillent quotidiennement des visiteurs : « Grâce au tourisme, dit-elle, chacun peut avoir sa propre affaire (negocio). Maintenant, tout le monde parle un peu français et anglais ici. » (Vera, mai 2022) Après le découragement, elle explique avoir trouvé la force de tout recommencer : « Je me suis dit que l’éruption pouvait enterrer ma maison mais qu’elle n’enterrera pas ma vie. » Aujourd’hui, Vera estime vivre dans de meilleures conditions qu’avant l’éruption, grâce aux rentrées financières générées par son activité. Elle fait partie de ces personnes pour qui « le volcan donne plus qu’il n’a pris ». Le « bricolage » constitue la principale rampe de lancement pour Vera et de nombreuses autres personnes. Celles-ci s’investissent dans un secteur touristique florissant, boosté par les images de la dernière éruption, et développent peu à peu les infrastructures du circuit. Cet élan s’adosse aussi à des réseaux de solidarité organisés autour du développement de la caldeira (djunta mon)[16] : « Les anciens nous guident, ils nous aident. On garde la même culture. Chez nous il existe un système d’entraide, on travaille tous chez les uns les autres. » (mai 2022, Chã das Caldeiras) D’autres habitants de Chã ont toutefois insisté sur les difficultés rencontrées après l’éruption, ce qui suggère la présence d’une diversité de points de vue.

À cet égard, Chouraqui et Texier mettent en garde contre la tentation de penser que les activités touristiques profitent à l’ensemble des habitants de Chã. Les auteurs soulignent les disparités économiques et les aptitudes inégales des populations à pouvoir jouir de cette manne financière (2016). De fait, le développement d’infrastructures et de services semble s’organiser significativement au sein de noyaux familiaux restreints. En petit nombre, ceux-ci développent des systèmes de soutien qui permettent d’amplifier leur présence dans ces activités lucratives. Cette gestion relativement cloisonnée dénote la dimension stratégique attachée à une limitation du développement du secteur. Les arguments avancés concernent la préservation du lieu et la crainte de voir les visiteurs affluer en masse. Mais les habitants de Chã font également preuve d’une volonté protectionniste à l’égard des acteurs extérieurs. Ils avancent les liens intimes qu’ils ont avec la caldeira, la connaissance profonde qu’ils en possèdent et le vécu des éruptions comme les facteurs qui doivent mener les touristes à privilégier les guides locaux. Ils craignent de voir la caldeira se transformer en un lieu désincarné, en un pur produit touristique raconté par des personnes qui n’y sont attachées que par le biais de leur activité professionnelle.

Bien sûr, les enjeux gravitant autour de l’expansion touristique de Chã ne se cantonnent pas aux attachements des populations vis-à-vis de leur lieu de vie, ou aux inquiétudes concernant la dégradation du milieu. La crainte de perdre une source de revenus est elle aussi patente, dans plusieurs discours. Elle est alimentée par la rumeur d’un projet d’envergure que porterait le gouvernement : la construction d’un téléphérique menant de la base au sommet du volcan. Plusieurs guides locaux disent explicitement redouter l’ouverture de grands hôtels et une présence accrue de guides extérieurs. La menace leur semble d’autant plus grande que ces derniers disposent d’un avantage stratégique pour développer leur filière : ils peuvent aborder les touristes dès leur arrivée par bateau, à São Felipe. Ce qui est intéressant dans ces discours, c’est de voir combien des habitants de Chã inversent l’idée selon laquelle les forces mortifères qui les menacent sont propres au volcan et à son activité. C’est cette idée qui semble motiver les mesures du gouvernement. L’absence d’infrastructures ou le refus d’octroyer des permis sont légitimés, pour l’État, par la nécessité d’un mouvement du dedans vers le dehors. Les risques encourus par les populations ne semblent pouvoir trouver d’issue que par l’évacuation. Les habitants de Chã, au contraire, avancent l’activité volcanique comme la ressource qui leur permet de pleinement déployer leur existence. C’est ce qu’exprime Vera lorsqu’elle confie :

Le volcan est porteur d’énergie pour ceux qui sont en ce moment à Chã. Pas pour tous ceux de Chã mais pour ceux qui y vivent maintenant, oui. Le volcan est comme une vie pour nous. Car sans lui, on n’aurait pas toutes ces choses, on n’aurait pas la même vie.

