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Les éleveurs dont il est question dans cet article pratiquent un élevage nomade en Mongolie. Ils vivent dans des yourtes (ger) et subsistent grâce aux troupeaux constitués de moutons, de chèvres, de chameaux, de chevaux et de vaches. Les cinq espèces d’animaux élevés se divisent en deux catégories, les « museaux chauds » (haluun hošuu) et les « museaux froids » (hüjten hošuu). Sont placés dans la première catégorie le mouton et le cheval, alors que la deuxième catégorie regroupe le boeuf, le chameau et la chèvre. À ces catégories se juxtaposent deux autres, celle du « bétail aux pattes courtes » (bog mal) (le mouton et la chèvre) et celle du « bétail aux pattes longues » (bod mal) (le cheval, le boeuf et le chameau). Parmi les animaux d’élevage, le mouton fournit la viande la plus appréciée et la plus valorisée socialement. Étant la plus grasse, elle est aussi la plus régulièrement consommée, contrairement à la chair de chèvre qui est une viande maigre, dite « noire » (har mah). Le bétail est engraissé durant plusieurs années avant d’être abattu (Ruhlmann, 2015, p. 78). Au début de l’hiver, une vache ou un cheval est mis à mort afin de pourvoir la famille en viande durant la saison froide, celle de cheval, dite « chaude », étant particulièrement appréciée durant cette saison. Lorsqu’une famille n’a pas assez de chevaux dans son troupeau, elle peut acheter de la viande de cheval à une autre famille si elle en a les moyens.

Les animaux domestiques fournissent un ensemble de ressources nécessaires à la survie des éleveurs (viande, lait, poils, peau et excréments séchés utilisés comme combustible). L’abattage d’un de ces animaux n’est donc pas un acte anodin, aussi nécessaire qu’il soit. Il implique un savoir-faire et des précautions rituelles. Le loup gris est le seul animal sauvage capable de tuer un animal domestique. Le canis lupus chanco est le prédateur principal des troupeaux. Considéré comme le chien du Père Blanc, l’esprit maitre du territoire et des animaux sauvages, il est reconnu pour son endurance, son intelligence et sa débrouillardise. En revanche, son appétit vorace pour la chair des moutons, des chèvres, des vaches et même des chevaux lui attire la haine des éleveurs, qui le chassent autant pour protéger leur bétail que pour le prestige de la proie. Le chasseur qui a pu abattre un loup, même un louveteau, acquiert de la respectabilité; la mise à mort est considérée comme un exploit. La peau de loup peut être suspendue sur le mur nord de la yourte ou encore être étendue sur le capot de la jeep du chasseur. Elle vaut alors à ce dernier l’admiration de ses visiteurs (Charlier, 2018a).

Alors que la mise à mort d’un animal domestique est discrète, sobre et empreinte de tristesse, celle d’un loup est toujours un événement joyeux. À travers la mobilisation de notions éthiques inspirées du bouddhisme tibétain telles que le « mérite » (buyan), la « pollution » (buzar), le « péché » (nügel), la « fortune » (hišig) et le potentiel vital (hijmor’), je me propose d’analyser la manière dont la mise à mort d’un animal domestique (un mouton et une vache) et d’un animal sauvage (un loup) est investie de valeurs morales antithétiques.

La description et l’analyse portent sur les mises à mort de ces animaux pratiquées par un éleveur nommé Doržoo. Âgé de 30 ans et récemment divorcé, il vit avec Öndögöö, sa fille âgée de 6 ans, dans la yourte de son père Nadmid (73 ans) et de sa mère Cecegbal (67 ans). Ils appartiennent à l’ethnie Dörvöd et vivent dans la province d’Uvs, à l’ouest de la Mongolie.

