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Contexte de l’étude

En décembre 2019 apparut à Wuhan, dans la province chinoise du Hubei, un nouveau génome du Coronavirus responsable de difficultés respiratoires qui allait rapidement se répandre dans le monde entier, causant la mort de millions de personnes. Cette pandémie du « Coronavirus Disease 2019 » (COVID-19) n’a pas épargné le Cameroun. Déjà, le premier ministre annonçait à compter du mercredi 18 mars 2020 la fermeture jusqu’à nouvel ordre de tous les établissements primaires, secondaires et universitaires sur l’ensemble du territoire, arrachant précocement 7,2 millions d’apprenants des institutions scolaires (statistiques de l’UNESCO, 2020). Au-delà de l’impact négatif de la COVID-19 sur l’économie du pays avec des pertes de recettes culminant à plus de 800 milliards de FCFA (soit l’équivalent de 1 466 544 400 USD), le Cameroun peut se réjouir de la bonne maitrise de la pandémie sur son territoire.

Sur le plan éducatif, des cours à la télévision et à la radio ont été fortement relayés par les chaines publiques et privées. De plus, la mise en ligne de nombreuses capsules d’apprentissage s’est faite notamment au Ministère des Enseignements Secondaires (MINESEC). Les acteurs du secteur privé travaillant dans le domaine des TICE (Technologies de l’Information et de la Communication en Éducation) ne sont pas restés à la traine. Des applications web et mobiles comme Genius e-Lab, Iwin etudes proposent plusieurs contenus d’apprentissage collaboratif et autonome. À l’université, des supports de cours téléchargeables sur les plateformes numériques ont été publiés. Ainsi, la crise de la COVID-19 a inéluctablement conduit la communauté éducative nationale vers la digitalisation des processus enseignement/apprentissage/évaluation qui, dans de nombreux cas, s’est opérée de façon vertigineuse en raison du manque de préparation préalable des acteurs. Dans la période du confinement total des établissements scolaires entre le 18 mars et le 1er juin 2020, on a assisté à un foisonnement d’offres digitalisées d’enseignement qui, malgré les nombreux programmes d’accompagnement à l’intégration des TIC depuis les années 2000, étaient restées sans continuité durable au sein des structures éducatives (Karsenti et al., 2011, p.2). Cette étude se propose donc d’évaluer l’une des offres de formation dispensée sur WhatsApp pendant le confinement et de façon plus générale d’analyser les processus de formation à distance basés sur le Mobile Learning, afin d’entrevoir les possibilités de mise en place d’un système d’enseignement/apprentissage alternatif au sein des établissements d’enseignement secondaire au Cameroun.

Depuis exactement une décennie, la communauté scientifique s’est attelée à examiner les potentiels pédagogiques de l’application WhatsApp sans pour autant proposer, voire tester des dispositifs spécifiques de formation qui garantiraient une intervention didactique réussie. Créée en 2010, l’application WhatsApp, comme plusieurs réseaux sociaux de communication (Facebook, Twitter, etc.), est disponible sur presque tous les téléphones Android et iOS et compte parmi ses principaux utilisateurs les jeunes générations d’apprenants (O’Keeffe et Clarke-Pearson, 2011). En effet, l’entreprise américaine de messagerie instantanée vient de franchir en 2020 le cap des 2 milliards d’utilisateurs dans le monde entier, en se positionnant comme la troisième plateforme sociale mondiale.

