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À l’époque contemporaine, la mort et le fanatisme − qu’il soit de droite ou de gauche − continuent à entretenir des rapports étroits. Même si le sens initial de la notion de fanatisme était dépourvu de malveillance, une réprobation s’attache depuis le xviiie siècle « à la défense intransigeante et outrancière d’une communauté, d’un parti, d’une idée, d’une opinion » (Vaneigem, en ligne). Le Dictionnaire philosophique portatif, publié par Voltaire en 1764, présente un article qui associe le fanatisme à la religion. Cette dernière n’en aura cependant pas le monopole. Les idéologies totalitaires fasciste, nazie et communiste, les deux guerres mondiales et les pratiques mortifères des États autoritaires fanatiques au xxe siècle en sont des exemples tragiques. Pourtant, depuis les années 1970 et surtout depuis le 11 septembre 2001, c’est l’internationalisation du fanatisme religieux, surtout pratiquée par des groupes transnationaux comme al-Qaida et, plus récemment, Daech[1] qui domine. L’énorme fréquence de la « mort sanctifiée », souvent sous ses formes suicidaires ou kamikazes, a mené à une banalisation de la mort, selon certains spécialistes (Bersay, 2006). Les recherches académiques sur le fanatisme religieux contemporain et la mort (Bramadat et Dawson, 2014; Grenshaw, 2010) divergent toutefois considérablement au sujet des motivations sous-jacentes aux opérations suicidaires, allant des considérations stratégiques aux récompenses spirituelles en passant par l’espoir de provoquer des changements sociopolitiques. Pourtant, aucune étude, à notre connaissance, n’a suggéré que le nihilisme et la pulsion mortifère interviennent dans ces conduites en les considérant comme à la base des désirs ultimes et des sources de motivation des djihadistes, hormis celle d’Olivier Roy. Ce chercheur émérite, spécialiste de l’islam radical, a publié en 2016 un ouvrage intitulé Le djihad et la mort, qui a suscité des débats animés. La section suivante réagit à l’observation de Roy sur la pulsion mortifère djihadiste en mettant l’accent sur les liens entre témoignage, djihad et martyre dans l’islam.

Quels rapports entre mort et témoignage dans l’islam?

Les travaux d’Oliver Roy (2016) et ses conclusions controversées sur le djihadisme nihiliste contemporain nous poussent à repenser le statut de la mort et, plus précisément, les concepts de martyre et de djihad. Cette réflexion, peu abordée à cause de la dominance de la pensée légaliste musulmane[2], devrait se situer hors du cadre de la charia pour distinguer entre deux conceptions musulmanes fondamentales du martyre. La première, légaliste et formelle; la deuxième, éthique et substantialiste[3]. La première ne considère que l’aspect formel, c’est-à-dire la mort comme martyre dans le contexte d’une bataille pour la cause de Dieu. La deuxième, portant sur l’intention et la substance (en contraste avec le formalisme de l’action), rejette une telle conception superficielle et assujettit le caractère sacré de l’acte de la mort (comme tout autre acte d’ailleurs) à la notion de témoignage, au sens éthique et spirituel (sincérité de l’intention). Chez les légalistes (juristes de la charia), la guerre et la mort au combat sans égards à la sincérité et la pureté des intentions sont respectivement considérées djihad et martyre. Pour revenir aux propos de Roy, une mort djihadiste nihiliste par simple pulsion mortifère se qualifie de martyre dans l’islam légaliste. La charia, comme droit islamique et loi coranique, ne se soucie pas des intentions et considère prima facie l’acte selon sa forme et son apparence. Pour la conception substantialiste, toutefois, un tel djihad et une telle mort devraient être basés sur le djihad majeur (al-djihad al-akbar[4] : recherche sincère et exclusive de la satisfaction divine). Cette distinction conceptuelle ne contredit pas celle qu’introduit Olivier Roy, mais lui donne une profondeur théologique et éthique et la connecte aux débats intra musulmans sur la mort.

Le concept de « mort sacrée » (al-mawt fi sabilillah, voulant dire ici : être tué pour Allah) a subi des transitions dans les textes fondateurs et dans l’usage des premières générations des musulmans.

