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« La foi en la vie éternelle est-elle une simple projection de notre désir ou une idée crédible qui trouve son fondement dans la réalité? » Cette question qui avait déjà guidé Jean-François Gosselin (2018) dans la rédaction de son livre intitulé L’éternité. Rêve ou réalité? est aussi à la base de notre questionnement. Cet auteur montre comment l’idée de l’éternité, avec la vie après la mort et la survivance de l’âme, fait partie du « patrimoine de l’humanité ». Conserver les traces, les souvenirs, des personnes décédées n’est pas nouveau. De l’art à la photographie, les humains ont toujours essayé d’éterniser la mémoire d’un évènement ou d’un être disparu. Le développement des dispositifs socionumériques amplifie le phénomène. Cette technologie a placé à côté de notre existence physique une « âme numérique, portant la trace de tous nos faits et gestes sur le web : nos lectures, nos achats, nos déplacements, notre état de santé, mais aussi nos goûts, nos émotions, nos désirs et notre vie sentimentale[1] ». Cette survivance des traces après la mort soulève des problématiques sociétales qui intéressent depuis quelques années le milieu de la recherche (Bourdeloie et al., 2016), mais très peu de travaux portent sur le parallèle entre référents culturels et modernité. Cette recherche, menée au Cameroun, examine les rapports entre la mort et l’éternité sous le prisme de la culture locale qui a accès aux technologies de l'information et de la communication (TIC). Nous analysons les possibilités nouvelles qui s’offrent à l’endeuillé grâce aux plateformes socionumériques. Nous étudions comment les proches recréent le souvenir du défunt comme s’il était encore en vie et comment la technologie en vient à cohabiter avec la tradition dans ce domaine.

Parce que nos images, nos souvenirs et nos traces nous survivent à travers les réseaux sociaux, il se crée progressivement une nouvelle manière pour les endeuillés de cohabiter avec les défunts, une nouvelle façon de vivre la perte d’un proche. La question de recherche consiste à examiner comment les endeuillés camerounais vivent « l’immortalité » que les plateformes numériques offrent à leurs défunts, comment leurs pratiques de souvenir évoluent et comment ils se servent du Web pour entretenir des relations avec les défunts et l’au-delà, alors qu’ils disposent déjà à cet effet d’un riche arsenal de rituels traditionnels. Pour mieux comprendre ces enjeux, nous présenterons d’abord les méthodes et les théories qui nous servent de cadre d’analyse; nous nous pencherons ensuite sur les notions d’identité numérique et culturelle avant de faire le lien entre les rituels camerounais et ce que le Web rend désormais possible.

Cadre méthodologique et théorique

La question des rapports entre numérique et éternité, entre numérique et cultures peut être abordée selon plusieurs perspectives. Nous avons choisi l’angle communicationnel en analysant les sites Web comme des dispositifs de « transmission de souvenirs » (Bourdeloie, 2015), de « partage des données numériques » et de maintien des relations avec les défunts (Brubaker, Hayes et Dourish, 2013). Nous avons procédé à de nombreux entretiens auprès d’usagers camerounais qui continuaient à animer le compte en ligne d’un proche disparu. Des questionnaires ont également été adressés à quarante-cinq Facebookeurs[2] endeuillés.

Nous présentons aussi des extraits d’une recherche en cours sur l’impact du numérique sur les cultures locales dans les villes de Yaoundé, Douala et Dschang auprès de personnes âgées entre 18 et 45 ans. Des entretiens ont été réalisés auprès de 15 gestionnaires de points publics qui sont en contact permanent avec les usagers qui se procurent chez eux des services d’accès à l’Internet et dont le témoignage s’est avéré pertinent. Ce volet est complété par nos observations de terrain sur les pratiques visant à préserver la mémoire des disparus.