Vera, mai 2022

Vera détaille les bonnes conditions de vie qu’elle attribue à la présence du volcan : elle peut assurer des études à ses enfants, elle possède une maison et une affaire à son compte. Les qualités du sol et le taux d’humidité lui permettent de cultiver des fruits et légumes pour ses besoins domestiques et la petite restauration de son bar. De sorte que le volcan et ses alentours paraissent détenir une « énergie » qui, à ses yeux, constitue une condition de croissance. Toutefois, elle indique aussi que cette vitalité attractive se cantonne à la caldeira; elle est le privilège des familles qui se sont réinstallées à Chã, tandis qu’elle exclut ceux qui n’y sont pas revenus depuis l’éruption.

Le récit de Vera fait écho à d’autres témoignages que nous avons récoltés. Parce que le marché local du tourisme repose sur des infrastructures parfois sommaires – et donc fragiles face à la concurrence –, les habitants de Chã voient des forces antagonistes à l’extérieur de la communauté. Le mouvement de retour vers des groupements restreints, à l’intérieur de la bordeira, énonce une posture plutôt réservée à l’égard de ce qui se situe au-delà de la caldeira.

Le potentiel agricole de Chã : espérance d’une subsistance alimentaire

Le potentiel touristique de Chã permet aussi la valorisation d’un autre secteur, l’agriculture, qui constitue un attrait tout aussi notable pour ses habitants. Historiquement, ce sont les atouts du lieu en termes d’exploitation et d’élevage qui motivèrent son peuplement. Avant d’explorer les stratégies agricoles de Chã das Caldeiras, il nous semble nécessaire d’exposer brièvement le contexte climatique du Cap-Vert et de Fogo.

Les îles de l’archipel – bien nommé « Sahel insulaire » (Correia e Silva, 1995, p. 174) du fait de sa situation géographique (dans l’Atlantique à 600 km des côtes sénégalaises) et de son climat aride – ont été marquées tout au long de leur histoire par de nombreux épisodes de sécheresses (secas), de famines et d’épidémies (Andrade, 1996; Correia e Silva, 1995). Ces épisodes ont drastiquement réduit les capacités agricoles (pluies rares et insuffisantes, très faible taux d’infiltration dans le sol, amenuisement des réserves souterraines) et suscité des mouvements d’exode vers les centres urbains (Praia, Mindelo) et touristiques (Sal, Boa Vista), ou vers l’étranger (Andrade, 1973; Lesourd, 2014)[17]. Certains auteurs parlent à cet égard d’une « lutte constante contre la soif, et donc contre la faim, puisque la vie y est conditionnée par le facteur limitant qu’est la disponibilité en eau » (Lageat et Vigneau, 2016, p. 100)[18]. Ainsi, en raison des sécheresses et famines, les habitants de Fogo et Brava ont, au 18e siècle, embarqué à bord des baleiniers vers les États-Unis (Lesourd, 1995a). Le peuplement de Chã das Caldeiras résulte quant à lui de la circulation des familles à la recherche de terres fertiles, et donc de meilleures conditions de vie.

Au début du 20e siècle, Chã das Caldeiras était une vaste caldeira inhabitée. Ce n’est qu’à partir de 1917 que trois grandes familles d’agriculteurs s’y installèrent, cherchant des terres fertiles où s’installer (Nunes, 2015). À Chã, ces grands planteurs ont trouvé de vastes espaces caractérisés par la rendement du sol (le plus prolifique de l’île), la présence d’une source d’eau et un microclimat favorable à l’agriculture (Chouraqui et Texier, 2016). Les frères Manuel da Cruz Montrond et Miguel Montrond, tous deux d’origine française, ont rapidement été convaincus par le succès de leurs expérimentations horticoles et se sont installés à Bangaeira. Au début des années 1920, les grands propriétaires terriens (senhores) Manuel Francisco Fontes et Domingos Fernandes ont à leur tour développé des activités agricoles et d’élevage à Portela, ainsi qu’à Djeu de Lorna en ce qui concerne Fontes. Chaque village finit ainsi par compter sa grande famille de senhores (Nunes, 2015, p. 76-78). De fait, la plaine offre aujourd’hui encore des conditions climatiques et pédologiques exceptionnelles, au regard des autres parties de l’île (à l’exception des alentours de Mosteiros).

