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Introduction

Les professions du travail social, en Europe, sont confrontées depuis les années 2010 à une amplification de la vulnérabilité des populations, incitant par là même les équipes de terrain à multiplier les initiatives d’intervention et de formation. Ce processus sociodémographique en partie inédit, notamment en France, a reconfiguré les professionnalités des travailleurs sociaux à travers une plus grande variabilité de leurs missions (Lebon et Torterat, 2021). En parallèle, l’empilement des dispositifs d’aide sociale a conduit les organisations responsables de la formation des personnels à adapter leurs modes de stagiarisation, d’évaluation et de suivi. L’étude de Verron (2013), par exemple, confirme, sur la base d’un panel significatif, ce qu’on peut appeler des tendances, tout en montrant dans quelle mesure l’historique des réformes institutionnelles documente les commandes, de plus en plus directes, formulées par les ministères de tutelle concernés auprès des instituts de formation professionnelle[1].

C’est dans ce contexte que les diplômes en travail social ont été soumis à des refontes successives fondées sur divers éléments : la loi dite de « Modernisation sociale » de mars 2004 modifie en profondeur tous les diplômes du travail social, entre autres par l’introduction de référentiels de compétences et de formation. La réforme LMD, issue du processus de Bologne, universitarise les formations professionnelles afin d’harmoniser les diplômes universitaires européens du secteur, et sera suivie par le décret du 25 août 2011 qui institue, quant à lui, la semestrialisation des formations (avec des évaluations par module et semestre), l’organisation des formations sociales de niveau post-bac en crédits européens (ECTS) et la modularisation des parcours. De plus, la génération d’autres types de diplômes[2] pouvant s’apparenter à des diplômes du travail social, et créer une forme de concurrence supplémentaire sur le marché de l’emploi, sont autant d’éléments qui complexifient ce domaine de professionnalisation.

Historiquement, ce mouvement réformiste a été annoncé, en France, comme la valorisation d’une forme de culture commune aux métiers du travail social, quel que soit le type de métier exercé. Il était censé fournir la possibilité de répertorier un ensemble de connaissances, de savoirs, de savoir-faire communs, reconnus en tant qu’objets de formation, et pouvant ainsi constituer un champ disciplinaire identifiable, propre au travail social. Construit au fil d’une mosaïque de savoirs empruntés tantôt à la sociologie, tantôt à la psychologie, mais également au droit, à la philosophie ou à la pédagogie, la formation en travail social est néanmoins encore en quête de son identité. Une autre réforme, amorcée dès 2005, tend à vouloir l’unifier par la mise en commun des coeurs de métiers adressés à autrui (cf. Mukamurera et al., 2018), en particulier dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’animation socioculturelle (notamment dans les médiathèques : Torterat et al., 2020). Cette accélération se confirme avec la récente réforme du 22 août 2018 des diplômes de niveau 5 (cadre national des certifications professionnelles) qui institue davantage de transversalité entre les métiers « historiques » du travail social[3], ainsi qu’un socle commun de compétences et de connaissances facilitant les passerelles entre niveaux de diplômes et métiers. Il n’est pas inutile, à cet égard, d’indiquer suivant la Conférence de Consensus de 2013 que

le travail social peut s’émanciper vis-à-vis d’une dépendance à des sciences sociales constituées formellement comme des disciplines, en s’inscrivant comme un champ spécifique, à dimension interdisciplinaire, en déploiement, tout en conservant ses valeurs, ses référents théoriques, ses référentiels et ses savoirs d’action

Jaeger 2013 : 82

En l’occurrence, alors que la réforme de 2018 se met tout juste en place, quel bilan exploratoire peut-on esquisser des apports de la précédente réforme (2007) quant à la formation des Éducateurs Spécialisés (désormais ÉS), du point de vue des processus de professionnalisation à l’oeuvre, et dont les traces seraient perceptibles dans les bilans des formateurs relatant les trajectoires de formation ? Quelles traces, en l’occurrence, du « développement professionnel », au sens de Wittorski (2008, p. 11), portent ces différents bilans ? Quels perspectives et changements sont dès lors prévus en formation, sur le plan de la construction des professionnalités ?