Le calendrier astrologique et les jours de fortune

Souvent, mais pas systématiquement, lorsque le moment est venu de tuer un mouton ou une vache, Doržoo et Nadmid consultent un calendrier astrologique, zurhajn bichig, afin de savoir si le jour de la mise à mort n’est pas, pour eux, un jour peu propice à la manipulation d’objets tranchants. Mais l’enjeu de la consultation du calendrier est aussi, et surtout, la conservation d’un bien symbolique, la « fortune », hišig, et plus précisément « la fortune du bétail », malyn hišig. Cette fortune présente dans le troupeau garantit bien-être et prospérité aux animaux et à la famille. Pendu au mur nord de la yourte, près de l’autel domestique, se trouve un petit sac nommé le « sac à fortune », hishgijn sav. Il ne peut être ouvert que les jours de fortune car la fortune est supposée y rentrer. En dehors de ces jours, le sac doit rester soigneusement fermé. Selon la même logique d’ouverture et de fermeture, le coffre contenant les objets précieux de la famille situé à côté de l’autel domestique, avdar, ne peut être ouvert les jours de fortune, car la fortune risquerait de s’en aller. Les périodes de fortune sont donc des fenêtres temporelles ouvertes au gain et à la perte. Avant la mise à mort d’un mouton ou d’une vache, Doržoo et Nadmid s’assurent que le jour n’est pas un « jour de fortune », hishgijn ödör, qui correspond au 9e, 19e et 29e jour du calendrier lunaire. Durant ces jours, la fortune est supposée augmenter et il s’agit de la canaliser correctement pour ne pas la perdre. Ce qui est acquis d’un côté peut toujours s’en aller de l’autre. Le fait de tuer un mouton ou une vache un jour de fortune provoquerait une perte de fortune, comme si la mise à mort consistait à ouvrir le coffre contenant les objets précieux ou le sac à fortune un mauvais jour[1]. À la nécessité de tuer un mouton ou une vache pour se nourrir ou gagner de l’argent s’ajoute celle de conserver la fortune du troupeau. Il est donc impossible de comprendre les enjeux de la mise à mort d’un animal domestique sans prendre en considération la notion de hišig[2] qui est aussi présente dans la chasse au loup.

[...] il est proposé de voir dans la « grâce » [ou fortune] demandée par l’éleveur à ses ancêtres l’héritière et l’homologue de la « chance » soutirée par le chasseur à l’esprit de la forêt [...]. Le mode d’obtention diffère : séduction de la part du chasseur (accompagnée de diversion et éventuellement appuyée de ruse), sollicitation de l’éleveur (accompagnée d’offrande et éventuellement accompagnée de flatterie). Diffère aussi l’orientation en termes de valeurs : la chance est gagnée par son bénéficiaire (qui peut même la forcer), la grâce lui est concédée. Néanmoins la grâce conserve quelque chose de l’aléatoire où baigne la chance; elle n’est pas un dû spontanément reçu, mais doit être implorée; elle implique un certain degré de subordination de l’homme à l’égard de la surnature [...].

Hamayon, 1990, p. 630

Pour Doržoo et Nadmid, ainsi que d’autres éleveurs Dörvöd rencontrés, le hišig n’augmente pas seulement selon la récurrence de configurations astrologiques modélisées par le calendrier. On peut aussi l’obtenir en implorant un esprit maitre du terroir et des animaux sauvages, nommé Père Blanc. Il est souvent représenté comme un vieil homme avec une barbe blanche tenant un bâton et entouré d’animaux sauvages. Ses représentations picturales disponibles dans les monastères le montrent comme une divinité mineure du panthéon bouddhiste. Parmi les Dörvöd, le Père Blanc est considéré à la fois comme un maitre du territoire, gazaryn ezen, et un esprit du territoire, savdag. Il n’est pas associé à une figure animale en particulier. Certains éleveurs conservent son image sur l’autel domestique de leur yourte, tandis que d’autres le connaissent mais sont incapables de le représenter. Son lieu de résidence n’est pas connu de tous. Certains éleveurs affirment qu’il habite au sommet d’une montagne et que, de loin, on peut observer une forme carrée qui est l’enclos dans lequel il garde son troupeau. C’est à lui que les éleveurs – hommes et femmes – demandent prospérité et bien-être pour leur famille et leur bétail lors des rituels quotidiens de libation de lait de même que durant les célébrations du Nouvel An. Selon Hamayon :

Le Vieillard Blanc est un être générique d’origine humaine à résidence montagnarde; il a, plutôt qu’une omniprésence, une présence plurielle, actualisable sur chaque montagne qui domine un territoire utilisé par l’homme pour sa subsistance. […] Il dispense la vie sous toutes ses formes, fécondité et santé des êtres, fertilité de la terre, clémence climatique, rêves heureux et richesse. Il peut aussi distribuer cauchemar ou maladie (de type fièvre épidémique), ruine ou mort, grêle ou sècheresse, en cas de manquement aux règles ou de culte insuffisant, ou par le simple effet de son bon plaisir.