Protégée des vents et des intempéries par la bordeira, la caldeira jouit d’une hygrométrie favorable, qu’accentuent l’altitude et le régime de température. Les pluies, bien qu’incertaines, sont récoltées dans les impluvium et les galeries hydriques de nappes élevées peuvent fournir une humidité suffisante pour les activités agricoles (Lageat et Vigneau, 2016)[19]. Elles s’associent à la chaleur de l’air et à l’ensoleillement pour offrir des conditions idéales. Quant à la fertilité du sol volcanique, elle vient en partie de sa chaleur magmatique qui conserve l’humidité, ainsi que des cendres et scories riches en minéraux. Un sol à bonne température du fait de la circulation des eaux favorise ainsi la pousse. Outre des plantes médicinales (déjà présentes avant le peuplement) et aromatiques, on y trouve une grande variété de fruits et légumes, notamment des grenades, des mangues, des figues, des courges, des tomates, du café, des coings, des pêches, des haricots, du manioc, des pommes, du raisin et du poivre.

Le paysage de la caldeira est aussi façonné par les coulées durcies, qui couvrent l’étendue d’une masse impropre à la culture. Les familles ont à cet égard développé des stratagèmes qui autorisent la production de vignes clairsemées (figure 9), ainsi que la transformation des raisins en vin. Des trous sont creusés dans les lapillis et les scories volcaniques, et non directement dans la roche volcanique solide. La méthode est ingénieuse, elle nous a été expliquée et elle s’observe de visu. Un trou d’un mètre cinquante de profondeur est creusé dans la roche volcanique. Un mélange de sable, de fumier et de scories sert de substrat, et permet d’organiser un système de plantation par alternance, ainsi que des combinaisons fructueuses. À un pied de vigne, par exemple, peuvent être associés un pommier, un pied de manioc ou de haricot. L’année suivante voit une autre combinaison. Il s’agit là d’une technique de polyculture largement répandue au Cap-Vert (Lesourd, 1995b, p. 221-227). Elle contribue à la qualité nutritive des sols et permet de pallier l’incertitude quant à la qualité des récoltes : si la vigne ne prend pas, les autres plantes peuvent quant à elles pousser.

Figure 9

Paysage des vignes de la caldeira (photographie des auteurs, mai 2022).

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C’est ainsi que la zone bordant le Pico de Fogo est parsemée de vignes, de petits jardins et de plantes dont la diversité biologique détonne dans un milieu aussi austère (figure 10). Grâce à la conservation minutieuse des semences, à l’élaboration de fumiers et à la pratique d’une culture en alternance, mais aussi grâce aux conditions hydrométriques, les habitants peuvent asseoir leur subsistance en se basant sur le travail de la terre et l’élevage, développés au sein de la caldeira. Si celle-ci dénote aux yeux de ses habitants, c’est au regard de la vitalité qu’elle encourage, notamment dans les activités agricoles. Synthétisant les propriétés du milieu dans son ensemble, la figure du volcan est associée aux perspectives d’avenir et à la qualité des conditions d’existence. Plusieurs de nos hôtes ont souligné la prodigalité de cet environnement. Il constitue, en sus, un lieu privilégié d’innovation vinicole qui alimente le circuit touristique en produits régionaux. S’y observent enfin des symboles identitaires locaux attachés à l’eau-de-vie de canne à sucre (grog) emblématique du Cap-Vert (Masseaux 2023).

Figure 10

Zone bordant le Pico de Fogo (photographie des auteurs, mai 2022).

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Toutefois, en dépit des propriétés favorables que la caldeira offre à ses habitants, elle n’a pas été épargnée par l’état inquiétant de sécheresse – et donc de précarité alimentaire – qui a frappé l’archipel à partir de 2017. Cet épisode d’intense manque hydrique était comparable aux secas de 1947 et de 1977[20]. L’agriculture, à Fogo et à Brava, a été lourdement affectée jusqu’en septembre 2022 où, enfin, cette situation a été interrompue par plusieurs journées de bonnes pluies. Durant notre séjour, nous avons recueilli d’alarmants témoignages sur la situation climatique préoccupante à Fogo, dans les villages bordant la caldeira. Les familles nous firent part de leur incapacité à produire suffisamment pour garantir une subsistance acceptable. Par ailleurs, la dépendance du Cap-Vert vis-à-vis des pays pourvoyeurs de nombreux produits (notamment le Portugal et le Brésil) est bien connue. Durant cette période où les travaux de la terre furent drastiquement ralentis, les revenus tirés de l’agriculture apparaissaient comme largement insuffisants pour acquérir certains biens de nécessité. À cet égard, l’activité touristique de Chã était avancée comme une rentrée financière qui permettait de compenser la baisse des productions ménagères et des revenus qu’elles génèrent, durant les années de bonnes récoltes. En offrant une source de revenus alternative, elle permettait de faire face aux aléas climatiques et palliait (au moins en partie) l’insécurité que ces derniers engendraient.