Contexte de la recherche

La présente approche se situe du point de vue des formateurs engagés dans les parcours spécifiques de professionnalisation à l’IRTS en s’intéressant à leurs productions écrites. Elle est sociodiscursive en ce qu’« elle s’intéresse à ce qu’expriment les acteurs sociaux sur leurs pratiques et les savoirs qu’ils y construisent, ou dont ils se saisissent, compte tenu des conditions de socialisation ou d’individuation de leur(s) professionnalité(s) » (Torterat, 2019, p. 121). Signalons avant tout qu’en France, la formation initiale des ÉS dure trois ans. Elle se déroule en alternance et se nourrit de divers champs disciplinaires, articulés à l’expérience, ingrédients indispensables pour appréhender la complexité des situations rencontrées par les travailleurs sociaux lors de leurs stages et ce qui préfigure l’exercice de leur futur métier. De nombreux écrits jalonnent le parcours de formation de ces professionnels en devenir, parmi lesquels les bilans tiennent une place singulière.

À l’Institut de Montpellier, une instance particulière nommée Analyse du Trajet de Formation Professionnelle (ATFP) existe depuis plus de 25 ans. Elle envisage la formation comme un processus, un trajet à parcourir, un cheminement de pensée à explorer. Elle a pour fonction déclarée de permettre un retour réflexif sur la manière dont chaque étudiant traverse son parcours de formation, le construit et le mutualise, tout en faisant l’hypothèse d’un trajet singulier pour chacun, constitué d’éléments pluriels qui vont constituer les contours de la professionnalité de ces futurs travailleurs du social. Ces instances se déroulent tout au long de la période de formation, par petits groupes de dix à douze étudiants, accompagnés par un formateur praticien (cf. Mezzena et Stroumza, 2012) dans la majorité des cas issu du terrain, ou encore en exercice professionnel à temps partiel.

Les toutes premières représentations liées au métier, aux publics, aux politiques sociales, mais aussi à ce qui se joue pour chacun sur la scène de la formation, dans ce cadre qui se veut réflexif, constituent les objets concrets d’analyse en ATFP. Nous reviendrons infra sur les modes d’implication dans cette instance en les envisageant comme un indicateur significatif de l’engagement des éducateurs dans leur environnement de travail. Cela étant, on peut d’ores et déjà formuler l’hypothèse qu’un tel dispositif contribue, au moins en partie, à soutenir un processus de construction de la professionnalité au sens où il permet l’exercice de la réflexivité (cf. sur cette terminologie infra), ainsi que la compréhension de son rapport à l’institué et à l’instituant, comme compétences pour exercer l’activité socio-éducative. L’ATFP constituerait un espace possible de production de sens groupal et individuel quant à la réflexion sur l’intervention socio-éducative et le trajet effectué par chacun au sein du dispositif de formation afin de construire sa professionnalité. Le discours qui y est produit sur la trajectoire formative de chacun refléterait ainsi l’intention formative du dispositif au sens de la professionnalisation de Wittorski, mais permettrait aussi de repérer certains marqueurs de cette professionnalité en cours de construction par l’exercice même de la réflexion sur sa propre action.

L’orientation de cette étude consiste à analyser l’approche, chez les formateurs, de ce travail collectif. Ces derniers en sont les animateurs, dans un cadre confidentiel, à l’image des GEASE ou des GAP[4]. Leur travail suppose, en effet, qu’ils accompagnent la parole singulière de chacun, tout en évitant l’injonction à se dire, en délimitant l’instance à un lieu d’analyse professionnelle et non d’analyse au sens thérapeutique du terme, tout en restant garants du cadre de la formation. Comme dans les secteurs de l’animation socioculturelle, de la santé et de l’éducation (cf. Lebon et al., 2019), ces orientations supposent d’interroger, d’une part, l’implication variable des participants dans le dispositif comme élément significatif de l’engagement dans le métier, et d’autre part l’accessibilité qu’ils donnent de leur professionnalité en construction. Le formateur ATFP, précisément, va concourir à l’énonciation de cette construction et témoigner de cette implication à travers les écrits pour cette partie de la formation.