Contrairement au terme de djihad (et ses dérivés), que le Coran emploie souvent pour désigner spécifiquement le combat militaire dans le « chemin d’Allah », la mort sur ce même chemin n’a pas d’expression spécifique. Les termes coraniques y référant sont génériques tels que mawt (mort, et ses dérivés), ghatala (tuer, et ses dérivés). Dans le Coran, de telles références génériques à la mort sur le chemin de Dieu se trouvent, par exemple, dans les sourates 2:154, 3:157 et 169 ou encore 22:58 (Nasr, 2015, p. 236-237; Khosrokhavar, 2003, p. 21). Le critère de la distinction, tout de même très général et nébuleux, entre ces types de mort et la mort naturelle est le « chemin d’Allah ». Le Coran est ambigu sur la définition du « chemin d’Allah » et les conditions précises sous lesquelles une telle mort est considérée sacrée; s’agit-il d’une action d’initiative purement individuelle? Sa légitimité vient-elle du commandement politico-religieux de Mahomet ou du gouvernement islamique? La cause d’Allah est-elle subjective et immanente ou objective et légiférable? Bref, que signifie ce « chemin d’Allah »? De telles questions exposent ce concept et ses corollaires à des liaisons dangereuses et aux interprétations multiples[5].

Dans les textes fondateurs extra-coraniques (sirah, hadith, maghazis, tafsir, incluant les traditions transmises par les imams chez les chiites), une nouvelle terminologie émerge qui restera en usage jusqu’à nos jours. Celle-ci reprend le terme coranique de chahid (témoin oculaire) pour qualifier la mort sacrée. Cette nouvelle désignation de « martyr » (témoin) au sens gréco-chrétien (martus, marturos, martures[6]) marque une certaine clarification conceptuelle caractérisant la mort sacrée comme « témoignage ». Par sa mort, le chahid (témoin) témoigne de sa foi. Dans le Coran, par contre, le terme chahid et ses dérivés, employé à cinquante-six reprises, désigne plutôt « le témoignage » (légal ou autre) et non « la mort » (Afsaruddin, 2013, p. 329)[7].

La fusion des concepts de « témoignage » et de « mort sacrée » dans les références extra-coraniques a élargi à la fois la notion éthique de martyre et son application. Le terme chahid adopte une double signification : générale et spécifique. La signification générale, toujours en usage dans les siècles ultérieurs (à partir du viiie siècle de notre ère), surtout chez les mystiques et soufis, met l’accent sur l’intention orientée vers le divin (la recherche de la satisfaction divine) de l’individu au moment de sa mort, sans que la mort intervienne nécessairement au combat. Ainsi, un pèlerin en route vers la Mecque qui meurt de cause naturelle sera considéré comme un martyr. En revanche, la signification plus restreinte (en usage dans l’islam légaliste-charia), mais dont l’emploi est le plus répandu, identifie le martyre uniquement à la mort en djihad militaire pour Allah. Selon cette acception, la qualification de « martyr militaire » sera donc réservée à ceux et celles qui sont morts au combat contre des musulmans, des mécréants ou des apostats. Selon la charia, le martyr militaire s’applique à toute personne dont la mort est survenue au combat.

Pour les moralistes qui dissocient le martyre de la guerre et l’associent au témoignage, une mort pour l’honneur tribal, la bravoure personnelle, la vendetta familiale ou toute autre vanité égoïste ne saurait être qualifiée de « martyre ». Les paroles d’un très fameux hadith mahométan, qui fait consensus dans les milieux chiite et sunnite, sont rapportées dans la fameuse collection classique des hadiths SahihMuslim, et indiquent que « celui qui participe à la bataille par désir de gloire ou pour montrer son courage n’est pas un martyr. Le martyr est celui qui se bat pour que le nom d’Allah prédomine » (Lawson, 1995, p. 55)[8].

Si la « mort sacrée » coranique est relativement clarifiée par les références extra-coraniques, son ambigüité fondamentale reste toutefois entière quant à la définition du « chemin d’Allah », modulée différemment selon les courants de pensée musulmane. Le concept de « mort sacrée » peut donc prêter à maintes interprétations, y compris des interprétations sectaires (Brown, 2004; Lawson, 1995).