Compenser des bases fragiles

La vitalité et la prodigalité du milieu de la Caldeira n’exclut pas que soient reconnus les risques que la cohabitation avec le volcan actif fait peser. Durant notre séjour, ces risques ont été formulés en référence aux animaux et aux pertes matérielles, notamment dues à l’ensevelissement des infrastructures et des terres cultivées. Certains de nos interlocuteurs parlaient, par exemple, de « sépultures de maisons » ou de la lave qui peut « enterrer ma maison mais pas ma vie » (mai 2022, Chã das Caldeiras). Les coulées ont englouti un quart de la superficie des zones agricoles en 2014-2015 (Perez-Torrado et al., 2015, p. 125) et si quelques animaux d’élevage ont pu être évacués, beaucoup d’autres sont morts ou n’ont pu échapper à l’asphyxie qu’en fuyant définitivement. Le caractère destructeur des éruptions n’est bien sûr pas ignoré par les populations. Si le volcan semble avant tout appréhendé comme source de vertus, c’est en raison de deux facteurs. Le premier concerne les connaissances intimes que les habitants de Chã possèdent du milieu qu’ils occupent. Elles permettent de limiter les risques de pertes, qu’elles concernent la faune ou les vies humaines. Le deuxième facteur est la pondération dont les populations font preuve, lorsqu’elles évaluent les conséquences à court et à long terme des éruptions, et lorsqu’elles comparent la vie en-dehors et à l’intérieur de la caldeira. Nous allons documenter successivement ces deux points, pour saisir la manière dont les habitants problématisent leur cohabitation avec le volcan.

Les rapports intimes que les populations entretiennent avec le volcan s’actualisent dans les connaissances approfondies qui se transmettent de génération en génération. Outre les dimensions techniques de l’exploitation des sols, elles concernent les signes qui annoncent des modifications importantes dans l’activité volcanique. Ces savoirs font état d’une fine compréhension des corrélations entre la proximité d’une éruption et différents phénomènes environnementaux : comportements de la faune et de la flore, événements météorologiques ou sismiques. À titre d’exemple, certains habitants de Chã avancent que le réveil du volcan s’accompagne d’une productivité exponentielle des cultures, qui ne peut s’expliquer par la variabilité interannuelle. Les récoltes hors-norme sont le résultat d’une augmentation significative de l’humidité, de la chaleur et du taux de soufre dans les sols, sous l’effet de l’activité volcanique.

Le risque d’une éruption est aussi mesuré grâce à des indications qui en signalent l’imminence (voir Santos, 2017). C’est le cas des comportements des animaux de rente, ils tentent obstinément de sortir de leurs enclos. Les chiens aboient anormalement. Quant aux oiseaux, en particulier les pigeons et les corbeaux, ils s’activent et s’expriment, « ils se mettent à parler », a précisé un guide local[21]. La force des vents qui s’engouffrent sous la forme de violentes rafales dans l’enceinte de la bordeira – et qui s’intensifient de façon récurrente à l’endroit d’où les coulées proviendront –, témoigne, elle aussi de l’approche d’une éruption. Ces perspectives ne sont évidemment pas généralisables au point de vue de tous les habitants de Chã, mais elles semblent néanmoins circuler. L’activité sismique, son intensification et sa fréquence sont enfin des signes qui permettent de situer une éruption dans le temps. Lorsque les tremblements surviennent toutes les cinq minutes, nous a-t-on confié, c’est qu’elle est sur le point de se produire.

