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Intrinsèquement liée à la formation de notre planète et aux mouvements de son écorce superficielle, l’activité volcanique a sans relâche sculpté les milieux physiques. Les volcans et leurs éruptions ont à de nombreuses reprises modifié temporairement le climat de la Terre, métamorphosé les paysages aux échelles régionale et locale, et bouleversé profondément les sociétés, parfois en les rayant irrémédiablement de la carte. D’abord synonymes de destruction et de désolation, les espaces affectés par les coulées de lave ou les épais dépôts de cendres volcaniques, se sont transformés au fil du temps en terres fertiles, offrant de nouvelles opportunités pour les communautés humaines. La fureur mortifère des volcans se confond ainsi, sans paradoxe, avec leur capacité à régénérer la vie (Bobbé, 1998; De Boer et Sanders, 2002; Coutros, 2018). Comme tels, les volcans n’ont eu cesse de nourrir les imaginaires.

Se protéger contre des volcans mortifères et anticiper?

L’anticipation des éruptions volcaniques est au centre des relations que de nombreuses sociétés ont entretenu avec les volcans. En Occident, elle est devenue un domaine d’expertise spécifique. Le 18e siècle s’est avéré décisif pour la science des volcans et des catastrophes (Mercier-Faivre et Thomas, 2008). Les érudits de ce siècle des Lumières, notamment William Hamilton, Jean-Etienne Guettard et Nicholas Desmaret, ont repositionné les volcans comme des entités de la Nature, s’affranchissant ainsi des conceptions dantesques véhiculées jusque-là par la théologie naturelle chrétienne. La compréhension du phénomène volcanique ouvrit un vif débat qui opposa les tenants du neptunisme et ceux du plutonisme, deux théories géologiques de l’origine des roches terrestres. Le terme « vulcanology », lui, n’apparait en anglais qu’en 1858, dérivant du latin « Vulcanus », le dieu romain du feu. Les observations en Europe et ailleurs dans le monde ne feront ensuite que se multiplier. La volcanologie moderne, en tant que discipline et avec ses premiers volcanologues (Karl Sapper, Alfred Lacroix, Thomas Jagger, et d’autres), prit son essor aux 19e et 20e siècles. Le premier observatoire volcanologique fut créé en 1841 au Vésuve, en Italie. D’autres virent le jour en Martinique (1907), à Hawaii (1912) et au Japon (1928). Les éruptions et les matériaux qu’elles émettent furent documentés en détail, et une typologie fut bientôt établie.

L’activité éruptive d’un volcan est caractérisée par l’expulsion, à travers un évent, de gaz, de débris formés lors de la fragmentation d’un magma, ou de lave, ou les trois à la fois, dans l’atmosphère. Les éruptions effusives produisent essentiellement des coulées de lave alors que les éruptions explosives éjectent majoritairement des fragments de magma de taille variée (allant du micromètre au mètre). Les styles éruptifs hawaiien, strombolien et plinien qualifient quant à eux des évènements explosifs de magnitude croissante.

Par ces démarches typologiques, la volcanologie s’attache aujourd’hui à identifier les manières dont un volcan peut se manifester et elle contribue à en prévenir les impacts sur les populations avoisinantes. Soucieuse de limiter les risques et si possible les pertes humaines, elle tâche de délimiter les zones de danger en mobilisant les données collectées sur le terrain, acquises par télédétection, générées expérimentalement ou par le biais de la modélisation. La science des volcans a développé un panel de techniques pour détecter les tremblements des flancs volcaniques, préciser la remontée du magma vers la surface, ou encore sonder les gaz exhalés des profondeurs. La volcanologie applique aujourd’hui des traitements statistiques sophistiqués en vue de construire des évaluations probabilistes du danger et du risque. Depuis peu, l’intelligence artificielle a rejoint la boîte à outils des volcanologues. Avec des algorithmes complémentaires, l’un à partir d’images haute résolution transmises par les satellites Sentinel, l’autre correspondant à réseau de neurones convolutifs, des chercheurs espèrent aboutir à prédire les éruptions à et à développer un système mondial d’alertes de ces dernières (Mayer, 2018).