Hamayon, 1990, p. 710

La partie pour le tout

La « fortune du bétail », malyn hišig, désigne une abstraction circulant à l’intérieur du troupeau sans que l’on sache avec exactitude où elle se trouve. Il faut dès lors s’assurer de ne pas la perdre. La protection de la fortune implique des pratiques de conservation. C’est le cas, par exemple, lorsque Cecegbal décide, en été, de vendre du bétail afin d’avoir de l’argent liquide. Avant la vente, elle garde un peu de laine d’un mouton qu’elle dispose dans le sac à fortune. Selon la même pratique qui consiste à garder une petite partie de la fortune qui vaut pour le tout, lorsque Cecegbal vend ou donne du lait, elle en garde une petite partie pour elle dans le fond de son seau comme la portion qui contient la fortune accumulée. Ces pratiques de conservation sont assez répandues en Mongolie. Un éleveur appartenant à l’ethnie bouriate vivant dans la province du Hentij explique très bien la logique de ces pratiques :

Si tu veux comprendre ce que signifie la fortune, imagine une construction en briques. Si tu prends seulement une brique, il se peut que toute la construction s’écroule. Alors tu peux essayer de trouver la seule brique que tu peux prendre sans que l’édifice ne s’écroule mais cela risque de prendre toute une vie. Au lieu de ça tu prends des précautions et à la place d’enlever une brique entière, tu grattes de la matière un peu à la fois sur différentes briques. De cette manière tu t’assures d’en garder toujours un peu afin de maintenir le tout car il se peut que la matière recueillie contienne la fortune.

Empson, 2011, p. 73; traduction de l'auteur

Il s’agit de conserver toujours un peu de fortune afin de ne pas perdre le tout. La conservation de cette fortune est d’autant plus importante qu’elle est héritée de père en fils à travers la transmission du troupeau.

De manière intéressante, le hišig possède les mêmes attributs que le mot mongol désignant la propriété : höröngö. Le höröngö véhicule les idées de transformation et de multiplication. Le même mot désigne le ferment utilisé pour faire de l’alcool, il désigne aussi les graines, la levure et, de manière plus générale, une source, une origine. Dans son sens de propriété, höröngö véhicule l’idée de choses qui croissent, se transforment et se multiplient. Une des traductions de höröngö est d’ailleurs « capitaux » (Humphrey, 1999, p. 62). Le hišig, en tant que propriété, doit donc être conservé. Ainsi, les rituels et pratiques de mise à mort d’un mouton et d’une vache sont orientés vers la conservation et la reproduction de ce que les éleveurs possèdent, des animaux domestiques, ou du moins ce qui assure leur prospérité et bien-être, le hišig de bétail.

La mise à mort d’un mouton, l’évitement des souffrances et la conservation du hišig

Lorsque la viande vient à manquer, Doržoo décide de tuer un mouton. Après s’être assuré que le jour de la mise à mort n’est pas un jour de fortune, il choisit un mouton et va se mettre à l’écart, à quelques mètres au sud de la yourte[3]. Les enfants sont tenus à distance, surtout les filles pubères. Les femmes ne participent pas à la mise à mort. Cette action est considérée comme antithétique à l’action de donner naissance. Les petites filles ne peuvent pas non plus manipuler des objets liés à la chasse. Il n’y a rien de joyeux dans la mise à mort. Des éleveurs m’ont déjà demandé pourquoi je désirais assister à l’abattage, me demandant, un peu sévèrement, si je n’avais jamais vu un mouton mourir de cette manière dans mon pays. L’atmosphère est sobre. Juste avant la mise à mort, Doržoo récite un mantra, Om mani padme hūm, lié au Bouddha de compassion Avalokiteshvara, afin d’envoyer l’« âme », süns, de l’animal vers le Ciel, Tenger. Comme l’affirme Ruhlmann, l’« âme » est une notion aux contours flous qui a évolué au gré des influences chamaniques, bouddhistes et communistes. Elle se réfère généralement à des esprits, « bons », sajn, ou « mauvais », muu, incluant les âmes errantes des morts. Le terme süns désigne aussi l’âme humaine qui se trouve dans les os (Ruhlmann, 2013, p. 285). Pour Nadmid et Cecegbal, l’âme d’une personne se déplace dans le corps à un endroit différent chaque jour. Le lieu peut être connu en consultant le calendrier astrologique. Il est fortement conseillé de savoir où l’âme se trouve dans le corps avant une opération chirurgicale, par exemple. Parmi les éleveurs Dörvöd rencontrés, les animaux domestiques et sauvages ont aussi une âme mais le lieu où elle se trouve est difficile à définir avec précision. Le plus souvent, elle se trouve plutôt dans la tête que dans les os.