En Afrique et au Cameroun en particulier, l’expansion de WhatsApp est tout aussi phénoménale. Selon les statistiques annuelles du Ministère des Postes et Télécommunications (MINPOSTEL), environ 7,87 millions de personnes, soit un peu plus de 30 % de la population, sont utilisateurs des réseaux sociaux. Il convient également de relever que le même rapport chiffre le taux de pénétration de la technologie mobile et internet au Cameroun respectivement à 75 % et 25 %[1]. Les nombreux opérateurs de téléphonie mobile (Orange, MTN, Nexttel, Camtel) offrent, en plus des services de messagerie, d’appel et de transfert d’argent, la possibilité de souscrire à des forfaits de connexion internet qui vont de la plus petite à la plus grande des bourses (50 FCFA = 0,092 USD). Seulement, comme dans bon nombre d’autres États africains, l’apprentissage à partir du téléphone portable reste le maillon faible du système éducatif, car depuis 11 ans, une circulaire ministérielle[2] en interdit l’utilisation à l’école. On se souvient également de la panoplie d’évènements malheureux survenus dans les établissements scolaires autour de l’utilisation frauduleuse du téléphone portable et qui ont par exemple coûté la vie à un jeune apprenant du Lycée Bilingue de Deido à Douala[3]. Ainsi, l’apprentissage basé sur le Mobile Learning demeure sur le banc des accusés du système éducatif camerounais, même si les apprenants développent au quotidien des stratégies de détournement visant à introduire le téléphone portable à l’école (Béché, 2010 ; 2015). C’est pourquoi l’interrogation d’Attenoukon et al. (2016, p.87) à savoir s’il est opportun de maintenir l’interdiction du téléphone mobile à l’école plutôt que de sensibiliser à son usage responsable reste d’actualité. Dans le cadre du projet de riposte éducative contre la COVID-19 mené au Cameroun dans un établissement d’enseignement secondaire situé en zone urbaine, les élèves, les enseignants et l’administration scolaire avec le concours des parents ont convenu d’un plan de téléenseignement sur l’application WhatsApp qui visait à relever les capacités des apprenants pendant la période d’inactivité et surtout à progresser dans les enseignements par la dispensation des cours. Sur la base du point de vue des acteurs de l’intervention didactique (enseignants et apprenants), ce travail tentera d’apporter des réponses aux questions de recherche suivantes :

  1. Quelle est la plus-value de l’application WhatsApp en matière d’apprentissage ?

  2. Quels sont les risques et points de vigilance de cette expérience de formation à distance ?

  3. Quelles leçons peut-on tirer de l’implémentation du Mobile Learning dans le système éducatif au Cameroun ?

Cadre théorique sur le Mobile Learning

Le téléenseignement fait référence à un enseignement à distance par l’utilisation de tout moyen numérique de transmission (ici l’application WhatsApp à partir d’un téléphone intelligent connecté à internet). Dans le téléenseignement, les processus d’enseignement/apprentissage sont dématérialisés, car, contrairement au modèle traditionnel de transmission des savoirs qui requiert la participation présentielle des acteurs dans un espace géographique précis (l’école et/ou la salle de classe), l’enseignant et les apprenants sont interconnectés dans un milieu virtuel par le biais des outils numériques (ordinateur, tablette, téléphone, etc.). Lorsque l’appareil utilisé est facilement portatif, on parle du Mobile Learning.

Le Mobile Learning, également appelé M-Learning ou apprentissage nomade (Droui et al., 2013), est une modalité d’enseignement/apprentissage apparu il y a plus d’une décennie dans les pays anglo-saxons (Traxler, 2007 ; Kukulska Hulme & Shield 2008 ; Mosavi Miangah & Nezarat 2012) et dont l’objectif principal est la recherche des conditions spécifiques d’apprentissage à partir des terminaux mobiles à l’école. Cette approche documentée de nos jours par un nombre sans cesse croissant d’études empiriques — telles que celles menées par Deschamps (2011) en Suisse, Mian Bi Séhi (2012) en Côte d’Ivoire, Karsenti et al. (2013a) dans les écoles primaires et secondaires au Canada, Fiévez (2017) en Belgique ou encore Nanga-Me-Abengmoni (2017 ; 2019) au Cameroun — milite en faveur d’une intégration pédagogique des technologies mobiles (Mini-PC, téléphone, tablette, iPod, etc.) dans le système éducatif en insistant notamment sur leur plus-value pour la réussite de l’intervention didactique.

Historiquement, il faut cependant remarquer que l’intégration des médias dans les activités pédagogiques remonte aux années 1940 avec les premières méthodes audiolinguales pour l’apprentissage des langues (Galisson, 1980). Dès lors, le téléenseignement en tant que modalité d’enseignement a connu plusieurs évolutions. Parti de la simple utilisation de la radio ou des cassettes d’enregistrement comme supports didactiques, en passant par la télévision, l’ordinateur et l’internet, l’enseignement à distance intègre de nos jours la pointe de la recherche sur l’intelligence artificielle avec les robots et téléphones ultrasophistiqués. Ainsi, à la suite des méthodes audiolinguales qui ont inauguré l’ère de la digitalisation des enseignements, les méthodes audiovisuelles, l’apprentissage programmé à partir des didacticiels installés sur un ordinateur, les cours et formations en ligne grandement répandus dans les pays anglo-saxons sous forme de MOOC (Massive Open Online Courses), le E-Learning ou apprentissage électronique via internet ainsi que le Blended-Learning comme forme d’apprentissage hybride, en présentiel et en ligne, vont enrichir la longue expérience du téléenseignement en contexte scolaire et universitaire.

