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La maladie d’Alzheimer, en tant que maladie chronique, nécessite une prise en charge s’inscrivant dans le temps − celui des patients, mais aussi celui des proches, de l’environnement familial. Accompagner un proche malade, c’est vivre avec lui l’évolution de la maladie, vivre avec lui et par lui la souffrance liée à l’affaiblissement d’un corps (physique et psychologique) devenu étranger. Dans la maladie d’Alzheimer, cette évolution de la maladie induit une caractéristique fondamentale, celle de l’« impossible promesse » de guérison (Benasayag, 2008). S’engage alors un parcours vers le déclin progressif de la personne, constitué de stades décrits de manière chronologique en fonction des différents symptômes. Ces critères, s’ils n’ont rien d’absolu – les symptômes sont variables, peuvent se cumuler, s’enchevêtrer –, se révèlent néanmoins pour les proches comme autant de deuils successifs de la personne telle qu’elle était.

Nous appuyant sur des témoignages de proches aidants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans le cadre de la recherche Accmadial (Accompagnants des malades diagnostiqués Alzheimer)[1], nous proposons une réflexion sur les différentes dimensions du deuil des proches aidants à travers le langage et la reconnaissance de l’autre dans son identité, ce que Ricoeur (1990), repris par Benasayag (2008) nomme la « mêmeté ». Ces éléments nous amènent, en tenant compte de ce rapport à la vulnérabilité et de son effet sur les proches, à reconsidérer la relation non plus d’un point de vue de la maladie comme état organique lié à la perte et au manque, mais du point de vue d’un corps (Fleury, 2016; Canguilhem, 1966) et de la mémoire du corps comme possible langage dans la relation.

La maladie d’Alzheimer pour les proches aidants : l’impossible promesse

La maladie d’Alzheimer, chronique, longue et durable, est une maladie du temps (Gzil, 2014, p. 29) qui s’installe définitivement dans la vie, non seulement dans la vie de la personne atteinte dans son corps et son esprit, mais également dans celle de ses proches, particulièrement des proches aidants qui accompagnent et soutiennent au quotidien la personne malade. Cette expérience de la maladie vécue par les proches, comme toute expérience de maladie, est singulière et se construit de manière progressive, notamment à travers les discours et diagnostics des professionnels de la santé qui, en qualité de médiateurs, annoncent la maladie et traduisent l’évolution des symptômes. Parmi les discours de professionnels attendus par les proches et la personne malade, celui de la guérison est un chaînon manquant de la relation de soin qui vient conditionner très largement la relation entre les proches aidants et la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, dont la fin est inévitable. « Cesser d’être malade, c’est guérir ou mourir. S’en remettre ou succomber à la maladie, telles sont les deux branches de l’alternative » (Marin, 2015, p. 19). Dans la maladie d’Alzheimer, cette impossible promesse qui éteint tout espoir de guérison intervient dans la vie des proches comme point de départ d’une redéfinition des contours d’une relation de soin à créer.

Je pense qu’on est tous comme si [hésitation] on est un petit peu suspendu. On a toute la tristesse du deuil, sans pouvoir faire complètement le deuil de ma mère.

Bénédicte[2], 56 ans

Le caractère multidimensionnel de la maladie, à travers les deuils progressifs et successifs des proches − « suspendus » à une issue connue et parfois attendue −, remet profondément en question le sentiment d’identité de la personne, sa reconnaissance et son altérité. Ces éléments nous renseignent pourtant sur des formes possibles de communication et de relation à l’autre, quand tout semble s’être détourné de l’être « tel qu’il est » pour « remettre en cause l’idée que la maladie d’Alzheimer est une forme de mort dans la vie » (Gzil, 2014, p. 65).

Expérience totale et deuils progressifs

La maladie d’Alzheimer est en soi une expérience de l’incommunicabilité. Elle est une « expérience de la singularité absolue, de l’exception excluante, de l’impossible lien, de l’absence de communication » (Marin, 2015, p. 29). Pour les proches aidants, accompagner un proche atteint de la maladie d’Alzheimer s’apparente pourtant bien souvent à une forme d’« expérience totale » telle que décrite par Robert Castel (1994) et empruntée à la notion d’« institution totale » d’Erving Goffman dans Asiles (1968). Les proches accompagnent la personne malade, la soutiennent, interviennent dans tous les aspects de la maladie qu’ils vivent avec elle. La maladie investit non seulement tous les espaces de la vie de la personne malade, mais également les espaces de la vie de son entourage. Véritable « rupture biographique » (Morin, 2004), la maladie, « à la différence de celle que vit le malade menacé dans son image et sa maîtrise corporelle, concerne d’abord [pour les proches aidants] essentiellement une identité sociale » (ibid.). En concentrant exclusivement leur attention sur les besoins de la personne malade, les proches renoncent progressivement aux loisirs comme aux engagements professionnels extérieurs, qui sont perçus comme incompatibles avec l’accompagnement de la personne (ibid.).