Ces savoirs attestent d’une familiarisation avec les variations du milieu. Les habitants de Chã manifestent un certain attachement à la caldeira, mais il reste à savoir si ces savoirs se transmettent sur plusieurs générations. Ils sont visiblement des supports d’anticipation particulièrement efficaces. Selon les discours recueillis lors de nos enquêtes, des récoltes surabondantes surviennent un an avant l’éruption. Or, aux yeux de certains habitants, les sismographes et balises volcanologiques ne sont capables d’établir la prévision d’un tel événement qu’un mois et demi avant qu’il se produise. Parce qu’ils sont en mesure de nourrir des attentes au sujet de leur milieu et de ses occupants divers, plusieurs habitants de Chã soulignent qu’ils savent donc estimer justement la proximité d’une éruption. Couplée à la lenteur de la dispersion de la lave, cette capacité à prévoir apparait comme un facteur qui limite grandement les impacts des éruptions[22].

On le voit, le caractère destructeur des éruptions n’est pas ignoré par les populations, mais au regard des vies humaines, il est grandement limité par les connaissances que les habitants de Chã ont acquises en vivant auprès du volcan. Par ailleurs, si ces derniers semblent focalisés sur les vertus de la caldeira, c’est parce qu’ils font preuve de pondération. C’est ce deuxième facteur qu’exprimait Alberto, un guide local, lorsqu’il nous expliqua qu’un volcan ne produit pas seulement de la mortalité :

Le volcan pour nous, c’est comme un père. L’éruption vient et détruit tout, mais après il nous donne beaucoup plus. Le volcan prend mais il donne plus. C’est un volcan gentil, il ne tue pas les gens, il ne détruit que les maisons. Ici on a tout, en-bas [les villages en aval de la caldeira], il n’y a rien pour nous. C’est comme les enfants, le volcan nous donne et on le voit, on est content. Les maisons seront détruites lors des éruptions mais on sait qu’on aura ensuite encore plus de force. Les anciens ne veulent pas partir, « on ne va pas laisser notre père, on reste ici avec le volcan », disent-ils. On l’a entendu en 1995 et encore en 2014.

Alberto, mai 2022

Le constat des bouleversements mène Alberto à noter la relativité des destructions. Il compare aussitôt les destructions que produit le volcan aux bienfaits qu’il peut apporter. Plus loin dans l’entretien, il donne les exemples des éruptions survenues en 1951 et en 2014. Si l’on suit cet extrait, le volcan est donc perçu comme une force destructrice qui compense ce qu’il détériore ou anéantit. Tel un Janus, il est bifrons, c’est à dire à deux visages : il génère la destruction et suscite des reconstructions. Le volcan (et la Caldeira) est ainsi appréhendé comme une ressource pour le développement de la région.

Si la valorisation du volcan repose sur un équilibre entre l’avant et l’après éruption, elle puise aussi dans une mise en contraste entre la vie telle qu’elle est vécue, d’une part, et telle qu’elle serait en-dehors de la caldeira, d’autre part. Dans l’extrait ci-dessus, Alberto exprime cette idée en disant « Ici on a tout, en-bas [les villages en aval de la caldeira], il n’y a rien pour nous » (mai 2022, Chã das Caldeiras). À cet égard, le tourisme permet de faire face, selon nos interlocuteurs, à l’inadéquation des actions de l’État et aux conditions climatiques de l’archipel. Tous deux apparaissent comme des facteurs contraignants au regard du développement des conditions de vie.

Pour le saisir, il faut prendre acte des impacts sociaux et économiques particulièrement importants qu’eut l’évacuation des populations (Chouraqui et Texier, 2016). Si le volcan n’évoque pas la mort biologique des personnes, les déplacements ont conduit à la dispersion des habitants de Chã, à la séparation des communautés et à de profondes ruptures sur les plans affectif, social, géographique, matériel et économique. Pour celles et ceux qui ont fait le choix et ont eu la capacité (financière notamment) de retourner à Chã, ce lieu semble offrir de bien meilleures conditions de vie, quels que soient les risques encourus. Le contraste est clair sur le plan notamment topographique et foncier. Le relief en fortes pentes, la perte de parcelles fertiles en dépit d’une redistribution, mais aussi l’accès difficile aux parcelles cultivables ont entravé les activités agricoles des familles relogées. Les discours informels que nous avons récoltés en-dehors de la caldeira sont édifiants à ce sujet. Certains, rencontrés dans l’autobus filant à Mosteiros, décrivaient Fogo comme une île damnée, désertique et sans perspective pour l’avenir. Ces qualificatifs contrastent avec l’enthousiasme d’autres habitants de Chã, lorsqu’ils énoncent les qualités intrinsèques de la caldeira et ses potentialités pour l’agriculture.