Le principal atout du Mobile Learning réside certainement dans sa capacité à concentrer dans un seul appareil portatif tous les médias d’apprentissage. Ainsi, à partir de son téléphone intelligent, on peut facilement se connecter sur internet, écouter des audios, visionner des capsules vidéo, faire ses propres enregistrements, participer à des forums de discussion en ligne, participer à des travaux collaboratifs, utiliser les informations de géolocalisation (GPS), installer et utiliser des applications à la demande ou encore accomplir plusieurs tâches complexes comme le traitement d’images, de textes, de diapositives, etc. La figure 1 ci-dessous résume la valeur ajoutée du Mobile Learning pour le système enseignement/apprentissage.

Figure 1

Valeur ajoutée du Mobile Learning

Valeur ajoutée du Mobile Learning

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Plusieurs recherches menées démontrent cette plus-value du Mobile Learning à différents niveaux. Il s’agit par exemple chez Karsenti et al. (2013b) du développement de compétences numériques et transversales qui permettent à l’apprenant de bâtir un pont entre les différents savoirs disciplinaires et son environnement social et chez Nanga-Me-Abengmoni (2019 ; 2020) de l’accroissement de la motivation d’apprentissage, d’une meilleure autonomisation, autorégulation et individualisation. En effet, le caractère portatif du matériel didactique favorise non seulement une gestion plus flexible (en temps et en lieu) des activités d’apprentissage, mais aussi une plus grande exposition et interaction avec les contenus. En outre, la créativité, la curiosité et le confort (bien-être) en situation d’apprentissage mobile induisent chez l’apprenant des retombées positives sur les plans psychomoteur, métacognitif et socioaffectif (Nanga-Me-Abengmoni, 2019). L’apprenant est actif, il entreprend ses recherches, fait ses propres découvertes et organise son rythme d’apprentissage. Selon Mayer (2019), l’apprentissage à partir des médias mobiles permet de diminuer la charge cognitive en favorisant une meilleure régulation de l’attention. La gamification ou l’apprentissage par le jeu facilite aussi la réussite des activités pédagogiques par la réduction de l’effort et l’émulation entre les apprenants (Nanga-Me-Abengmoni, 2019).

Cependant, outre les avantages des outils mobiles susévoqués, on dénombre également plusieurs travaux critiques sur la digitalisation de l’éducation. Sans que cette liste soit exhaustive, les dangers des appareils nomades pour ses utilisateurs se remarquent selon Peters (2012) à travers la désocialisation, la déshumanisation (robotisation), la distraction, la spoliation économique, la manipulation informationnelle, la cybercriminalité, la tricherie à l’école, le recul de la créativité au profit du plagiat, la reproduction, voire l’aggravation des différences entres les classes sociales du fait de l’exacerbation de la société de l’information, la malversation des données de la vie privée, etc. Toutes choses qui contribuent à fabriquer au grand désarroi de Claude Allard (2016) ce que Desmurget (2019) appelle « le crétin numérique ».

Modèles théoriques

Pour modéliser l’ensemble des interactions basées sur le M-Learning, Koole (2009) propose le modèle FRAME (Framework for the Rational Analysis of Mobile Education) dans lequel elle met en relation les facteurs techniques, les facteurs sociaux et les variables individuelles d’apprentissage.

Figure 2

Modèle FRAME (Koole, 2009)

Modèle FRAME (Koole, 2009)

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Dans la figure 2 ci-dessus, le Mobile Learning comme point d’intersection des trois cercles d’influence peut se dérouler en contexte d’apprentissage aussi bien formel qu’informel. Dans le cercle « Device Aspect », on retrouve toutes les caractéristiques techniques de l’outil d’apprentissage (clavier, écran, mémoire, processeur, Wifi, Bluetooth et autres fonctions) qui requièrent de l’apprenant des compétences numériques dans la manipulation. Le cercle « Social Aspect » correspond à la communication interpersonnelle et sociale qui est amorcée entre les acteurs du système à partir de l’outil mobile. Dans le cercle « Learner Aspect » se trouvent les capacités individuelles telles que l’intelligence, la mémoire, les prérequis, la motivation, l’âge, etc. Ainsi, les questions relatives à l’utilisation des appareils mobiles (Device usability) relèvent de l’intersection matériel – apprenant. Il s’agit de la portabilité, de la disponibilité des contenus, de la confortabilité et de la satisfaction d’apprentissage qui influencent le comportement de l’apprenant. Dans l’intersection « Social Technology » résultant de la rencontre environnement – média, il se pose la question de la connectivité des acteurs entre eux grâce aux logiciels contenus dans l’appareil. Enfin, l’intersection « Interaction Learning » entre l’apprenant et son environnement met en relief la co-construction des savoirs qui participe à l’authenticité du système enseignement/apprentissage.