Il est essentiel de noter que la réalité historique et politique du ou des djihad(s) donne lieu à une multiplication des usages diamétralement opposés du concept de « martyre ». Déjà à l’époque de la première génération des compagnons de Mahomet, le califat d’Ali (599-661 de notre ère), le premier imam chiite, a vécu trois guerres civiles sanglantes intra-musulmanes (fitnah : sédition ou discorde) révélant ainsi les dissensions internes où chacun se réclame du chemin d’Allah visant le chahadah (le martyre). Ces trois guerres ont fini par créer des schismes fondamentaux dans la communauté musulmane, opposant le pouvoir orthodoxe majoritaire sunnite aux innombrables sectes hétérodoxes, dont les chiites.

Pendant la période médiévale et avec la formation plus codifiée de la charia (comme corpus juridique du droit islamique et des lois canoniques), les définitions du martyre deviennent plus clairement formulées, mais montrent aussi plus de divergences. On peut en dégager trois interprétations majeures et discordantes. La première interprétation, très légaliste, délimite le djihad militaire au maintien du statu quo politique (pouvoir sunnite). Le « martyre » s’applique uniquement aux morts survenues pendant les djihads défensif et offensif contre les non-musulmans (athées et infidèles), les rebelles (bughat) et les apostats (ahl al-reddah). La « cause d’Allah » réfère ici au maintien de l’orthodoxie sunnite défendue par les rois et sultans de l’époque. Toute rébellion contre le califat (roi) du temps, toute innovation ou perversion (bid‘ah : dans le sens de ne pas croire à l’orthodoxie sunnite) sont interprétées comme une guerre contre la cause d’Allah ou la corruption de la foi. On voit dans l’école hanbalite, surtout avec Ibn Taymyyah (1263-1328 de notre ère), le supposé parrain du wahhabisme contemporain (voir Guidère, 2017, chap. 2), une élaboration systématique du djihad offensif contre les ennemis internes (c’est-à-dire ceux qu’on qualifie de « faux » musulmans) en vue de purifier l’islam et le ramener à sa pureté originelle. Ces écoles juridiques forment le cadre dominant de la guerre juste musulmane (voir Shafei, 1980, chap. 3). Le calife, toujours assisté par un juriste en chef, est source d’autorisation et d’approbation de tels djihads. La « cause d’Allah » est alors associée au maintien de l’ordre de l’oumma − cher aux pouvoirs sunnites, et surtout arabes − contre les présumés ennemis d’Allah, en particulier contre la longue liste des séparatistes, innovateurs et polythéistes, considérés comme sources d’instabilité et forces centrifuges.

Une deuxième interprétation du martyre, née dans un registre extra-juridique (c’est-à-dire extra-charia) et plutôt en opposition à cette première perspective, se retrouve dans les cercles des spiritualistes soufis (mystiques) et, à travers le monde musulman, chez des penseurs et poètes éminents tels que Rumi (1207-1273 de notre ère). Selon ces derniers, le concept de « martyre » se libère de l’emprise du sens militaire pour adopter le sens plus large dont on parlait plus haut, soit la mort au sens spirituel, en témoignage sincère de la foi en Allah. Pour en citer quelques cas, on assiste par exemple à des typologies élaborées de la « mort sacrée ». Les types de martyr sont au nombre de sept, qui s’ajoutent à la mort dans le « chemin d’Allah » (mort à la guerre) : celui (croyant) qui est mort dû à l’épidémie, à la noyade, à la pleurésie, à la diarrhée ou à l’incendie, celui dont la mort est survenue sous les décombres d’un mur, ou encore celle qui meurt pendant un accouchement (Lawson, 1995, p. 56). Cette formulation éthique atteint son apogée chez Ghazzali, le théologien le plus éminent de l’islam (1058-1111 de notre ère) et Qurtubi (1214-1273 de notre ère). Ce dernier pousse plus loin cette interprétation quiétiste (apolitique et éthique) pour associer le martyre au djihad majeur seulement (Afsaruddin, 2013, p. 329; Lawson, 1995, p. 57). Pour Ghazzali, est martyr celui qui rencontre la mort sur le chemin de Dieu, c’est-à-dire dans la purification éthique, et qui vit selon les valeurs de l’islam[9].