Durant la mise à mort, le verbe « tuer » n’est jamais prononcé : Doržoo utilise le verbe « faire tomber », unagaah, ou « faire sortir », gargah. Le mouton est mis sur le dos. Les pattes arrière sont ficelées avec une cordelette et les pattes avant sont maintenues par l’éleveur, généralement avec sa main gauche. Ce dernier se trouve sur les genoux et fait reposer la tête du mouton sur ses cuisses. Il maintient les pattes avant en les tirant vers lui. Avec la main droite dite « pure », ariun, et dotée de fortune, hišigtej[4], et à l’aide d’un couteau, il effectue une incision verticale juste en dessous du sternum, au-dessus du péritoine, et y introduit sa main. Il va chercher l’artère aorte et l’arrache d’un coup sec. L’animal meurt en quelques secondes. Il s’agit de tuer l’animal avec le plus de précision et de rapidité possible afin de limiter ses souffrances, zovoohgüj. Il n’est pas bien vu qu’un éleveur tarde à trouver l’artère aorte ou qu’il s’y prenne à plusieurs reprises. L’évitement des souffrances d’un animal domestique est considéré comme un aspect primordial de la technique de mise à mort.

Mais la limitation des souffrances n’est pas le seul enjeu de cette technique. Il s’agit également d’éviter de disperser du sang sur le sol. Le sang doit rester à l’intérieur du corps, car il est utilisé pour faire du boudin, mais aussi parce qu’il contient du hišig. Disperser du sang sur le sol aboutirait à une perte de hišig et causerait également de la pollution, buzar[5], offensant les esprits des lieux, lüs. Ceux-ci, en guise de représailles, enverraient des maladies aux éleveurs. Il y a ainsi au coeur de cette pratique de mise à mort une volonté de conserver ce qui assure le bien-être et la reproduction des animaux domestiques. Cette volonté est à l’oeuvre sous une autre forme dans la mise à mort d’une vache.

La mise à mort d’une vache et le devenir de son « âme »

Au début de l’hiver, en fonction de leurs besoins en viande et de la taille de leur bétail, certaines familles peuvent tuer plusieurs vaches. Les éleveurs qui ont un troupeau de chevaux peuvent en tuer quelques-uns pour leur consommation propre et/ou pour vendre leur viande à d’autres familles. Nadmid et Cecegbal ne possédant pas de troupeau de chevaux, Doržoo doit tuer une vache chaque année. Après avoir consulté le calendrier astrologique, il dispose de la poudre de genévrier sur une petite pelle et l’allume. La vache est située au sud de la yourte, ses pattes sont ficelées. Il fait ensuite le tour de la vache avec la poudre fumante avant de déposer la pelle. La fumigation de genévrier est, selon Doržoo, une manière de s’excuser auprès du Père Blanc pour la mise à mort d’une vache aimée. Pour Nadmid, la mise à mort d’une vache n’est pas une bonne chose. C’est un péché, nügel, et une source de pollution, buzar. La fumigation de genévrier est ici une manière de purifier la pollution générée par cette mise à mort.

La vache est tuée en enfonçant un couteau entre deux vertèbres cervicales, l’atlas (aman hüzüü) et l’axis (hatan hüzüü), afin de sectionner la moelle épinière. Aucune femme n’assiste à la mise à mort. Après que l’animal ait été découpé, la première vertèbre cervicale est cuite avec le reste de la viande. Ensuite, la viande autour de la vertèbre est mangée. Cecegbal met une touffe d’herbe dans le trou de la vertèbre et l’emballe dans le gras qui entoure la panse de la vache, semj. Le tout est mis dans le foyer. Lorsque la vertèbre est carbonisée, Cecegbal la prend et la dépose à l’extérieur de la yourte sur le tas d’excréments provenant de la panse et dit : « Je ne t’ai pas tuée, reviens sous la forme d’un veau tacheté ». Le lendemain, si des poils noirs sont visibles sur l’os, cela veut dire que l’« âme », süns, de la vache va se réincarner dans le corps d’une vache noire au sein du troupeau familial. Il en va de même si les poils sont blancs ou roux[6]. La vertèbre est ensuite placée au-dessus du mur ouest de la yourte. Cette pratique n’est pas propre aux éleveurs Dörvöd; parmi les Darhad vivant au nord de la Mongolie, Lacaze observe que :

La conservation de la « vertèbre atlas » (aman hüzüü) maintient symboliquement le bétail en vie. Son traitement l’associe à la fertilité du groupe domestique. L’atlas du grand bétail demeure dans le haut du mur de la yourte jusqu’au printemps, période des mises bas du bétail et du renouveau de la nature. Elle protège ainsi la fécondité humaine et animale. […] Dans le cadre rituel, elle fait l’objet d’imploration de fortune et de force vitale.