Bien que chaque expérience soit singulière et vécue de manière individuelle, certains témoignages décrivent les conséquences de la maladie, qui ont pour effet la restriction du réseau de sociabilité des proches aidants autour de l’accompagnement exclusif de la personne malade, entraînant un désinvestissement contraint et progressif d’autres espaces sociaux. Ces conséquences peuvent alors créer sur la vie sociale et relationnelle des proches une emprise qui peut transformer profondément leur rapport au monde.

Ça fait trois ans que je fais du théâtre et cette année, je ne peux pas faire du théâtre. Déjà l’année dernière, c’était compliqué et là, cette année, je ne peux plus en faire parce que les répétitions, c’est le soir […] et puis je fais du tennis de table, le mardi soir de 18 h 00 à 20 h 00, mais c’est pareil, il faut que j’arrive en vitesse à 20 h 15. Il s’impatiente. Il a l’impression que je suis partie depuis des heures, et voilà donc je n’y vais plus finalement au tennis de table, et puis voilà.

Florence, 61 ans

Comme l’indique Florence dans cet extrait, son temps est totalement investi dans l’accompagnement de son mari, ce qui l’amène à désinvestir progressivement les différentes activités de loisir qui rythmaient son quotidien jusqu’alors. C’est aussi ce que révèle d’une certaine manière le témoignage suivant de Juliette, qui mentionne la prégnance et la permanence de la préoccupation pour sa mère qu’elle accompagne :

La plupart du temps, je réponds quand même et puis bon souvent, c’est pour la rassurer ou c’est une information qu’elle a à nous donner ou une question à poser, en ce moment, c’est pas des demandes qui demandent ma présence si vous voulez mais j’ai quand même mon agenda. On vit à trois. Voilà ce que j’explique. On vit à trois même en n’étant pas sous le même toit. Moi je pense tout le temps à elle, tout le temps.

Juliette, 68 ans

Le témoignage de Fabienne souligne cette même préoccupation permanente envers sa mère, à travers l’évocation de nombreux déplacements, ayant pour conséquence le doute de pouvoir assurer et les responsabilités professionnelles, et les responsabilités d’accompagnement :

Tous les mois, plus que tous les mois, j’allais le week-end enfin j’avais plus de loisirs, plus de temps à moi […]. Donc je me suis dit « je vais prendre ma retraite » parce que bon déjà le travail, vraiment, j’accusais le coup au niveau de la quantité de travail qu’on avait, à l’[entreprise], à [commune], et puis, me dire [hésitation] avec maman. Je me disais, ce ne sera pas possible, de cumuler les deux. Donc je ne suis pas allée jusqu’au maximum de ma carrière en tant qu’enseignante.

Fabienne, 62 ans

Cette expérience totale et contrainte de la maladie vécue par les proches aidants, accompagnée de l’impossible promesse de guérison liée à l’état des connaissances actuelles concernant la maladie d’Alzheimer, dessine les contours de la relation entre proches aidants et malades, tout en venant « charger l’arrière-pensée de la mort dans la maladie d’un poids particulier » (Marin, 2015, p. 29). Si la maladie semble faite pour mettre notre combativité à l’épreuve et n’existe que pour être surmontée (Sacks, 2004 [1998]), la maladie d’Alzheimer, par son caractère incurable, rappelle l’incapacité à guérir, l’échec de la maladie comme expérience du dépassement de soi et l’attente, pour les proches, d’une issue certaine, traversée par des deuils progressifs. Différentes phases de deuils progressifs, qui se manifestent dans la maladie d’Alzheimer par les pertes multiples de la personne avant le deuil de la perte effective, sont décrites par Malaquin-Pavan et Pierrot (2007). Ces phases de deuils progressifs sont décrites sous le nom de « pré-deuil », de « deuil blanc » ou encore de « deuil anticipé » en tant que prise de distance réelle ou affective plaçant déjà la personne malade « au rang des disparus » (Costello, 1996). Les témoignages de proches recueillis pour l’étude Accmadial rendent compte des phases de pré-deuil et de deuil blanc à travers la langue et la reconnaissance en l’autre de ce qui le constitue en tant qu’individu. L’engagement des proches aidants rencontrés dans le cadre de l’étude et leur investissement – qu’il ait un caractère contraint ou volontaire – semblent néanmoins soustraire le deuil anticipé de l’expérience décrite dans les témoignages[3]. La notion de pré-deuils rassemble quant à elle le désinvestissement progressif des proches vis-à-vis des pertes de facultés, des changements physiques de la personne tel que décrit par Malaquin-Pavan et Pierrot :