Un deuxième modèle proposé par Nanga-Me-Abengmoni (2020) insiste sur les relations psychosociales qui lient l’apprenant, son environnement et le média mobile en contexte d’apprentissage nomade. Dans la figure 3 ci-dessous, 4 types d’interactions basées sur les théories de l’apprentissage sont identifiables : l’interaction apprenant – appareil mobile (cognitivisme), l’interaction média mobile – apprenant (béhaviorisme), l’interaction apprenant – lieu ou environnement d’apprentissage (socioconstructivisme) et enfin l’interaction média mobile – environnement d’apprentissage (instructionnisme).

Figure 3

Modèle théorique du Mobile Learning

Modèle théorique du Mobile Learning

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Dans la relation cognitiviste (entre l’apprenant et le média), il est question des processus d’autorégulation de l’apprentissage induits par l’utilisation des appareils mobiles. L’apprenant est un acteur autonome dans le Mobile Learning, car il bénéficie d’une large marge de manoeuvre sur les plans cognitif et métacognitif. L’appareil nomade, plus que par le passé, joue un rôle de médiateur de la formation. C’est lui qui répond aux demandes formulées par l’apprenant en modifiant le comportement et les connaissances de ce dernier. Le traditionnel cahier tout comme l’enseignant-précepteur en tant que sources du savoir disparaît au profit du téléphone intelligent. En outre, des relations collaboratives (socioconstructivisme) sont amorcées par les soins du média mobile entre les apprenants et les formateurs. On peut donc créer des groupes virtuels pour le travail entre les apprenants et des classes qui mettent en relation apprenants et enseignants. Les questions relatives à l’adéquation des applications mobiles et leur adaptation aux besoins de la formation relèvent de la relation instructionniste. Ici, les autres acteurs des cercles concentriques (enseignant-guide, formateur, développeur, instructionniste) participent simplement à l’amélioration de la qualité de la formation qui est désormais gérée par deux instances du triangle (l’apprenant et son appareil mobile). Cependant, il est important de savoir comment ces modèles théoriques peuvent être transposés dans un dispositif de formation via WhatsApp.

Dispositif de formation

Le dispositif de formation renvoie ici à l’ensemble des mécanismes mis en place pour accompagner le processus enseignement/apprentissage/évaluation sur WhatsApp tout au long des 35 jours de formation entre le lundi 27 avril et le dimanche 31 mai 2020.

Les infrastructures d’apprentissage

Celles-ci étaient créées en fonction des rôles assignés aux acteurs du processus. Chaque classe en présentiel a été reconstituée en classe virtuelle sous forme de groupe WhatsApp. On dénombrait au total 12 groupes, soit 4 classes de 3e (équivalent de la quatrième année du secondaire), 4 classes de 1re (équivalent de la sixième année du secondaire), et 4 classes de Terminale (dernière année du secondaire) où étaient inscrits comme membres les numéros WhatsApp des élèves et/ou parents d’élèves, les numéros des enseignants devant intervenir dans les classes, les numéros des points focaux administratifs chargés de la coordination et du contrôle des activités. Un autre groupe WhatsApp tenait lieu de salle des professeurs où étaient annoncés les communiqués en relation avec la formation et où se tenaient hebdomadairement les conseils pédagogiques. C’était également le lieu idoine pour partager les expériences et surtout les solutions informatiques pour la bonne marche des apprentissages. Faisaient partie de ce groupe les enseignants et les membres de l’administration responsables de la coordination et du contrôle. Une troisième instance formait le groupe des administrateurs de la formation. Celui-ci était constitué des professionnels de l’informatique et des membres de l’administration (le principal, les préfets des études, les préfets de discipline et de bonne conduite, le secrétariat). Ici se prenaient toutes les décisions stratégiques d’orientation et/ou de réorientation de la formation. Ses membres étaient en même temps les administrateurs de tous les autres groupes dont ils assuraient la sécurité et la bonne tenue des activités. Enfin, le groupe des parents d’élèves, auquel étaient associés les membres de l’administration, participait à sa façon à la réussite des activités de formation, notamment par la coopération entre les parents d’élèves et l’école.