Lacaze, 2012, p. 153

Ces pratiques de conservation et de protection permettant d’assurer la reproduction et la transmission du troupeau, ou ce qui assure son bien-être (malyn hišig), trouvent leur pendant dans les pratiques de chasse liées à la chasse au loup[7]. On trouve en effet dans ces pratiques la consultation du calendrier astrologique et la fumigation de genévrier, mais ces actions rituelles sont dotées de valeurs antithétiques. Il ne s’agit plus de conserver et de protéger ce que l’on possède, un troupeau et du malyn hišig, mais d’obtenir ce que l’on ne possède pas, une proie. La notion de fortune dans la chasse ne se réfère plus à la « fortune du bétail » mais à la « fortune de chasse » (angyn hišig), qui désigne la proie. Dans un contexte de prédation, la fortune de chasse ne s’articule pas aux notions de péché (nügel) et de pollution (buzar), mais aux notions de « potentiel vital » (hijmor’) et de « mérites » (buyan).

Les enjeux de la chasse au loup

En hiver, Doržoo et ses parents s’abritent du vent en s’installant dans le creux d’une vallée pour une période de trois mois. C’est le plus souvent durant cette période que les loups, en manque de nourriture, attaquent le troupeau. Laissant à son père ou à un voisin le soin de s’occuper de ses animaux, Doržoo part alors à cheval, fusil à l’épaule, chasser le loup pendant un ou plusieurs jours afin de protéger son troupeau, mais aussi par plaisir (Charlier, 2018a, 2015).

Dans ce dernier cas, l’enjeu de la chasse est l’appropriation d’un potentiel vital et de réussite que les hommes et les loups partagent en commun. Ce potentiel est nommé hijmor’. La chasse au loup n’est pas chose aisée et, pour un chasseur, le fait d’avoir un haut potentiel vital, hijmor’, est une condition primordiale pour tuer un loup. Cette notion reprise par le bouddhisme[8] n’a pas de définition univoque parmi les éleveurs, et les significations réciproquement impliquées qu’elle revêt ne peuvent être comprises qu’en fonction d’un contexte d’énonciation et de pratique singulier. Le hijmor’ est un composant de la personne qui fluctue à l’intérieur du corps. Il est un potentiel vital dans la mesure où il garantit le bien-être, mais aussi un potentiel de réussite, car les projets d’une personne qui a beaucoup de hijmor’ sont couronnés de succès. C’est la raison pour laquelle ce potentiel se trouve souvent associé aux concepts de « fortune » et de « chance ». Le hijmor’ se réfère aussi au courage et à la force d’une personne. Dans les discours et les pratiques, aucune de ces significations n’est totalement séparée des autres. Chaque individu possède ce potentiel à la naissance et ses fluctuations peuvent être prédites par le calendrier astrologique. Mais les fluctuations dépendent également des actions morales de la personne. Selon les fragments de croyances bouddhistes en vigueur, une personne « méritante », buyantaj, aura beaucoup de hijmor’, tandis qu’une personne non méritante verra ses projets échouer et rencontrera des problèmes de santé.

Les hommes ne sont pas les seuls à posséder du hijmor’. Les animaux sauvages, dans une certaine mesure, sont aussi dotés de ce potentiel car, contrairement aux animaux domestiques[9] qui en sont dépourvus, ils n’ont pas besoin des hommes pour survivre. Ils trouvent leur nourriture tout seuls. Parmi les animaux sauvages, le loup a un statut particulier, car il est le seul dont le hijmor’ est plus élevé que celui des hommes. Son hijmor’ provient de son intelligence, de son endurance et de sa débrouillardise. Contrairement à celui des hommes, le hijmor’ du loup ne fluctue pas, il est toujours élevé, et n’est pas lié à l’idée de « mérite ». Le loup est également le seul animal dont le chasseur peut s’approprier le potentiel lors de la mise à mort. L’enjeu de la chasse n’est donc pas seulement la protection du troupeau, mais aussi – et parfois uniquement – l’incorporation du hijmor’ du loup. Le chasseur « chanceux » peut alors entrevoir l’avenir de manière optimiste, car ses projets réussiront. La mise à mort d’un loup est ainsi rarement le fruit du hasard puisque seule une personne dotée de beaucoup de hijmor’ peut abattre un loup. Avant et pendant la chasse, le chasseur vérifie et augmente son hijmor’ à travers différentes actions rituelles dont la consultation du calendrier astrologique et la fumigation de genévrier.