Quel que soit l’angle d’approche adopté, la volcanologie gravite autour de la prédiction du risque. Néanmoins, tantôt implicitement, tantôt explicitement, la science des volcans a été entendue comme une science des désastres. Elle analyse le risque et peut en effet proposer des pistes pour gérer celui-ci, une responsabilité qui revient aux autorités compétentes. Elle va ainsi souvent de pair avec l’emploi de concepts comme ceux de « catastrophes/risques naturels » (De Vanssay, 2001), de « vulnérabilité » (D’Ercole, 1996; D’Ercole et Pigeon, 1999; Gaillard, D’Ercole et Leone, 2001; Moreau 2014) ou encore de « géo-puissance » (Donovan, 2021) et de « résilience » (Tobin et Whiteford, 2002; Weeks et Popinsky, 2016). C’est ainsi un lexique privilégiant l’inquiétude et le danger qui gravite spontanément (mais pas exclusivement) autour des volcans comme objet d’étude scientifique. Ce vocabulaire a largement été repris par les disaster studies, où les enjeux thanatologiques sont majeurs (Oliver-Smith, 1996; Oliver-Smith et Hoffman, 1999; Hoffman et Oliver-Smith, 2002). D’autre part, des notions connexes comme celles de « surveillance » et de « perception des risques » se sont imposées (McKee et al., 2018; Lopez-Flete et al. 2022). À cet égard, les socioanthropologues sont en droit de se poser une question : cette nouvelle manière de problématiser les volcans renvoie-t-elle aux propriétés des milieux volcaniques, ou est-elle symptomatique de notre « société du risque » (Beck, 2001)? Quoiqu’il soit difficile de réfuter l’idée que les savoirs s’élaborent souvent dans le but de se prémunir contre l’incertitude (Bobette, 2018), l’image du volcan destructeur fait-elle écho à l’ensemble des manières dont, dans différents contextes culturels, des collectifs humains cohabitent avec la potentialité d’une éruption?

Ces questions peuvent être légitimées par un bref aperçu de la littérature. Dans de nombreux pays du monde, en effet, une telle discipline n’existe pas dans ces termes, ni n’est circonscrite avec autant de clarté par des procédures de recherche, par la délimitation claire de sphères de compétences et par une expertise ciblée. Parfois, les collectifs composent avec « leurs » volcans en déployant d’autres stratégies, qui peuvent s’enraciner dans une temporalité quotidienne ou faire l’objet de pratiques circonstanciées (rituelles par exemple). Le film de Sarah Hosni et Filip Talevu, Lon Marum: People of the Volcano (2012) illustre fort bien ces contrastes sur l’île d’Ambrym au Vanuatu où, tandis que les scientifiques s’acharnent à tout mesurer lors de leurs expéditions, les autochtones se soucient plutôt de maintenir de bonnes relations avec leur volcan, considérant qu’ils peuvent s’adresser à lui et être entendus. L’anticipation, pour reprendre cet exemple, ne recourt pas toujours à des dispositifs technologiques sophistiqués ou à des traitements statistiques des données, mais s’opère par l’observation concrète d’événements météorologiques, fauniques ou floristiques. Ici et là, la puissance des vents, la productivité ou l’improductivité des récoltes, les comportements des insectes et des animaux sont appréhendés, à l’instar d’autres phénomènes, comme des indices des événements volcaniques à venir. Les analogies et les chaines associatives sont vraisemblablement nombreuses au sein de ces savoirs. Or, toutes ces démarches restent pour une bonne part à découvrir et à documenter au sein d’une perspective comparative.