La troisième conception médiévale de « martyre », qui est aussi politique, est celle des chiites. Leur martyrologie est possiblement la plus élaborée parmi les sectes religieuses dans le monde avec des traits historiques, théologiques, légaux et rituels bien distincts et politiquement significatifs (Afsaruddin, 2013). Chez les chiites, l’usage dominant (conceptuel et historique) se réfère à la commémoration affective de ceux et celles tués par un pouvoir injuste, c’est-à-dire la tyrannie des gouvernants sunnites (Khosrokhavar, 2003, p. 34-35). Le « martyre » est le sens de l’histoire de l’humanité, car il permet de distinguer entre vrais et faux témoignages[10]. Si la première génération des musulmans a érigé l’islam par son martyre, celle de Hossein, le troisième imam chiite, l’a libéré de la corruption des dirigeants sunnites. Constamment persécutée comme rébellion ou apostasie par les autorités sunnites, la réflexion chiite sur le martyre se construit autour de l’action politique contre le pouvoir sunnite et, de ce fait, elle est foncièrement différente des conceptions de la martyrologie sunnite. Si pour cette dernière, la rébellion contre le calife ou l’innovation en islam sunnite sont des preuves de polythéisme, elles sont, pour les chiites, un signe de témoignage de la vraie voie (hagh)[11].

À l’époque contemporaine, avec l’avènement des islamismes politiques révolutionnaires ou conservateurs fanatiques, on voit bien que la guerre de tous contre tous à l’intérieur de l’islam a ses causes et ses raisons contextuelles et textuelles. Les martyrologies en islam doivent être comprises dans cette interaction entre le texte et le contexte. Des critères généraux tels que le « chemin d’Allah » ou le « témoignage » de la cause divine ou de la vraie foi ont été réinterprétés et réclamés différemment dans le cadre des changements politiques et historiques. Premièrement, le martyre, comme son corollaire le djihad, a été historiquement défini au regard de perspectives nationale, transnationale ou globale, en termes étatiques ou non étatiques, en considération d’une autorité religieuse centralisée ou organisationnelle et en fonction du choix des ennemis et de considérations stratégiques. Deuxièmement, la conception éthique et mystique de la mort, toujours vivante et actuelle, cède la place aux martyrologies radicales qui, étant profondément politiques, ne sont pas pour autant moins religieuses si l’on considère leurs références juridiques respectives. Finalement, la dissociation entre le « martyre » et le « témoignage », qui exige la connaissance et surtout l’intention sincère de servir la cause d’Allah, et en limitant ainsi le sens de « martyre » au sens littéral de « mort au combat » (conception juridique) a tout à fait un potentiel nihiliste qui vide la mort sacrée de son sens éthique, élitiste et peu accessible. Mahomet est cité (selon un consensus chiite et sunnite) s’adressant à un groupe de guerriers : « Bravo à vous qui revenez du djihad mineur (guerre), mais il vous reste à accomplir le djihad majeur (éthique et spirituel) ». Cette tradition prophétique est souvent utilisée à l’appui du sens mystique et moral de la mort et du djihad (Lawson, 1995).

Si, pour Olivier Roy (2016), la troisième génération des djihadistes sont des nihilistes, il y a lieu de se demander si les autres générations passent le test de martyre au sens du témoignage éthique et du djihad majeur.

La thématique et les articles de ce numéro

Ce numéro de la revue Frontières sur les fanatismes avait comme objectif, au point de départ, de poser un regard critique sur l’ouvrage d’Olivier Roy, Le djihad et la mort (2016). Il a évolué par la suite vers un ensemble de travaux plus poussés sur la thématique de la mort et des fanatismes qui va bien au-delà des thèses de Roy pour qui la pulsion mortifère constitue la motivation dominante de la troisième génération djihadiste. Cette hypothèse du nihilisme djihadiste, vide de conviction et de projet social, constitue la contribution novatrice de cet auteur à la littérature sur le djihad et la mort, et ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur les rapports entre la mort et l’extrémisme laïc ou religieux, de droite ou de gauche, dans les sociétés contemporaines.