L’intervention didactique

L’intervention didactique respectait une planification journalière de cours avec des découpages horaires stricts comme dans les classes traditionnelles. Ainsi, les cours s’étalaient de lundi à vendredi entre 8 h et 18 h. Chaque unité d’enseignement avait un quota horaire de 2 heures, puis suivaient 2 heures de pause avant la prochaine leçon. Au total étaient programmés 3 cours journellement (par exemple le lundi en classe de Terminale littéraire équivalent de la dernière année du secondaire, on avait de 8 h à 10 h la philosophie, de 12 h à 14 h le français et de 16 h à 18 h l’histoire). Les administrateurs des groupes étaient chargés de la fermeture de la classe virtuelle à la fin de chaque cours et de sa réouverture à l’heure exacte de la prochaine leçon. Quelques règles étaient néanmoins à observer : l’appel obligatoire devait se faire en début et en fin de chaque cours afin de procéder à un relevé strict des présences ; les apprenants tout comme les enseignants devaient inscrire leurs noms sur leurs profils WhatsApp afin de faciliter l’interaction et l’individualisation. Pour ce qui est du cours proprement dit, il s’appuyait sur des supports, images, textes (Word et PDF), vidéos, audios ou sur le fil de discussion dans le groupe.

L’évaluation

Hormis les évaluations formatives que l’enseignant pouvait proposer aux apprenants pendant les cours, les administrateurs de la formation ont mis en place un chronogramme des activités d’évaluation et des comptes-rendus. Les soirées de vendredi entre 18 h 05 et 18 h 25 étaient réservées pour le dépôt des épreuves dans chaque classe selon le programme hebdomadaire. Sur l’épreuve devaient être mentionnées la date ainsi que l’heure limite de dépôt de la copie dans la messagerie privée de l’enseignant. En ce qui concerne les comptes-rendus, ils se déroulaient chaque samedi de la semaine selon une planification prédéfinie et impliquaient les enseignants, les apprenants et les administrateurs. Il s’agissait de procéder à la correction/remédiation de l’épreuve proposée en avance.

Le secrétariat permanent

Dans l’optique de limiter les coûts d’impression de documents et de rendre les supports disponibles pour les apprenants qui n’ont pas accès à la plateforme WhatsApp, un secrétariat permanent a été mis en place dans le bâtiment administratif du collège. Ici, les parents d’élèves pouvaient venir à tour de rôle récupérer les supports pédagogiques en appui à la formation en ligne.

Le conseil d’enseignement

Il se tenait chaque dimanche à 16 h précise et regroupait les animateurs pédagogiques ou assimilés, les points focaux, les préfets de discipline et de bonne conduite, les préfets des études, le président de l’Association des Parents d’Élèves (APE), le vice-principal et le principal. À l’ordre du jour de chaque rencontre figuraient le bilan pédagogique de la semaine (nombre et titres des leçons dispensées), le bilan des évaluations (chapitres évalués et taux de réussite), les difficultés rencontrées, les solutions envisagées et le bilan disciplinaire (taux de participation des élèves, écart de conduite, sanctions infligées).

Méthodologie de l’étude

La méthodologie retenue pour évaluer le processus de formation via WhatsApp est à la fois quantitative et qualitative. La combinaison de ces deux paradigmes de la recherche empirique se justifie par le fait qu’ils apportent aux résultats à la fois de la grandeur (représentativité statistique et généralisation) et de la profondeur (analyses heuristiques et causales). Ici, Kolleck (2017, p.72) recommande un enrichissement réciproque des données quantitatives et qualitatives qui devront être mises en commun pour l’élucidation de la problématique. L’échantillon est constitué de l’ensemble des 97 apprenants et des 10 enseignants ayant pris part au projet de téléenseignement.

Les enseignants

Le groupe des enseignants est assez disparate sur le plan de l’âge qui varie entre 27 ans pour les plus jeunes et 56 ans pour le doyen d’âge. De plus, on retrouve plus d’enseignants hommes (8 répondants) que de femmes (2 participantes) sur les 10 répondants dans ce projet de téléenseignement.

Les apprenants

Dans le groupe des apprenants, on dénombre au total 97 participants dont la courbe d’âge varie entre 13 ans et 22 ans. Les garçons (37 répondants) sont moins nombreux que les filles (60 répondantes). En outre, 18 des 94 élèves participant à l’enquête (soit un pourcentage de 18,5 %) ont déjà dépassé la norme d’âge requise (≤ 18 ans) d’admission au lycée.