Identité numérique, identité culturelle en question

Les observations menées et les données recueillies dans le cadre de notre démarche de recherche montrent que ce n’est pas seulement la survivance de l’identité numérique du défunt qui est en jeu mais sa survivance réelle, à savoir ce que Bourdeloie (2015, p. 103) décrit comme « son existence sociale versus sa mort biologique ». En effet, son identité demeure désormais accessible à l’endeuillé au-delà de la sépulture grâce au jeu de l’imaginaire, porté par le numérique. L’identité numérique est ce « double » numérisé de la personne; c’est l’ensemble des informations nous concernant et se trouvant sur le réseau. C’est la « représentation numérique » de la personnalité d’un individu. Elle inclut alors ses goûts, ses opinions, ses habitudes. C’est, selon Georges (2009, p. 169), le « schéma silhouette de soi ». Une momification de l’individu? Presque. Et cela en droite ligne avec les rites culturels locaux car, dans la région de l’ouest du Cameroun, il existe un rituel qui consiste à momifier le crâne du décédé pour le mettre à la disposition de la famille.

La technologie restructure les enjeux affectifs et symboliques existants, sans les modifier fondamentalement pour autant. L’angle de la relation reste le même. Contrairement à ceux nouvellement offerts par le numérique, des rituels bien connus au Cameroun comme le bain sur le caveau et le rituel de l’huile rouge nécessitent un déplacement physique et l’assistance d’une autorité patriarcale sans lesquels le rituel perd toute sa symbolique. Le bain se fait à l’aube sur le caveau du défunt, sous la conduite d’un parent âgé dont le rôle est d’intercéder auprès du défunt. Le rituel de l’huile rouge se fait dans la chambre qui abrite le crâne jalousement conservé par celui qui en garde les clés, celui-là même qui a été choisi par le défunt pour servir de lien entre les vivants et les morts.

Comme Urbain l’a constaté pour l’Occident, les « arts de faire pour ce qui est de la survivance du disparu n’ont pas fondamentalement muté, ils se sont améliorés pour asseoir les imaginaires existants » (1989, p. 106). Le mort n’est plus à distance, dans la case sacrée ou dans le caveau nous attendant pour les rituels comme cela a toujours été le cas, il est à côté de nous. La plateforme numérique est allée dans le sens des usages traditionnels en niant la séparation afin de maintenir le disparu au sein de la quotidienneté sociale. Voici comment en témoigne un Camerounais âgé de 31 ans :

La plateforme numérique est pour moi une version améliorée du rituel de chez nous, celui de l’huile rouge et du crâne de l’ancêtre. Au village, je reconnais la présence des défunts de la famille dans la case sacrée. Pendant que, hors de ce milieu, je sais que je les porte dans ma tablette. Je peux à tout moment les convoquer […] pour moi rien n’a fondamentalement changé.

Selon un autre témoignage, le numérique apporte un complément au rituel traditionnel : « Pendant que je ressens la présence de mon proche à travers le rituel sacrificiel sur la sépulture, je le vois sur la tablette, je le lis sur cette même tablette. »

Le nouvel espace de souvenir et de déversement des émotions qu’est Facebook constitue un dispositif d’accompagnement du rituel. « On se détache de la sépulture parce qu’on ne peut y séjourner toute la vie, mais on porte avec soi la sépulture via le profil qui explicite davantage le défunt dans sa totalité. Désormais l’un ne va plus sans l’autre », affirme une couturière âgée de 27 ans. La plateforme numérique ne se substitue pas au dispositif traditionnel de contact, elle ne l’efface pas non plus. Elle donne une visibilité nouvelle aux processus social (Wright, 2014) et mémoriel (Merzeau, 2008). Les proches s’assurent davantage que « les morts ne sont pas morts », qu’ils sont parmi nous, qu’ils sont avec nous. Une existence numérique, rituelle et culturelle remplace l’existence biologique.

Espaces composites, les nouveaux dispositifs éveillent pour certains enquêtés un sentiment de gêne qui, très rapidement, se transforme en apaisement. Le rituel remonte le moral et apporte de la satisfaction à celui qui le pratique : « On a de la peine à fermer le compte Facebook, on est partagé entre la gêne de ne plus le sentir près de nous et le fait qu’il sera toujours là devant nous avec son sourire, son style vestimentaire, ses interventions sur certains thèmes… ». Selon un autre témoignage, « le calendrier traditionnel marquant les dates d’anniversaires, de décès, bref toutes les indications qui rappellent la personne, constituent des occasions à ne pas manquer sur les réseaux sociaux ».