L’évolution spécifique par pallier [sic] de dégradation de la démence d’Alzheimer amène l’entourage à vivre un certain nombre de pertes progressives et successives qui sont autant de pré-deuils : renoncement à un destin ou [à des] projets communs, à l’image physique antérieure de l’autre, à la communication et aux échanges avec lui… Le proche est obligé de vivre au jour le jour, d’investir le présent comme si l’avenir n’existait pas tout en maintenant une capacité d’espérance, d’échange, de présence et d’énergie, pour lui-même et la personne malade.

2007, p. 79

Pré-deuils et deuils blancs : la « mêmeté » à travers la langue

La langue, associée à la perte progressive des mots, est l’une des composantes les plus révélatrices de la modification de la relation entre proches malades et proches aidants. À travers la langue s’exprime en effet cette « mêmeté » de l’autre (Ricoeur, 1990; Benasayag, 2008), la reconnaissance de son individualité en tant qu’être « in-dividuable », c’est-à-dire total et indivisible. La dilution des possibilités d’agir dans la relation dans un mouvement d’aller-retour, d’« inter-agir » avec la personne dans une langue partagée entre les proches fragmente l’individu atteint de la maladie d’Alzheimer, exposant sa vulnérabilité aux autres, avant même la présence d’un corps changeant qui traduit physiquement et de manière visible la présence de la maladie, comme l’exprime Geneviève :

Il communique pas ou très, très peu […]. C’est la communication qui est compliquée. Quelquefois, il veut me parler mais c’est pas compréhensible ou alors, il dit des choses mais ça n’a ni queue ni tête. On ne sait pas d’où ça sort!

Geneviève, 55 ans

C’est également ce qu’indique le témoignage de Denise, qui souligne l’absence de possibilité de communication avec son père :

Papa n’est plus dans son monde. Je lui montre des choses. En fait, il n’a pas d’attention pour beaucoup de choses et après une heure et demie, on ne peut plus communiquer.

Denise, 54 ans

Finalement, le témoignage de Véronique révèle que l’altération de la communication marque la fin d’une des singularités caractéristiques de son père et de son rapport aux autres :

Papa adorait parler donc je dis : « Si un jour il ne peut plus communiquer, il ne peut plus parler, ça va être la fin. »

Véronique, 55 ans

Le délitement de cette mêmeté de la personne, de la reconnaissance de son identité perçue à travers la langue, mais aussi à travers tous les aspects qui la constituent et la rendent singulière, « constitue le soubassement de la souffrance, non du malade, mais de son entourage et de sa famille » (Benasayag, 2008). Les propos de Bénédicte appuient cette affirmation :

Je souhaite vraiment qu’elle meure parce qu’elle est en fin de vie. Ce n’est plus la personne que c’était avant, mais […] je veux pouvoir l’accompagner.

Ma mère, je pense que, c’était quelqu’un qui s’intéressait à l’être humain quand elle était, avant la maladie, j’allais dire « quand elle était vivante ».

Bénédicte, 56 ans

Le deuil blanc s’inscrit ainsi dans une réaction des proches aidants à ce qui disparaît : la relation verbale et la possibilité de communiquer. Vécu comme un deuil de la relation qui existait avant la maladie (Malaquin-Pavan et Pierrot, 2007), il prépare graduellement les proches au deuil effectif à venir, inévitable.