C’est dans ce cadre que les formateurs sont invités à rédiger un bilan de fin de formation, en tant qu’objet multidimensionnel. Ce bilan écrit n’est pas facultatif et détient, de fait, une double fonction : d’une part, celle d’attester d’une trajectoire effectuée de manière individuelle en cours de formation, retraçant succinctement cette traversée (le bilan n’excède pas une page). D’autre part, il a une fonction de rattrapage en cas d’échec à un domaine de compétence à l’issue des examens. En effet si le candidat a échoué à un seul domaine de compétence, après passation du diplôme d’État, cela peut être compensé par la lecture, en jury plénier, du bilan ATFP. Paradoxe s’il en est : le formateur doit produire ce bilan dans l’espoir qu’il ne soit pas ouvert par les membres du jury, ce qui oriente bien entendu la production de cet écrit de travail, qui doit condenser en très peu d’espace un nombre important d’informations sur le parcours effectué, tout en le particularisant, avec en arrière-plan sa fonction de « repêchage » du candidat. Comme tel, il s’agit donc d’un objet hybride, laissé à la libre appréciation d’un parcours accompli d’après les représentations de chaque formateur, en particulier sur les compétences attendues pour exercer le métier.

Méthodologie et questions de recherche

Historique

Les premiers éléments de cette recherche exploratoire se fondent sur l’analyse d’entretiens compréhensifs réalisés auprès de formateurs praticiens, novices et expérimentés dans l’animation de l’ATFP, quant à leurs pratiques de rédaction du bilan. Les entretiens ont été effectués à partir d’une grille de questions ouvertes portant sur l’ATFP, sur les critères et les outils servant à la rédaction du bilan. Ce volet de la recherche reste à explorer dans l’analyse des entretiens et consiste à savoir comment s’y prennent les formateurs pour rédiger ce document, en gageant que leurs propres conceptions du métier influencent directement leur écriture. Les questions auxquelles ces entretiens ont tenté de répondre concernent aussi les éléments de formation qu’attestent concrètement ces bilans, les modes rédactionnels employés par les formateurs, ainsi que les ressources à leur disposition.

Le second volet de cette recherche, ici exposé, consiste à effectuer l’analyse sociodiscursive d’un corpus composé de douze bilans rédigés par trois formateurs témoignant pour les uns d’un parcours de formation abouti et pour d’autres, moins. Ces trois formateurs sont tous éducateurs spécialisés de formation initiale. Seule l’une d’entre eux exerce toujours le métier au moment des entretiens, et ce, depuis plus d’une vingtaine d’années. Titulaire d’un master de formation, elle est aussi la plus ancienne dans la fonction de formateur vacataire avec dix années d’expérience, notamment en ATFP. Les deux autres formateurs ont été respectivement diplômés en 2009 et 2012 et n’exercent plus le métier d’ÉS depuis 2018. Le premier, qui occupe la fonction de formateur vacataire ATFP depuis six années, est devenu formateur indépendant, ayant obtenu un DEIS. Le troisième, avec une expérience de trois années en tant que formateur vacataire, est devenu formateur permanent au moment des entretiens, tout en se formant à un niveau master 2. À travers l’analyse des bilans, nous relèverons les récurrences discursives faisant apparaître, selon les cas, la mesure du chemin parcouru en formation, avec l’assistance du logiciel Tropes[5], logiciel d’analyse de productions langagières et de catégorisations statistiques, classifiant par univers de références les discours analysés, sur la base d’occurrences utilisées fréquemment dans le texte et d’indicateurs langagiers significatifs. Il définit les styles discursifs utilisés, par exemple un style plutôt narratif ou argumentatif, en fonction des occurrences de classes de verbes utilisés, mais aussi de connecteurs, d’adjectifs ou encore de modalisations (adverbes) de temps, de manières, etc. Il permet en outre de tenir compte du système d’énonciation utilisé par le locuteur, mettant à jour le degré d’implication dans sa production textuelle et d’évaluer le degré d’influence de ses destinataires sur la production de son texte. Nous nous interrogerons à savoir si ces bilans sont susceptibles de révéler des éléments de la professionnalité des candidats et à partir de quels indices retenus. Tropes catégorise également des indices référentiels et organisationnels : la fonction référentielle des énoncés concerne l’étude de leur contenu, l’analyse sémantique du contenu langagier désignant l’ensemble des mots utilisés pour caractériser une notion, ce qui permet de comprendre quelle est la représentation que s’en fait l’auteur à partir des mots utilisés pour définir cette notion. Quant aux indices organisationnels, ils sont la colonne vertébrale d’un texte, car ils en assurent la cohérence par la liaison qu’ils permettent entre les propositions du texte ; ce sont les connecteurs grammaticaux, les connecteurs temporels, spatiaux, argumentatifs (marquant par exemple l’opposition, la justification…), les connecteurs énumératifs, etc. Ils indiquent quelle est la dynamique argumentative d’un texte. C’est essentiellement à partir de ces fonctionnalités que nous avons utilisé ce logiciel d’analyse du discours (il en comporte bien davantage).