Mais au-delà de la diversité et de la complexité des situations individuelles, nous avons noté que le choix de revenir à Chã est inféodé aux capacités financières des familles déplacées. Il tient, dans une certaine mesure, à la volonté de s’émanciper des contraintes de l’État, mais aussi de ses services. L’éruption de 2014 fut configurée par l’intervention du Service National de Protection Civile, de l’armée, de la police et de la Croix Rouge, qui exhortèrent les populations de déserter les villages avec empressement[23]. Cette action publique mena à l’évacuation du millier de résidents de Chã, relogés dans des abris temporaires – dans des anciens lycées et des tentes, par exemple – dans les villages de Achada Furna, Monte Grande, Mosteiros et São Felipe.

La priorité des vies humaines et, sans doute, un principe de précaution ont nourri, de par le passé, des mesures jugées drastiques et inadaptées par les habitants de Chã. Indépendamment de tout jugement concernant la légitimité de telles mesures, l’action des autorités (focalisée sur l’évacuation immédiate des personnes) a rencontré l’incrédulité d’une partie des habitants de Chã, qui s’estimèrent en mesure et en droit de sauver le maximum de ce qui composait leur vie (animaux, outils, mobilier, récoltes). Cette différence d’appréciation du risque et du danger s’est exprimée notamment dans les retours quotidiens que firent les populations durant les jours suivant l’éruption, bravant les barrages policiers pour constater l’état des cultures, sauver des outils de travail et des animaux. Des sentiments de colère et de déception ont fait surface et certains habitants de Chã en gardent le souvenir. La précipitation a mené, selon eux, à une prise en charge inadéquate des évacuations, des relogements, des secours alimentaires et de la régulation des retours dans la plaine (Chouraqui et Texier, 2016; Nunes, 2015; Weeks et Popinsky, 2016; Chouraqui, 2018). Aujourd’hui encore, des habitants de Chã attribuent les pertes qu’ils ont subies aux autorités qui ne leur ont pas laissé le temps de rassembler les bêtes, ni n’ont mis à disposition des moyens de transport adaptés (Ribeiro, 1998; Santos, 2017, p. 516-518; Chouraqui, 2018).

De cette manière, ils allouent une part des difficultés qu’ils ont rencontrées à l’ingérence de l’État, davantage qu’à l’éruption proprement dite. Aux yeux des concernés, les mesures prises par le gouvernement ont eu pour motif de décourager l’occupation des abords du volcan par les familles (Chouraqui et Texier, 2016). C’est aussi ce qui motive aujourd’hui le refus d’octroyer des permis de construire. Le Parc naturel de Fogo (figure 11), créé en 2003 pour la préservation de la diversité biologique et géologique, impose en outre une série de restrictions sur le plan de l’exploitation agricole, du développement électrique et de l’urbanisme. Ces mesures, quel que soit le niveau de pouvoir dont elles émanent, sont présentées comme des obstacles à la construction et au développement de l’agriculture. Notons toutefois qu’en 2022, l’État a alloué des parcelles agricoles à quarante familles aux abords de Chã, dans une zone sylvestre déboisée.

Figure 11

Parc naturel de Fogo (photographie des auteurs, mai 2022).

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C’est pourtant une vie en dépit de l’État que certains habitants de Chã dépeignent. Leur ténacité à contourner les mesures de dissuasion relève d’une sorte d’autonomisation, permise par le caractère lucratif du tourisme. Par exemple, Alberto nous explique qu’en 2015, grâce aux revenus du tourisme, il a pu bâtir une petite maison ronde en pierres de lave pour sa famille; et en combinant les activités d’artisanat et de visites guidées, lui et son épouse ont pu construire, peu à peu, une plus grande maison. C’est dans leurs efforts pour exploiter la caldeira et dans les réseaux de solidarité qu’ils trouvent les ressources pour échapper à une condition dont ils ne veulent pas. À titre d’exemple, la communauté s’est réunie et a cotisé – avec le soutien de la diaspora (Chouraqui et Texier, 2016) – pour financer en 2016 un service de bus scolaire qui, depuis, conduit chaque matin les enfants au village d’Achada Furna. Ainsi, les aides de l’État pour reconstruire à Chã das Caldeiras les infrastructures d’une vie sociale et économique ont manqué, laissant à leur propre sort les habitants de retour. Dans ce contexte, l’activité touristique apparait comme une ressource importante sur laquelle les habitants de Chã peuvent compter pour relancer leur existence en ce qu’elle compense les conditions climatiques drastiques qui affectent l’archipel. Mais elle n’est pas la seule. L’agriculture constitue un autre pilier essentiel de l’économie locale pour de nombreux habitants de Chã, malgré les défis climatiques.