Les profils post mortem comme les rituels culturels locaux assurent une proximité permanente. C’est ce que révèle l’analyse de nombreux entretiens, dont celui d’A., 38 ans, chef d’entreprise. Elle reconnait qu’à travers Facebook, sa mère décédée vit en permanence à côté d’elle : « Je la porte dans mon smartphone et je n’ai plus besoin de me rendre régulièrement au cimetière ou de procéder au rituel de chez nous. Elle est là au point où, parfois, je me passe des rituels exigés ».

« Je parle à mon père, je m’adresse à lui directement. L’image numérique est pour moi le second crâne, un peu comme celui que j’utilise au village pour communiquer pendant que le clic est l’huile rouge, ce déclencheur du mystère », déclare C., un agriculteur de 45 ans. Pour lui le défunt est en vie, comme il l’a toujours été, malgré l’absence physique, ce qui justifie d’ailleurs tous les hommages qui lui sont adressés et les commentaires laudatifs à son égard. Le trafic généré sur le compte Facebook d’un défunt « laisse penser qu’il est à jamais vivant, actif », selon un autre témoignage. L’existence numérique, au même titre que le rituel dans la maison des crânes et les autres rituels d’échanges entre les vivants et les morts, remplace l’existence biologique; sinon comment expliquer les messages si profonds affichés par les vivants à l’adresse de ceux qui sont partis? Un endeuillé rencontré en entrevue nous a montré l’un de ses messages dans lequel il fait référence à un rituel camerounais :

MAMAN
Dans une prochaine vie, j’aimerais te reprendre comme mère. Attends-moi patiemment, je serai surement là dans un futur plus ou moins lointain. Lis ce message que je t’ai déjà transmis dans le temple familial auquel tu étais et reste si attachée.

Source : lecture d’écran

Ces extraits montrent que les morts ne sont pas des objets, des choses inertes, comme en fait mention Baudry (2001). Les différents dispositifs de contact et de souvenir ne sont finalement que des réponses proposées par la culture au problème de l’absence. Des réponses, variables en fonction des cultures (traditionnelle et moderne), dont l’enjeu est de garder les disparus dans l’espace des vivants. Les rituels camerounais et les plateformes numériques sont considérés par les endeuillés comme des dispositifs complémentaires. Les deux types de dispositifs sont in fine des tentatives de réponse aux questions qui se posent quant au sens à donner à la disparition physique de celui qui, hier encore, nous côtoyait et quant à la place qui lui est désormais réservée. Les réponses culturellement disponibles ne sont que des formes de mise en sens de ce qui, au Cameroun comme partout ailleurs, dépasse les capacités d’imagination.

Il s’agit d’une véritable communication pour l’endeuillé, similaire à celle qui existait lorsque le défunt était encore à ses côtés. Ceci, d’autant plus que « le mort est d’abord une personne, un visage, une présence, une histoire » (Tanguy, 2015, p. 86). Le Web social, comme les rituels traditionnels camerounais, donne l’intuition d’une présence qui se prolonge autrement. Une façon de faire la différence entre savoir que quelqu’un est mort et sentir qu’il est toujours présent. Comme l’observe Baudry, « les morts sont simplement des gens qu’on ne voit plus » et « il suffit de passer les images de leur vie pour se les remettre en mémoire, et redonner à ces personnes absentes une présence qui nous convient » (2001, p. 37).