Le calendrier astrologique et le potentiel vital du chasseur

Selon le calendrier, les jours de fortune, hishgijn ödör, (9e, 19e et 29e du calendrier lunaire), sont particulièrement favorables à la chasse et à l’exécution de travaux dans des lieux éloignés. Mais contrairement à la consultation du calendrier dans un contexte d’élevage, l’intention de l’éleveur n’est pas la conservation d’un bien familial (malyn hišig) mais l’obtention d’informations sur l’état de sa personne. En effet, avant de partir à la chasse, Doržoo consulte le calendrier astrologique afin de trouver le jour de la semaine où son potentiel vital, hijmor’, est le plus élevé[10]. Ce potentiel qui fluctue à l’intérieur des individus garantit la bonne santé physique et la réussite. Doržoo n’irait jamais chasser un jour dit « sans hijmor’ », hijmorgüi. Il m’est impossible d’expliquer ici toute la complexité du tableau astrologique, mais ce que Doržoo recherche dans ce tableau, ce sont les correspondances entre l’année, les étoiles, les jours et son signe astrologique. L’interprétation des correspondances lui permet de connaitre le jour de la semaine où son hijmor’ est haut ou bas. Le hijmor’ est donc cyclique. Il revient chaque semaine et se réfère à un temps circulaire et à une causalité externe et involontaire qui est la date de naissance.

La consultation a un rôle uniquement informatif. Elle permet de prévoir l’état du hijmor’ de Doržoo dans le temps, mais ne le fait pas advenir. Cette prévision ne permet pas de comprendre comment la mise à mort d’un loup arrive. La fluctuation du hijmor’ échappe en effet en partie aux relations causales de type mécaniste à l’oeuvre dans l’astrologie. Elle dépend aussi de la conduite morale de l’individu, car la notion de hijmor’ est également liée à la notion bouddhiste de « mérite », buyan. Une personne qui a beaucoup de hijmor’ est supposée avoir accompli de nombreuses actions « méritoires ». Une action méritoire, bujantaj, est une action accomplie pour le bien d’autrui sans attente d’une contrepartie. Selon Nadmid, le père de Doržoo, pour avoir des mérites, on doit « avoir bon coeur » (sajhan setgeltej) et un « bon caractère », (sajhan aashtaj) :

Une personne qui a bon coeur est quelqu’un qui a construit quelque chose. Par exemple, il s’agit de faire quelque chose de bon sans être demandé de le faire. Quelqu’un qui aide les autres sans demander de contrepartie a un bon caractère. La personne qui a un bon caractère et un bon coeur aura des mérites […].

Ces extraits de conversation soulignent l’aspect intentionnel et éthique du hijmor’. Ils révèlent aussi le développement temporel qui fait advenir la réussite. L’avènement d’un événement dû à la présence de hijmor’ se détourne ainsi du hasard auspicieux que nous appelons « chance » et que les Mongols nomment az. Contrairement au hijmor’, l’az n’est pas localisé dans le corps et n’est pas lié à l’intentionnalité, morale ou non, de l’individu ni à son passé. Il ne fait pas écho à une façon d’être. Selon Doržoo, « quelqu’un qui est méchant, et qui a de mauvaises intentions tel un voleur, peut avoir de l’az mais pas du hijmor’ ».

L’emploi du terme hijmor’ ne se réfère pas seulement à des événements spécifiques comme la mise à mort d’un loup ou la réussite d’un projet important, mais aussi au processus permettant à l’événement d’advenir. En référence aux jeux, les termes hijmor’ et az peuvent être utilisés différemment selon la temporalité à l’oeuvre. Un ami de Doržoo affirme :

Lorsque nous jouons aux cartes ou aux osselets[11] on parle plutôt de az. Le hijmor’ est difficile à avoir. Parfois un homme peut dire après avoir gagné aux cartes : « j’ai gagné, j’ai du hijmor’ », cet homme est prétentieux car c’est comme s’il disait : « c’est moi qui suis comme ça ». Mais en fait il était juste chanceux pour un jour, il avait juste de l’az; avec le hijmor’, tu peux réussir plusieurs fois. Par contre, pour les jeux de la fête nationale, naadam, [la lutte, la course de chevaux et le tir à l’arc], on emploie le terme hijmor’ car ils demandent une grande préparation.

De manière intéressante, la notion de hijmor’ n’est pas associée à celle de az dans le contexte de la chasse. Lorsque Doržoo et moi revenions bredouilles de la chasse, nous pouvions entendre des commentaires de la part des aînés : « Ha! voilà deux jeunes sans hijmor’ (hijmorgüi zaluu) ». Le terme az n’était pas utilisé. Une telle affirmation n’est pas sans connotation au sujet du statut moral d’un individu amenant à un manque de réussite à la chasse. Tandis que l’az n’implique aucune cause relationnelle – il ne dure pas plus longtemps que le moment de son apparition, il émerge et s’effondre dans le présent[12] –, le hijmor’ implique un processus temporel qui englobe le passé et influence le présent. Après plusieurs échecs à la chasse, Doržoo s’est exclamé : « Qu’avons-nous fait de mal pour ne pas obtenir de gibier? ».