Les instruments de collecte de données

Dans cette étude, le questionnaire, l’analyse documentaire et les groupes de discussion ont servi à la récolte des données sur le terrain. Le questionnaire s’adressait aussi bien aux enseignants qu’aux apprenants et avait pour objectif de mesurer le niveau d’utilisation du logiciel WhatsApp, son rôle dans l’apprentissage, les composantes socioaffectives du média ainsi que les points de vigilance et les défis. L’analyse documentaire portait sur les rapports pédagogiques hebdomadaires. Les points analysés sont le taux de réussite des activités, la participation des élèves, les écarts de conduite observés, les difficultés relevées et les suggestions proposées. Les groupes de discussion ou « focus group » ont été dirigés uniquement à l’endroit des apprenants, puisque ces derniers ont été les plus défaillants lors de la formation (taux d’absentéisme autour de 40 %). Il s’agissait de faire l’analyse heuristique et causale des difficultés rencontrées pendant la formation. Les points abordés sont les dispositions psychologiques, technologiques et sociologiques, les facteurs économiques et les dispositions spécifiques liées à l’apprentissage. La grille d’analyse élaborée ici a permis au chercheur d’enrichir les données collectées par voie de questionnaire sur la plus-value de la formation via WhatsApp, ses difficultés et risques. En outre, au-delà du cadre théorique, les groupes de discussion ont abordé les causes de l’absentéisme des apprenants pendant la formation ainsi que leur relation quotidienne avec les outils numériques.

Recueil des données et méthode d’analyse

La collecte des données proprement dite a eu lieu à la fin de la formation qui correspondait également à la reprise des cours en présentiel dans tous les établissements scolaires et universitaires. Les questionnaires imprimés ont été remplis par les enseignants et les apprenants d’un établissement d’enseignement secondaire situé en zone urbaine. L’étude s’inscrit dans une approche descriptive avec des données traitées sur le logiciel SPSS (Statistical Package for Social Sciences). De plus, 3 groupes de discussion ont été organisés avec 88 participants à la formation dans les classes de 3e (19 participants), 1re (40 participants) et Terminale (29 participants). Les 3 discussions ont été menées pendant les pauses de 45 minutes chacune et regroupaient indistinctement les apprenants par niveau qui y étaient conviés par le chercheur dans la salle de conférence de l’établissement. Celui-ci dirigeait les débats organisés en plénière et prenait les notes manuellement dans son journal de recherche. Les informations recueillies étaient par la suite classées et mises en relation (triangulation) avec les autres données des questionnaires et de l’analyse documentaire qui s’est déroulée tout le long de la formation grâce à la collecte des rapports pédagogiques.

Résultats

Les principaux résultats de l’étude permettent de mettre en lumière non seulement la plus-value de l’application WhatsApp, mais aussi les difficultés et les points de vigilance de son utilisation.

La valeur ajoutée du téléenseignement via WhatsApp

Les résultats montrent que l’application WhatsApp est bien enracinée dans la culture technologique des participants au projet. 96 apprenants (soit un pourcentage de 98,96 %) ont par exemple reconnu utiliser WhatsApp pour diverses activités telles que le divertissement, la communication, l’information et la recherche pédagogique. De plus, tous les enseignants sont détenteurs d’un téléphone portable connecté à internet et utilisent dans le cadre du projet divers supports pédagogiques (images, audios, vidéos, présentations multimédias, documents Word et PDF, quiz en ligne, jeux). En ce qui concerne l’évaluation, le taux général de réussite des activités durant la formation est d’environ 80 %. Les enseignants ont eu recours à l’auto-évaluation de l’apprenant, à l’évaluation online et à l’évaluation par l’enseignant.

En outre, 29,89 % des répondants sont totalement d’accord sur le fait que WhatsApp les aide à développer leurs stratégies d’apprentissage et leur permet d’interagir avec le professeur et les camarades pendant les sessions de formation. Pour la même assertion, 50,51 % des apprenants répondent être d’accord, 14,43 % participants sont restés neutres et 4,12 % élèves ne sont pas d’accord. Ainsi, au total 78 des 96 répondants (86,6 %) reconnaissent à l’application WhatsApp une valeur ajoutée dans l’enseignement/apprentissage.

En effet selon les enseignants, plusieurs aspects du cours sont améliorés par l’utilisation de WhatsApp. Ils relèvent que WhatsApp participe à la formation intégrale des apprenants, car non seulement il y a accès étendu à l’information et actualisation perpétuelle des connaissances, ce qui favorise le développement d’une culture technologique et des compétences informatiques, mais la qualité du cours se trouve aussi améliorée par le gain de temps, la collaboration entre les enseignants et l’organisation du travail. De plus, la créativité de l’apprenant est spécifiquement sollicitée, dans la mesure où il est plus autonome et plus motivé grâce à une meilleure distribution des apprentissages. Sur le plan socioaffectif, WhatsApp participe au rapprochement des acteurs du système éducatif et à une meilleure socialisation dans l’environnement classe.