La crainte de l’entropie, de la mort et de la destruction des mondes

Ce numéro repose sur un constat : dans les mondes modernes et non modernes, des collectifs humains cohabitent avec les volcans et entretiennent avec eux des rapports singuliers. Acceptant les dangers funestes auxquels ils s’exposent, certains font même le choix de vivre à l’intérieur des caldeiras, de vastes dépressions circulaires souvent d’ordre kilométrique, à fond plat, situés au coeur d’édifices volcaniques suite à de précédentes éruptions. Des exemples ont pu être observés aux Philippines, chez les Ayta de Luzon, et au Cap-Vert en milieu créole et ce, sur des volcans récemment actifs. La vallée de cendres produites par le Pinatubo est aujourd’hui particulièrement fertile : les troupeaux de carabaos y trouvent de nouveaux pâturages et les populations locales y pratiquent des chasses fructueuses. Dans bien d’autres cas, au Vietnam, en Indonésie ou en Papouasie Nouvelle-Guinée par exemple, des communautés ont développé avec succès une agriculture productive, en cultivant leurs produits sur les flancs de volcans (figures 1 et 2) et en développant une capacité à anticiper les éruptions (Kelman et Mather, 2008; Mercer et Kelman 2010). Ailleurs encore, ce sont les ressources en eau des édifices volcaniques qui attirent les populations.

Figure 1

Terre en friche au pied du volcan actif du Mont Lokon à Kakaskasen, Tomohon, Sulawesi, Indonésie. (F. Laugrand, 2023).

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Figure 2

Agriculture au pied du volcan actif du Mont Lokon à Kakaskasen, Tomohon, Sulawesi, Indonésie. (F. Laugrand, 2023).

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Reléguant l’inquiétude, les humains peuvent ainsi exploiter les bénéfices multiples offerts par les volcans. Ceux-ci peuvent donc être à la source de récits contrastés : susciter l’attachement autant que la crainte, favoriser la productivité de certaines activités tout en ayant le potentiel de détruire les infrastructures qu’elles requièrent. En Nouvelle-Bretagne par exemple, la destruction et l’ensevelissement total de la ville de Rabaul (en 1994), a généré de nombreux problèmes avec la relocalisation de ses habitants dans la ville nouvelle de Kokopo. Pourtant, tant chez les populations locales (Tolai) que chez les émigrés chinois, on constate l’émergence d’un discours nostalgique édénique et romantique, comme si Rabaul représentait dorénavant un passé glorieux, une ville harmonieuse. Par contraste, la ville de Kokopo concentrerait quant à elle tous les problèmes (Martin, 2013). Ces discours relancent la question : au fond, ces volcans sont-ils aussi funestes et mortifères que le sens commun semble le croire? Certes, les catastrophes abondent, mais dans bien des cas, elles constituent aussi des mannes financières : outre des terres fertiles, les volcans et leurs éruptions offrent des ressources minières et apportent des revenus inespérés liés au tourisme. En Islande, au Cap-Vert, en Indonésie, aux Philippines ou en Nouvelle-Zélande, les exemples de sites volcaniques exploités à des fins touristiques abondent (figure 3). Comment, dès lors, les collectifs de différentes régions du monde ont-ils appris à cohabiter avec les volcans et à canaliser les craintes? C’est la question générale que soulève ce numéro.

Figure 3

Site touristique près de Roturua en Nouvelle-Zélande : Le Waiotapu Scenic Reserve. (F. Laugrand, 2024).

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Les éruptions donnent elles-mêmes lieu à de multiples interprétations. Loin de l’approche volcanologique qui les associe à des phénomènes complexes mais partiellement prévisibles – grâce aux dispositifs technologiques, aux données historiques et aux traitements statistiques –, d’autres types de rapports sont entretenus avec les événements volcaniques. Les éruptions peuvent par exemple être associées à des gestes transgressifs commis par les humains (par exemple, l’ouverture d’une mine), aux émotions que ressentent des êtres chtoniens ou encore au non-respect de règles sociales importantes. Le travail de Quesada (2005) à Hawaii illustre parfaitement cette idée. Il montre que les manifestations volcaniques sont associées à des divinités chtoniennes, au premier chef à la figure de Pele. L’extrait ci-dessous souligne la manière dont des événements associés (éruptions, fumées, séismes) sont traduits par des rapports de parenté. La simultanéité des événements manifeste la fratrie, tandis que ce sont des relations hiérarchiques (oncle-neveu) qu’évoquent la causalité entre les éruptions et la fertilité des sols :