Les abords du volcan : un refuge en péril

En moins d’un siècle, le potentiel agricole de Chã das Caldeiras – humidité du substrat volcanique et topographie qui génère un régime hydrique particulier – a institué la communauté caldeirense. Les éruptions volcaniques que celle-ci a connues, en 1951, 1995 et 2014, avec son lot de destructions matérielles et de pertes animales, n’ont pas empêché les habitants de Chã de revenir cultiver, construire, et vivre dans la caldeira. Grâce aux minéraux des cendres retombées, les sols gagnaient encore en fertilité, promesse de cultures foisonnantes. Mais après l’éruption de 1995, et peut-être plus encore après celle de 2014-2015, la couverture médiatique internationale a contribué au développement du potentiel touristique. Les réseaux internet et sociaux ont ici joué un rôle.

Aux côtés des cultures domestiques, les habitants de Chã ont déployé des activités lucratives en relation aux visites, de plus en plus nombreuses, des étrangers et de Capverdiens venus d’autres îles. Les habitants ont improvisé leurs compétences en tant que guides, restaurateurs ou hôteliers. Ils ont ainsi augmenté leurs moyens de subsistance.

Ces potentiels économiques, agricoles et touristiques ont probablement renforcé l’attachement des habitants de Chã à leur milieu. La vitalité du Pico do Fogo donne aux habitants de quoi vivre en partielle autonomie. À nos yeux, la relation forte au volcan se manifeste dans les artefacts identitaires de l’artisanat et dans les exploitations variées des roches basaltiques (pour la construction, l’élevage ou l’agriculture). Plus encore, l’attachement au milieu s’exprime dans la ténacité de certains habitants de Chã à édifier coûte que coûte, face aux gouvernements successifs, une vie dans la caldeira. « Le gouvernement essaie de faire partir les gens mais eux veulent rester. Avec un bout de terre, on continue la vie tranquille. » (mai 2022, Chã das Caldeiras), affirmait un habitant. Ni la totalité des maisons ensevelies, ni les bestiaux perdus en 2014, ni la réglementation restrictive du Parc Naturel de Fogo n’ont pu astreindre certaines familles évacuées à s’établir en-dehors des limites de la caldeira.

Néanmoins, deux périls au mode de vie des habitants de Chã nous sont apparus. Le premier concerne l’agriculture, et renvoie au manque hydrique qui frappe le Cap-Vert depuis 2017. Sans eau, les terres offrent des capacités de production limitées. Quant au second péril, il touche au développement touristique du Parc Naturel de Fogo, au pied du volcan, articulé par l’État. De sorte que si le potentiel agricole de la caldeira diminue au fil des sécheresses, ses habitants devront compter davantage encore sur l’attrait touristique du volcan pour vivre des recettes des visites, des hébergements et restaurations.

Relever la dimension mortifère du volcan ne suffit pas à comprendre la place qu’il occupe sur l’île de Fogo et, plus largement, au sein de l’archipel du Cap-Vert. Si dans les discours les différents Picos de la caldeira sont marqués par la mortalité (des bestiaux, des matérialités de subsistance) qu’ils génèrent au moment de ses éruptions, ils sont aussi associés à une puissante vitalité qui se décline de différentes manières. Sophie Bobbé (1998) l’écrivait, les volcans sont à la fois des lieux de vie et des lieux de mort, ces deux dimensions demeurant intrinsèquement liées, comme l’observait tout récemment encore Coutros (2018). Ainsi, au Cap-Vert et sur l’île de Fogo en particulier, la « mort » ne se rencontre pas tant au pied de son volcan éponyme mais potentiellement là où les pluies sont trop rares.