Les principales difficultés

Comme toute médaille a son revers, l’utilisation de WhatsApp dans l’enseignement/apprentissage présente des problèmes aussi bien pour les élèves que pour les enseignants. Les difficultés rencontrées tout au long du projet de téléenseignement sont de divers ordres. D’abord, l’accessibilité des outils technologiques s’est avérée être dans certains cas un facteur inhibiteur de la formation (Djeumeni Tchamabe, 2010). Ici, plusieurs raisons sont imputables à l’absence des apprenants pendant les cours en ligne, car outre les cas d’indiscipline et de désertion volontaire des cours, on note des aléas comme le vol ou l’endommagement du téléphone portable, l’occupation à des tâches ménagères de certains apprenants, la décision de certains parents d’offrir des cours en privé à leur enfant, le manque de contrôle et de vigilance des parents sur les activités menées par leur progéniture (d’aucuns visionnaient pendant les cours, se baladaient à travers la ville ou participaient à d’autres discussions ludiques parallèles), le scepticisme d’une frange de parents sur l’efficience, voire la possibilité d’une dispensation de cours en ligne. Selon le bilan général d’évaluation de la formation dispensée, le taux d’absentéisme des apprenants était de l’ordre de 40 % contre une présence massive (100 %) des enseignants qui ont assuré leur rémunération malgré le confinement. Les facteurs techniques liés à l’ergonomie ou à la qualité de l’outil d’apprentissage sont tout autant à relever (Koole, 2009). Ces facteurs techniques influençant négativement la formation sont : les problèmes d’écran tactile, la grandeur du clavier, le manque d’applications adéquates, notamment pour la lecture des fichiers Word et PDF, la capacité de stockage réduite, la lenteur du processeur, les erreurs de fonctionnement et la qualité de l’appareil photo.

En outre, la discipline a constitué l’un des maillons faibles de la formation. Par exemple, un cas d’intrusion en classe de 1re A4 Allemand a mis à mal le système de sécurité échafaudé par les administrateurs. En effet, le hacker a profité d’un lien d’invitation dans le groupe pour y distribuer de la publicité. Malgré les mesures disciplinaires proposées par l’administration comme l’exclusion temporaire du groupe classe pour les absentéistes, le problème du refus (comme moyen de protestation contre la planification hebdomadaire élaborée qui était jugée trop contraignante) de participation de certains élèves aux cours s’est également posé.

Plusieurs apprenants évoquent sur un autre plan la prise des notes, la gestion du temps, le manque d’interaction, les difficultés d’évaluation, les difficultés de rétention ainsi que le manque d’émulation (toutes les réponses pouvant directement être recherchées à partir du téléphone) comme des problèmes de l’enseignement via WhatsApp. Une difficulté particulière dans la pratique de la géométrie, des physiques et des sciences biologiques constitue le tracé des courbes. Celui-ci demande aussi bien aux enseignants qu’aux apprenants des compétences supplémentaires dans des logiciels spécifiques. Or, la formation qui a été programmée comme une riposte à l’inactivité du système scolaire n’a pas pu prendre en compte ces paramètres. Ceci amène à s’interroger sur la formation continue des enseignants et leur renforcement de capacités en vue de s’adapter aux exigences digitales actuelles des processus enseignement/apprentissage/évaluation. La réponse à cette question n’augure malheureusement pas des lendemains meilleurs pour une révolution numérique basée sur le Mobile Learning au Cameroun. Notons ici que 7 des 10 enseignants participant au projet n’ont jamais pris part à un séminaire de formation sur l’utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication en Éducation (TICE). Cet état de choses est alarmant lorsqu’on sait que de nombreux programmes en appui aux TICE existent depuis les années 2000 et que les cours d’informatique dans les établissements scolaires et universitaires font désormais intégralement partie des curricula de formation.

Les points de vigilance

Karsenti et al. (2013a) relèvent que l’utilisation de la tablette numérique à l’école doit composer avec plusieurs points de vigilance qui requièrent une surveillance attentive, voire une veille infaillible des acteurs du système éducatif. Dans le cadre du projet d’enseignement sur WhatsApp, les points de vigilances suivants ont été relevés : les difficultés liées à l’appropriation de l’outil technique pour l’enseignant, les difficultés pour les élèves d’apprécier la qualité et la crédibilité des ressources consultées, la distraction des élèves plus importante (difficulté pour les enseignants à surveiller l’attention des élèves), la disparité chez les élèves dans la capacité à maitriser et à utiliser l’outil technologique, la gestion de la classe plus complexifiée, les problèmes de lecture chez les élèves, la production de travaux scolaires plus difficile et la résistance au changement (notamment chez les enseignants).