Ce numéro propose des articles touchant non seulement le djihadisme, mais également d’autres formes d’extrémisme (tel que l’extrémisme chrétien) et leurs rapports avec la mort à l’ère contemporaine. Certains auteurs explorent directement le terrorisme djihadiste dans divers pays du globe afin de tester, sur la base de données empiriques, l’hypothèse de Roy concernant le « nihilisme » de ces acteurs. D’autres chercheurs analysent plus largement les rapports entre des mouvements radicaux et la mort dans la période contemporaine. Leurs articles se penchent sur les conceptions de la mort dans des courants religieux radicaux non terroristes (tels que le salafisme, le protestantisme évangélique et l’intégrisme catholique) afin de bien comprendre les spécificités de chaque courant de pensée et d’en arriver à une lecture générale des rapports à la mort dans ces démarches. L’ensemble des apports à ce numéro soulignent aussi l’importance d’un échange interdisciplinaire en tenant compte de la difficulté de mener des recherches empiriques sur les mouvements extrémistes contemporains.

Dans cette perspective, les textes de ce numéro traitent du lien entre la mort et le fanatisme à différents niveaux d’analyse et selon plusieurs disciplines. Marc Imbeault propose une démarche éthico-philosophique. Il discute le concept de la quête de la mort chez Olivier Roy, présente une revue de littérature sélective et retrace ce concept chez Nietzsche, Freud et d’autres auteurs contemporains. Imbeault émet quelques réserves quant à la thèse de Roy car, selon lui, un tel nihilisme, constant dans la nature et l’histoire humaine, ne saurait réduire la diversité des motivations chez les djihadistes, y compris la perspective d’obtenir des bénéfices matériels ici-bas, une vengeance pour des injustices subies ou encore l’espoir d’accéder à des récompenses divines.

De son côté, Monique Lauret se concentre sur les liens entre le wahhabisme littéraliste et le concept de la pulsion de mort dans les sociétés modernes. Dans son analyse à forte teneur psychologique, l’auteure établit des parallèles entre l’idéologie djihadiste, d’une part, et les idéologies maoïstes, d’autre part. Elle s’appuie sur la conception freudienne de la pulsion de mort pour analyser le fanatisme idéologique à travers la comparaison des idéologies djihadiste et nazie. L’auteure situe la pulsion de mort dans le contexte des sociétés de consommation capitalistes occidentales où les djihadistes ne sont pas les seuls en quête de destruction et de décharge pulsionnelle. L’offre radicale djihadiste exploite la phase de transition chez les adolescents pour leur donner un sens mythique et imaginaire d’une identité d’appartenance à un regroupement idéaliste des « frères ».

Pour prolonger l’étude du cas du djihadisme contemporain, Marc-André Argentino et André Gagné analysent l’idéologie de la propagande de l’État islamique. Leur contribution, comme celle de Martin Geoffroy, se distingue dans sa méthodologie par son usage de données empiriques de première main provenant des groupes extrémistes sélectionnés. Argentino et Gagné vérifient la thèse de la pulsion mortifère du djihadisme et trouvent qu’elle est « enracinée dans une interprétation particulière de la tradition du djihad et inspirée des récits martyrologiques contemporains ». Ces chercheurs trouvent tout à fait plausible qu’il y ait une quête de la mort chez certains adeptes de l’État islamique étant donné l’exploitation effective par ce dernier des espaces virtuels en vue d’une « appropriation collective des valeurs et des actions du groupe ».