À la différence de la conception du hijmor’ mobilisée lors de la consultation du calendrier astrologique, celle liée au résultat de la chasse met en jeu la personne morale. La notion de hijmor’ a donc différentes significations qui se recoupent et diffèrent à la fois en fonction de la sphère de causalité et du contexte d’énonciation auxquels elle se rattache. Elle se réfère à un potentiel vital assurant la réussite des actions dans l’astrologie mais elle se « double » d’une dimension morale dans le contexte de la chasse. Si bien que l’affirmation « avoir du hijmor’ » à la chasse ne renvoie pas seulement au potentiel vital et aux capacités de réussite d’une personne, elle renvoie aussi au statut moral de la personne. Avoir du hijmor’, c’est aussi être une personne « vertueuse », « méritante », buyantaj. La mise à mort d’un loup est d’ailleurs interprétée comme le résultat du développement moral du chasseur. Nous sommes à l’opposé de la conception des mises à mort d’un mouton et d’une vache qui sont considérées comme sources de péché, nügel, et de pollution, buzar. La notion de hijmor’ n’est jamais mobilisée dans le cadre de mises à mort d’animaux domestiques simplement parce qu’il n’y a rien de glorieux dans ces actes. Ils ne sont nullement assimilés à un exploit et ne nécessitent pas de potentiel de réussite. Il n’y a rien d’aléatoire dans les mises à mort d’un mouton et d’une vache. Pour le chasseur, l’enjeu des pratiques rituelles est l’augmentation de son hijmor’ à travers la production de mérites plutôt que l’évitement et la purification d’un péché et d’une source de pollution. Cette attitude est présente dans le rituel de fumigation de genévrier.

La fumigation de genévrier

Au bivouac de chasse, Doržoo accomplit des mérites en implorant le Père Blanc afin qu’il lui donne un de ses loups. Le matin, au bivouac, Doržoo offre le premier thé au Père Blanc en le jetant en l’air. Près du feu, en brûlant de la poudre de genévrier, il dit à voix basse : « Donne-moi du hišig de chasse, aide-moi à réussir ma tâche » (An hišgee hairlač ažil törölijg min’ büteeč hairal). Parfois la demande est formulée de la manière suivante :

Cagaan Aav min’
Angyn hišgee hairlana uu?
Čono hairlana uu?

Mon Cagaan Aav
Me donneras-tu du hišig de chasse?
Me donneras-tu un loup?

Dans l’imploration de Doržoo, la proie est désignée par le terme hišig, et plus précisément par les termes « hišig de chasse », angyn hišig. Le hišig de chasse, contrairement au hišig du bétail, n’est pas une propriété que l’on tente de conserver et de perpétuer. Alors que la notion de höröngö, renvoyant à l’idée de « propriété » et de « capitaux », qualifie bien la notion de fortune du bétail qui doit être conservée pour croitre, elle ne peut qualifier le hišig de chasse puisque, contrairement aux animaux domestiques, le gibier ne peut être produit et reproduit de manière extensive à travers l’activité humaine. Il existe seulement en quantité limitée; il est obtenu plutôt que produit et ne peut être transmis en héritage. Après la prise de gibier, la viande est immédiatement partagée entre chasseurs.

Toutefois, la prise de gibier est un don qui n’est jamais garanti; il n’est octroyé qu’au chasseur vertueux qui a accumulé des mérites, buyan. Lorsque Doržoo procède à la fumigation de genévrier pour plaire à Cagaan Aav, il dit qu’il produit du mérite, bujan, et que cela contribue à l’augmentation de son hijmor’. La production de mérite induit l’octroi éventuel du gibier ou « fortune de chasse », angynhišig[13]. La fumigation articule ainsi dans une relation de cause à effet une action volontaire impliquant l’état éthique d’un individu (production de bujan et de hijmor’) et une action involontaire qui est l’obtention éventuelle de la proie désignée par l’abstraction « fortune de chasse ». Contrairement à la fumigation de genévrier effectuée lors la mise à mort d’un mouton ou d’une vache, il ne s’agit pas ici de purifier un acte potentiellement polluant et de s’excuser auprès du Père Blanc pour avoir tué un animal aimé, mais de produire des mérites augmentant son hijmor’.