Ainsi, ce sont les frères et soeurs de Pele qui incarnent les orages ou les fumées qui apparaissent au cours des éruptions, tandis que son oncle paternel, Lono-Makua, est associé à la fertilité des terres volcaniques (Beckwith, 1970, 167). Les séismes sont aussi des manifestations de la présence de Pele ou des membres de sa famille dans un district. Il paraît possible d’en déduire que le lien généalogique que les Hawaiiens établissent entre les différents phénomènes telluriques constitue une représentation symbolique de leur lien géologique et en traduisent la connaissance. Les systèmes de représentations, au-delà des croyances, sont donc aussi les produits de la connaissance empirique que les hommes ont de leur environnement, née d’une longue cohabitation avec les volcans et leurs activités.

Quesada, 2005, 64-65

Ce cas emblématique souligne le fait que les collectifs peuvent procéder à une personnification des volcans. Ils leur attribuent des noms d’esprits ou de divinités, qu’ils évitent éventuellement de prononcer et qu’ils remplacent par des pronoms ou des images, de façon à ne pas déclencher leur colère. Pour ne prendre qu’un exemple, citons les Ayta qui attribuent les éruptions du volcan Pinatubo aux Philippines à la colère d’Apo Namalyari (Shimizu, 1992), une divinité à laquelle ils adressent des offrandes pour éviter son courroux (figures 4 et 5). Il convient de rappeler qu’avant son réveil en 1991, le Pinatubo n’était qu’une petite montagne de 1400 m d’altitude, mais son éruption est l’une des plus importantes du siècle passé. Les quantités massives de soufre injectées par le volcan à plus de 40 km dans l’atmosphère furent responsables d’un refroidissement globale de la planète. Dans d’autres contextes, les puissances chtoniennes associées aux formations magmatiques sont « christianisées » ou « islamisées ». Des cas ont notamment été documentés depuis longtemps dans les Andes où certains volcans ont l’allure de véritables mastodontes (Bouysse, 1992; Bouysse et Bouysse-Cassagne, 1998), mais également sur l’île de Java (Schlehe 1996, 2010). Ailleurs, la perception des risques et des éruptions varient selon les confessions religieuses, comme cela a été illustré à Ambrym, au Vanuatu (Moreau et Aurora 2019).

Figure 4

Le cratère du volcan Pinatubo (F. Laugrand, 2024).

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Figure 5

Les offrandes des Ayta à Apo Namalyari à quelques mètres du cratère du Pinatubo : une bouteille de Gin, de la noix de bétel (noix d’arec) et des bougies. (F. Laugrand, 2024).

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Une revue de la littérature en sciences humaines et sociales montre que les groupes humains confrontés aux phénomènes volcaniques savent innover pour écarter la perception des risques que comportent leurs milieux : ils découvrent et mettent en place des façons de se protéger et de prévoir les effervescences à venir; ils convoquent à cette fin des agents, des rituels, la science ou les entités non humaines qu’ils jugent capables d’agir sur l’occurrence de l’éruption ou de la catastrophe. Les dispositifs sont bien souvent cumulatifs en ce sens qu’ils peuvent aisément se combiner et en aucun cas paraître contradictoires. Un tel constat s’observe dans de nombreuses régions où les populations locales jouent sur plusieurs tableaux, combinant les prédictions volcanologiques et celles qui émanent de leurs propres observations et connaissances du milieu.