Les endeuillés camerounais continuent à se servir de Facebook pour échanger avec leurs proches disparus. En utilisant comme tremplin leurs rituels traditionnels, ils ont traversé le chemin de la modernisation pour adopter une manière plus pratique de rester en communication avec leurs défunts. Continuer d’avoir accès au compte Facebook du défunt rassure les usagers que le lien ne s’est pas rompu, l’existence réelle n’étant pas simplement attachée à une présence physique. Les morts existent pour eux et cette existence conditionne l’entre-deux. La ritualité traditionnelle et la ritualité numérique apparaissent ainsi comme des dispositifs complémentaires visant tous les deux à redonner aux absents une forme de présence sans présence physique. La quasi-totalité de nos enquêtés sont convaincus qu’il existe une forme de vie après la mort. Autrement dit, tout ne s’arrête pas à la mort biologique.

Rites camerounais et Web social : une réalité unique?

La synthèse des discours recensés lors des entretiens révèle un déphasage avec la pensée déterministe et la théorie des effets puissants de la technologie. Le Facebookeur camerounais vit son deuil dans les « mondes vécus »; c’est un acteur autonome. Il se sert des TIC à des fins d’amélioration de ce qui existe déjà et non de substitution. Le Web social (Pirolli et Crétin-Pirolli, 2011) ne réussit pas à remplacer tout ce que lui offre sa culture.

Les plateformes numériques libèrent l’endeuillé des contraintes de temps et d’espace, sans pour autant faire oublier le rituel séculaire de la survivance des défunts. Nos enquêtes de terrain ont révélé un « discours en boucle » qui va dans le sens de ce que Baudry appelle, dans un article portant sur la mémoire des morts, « une sorte de jeu des quatre coins » où, explique-t-il, « chaque argument commande et justifie les trois autres » (2001, p. 30-31).

Le discours qui peut sembler aujourd’hui émergent, prévalent, et peut-être même dominant, tient en quatre arguments qui doivent être remis en question. Premier argument : celui de la nécessaire « réacceptation de la mort ». Le second argument est celui de « l’utilité des rites » : il s’agirait de ne concevoir la ritualité que dans une perspective rationaliste et performative. Le troisième argument suppose que de « nouveaux rites » apparaissent qui pourraient exister parallèlement aux « anciens » ou se substituer progressivement aux formes traditionnelles de la ritualité funéraire. Le quatrième argument suppose que ces nouveaux rites correspondent à une nécessité et qu’on peut en dire l’utilité : celle « d’aider le deuil ».

Baudry, 2001, p. 30

La question examinée dans ce travail était celle de savoir comment les endeuillés camerounais se servent du Web pour garder présent le souvenir de leurs proches disparus, alors même qu’ils disposent déjà à cet effet d’un ensemble de rituels traditionnels. Ayant délibérément mis de côté les approches sociologiques et anthropologiques qui traitent du deuil et du chagrin, notre attention s’est concentrée sur les pratiques médiatiques et numériques qui, « tout en actant des décès des personnes, les gardent en vie en produisant, en actualisant, déplaçant en permanence leur image et leur lien avec le monde des vivants » (Julliard et Quemener, 2018, p. 9). Nos résultats indiquent que les plateformes Web constituent un mode incontournable de remémoration thérapeutique; elles ne se substituent pas aux rites traditionnels, mais les accompagnent pour offrir ensemble une forme de proximité avec les disparus.

Le présent article est aussi une illustration de la relation ambigüe qui existe entre le déterminisme technologique et les études postcoloniales qui, bien que non expressément mentionnées ici, sont mises en cause à travers la dénonciation des TIC comme facteurs déterminants du changement social. Notre recherche montre que les TIC peuvent tout au plus accompagner le changement social, dans le respect des habitudes, des traditions et des caractéristiques socioculturelles.

Bien entendu l’on ne saurait prouver l’existence réelle des morts. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que les morts existent pour nous, et que cette existence conditionne l’entre-nous. La ritualité funéraire, en tant que « défense culturelle » (Georges Devereux), associe une temporalité sociale et une temporalité psychique.

Baudry, 2001, p. 34

Nos conclusions rejoignent la position exprimée par Mbonji Edjenguèlè, à l’effet que « dans la rencontre des cultures, rencontre dénuée d’arrière-pensées conquérantes, les cultures empruntent les unes aux autres avec le souci d’intégrer l’emprunt dans leurs différents corps culturels après réinterprétation » (2001, p. 35).