Repenser l’idée d’un soi figé par la perte de mémoire

Dans la maladie d’Alzheimer, la question de la perte de mémoire fait généralement référence à la mémoire des mots et des souvenirs, aux troubles mnésiques. La perte est progressive, quantifiable et localisable. Pour les proches aidants, l’accompagnement dans la maladie évolue à travers différents stades marqués par des deuils progressifs, enchâssés dans la dispersion de l’identité de l’autre − que l’on ne reconnaît plus dans ce qui le constituait[4] et qui, en retour, dilue parfois progressivement en nous sa reconnaissance. Si les symptômes de pertes de mémoire liées à la maladie d’Alzheimer ont été largement documentés dans la littérature scientifique, plus rares sont les travaux qui abordent la question de « ce qui reste » à travers les stades de la perte de mémoire décrits par Benasayag :

Dès lors que l’être humain est identifié à sa capacité d’évoquer de façon consciente les éléments de sa mémoire (d’un certain type de mémoire), la perte de cette mémoire impliquera ni plus ni moins, la perte de la personne elle-même. D’où la question brûlante soulevée par cette maladie : qu’est-ce qui reste quand le corps encore vivant, ne peut plus évoquer aucun souvenir, quand le malade perd toute capacité à évoquer les choses les plus simples du quotidien?

2008, p. 107

Les étapes de pré-deuil, en tant que processus en mouvement dans la relation, consistent en ce sens à faire le deuil de la figure singulière d’autrefois pour pouvoir l’investir telle qu’elle est aujourd’hui dans le quotidien (Bonnet-Llompart et Laurent, 2020). Il ne s’agit pas du deuil de la personne qui s’évapore progressivement dans la maladie, mais celui d’une personne différente et pourtant toujours là, comme l’indique Emeline dans son témoignage :

Je pense que je suis passée par toutes les phases, du deuil puisqu’en fait, je fais le deuil d’une personne différente, enfin, c’est une personne différente.

Emeline, 55 ans

La maladie d’Alzheimer, comme toute maladie, est d’abord une relation qualitative au monde perturbée (Fleury et Worms, 2016). En ce sens, les étapes de pré-deuil vécues par les proches sont autant d’ajustements à cette relation qualitative perturbée qui transforment la relation en la réactualisant. En d’autres termes, la maladie d’Alzheimer fait perdre « l’intuition de l’autre » (Malherbe, 2015). Chaque pas de la relation est à reconstruire progressivement auprès de cette personne différente et pourtant semblable, commune même. L’idée d’un « soi figé » peut être repensée ici, notamment dans le témoignage de Sylvie sur la situation de sa mère, dans l’investissement qu’a eu cette dernière dans une nouvelle activité, la photographie, dont Sylvie suppose qu’elle a pu permettre de « garder » certaines informations, un certain accès aux connaissances et aux autres qui peu à peu s’altérait :

Elle s’est mise beaucoup dans la photo qu’elle faisait pas du tout avant et elle s’est découvert une passion pour la photo. Elle a un oeil, très bon pour ça, elle fait des très belles photos et en plus, ça fige le moment. Vous voyez, je pense que si ça se trouve, elle s’appuyait là-dessus pour garder les informations.

Sylvie, 47 ans

Madeleine, quant à elle, souligne une forme de bouleversement des repères temporels chez sa mère, ainsi qu’une forme de renonciation à l’évocation de certains moments passés, ou à la reprise et à la « correction » de certaines affirmations de la part de sa mère :

Elle sait pas si on est dimanche, lundi, mardi. N’importe quoi, elle le sait pas. Si je lui dis : « Je suis venue te voir avant-hier. » Rien, c’est pas la peine. Je ne lui dis pas : « Je suis venue te voir avant-hier, on s’est bien promené. » Rien. Mais comme elle a le sentiment qu’elle marche, elle m’a dit : « Ah mais moi, je connais où tu m’emmènes là parce que je suis venue marcher par là […]. » Elle est persuadée absolument qu’elle marche […] mais non.

Madeleine, 70 ans

Dans l’extrait du témoignage de Maurane, comme dans celui de Madeleine, nous retrouvons la mention d’une chronologie et d’un rapport au temps altérés qui, comme dans l’altération du langage et de l’expression, vient compliquer les relations et le rapport à l’autre :

Maman adore jouer au Scrabble. Donc on faisait cinq, six parties de Scrabble pendant deux heures et demie l’après-midi. J’en pouvais plus du Scrabble, j’en rêvais la nuit mais elle, c’était […] sa bulle […], elle oubliait le goûter, elle oubliait parce que voilà.

Maurane, 51 ans

Tâche perpétuelle rendue incertaine par les symptômes propres à la maladie en évolution, ce processus de reconstruction et de reconnaissance du commun vient remettre en question l’idée de la maladie comme écart à la norme saine (Fleury, 2019; Marin, 2015; Canguilhem, 1966). Les propos de Benasayag renforcent cette affirmation :

La question […] devient : « comment est en train de s’organiser la personne malgré et avec la maladie? » Ce dont il ne s’agit donc surtout pas, […] ce sera d’évaluer un organisme à travers une norme extérieure et utilitaire : l’idée de modes d’être multiples, chacun complet, s’oppose en effet à celle de la « norme ».