Pour sa part, Isabelle Lemelin rejette la thèse de Roy, la trouvant très réductrice face à un phénomène qu’elle considère fort complexe. L’auteure admet le fait que les « djihadistes sèment et récoltent la mort », mais ceci n’est pourtant pas une raison pour réduire le djihadisme de la troisième génération en Occident à un nihilisme nietzschéen vide de foi et de conviction. L’auteure, en référence à la rhétorique martyrologique et ses trois inversions dichotomiques (passivité vs activité; victime vs vainqueur; individu vs société), conclut que la jeunesse djihadiste cherche des absolus, ne serait-ce que par la simple recherche de la mort. Celle-ci traduit le désir de « faire absolument quelque chose […] pour inverser cet ordre d’idées et y reconnaître une réponse ultime à l’impuissance partagée par plusieurs ».

C’est par d’autres moyens que Frédéric Boily offre également une critique de la thèse de Roy. Il examine la querelle intellectuelle entre Roy et Kepel, un autre djihadologiste important, pour préciser sa critique de Roy. D’après lui, Roy, contrairement à Kepel, a évacué la dimension idéologique du terrorisme islamiste. En d’autres mots, une explication par le nihilisme générationnel ne saurait suffire à rendre compte du passage à l’acte radical.

L’article de Martin Geoffroy se distingue des contributions précédentes en proposant une étude de cas. Sa recherche, qui porte sur la face cachée du mouvement survivaliste d’extrême-droite au Québec, vise à vérifier la thèse de la production de fictions morbides chez les adeptes de ce mouvement. Pour Geoffroy, les survivalistes désirent « la mort de la société moderne pour revenir à un état de nature idéalisé », un désir qui, selon l’auteur, trouve ses racines dans l’eschatologie du christianisme primitif où l’avènement du messie suit la mort du monde décadent. Il étudie ce phénomène grâce à une étude de cas du blogueur québécois d’extrême-droite, Vic Survivaliste.

La dernière contribution à ce numéro remet en question le savoir commun sur la torture qui la considère généralement comme un moyen de pression pour faire avouer un individu. Gabrielle Roy soutient plutôt que la torture, qu’elle considère comme une forme de désubjectivation de l’individu, est un effort dont l’objectif est « d’évider la personne de sa qualité de sujet, voire de la réduire au silence ». Alors que le but immédiat de la torture est de faire parler la victime, son effet le plus profond est de la neutraliser et de la discréditer comme sujet social. Cet article montre ainsi que les pratiques répressives et déshumanisantes des États totalitaires et autoritaires ont leur part de responsabilité dans l’émergence des extrémismes violents. La déshumanisation du sujet qui fait présentement rage sur les médias sociaux pourrait aussi être considérée comme une forme de torture cybernétique bien réelle.

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Les contributions proposées dans ce numéro sont issues d’un colloque international tenu en 2017 sur le fanatisme et la mort, à partir de l’essai Le djihad et la mort d’Olivier Roy. Le colloque a exploré le lien entre extrémisme et désir de mort des jeunes terroristes djihadistes occidentaux ou issus des élites. Selon ce postulat, ces derniers verraient la mort comme une fin en soi et non comme un simple moyen pour servir une cause. Au-delà de la question djihadiste, cet événement visait à discuter la thèse de Roy en prenant en compte l’ensemble du champ religieux. L’appel à la contribution pour le numéro thématique de la revue Frontières a ensuite élargi le champ de réflexion en termes multidisciplinaires pour inclure également les courants laïcs. Les réactions à la thèse d’Olivier Roy sur le nihilisme djihadiste contemporain se classifient en trois catégories. Un premier ensemble de contributions, en accord, l’appuient par de nouvelles preuves et faits empiriques recueillis à travers l’étude de groupes religieux et laïcs. Un deuxième ensemble d’articles s’opposent à cette thèse et, en se référant à des études de cas, apportent des arguments philosophiques ou religiologiques afin de démontrer son caractère réductionniste. Troisièmement, la présente introduction adopte une posture novatrice, au-delà de l’agrément ou de l’opposition avec Olivier Roy, afin de pousser la réflexion sur ce qu’est la mort djihadiste (martyre) dans l’islam. À travers une étude islamologique, nous concluons que la dichotomie de Roy (mort djihadiste par opposition à mort djihadiste nihiliste) doit être située dans une dichotomie plus large, à savoir mort en djihad mineur et mort en djihad majeur, et leur lien avec le témoignage.