À la fin des années 1990, Jean-Pierre Hiernaux et moi-même avons réalisé une recherche sur les pratiques funéraires en Belgique francophone. Cette recherche a permis d’identifier un certain nombre de tendances qui s’observaient également dans les pays voisins. Elle confirma le développement de symboliques funéraires nouvelles soucieuses de s’autonomiser du cadre autrefois dominant qu’a longtemps représenté, en Belgique, la religion catholique (Vandendorpe, 2003). Elle mit en évidence la pression à la personnalisation des cérémonies funéraires, à laquelle participaient activement les acteurs funéraires eux-mêmes (Vandendorpe, 1999). Elle permit, enfin, d’attirer l’attention sur la diffusion de croyances nouvelles relatives à l’au-delà que nous associions, à l’époque, au développement de la crémation (Hiernaux etal., 2000). Cette recherche, comme toute recherche, n’éclaira cependant qu’une partie de la réalité. Elle aborda exclusivement les aspects les plus visibles des pratiques funéraires que sont les funérailles, laissant de côté ce qui prenait place en dehors de celles-ci. Quinze ans plus tard, cet article est l’occasion de porter sur les pratiques funéraires un regard différent. Dans les pages qui suivent, nous quitterons cette fois le chemin balisé des cimetières et des crématoriums pour nous intéresser aux pratiques qui se développent dans d’autres lieux. Cette réflexion s’appuie sur des entretiens individuels réalisés avec des professionnels et des familles endeuillées. Soulignons qu’elle a une portée exploratoire uniquement. Les données qualitatives, récoltées entre mars et juin 2013 en Wallonie et dans la région de Bruxelles-Capitale, n’ont pas de visée de représentativité. La Belgique assiste actuellement à un changement en profondeur de son paysage religieux. Au cours des dernières décennies, l’Église catholique s’est vue critiquer avec une insistance croissante par l’opinion publique qui lui reproche d’adopter des positions dogmatiques en décalage avec son temps. En 2010, les condamnations largement médiatisées de prêtres accusés de pédophilie ont achevé d’entamer le peu de crédit dont elle bénéficiait encore. Le processus de sécularisation avait déjà bouleversé en profondeur la place attribuée à la religion dans la société ; la baisse de légitimité de l’Église catholique n’a fait que s’accélérer depuis (Voyé, 1996 et 2012b). Depuis lors, l’église n’est plus un passage obligé à l’occasion de la mort. En témoignent les choix effectués en matière de funérailles : en 2012, au crématorium d’Uccle qui longtemps bénéficia d’une position de monopole pour ce qui concerne la crémation en région bruxelloise, 51,90% des cérémonies célébrées étaient des cérémonies civiles, les cérémonies catholiques venant en second lieu. À titre de comparaison, en 2003 les cérémonies civiles ne représentaient dans ce même crématorium que 38,54% de l’ensemble des cérémonies (pour 61,46% de cérémonies catholiques). En moins de dix ans, le rapport d’importance entre ces deux options cérémonielles s’est donc inversé. Notons que Bruxelles représente à cet égard une situation atypique. Selon les données récoltées dans le cadre de la dernière enquête nationale sur les valeurs, les funérailles religieuses restent en effet la norme à l’échelle nationale : elles concernaient toujours, en 2009, 63% des funérailles (Voyé et Dobbelaere, 2012a). Si la majorité des Belges continuent à se tourner vers l’Église catholique à l’occasion des funérailles, il faut savoir que parmi eux très peu se rendent à l’église en dehors de ces occasions exceptionnelles que représentent les mariages, les décès et, dans une moindre mesure, les baptêmes. La pratique dominicale régulière ne concerne plus que des personnes âgées et de rares familles impliquées dans la vie de leur paroisse. Si l’on en croit les données récoltées dans le cadre de la dernière enquête nationale sur les valeurs, ces dernières représentaient en 2009 5% de la population. Confrontés lors des funérailles à des assemblées qui sont de moins en moins …
Appendices
Bibliographie
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