Inversement, les savoirs locaux constituent une source d’information importante pour comprendre les dynamiques géologiques de certaines régions. À cet égard, la publication de l’ouvrage de Blong (1984) a marqué une étape. L’auteur montre que plus de 300 ans après qu’elle fut advenue, une violente éruption alimentait toujours des récits recueillis en plus de trente langues, dans les hautes terres de la Papouasie Nouvelle-Guinée. À Kilauea (Hawaii), Swanson (2000) rapporte que les traditions orales locales décrivent près de 4000 ans d’activités volcaniques (voir aussi Németh et Cronin, 2009 pour Samoa). En Amérique du Nord, dans le prolongement des analyses de Julie Cruikshank, Reimer (2018) montre que la toponymie (à l’instar des récits étiologiques et cosmologiques) suggère l’existence de relations sociales intimes avec les volcans, ainsi que de profonds savoirs sur le passé tellurique de la région. Mobilisant une profondeur historique moins impressionnante mais tout aussi féconde, Reghezza-Zitt et ses collègues (2021) ont étudié la mise en mémoire individuelle chez les témoins directs de l’éruption de La Soufrière en Guadeloupe entre 1975 et 1977. Ils soulignent que quarante ans plus tard, ces acteurs conservent des mémoires chargées d’affects et l’image d’une catastrophe dont ils peuvent dépeindre le déroulement. 

Ce ne sont bien sûr que des exemples, mais ils suggèrent l’importance des expertises locales dans le déploiement de nos compréhensions des volcans. Ce fait n’échappe bien sûr pas aux volcanologues, qui recourent aujourd’hui aux corpus de récits et mythes pour les recouper avec leurs propres analyses (Moodie et al., 1992; Cashman et Cronin, 2008; Fast, 2008; Averett, 2022). Les études ne se focalisent plus seulement sur des prélèvements ou des études in situ, mais donnent de plus en plus de crédit à ce que les traditions orales disent des volcans, de leur propre vitalité, de leurs méfaits ou de leurs bienfaits.

Une historiographie qui s’éloigne de la conception du funeste volcan?

Les destructions et la mort provoquées par les volcans ont été étudiées depuis longtemps par les sciences sociales, et en particulier par l’anthropologie. De telles études ont été menées en Papouasie Nouvelle-Guinée (Belshaw, 1951) sous l’angle des conséquences sociales. Ces études ont connu une nouvelle impulsion dans les années 1970 et 1980 (Schwimmer, 1969, 1977; Johnson 1070; Blong, 1982) puis dans les années 2000 (Johnson, 2013; Martin 2013; Connell et Luktehaus, 2017). En Asie du Sud-Est, c’est au cours de cette même période des années 1990-2000 que de nombreux travaux ont été publiés par des géographes (Gaillard et Leone, 2000; Crittenden, 2001; Gaillard, 2002; Dove, 2008, 2007) et des chercheurs en disasters studies (Tayag et al., 1994 et 1996). En Amérique latine, les recherches sont publiées dès les années 1990 chez des ethnohistoriens (voir Bouysse-Cassagne, 1998), puis dans les années 2000 avec le développement d’une anthropologie des catastrophes au sein de laquelle les volcans ne sont qu’un phénomène parmi d’autres (Hermesse, 2016). Quant à l’Amérique du Nord et à l’Afrique, les travaux apparaissent plus tardivement, dans les années 2010.

Toutefois, les travaux consacrés à cette thématique ne se concentrent plus seulement sur les dimensions mortifères des volcans. Au cours des dernières années des études suggèrent au contraire que les volcans sont des lieux de vitalité et d’innovations. À cet égard, les approches (notamment historiographiques) ont connu une évolution intéressante. Cette évolution fait en partie écho à la perception polarisée des événements telluriques : ils entrainent la mort et des destructions, mais ils sont aussi une source de vie et de fertilité. Dans certaines régions du monde, notamment au Japon (Augendre, 2008), aux Philippines (Bankoff, 2004), en Indonésie ou en Islande, les chercheurs se sont attachés à saisir les manières dont les collectifs vivent avec les volcans, et à documenter les imaginaires qui gravitent autour de ces cohabitations (Bosquet et Sylvos, 2005) et les risques associés (Newhall, 2017). En Papouasie Nouvelle-Guinée, Wood et ses collègues (2019) en apportent aussi une excellente illustration avec le cas du volcan Ulawun. L’étude souligne les contrastes entre les manières dont ce dernier est respectivement perçu par les volcanologues et les Mengen qui associent des non-humains à ces phénomènes que le naturalisme place du côté de la nature.