Discussion

Ce projet de riposte éducative contre l’isolement dû à la COVID-19 est à l’image de bon nombre d’autres réponses instiguées par les établissements scolaires et universitaires au Cameroun. Il convient de s’interroger sur les raisons de l’impréparation des acteurs du système éducatif au vu de la pratique décennale des TICE à l’école. À l’analyse, l’intégration des TICE reste en contexte camerounais davantage une idéologie politique qu’une articulation minutieuse de digitalisation de l’enseignement/apprentissage (Nanga-Me-Abengmoni, 2019), car, si les disparités de couverture numérique à travers le pays semblent s’amenuir au fil du temps, l’institution scolaire reste à la traine dans la mouvance de digitalisation. L’absence de formations continues des enseignants dans le domaine des TICE témoigne d’une certaine marginalisation de ce secteur de l’éducation pourtant porteur et même salvateur (Nanga-Me-Abengmoni, 2017). Sortir le Mobile Learning du banc des accusés de l’école camerounaise pour l’intégrer effectivement à la pratique scolaire constitue donc un impératif catégorique. De plus, un déficit de la compétence numérique chez les apprenants reconnaissable à leur incapacité d’apprécier la crédibilité des ressources Web consultées est à relever. Ceci amène à penser à la suite de Koole (2009) que la qualité de l’outil d’apprentissage est tributaire de la réussite du processus de formation. Cependant, les facteurs économiques influencent négativement un téléenseignement de masse au Cameroun.

Sur un autre point, l’étude montre que, contrairement aux conclusions de l’Auteur (Nanga-Me-Abengmoni, 2020), le téléenseignement sur WhatsApp peut conduire à un manque d’émulation entre les apprenants, puisque toutes les réponses peuvent directement être consultées à partir du téléphone.

En outre, il est à mettre à l’actif de la crise sanitaire mondiale liée à la COVID-19 le changement de regard que les politiques et les professionnels de l’éducation ont souvent porté à l’entreprise de digitalisation. L’effet de nouveauté qui s’est imposé à toute la communauté éducative comporte certains avantages : le recul de la peur des technologies et de la résistance au changement, le recul de la « pseudo-fracture numérique » le plus souvent tributaire d’un manque de volonté et d’un refus de l’innovation (Onguéné Essono et Béché, 2013), la mise en place d’un apprentissage en réseau (par exemple le SMS-based-Learning), la diversification des sources d’apprentissage ainsi que la mise en place d’une ingénierie technopédagogique spécifique aux problèmes et au contexte d’apprentissage à l’instar du dispositif didactique sur WhatsApp qui fait l’objet de cette étude.

Cependant au-delà de l’autosatisfaction, il faut reconnaitre que beaucoup reste à faire. Les actions à mener devront viser les responsables de la politique de développement des infrastructures éducatives, les parents, les élèves, les enseignants et les chercheurs dans le numérique. Il est nécessaire d’investir dans les équipements scolaires afin de garantir une riposte plus adéquate dans le futur. Plutôt qu’interdire les médias mobiles, sensibiliser les apprenants au modèle d’apprentissage nomade et sur leurs responsabilités en tant que sujet de droit (Attenoukon et al., 2016) s’avère important. Les dérives au sein du système scolaire ne sont pas l’apanage des nouveaux médias à eux seuls. S’il y a péril en la demeure, alors il est davantage nécessaire d’autonomiser et de sensibiliser très tôt les apprenants au lieu de les retenir dans une prétendue bulle protectrice qui a pour vocation de s’effondrer. Investir dans la formation continue des enseignants garantira également le futur des TICE. Ce projet doit être élaboré autour d’une ambition plus grande visant la production des contenus et la mise en place de partenariats interinstitutionnels (Nanga-Me-Abengmoni, 2019).

Conclusion

En conclusion, le présent article a évalué un projet de téléenseignement dispensé sur la plateforme WhatsApp. Il a proposé à la communauté scientifique un dispositif technopédagogique réplicable dans d’autres circonstances de recherche et a apporté la preuve empirique de la valeur ajoutée de l’application WhatsApp dans le processus enseignement/apprentissage/évaluation. Au demeurant, il est nécessaire d’évoluer vers la recherche-action dans la salle de classe où les processus de digitalisation seront directement intégrés à la pratique scolaire.