2008, p. 120

Dans les témoignages recueillis, les proches semblent avoir relâché l’exigence de reconnaissance du même en l’autre, cette intuition de l’autre, pour accepter une organisation nouvelle de la relation, partagée à travers un langage propre : l’image et le visuel, le relâchement de la cohérence du discours, la répétition dans des actes procurant du plaisir. Le vecteur de la communication étant devenu si défectueux, ce ne sont ainsi pas tant « les pensées ou les sentiments d’autrui qui sont à connaître, que sa présence qui est à reconnaître » (Malherbe, 2015, p. 103) dans une idée de déploiement de la personne telle qu’elle est et non plus dans une quête inatteignable de celle qu’elle a été.

Unilatéralisme de la maladie : le deuil de la reconnaissance

Cette attention à l’autre, à la reconnaissance de sa présence immédiate, par le deuil d’une relation passée qui ne dit pas l’être dans sa totalité, inscrit la relation dans une dimension parfois difficile à dépasser pour les proches :

Alors qu’elle est avec tout le monde, en famille, elle va s’isoler. On a l’impression qu’elle vit dans un autre monde, qu’elle est sur une autre planète. On la rappelle à l’ordre et puis des fois, elle dit alors là qu’elle ne se rappelle plus de rien du tout. C’est-à-dire que d’une minute à l’autre, elle ne se rappelle pas de ce qu’on lui demande. Puisque je l’ai vue hier, un peu plus tard hier, elle ne m’a pas reconnue. En arrivant, elle m’a demandé qui j’étais et j’ai bien vu que, voilà, elle ne me reconnaissait absolument pas.

Sabine, 60 ans

Comme dans le témoignage de Sabine, qui évoque le fait que sa mère ne la reconnaît plus, la relation à sa mère évoquée par Bénédicte illustre une perte de compréhension de formules apparemment très simples, creusant un écart dans la relation fille/mère, conduisant là aussi à une forme de perte de reconnaissance :

Ça fait dix ans qu’elle a la maladie et je dirais jusqu’à mars, ça allait à peu près, il y avait de la reconnaissance dans ses yeux […], elle pouvait toujours sourire. Elle pouvait toujours manger et puis en fait, c’est depuis qu’elle a la maladie, c’est une descente, elle décline […]. Au mois de mars, j’ai remarqué qu’elle n’avalait plus donc, elle mâchait, elle remplissait le visage, la bouche et c’était vraiment, il fallait que je dise « maman, avale » mais elle ne comprenait pas le mot avaler, donc il fallait stimuler la réaction avec de l’eau ou quelque chose comme ça pour qu’il y ait le spasme pour qu’elle avale. Elle est de plus en plus courbée, elle n’arrive plus à se tenir droite. La conversation est maintenant quasiment impossible.

Bénédicte, 56 ans

La question de la reconnaissance est ici double. Il s’agit pour les proches d’une confrontation à l’absence de reconnaissance physique de la personne, mais également d’une confrontation à l’absence de reconnaissance du soin prodigué par un accompagnement et une assistance que nous avons qualifiés d’expérience totale, investissant tous les espaces de la vie des proches aidants. Cette absence de reconnaissance physique et morale est-elle véritablement une absence? La remise en cause de la maladie comme anormalité s’opposant au corps sain, normal, décrite par Marin (2015) et Fleury (2016), apporte des ouvertures à une meilleure compréhension des deuils successifs qui jalonnent l’expérience des proches aidants dans l’accompagnement. La notion de reconnaissance nous semble ainsi pouvoir être revisitée, réinterprétée, faisant alors apparaître « la nécessité de se lier à quelqu’un, non par sa mémoire biographique, mais par sa mémoire corporelle, par son “être là”; [en cherchant] dans quel recoin de son corps la vie s’est logée » (Benasayag, 2008, p. 125). L’opposition entre mémoire biographique et mémoire corporelle permet, dans ce mouvement de déplacement de l’organique vers le corps, la redéfinition du vécu de la maladie par les proches, non plus centré exclusivement autour des pertes, des insuffisances et des deuils successifs, mais incluant également les possibilités de reconfiguration de la relation à travers la mémoire du corps comme langage.