Emportées notamment par ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant ontologique » et par une approche sensible aux différents « modes d’existence » (Latour, 2012), de nouvelles perspectives sont mieux à même de restituer les interrelations et la complexité des modes de cohabitation avec les volcans.

Il a aussi été montré combien ces cohabitations sont assorties de rituels qui, par des gestes idoines, aspirent à réduire la part imprévisible de la cohabitation entre les humains et leur environnement. Il s’agit en partie de rites propitiatoires qui ont pour finalité de faire cesser une éruption en cours, en rétablissant une harmonie dans les relations humains-volcans. Quesada donne plusieurs exemples dans le Pacifique, notamment à Hawaï et à Tonga. Adeline Martinez a également étudié un rite royal performé à Java, auprès du volcan Merapi (Martinez, 2017a).

S’ouvrent plusieurs questions à explorer de manière comparative : comment les sociétés voient-elles et vivent-elles les éruptions? Comment alimentent-elles une multitude de comportements et de pratiques : rumeurs, divinations, sacrifices, rites funéraires, vénérations, fatalisme mais aussi mesures, étalonnages statistiques, récits historiques, compilation archivistique, etc.? Face à une possible entropie, quelles sont ces réponses culturelles (Donovan, 2010a et 2010b; Dove, 2010), ontologiques (Moreau, 2017; Martinez, 2017b et 2018; Pierre, 2022) et comment varient-elles?

Par ailleurs, si les éruptions – et les phénomènes qui leur sont associées – ont souvent été appréhendés par le biais de leurs conséquences immédiates, de récents travaux s’attachent à en problématiser l’incidence sur une temporalité plus longue (par exemple, voir les contributions compilées dans Servais et Simon, 2024). Ceux-là soulignent l’importance de comprendre les mécanismes – sociaux, cognitifs, psychologiques – de prise en charge et de gestion des populations vulnérabilisées. À travers leurs dimensions psychosociales notamment, les événements volcaniques semblent en effet parfois moins mortifères que la gestion post-éruption qui peut se traduire par le déplacement forcé de populations, ou par la déstructuration des tissus sociaux et socioéconomiques. Le cas des populations Ayta aux Philippines illustre bien cette situation. Plusieurs groupes ont été davantage meurtris par la prise en charge de l’éruption que par cette dernière. C’est également ce qui peut être observé dans les communautés nila à Maluku en Indonésie (Pannell, 1999) ou créoles vivant à Chã das Caldeiras au Cap-Vert (voir ce numéro).

Enfin, il est aussi notable que les recherches actuelles sur les volcans ne sont plus l’apanage des seuls volcanologues, des géologues et des géographes. Elles émanent de toutes les disciplines avec un effort notable d’intégration de perspectives interdisciplinaires (Chester, 2005; Palsson et Swanson, 2016; Scarlett et Riede, 2019). Cette visée est, elle aussi, à l’origine de ce numéro.

Les articles de ce numéro

À la surface de la planète, et en particulier le long de la ceinture de feu du Pacifique, mais aussi en Islande, les éruptions volcaniques se succèdent (voir Global Volcanism Program, https://volcano.si.edu), entrainant avec elles leurs lots de destructions et de reconfigurations. Les mécanismes de résilience s’observent dans de nombreux contextes, et parfois même dans des milieux insulaires où les volcans peuvent totalement transformer tout l’environnement d’un collectif humain.