Sur le plan sociodiscursif, trois catégories marquantes se dessinent, semblant témoigner d’un processus d’adhésion progressive à l’itinéraire de formation. De même nous intéressons-nous à ce qui permet d’envisager plusieurs formes de réflexivité, notamment comme marqueur d’une capacité d’articulation des différents savoirs à l’oeuvre, de leur mise en sens, ainsi qu’à l’élaboration de questionnements professionnels en cours de formation, ce qui nous conduira ici à les mettre en parallèle avec les matérialités discursives manifestant divers modes d’implication dans les instances de formation (en particulier en ATFP).

Analyse des données autour de la construction des professionnalités dans un dispositif professionnalisant

Concernant le dispositif

Lorsque l’on parle de professionnalisation et de professionnalité, nous entendons une professionnalisation-formation mise en oeuvre par des dispositifs ayant pour intention la mise en mouvement des sujets en vue de leur professionnalisation. Celle ci :

« est à la fois une intention (du côté de l’organisation) de “mise en mouvement” des sujets dans les systèmes de travail par la proposition de dispositifs particuliers, traduisant une offre de professionnalisation ; un processus de développement de processus d’action (côté individu ou groupe) dans ces dispositifs, assorti souvent d’une demande, émanant des sujets, de reconnaissance par l’organisation ; une transaction (individu et organisation) en vue de l’attribution d’une professionnalité à l’individu à partir des processus d’action développés. »

Wittorski, 2008, p. 24

L’ATFP, précisément, est un de ces lieux où tente de se faire jour cette transaction.

L’analyse des bilans met en l’occurrence à jour un discours narratif rédigé comme un récit situé dans le temps telle une cartographie dessinée à un instant donné du parcours effectué par l’étudiant. C’est un élément du travail prescrit aux formateurs, issu de la double fonction d’un bilan qui doit livrer une représentation la plus claire possible du parcours effectué à l’attention du jury plénier en vue, comme indiqué supra, d’un rattrapage éventuel au Diplôme d’État. Un tel rédactionnel implique une prise en charge, par son auteur.e, de l’expression d’un état et d’actions mises en oeuvre par l’étudiant, susceptibles de démontrer l’effectivité d’un parcours de formation. Il comporte une forte valeur démonstrative, au sens de Seignour (2011), lequel rappelle qu’« énoncer une proposition, c’est construire une représentation : l’étude des champs sémantiques et des arguments présents dans un discours permet d’analyser les représentations de l’émetteur et/ou les représentations qu’il souhaite “imposer” au destinataire » (p. 24). En effet, les bilans ont une fonction argumentative à destination du jury plénier, dans le but de permettre la validation finale du parcours dans son ensemble.