Le loup, un animal singulier

Un loup est généralement tué par un coup de fusil, mais un éleveur peut également enfumer un terrier qu’il a repéré. Peu importe qu’il tue un mâle ou une femelle, un jeune ou un vieux loup, la prise de la proie est interprétée comme un don du Père Blanc. Contrairement à la mise à mort d’un mouton ou d’une vache, la souffrance du loup importe peu pour les éleveurs. Le loup est un animal doté de mauvaises intentions, muu sanaataj am’tan, toujours susceptible de décimer un troupeau en quelques minutes. Contrairement aux animaux domestiques, le devenir de l’esprit du loup – son éventuelle réincarnation – n’est pas important.

Dans ce contexte, la prise de gibier est loin d’être un simple fait; elle devient un signe à interpréter. Un éleveur qui arrive à tuer un loup est considéré comme vertueux et méritant. C’est pour cette raison que le Père Blanc lui a donné un loup. La mise à mort révèle le potentiel vital développé par les qualités morales du chasseur exprimées dans ses actions et intentions passées. Elle les actualise et les rend plus visibles pour le chasseur et pour les autres. Elle légitimise à posteriori une façon d’être.

Parmi les animaux sauvages, le loup jouit d’un statut particulier. Il possède, comme les hommes, un potentiel vital nommé hijmor’ qui n’est pas dû à ses éventuels mérites, mais plutôt à ses capacités intellectuelles et physiques. À travers la mise à mort d’un loup, le chasseur incorpore son potentiel vital. Le loup est le seul animal dont un homme peut s’approprier le hijmor’. Ce potentiel vital ne peut généralement être donné ou transmis, excepté lors de la mise à mort d’un loup. Les chasseurs s’identifient aux qualités reconnues au loup qui peuvent être regroupées sous le terme générique d’autonomie, une capacité à trouver seul sa nourriture. Ils trouvent dans le loup les attributs d’une forme de virilité. L’idée de hijmor’ est d’ailleurs plutôt associée aux hommes qu’aux femmes, qui ne chassent pas. Ce sont les attributs du hijmor’ liés au loup plutôt que les attributs du hijmor’ liés spécifiquement à l’homme, comme le « mérite », qui sont mis en avant[14]. La mise à mort d’un loup a donc pour effet un processus d’identification; elle révèle le passé moral du chasseur et fait aussi advenir un futur auspicieux puisqu’une personne qui a beaucoup de hijmor’ aura beaucoup de réussite dans ses actions futures.

Les voisins visitent la yourte du chasseur qui a abattu un loup, lui offrent de la vodka et le félicitent. Il a été plus intelligent et plus adroit que le loup; il a su le trouver et viser juste. Les histoires vont bon train sur la manière dont le chasseur a su observer le loup sans être vu, sur le lieu précis où l’animal se trouvait. En guise de trophée, la peau est étendue sur un mur de la yourte ou sur le capot de la voiture de l’éleveur. Elle donne à voir au visiteur les qualités d’un sujet volontaire et autonome. Faire voir que l’on a tué un loup, raconter ses aventures, ne pas se soucier de la souffrance ni de la méthode employée inscrit cette mise à mort en opposition avec la mise à mort des animaux domestiques tels que le mouton et la vache.

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À travers l’analyse des pratiques de mise à mort d’un mouton, d’une vache et d’un loup, je montre la coexistence de registres moraux antithétiques liés à la conservation et à la prédation d’animaux domestiques et sauvages. Là où la fortune dans un contexte d’élevage se réfère à un bien symbolique familial abstrait, difficile à localiser, qu’il faut protéger et conserver pour pouvoir le transmettre (malyn hišig), elle désigne concrètement dans le contexte de la chasse la proie singulière (angyn hišig) d’un chasseur. Alors que la mise à mort d’un mouton ou d’une vache connote l’idée de péché (nügel) et génère de la pollution (buzar), la mise à mort d’un loup est un exploit accompli par un chasseur « méritant », « vertueux », doté d’un haut potentiel vital (hijmor’). Contrairement au mouton et à la vache, les souffrances du loup importent peu. La consultation du calendrier astrologique et la fumigation de genévrier dans l’élevage ont pour but de conserver et de protéger ce que la famille d’éleveurs possède déjà, un troupeau, tandis que le calendrier et la fumigation dans un contexte de chasse ont pour but de permettre au chasseur d’obtenir ce qu’il ne possède pas, un loup. Au coeur de ces rituels investis de valeurs antithétiques coexistent deux modes de subjectivation, celui du bon éleveur (sain malchin) qui sait protéger son troupeau et celui du bon chasseur (sain anchin) qui sait induire la prise d’un loup grâce à ses mérites.