L’activité récente du volcan sous-marin Hunga Tonga Hunga Ha’apai en est un bon exemple. L’éruption de 2015 créa un isthme entre deux îles du Royaume de Tonga. Sept ans plus tard, une autre éruption, plus puissante que la précédente, détruisit cette passerelle naturelle (Hite et al., 2020). En dépit de la violence destructive du volcan, les Tongiens ont fait preuve d’une grande résilience et su gérer la catastrophe avec l’aide de la diaspora et de plusieurs pays de la région (Ali, 2023). Ainsi, la plupart des relocalisations ont eu lieu sur l’archipel et elles n’ont pas entrainé un exil des populations locales.

À partir de plusieurs études de cas, dans le passé ou à l’époque contemporaine, ce numéro propose d’interroger tous ces phénomènes en s’intéressant plus précisément à la dimension funeste et mortifère de plusieurs volcans actifs de la planète, tout en tenant compte d’autres mécanismes comme ceux de la résilience et des défis de la gestion de l’après-catastrophe. Il s’agit de problématiser les peurs ou les espoirs que suscitent les éruptions, les rôles qu’elles jouent au sein d’univers cosmologiques variés et les cadres ontologiques qui permettent de les penser. Le numéro accueille des contributions de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, mais aussi de la volcanologie et des disaster studies. Les articles entrent en débat ou en résonance avec des problématiques anthropologiques et mentionnent les thèmes de la mort et du deuil. Force est pourtant de constater que la thématique demeure encore assez marginale dans les départements de sciences sociales. Hormis de rares spécialistes, les volcans n’apparaissent comme objets que de manière secondaire, parce que leur activité a suscité l’intérêt ou simplement parce que ces formations géologiques figurent sur les terrains des ethnologues, venus pour d’autres raisons. Nous espérons que ce numéro puisse contribuer à relancer une compréhension interdisciplinaire des volcans.

Le premier article du numéro porte sur le Pico de Fogo, au Cap-Vert où l’ambivalence du volcan est manifeste, ce dernier étant associé par de nombreux Cap-verdiens à une force vitale et bénéfique, notamment sur le plan de l’agriculture et du tourisme, dans un archipel où la sècheresse offre d’importantes contraintes. Frédéric Laugrand et Lionel Simon montrent que, même si le champ lexical associé à la mort n’est pas absent des récits qu’ils ont recueillis auprès de leurs interlocuteurs locaux lors d’une enquête menée en mai 2022, c’est la vitalité qui domine les discours des habitants.

De nature ethnohistorique, l’article de Kerby Alvarez analyse plusieurs éruptions volcaniques du Taal, aux Philippines, montrant lui aussi la nature duelle du volcan, perçu à la fois comme un danger et comme une source de prospérité économique. Ce volcan figure dans les chroniques des colonisateurs espagnols à partir du 16e siècle et fait l’objet d’études scientifiques depuis la fin du 19e siècle. Ses colères mortifères ont alimenté nombre de récits folkloriques ainsi que des légendes qui remontent à des temps immémoriaux.

Dans un tout autre contexte, dans la mer Tyrrhénienne au sud de l’Italie, Martin Pierre analyse les rapports entre les Strombolani, les habitants de l’île de Stromboli et leur volcan éponyme qui entre régulièrement en éruption, s’interrogeant sur cette relation apaisée. L’article se présente comme une étude anthropologique sur le risque. À partir des témoignages recueillis lors d’une enquête menée en 2021, l’auteur constate que le volcan, « plus qu’une inspiration de la mort, symbolise la respiration d’une Terre vivante ».

Enfin, Julie Hermesse et Caroline Kempeneers s’intéressent au volcan Tajogaite de Cumbre Vieja sur l’île de La Palma, dans les Canaries. Récemment entré en éruption, ce dernier a occasionné de nombreuses destructions que l’anthropologue et l’artiste appréhendent avec leurs approches respectives pour en faire surgir les imaginaires et les modes d’habiter en soulignant la dimension créative. L’article met en évidence l’autodétermination dont font preuve les populations locales malgré les pertes et les deuils.