Analyses des indices référentiels et organisationnels

L’analyse des données issues de l’échantillon du corpus exploratoire nous permet de saisir cette dynamique de transaction et de « mise en mouvement » développée par Wittorski comme un des éléments prescrits par l’organisation formative. Il constitue une dominante dans les bilans, à savoir que les indices référentiels et organisationnels les plus récurrents relevés concernent les univers de référence les plus significatifs : celui de la formation, par exemple, recouvre 102 occurrences sur l’ensemble des 12 bilans, reliés 45 fois aux termes « parcours de formation ». Un premier dépouillement nous a conduits à constituer, dans cette perspective, trois catégories de récurrences relevant des catégories discursives du déplacement, de l’implication et de la réflexivité.

Le déplacement

Cette thématique apparaît dans 42 occurrences au travers du terme « parcours », 4 fois par le terme « mouvement », 6 fois pour le terme « démarche ». De nombreuses occurrences relèvent de cette catégorie conceptuelle. En voici un échantillon, à notre sens représentatif, issu des bilans des trois formateurs :

L’étudiante a su cheminer tout au long de son parcours de formation sur la mise au travail d’un positionnement professionnel » ; « acceptation de faire bouger et évoluer ses positions » ;  « a su se saisir du processus de formation » ; « faire évoluer sa façon d’être » ; « a accepté de faire évoluer ses représentations et ses attentes » ;  « le chemin parcouru témoigne de la mise au travail d’un positionnement professionnel » ; « la dynamique qu’elle met en mouvement exprime l’effort fourni au déplacement, à la remise en question et par la même au juste positionnement professionnel

Le temps de la formation est en effet un temps de remaniement de soi, particulièrement manifeste dans les formations des métiers adressés à autrui. Les conceptions du monde construites au fil de son expérience personnelle, intime, mais aussi professionnelle (à travers par exemple ce que chacun pense être dans sa relation aux autres), les idéalisations premières d’un métier insu avant l’entrée en formation ou les expériences du monde social qui jalonnent déjà les parcours de certains, vont être passées au crible de l’expérience de formation. L’instance formative qu’offre ce temps de l’ATFP se veut analyste de son propre rapport à cette transformation, à ce « déplacement, à ce mouvement, à cette mobilité » (Cifali et Guist-Desprairies, 2007, p. 27) de son soi professionnel, que tentent de retracer ces écrits. Semblable capacité à se déplacer viendrait en effet comme les traces d’une capacité d’adaptation indispensable à mettre en action devant la complexité, la pluralité et la mouvance des situations professionnelles qui jalonneront le futur itinéraire professionnel de l’impétrant. Elle viendrait aussi attester de l’effectivité du processus de transformation orchestré par la formation, du fait qu’il ait accompli son effet sur l’apprenti éducateur. En effet, un parcours d’étudiant qui ne montrerait pas suffisamment ce processus de déplacement à l’oeuvre, à partir de ses représentations initiales du métier, poserait une question quant à sa capacité à mesurer l’impact de ses représentations sur les situations socio-éducatives, dans leur épaisseur et leurs enjeux, et ce, à de multiples niveaux. La mesure de ce déplacement est effectuée par le croisement de divers éléments recueillis au travers d’instances de formation variées, et de regards croisés entre divers formateurs. Ce déplacement consisterait en la capacité à montrer, à rendre lisible par son énonciation en fin de formation et en ATFP, l’épaisseur et la complexité des situations rencontrées en travail social, ce qui constitue un déplacement en soi c’est-à-dire des représentations épaissies, enrichies d’expériences conceptualisées, d’un travail de réflexivité sur l’action.

L’implication

Concernant le champ conceptuel de l’implication, nous relevons 32 occurrences liées à la « position », 8 occurrences liées à la « posture », 5 à « l’implication », 3 à « l’investissement » et à « l’engagement », 7 occurrences liées à la « mobilisation ». Cette dimension doit être associée à ce que l’étudiant donne à voir par le partage dans l’instance groupale de l’ATFP. Dès son origine, cette instance se veut un espace d’élaboration individuel et groupal permettant à la pensée de se confronter aux représentations premières du métier, des publics, des politiques sociales, de l’éthique, et de son soi en action à l’aune de celles du groupe. C’est une instance d’élaboration de la pensée comme pensée « incarnée, sensible, où sentiments et émotions trouvent leur place » (Cifali, Guist-Desprairies, 2007, p. 8). Ce que confirme Cifali, par ailleurs, en postulant que :

les sentiments seraient la couleur même des pensées, ce qui meut un humain, ce qui le pousse à agir, lui signifie sa manière d’être au monde, ce qui lui indique les valeurs avec lesquelles il juge la réalité, ce qui l’incite aussi à s’engager

Cifali, 2008, p. 135

En ATFP, chaque étudiant est invité progressivement à s’exposer aux autres dans ce qui le traverse au fil de sa trajectoire formative, tant du point de vue des ressentis que des articulations qu’il établit afin de donner du sens à son agir professionnel et à son futur métier. Il s’agit d’un espace créateur d’un discours incarné, dessinant peu à peu quel éducateur devient chacun. C’est aussi un espace d’accueil et d’écoute mutuelle de ce qui s’exprime sur la construction de ce positionnement professionnel. Cette construction passe d’ailleurs dans un temps conséquent de la formation par la prise de conscience des représentations à l’oeuvre et leur déconstruction ou remaniement, afin d’ouvrir des espaces de reconstruction possible de nouvelles représentations. En témoignent quelques extraits de bilans :

« Le partage de ses doutes et difficultés lui a permis de se déplacer et nourrir ses propres questionnements » ; « les échanges ont permis d’analyser et de recentrer ses propos » ; « il a su témoigner de ses interrogations comme de ses points d’ancrage » ; « a su démontrer qu’elle était en mesure d’occuper une place dans un groupe de travail » ; « l’étudiante est aujourd’hui en mesure de réguler son implication personnelle de manière très juste » ; « il a été dans la recherche d’espaces propices à la construction-déconstruction de son identité professionnelle questionnée »

La dimension groupale de cette instance invite chacun à s’expérimenter dans une posture d’écoute, d’engagement dans cette fonction d’accueil de la parole de l’autre et de réciprocité dans l’échange. Ce dispositif peut être « créateur d’un cadre “potentiel” au sens de Winnicott pour favoriser les processus d’appropriation subjective et d’intégration des savoirs », pour reprendre Blanchard-Laville (2008, p. 2). Il s’agit d’un travail d’élaboration collective par la mise à jour de ressentis, de représentations, de valeurs, voire d’idéaux que l’on confronte au groupe afin d’effectuer un travail de remise en question et de mise en sens. La réciprocité bienveillante des échanges – condition indispensable pour qu’advienne cette instance – donne lieu, pour qui se prête au jeu, à cette prise de conscience de ce qui fait sens pour soi au travers de l’analyse de cette transformation, au contact des autres. De fait, l’enjeu de « nommer ce qu’on a vécu et découvert aide à en prendre conscience et rend attentif au trésor (capacités, ressources, savoir-faire) que l’on possède et que l’on pourra utiliser pour faire face à des situations nouvelles » (Assimacopoulos, 2002, cité par Brichaux, 2004, p. 124). L’invitation à se dire n’est pas une simple incitation que l’on pourrait décliner. Il s’agit de se « jeter à l’eau » à un moment ou à un autre afin de rendre visible pour soi, pour le groupe et le formateur de quoi cette traversée se constitue et comment elle construit la professionnalité de chaque membre du groupe. Les échanges mutuels ont vocation à favoriser cette construction, que ce soit par les controverses que certaines thématiques abordées peuvent susciter (et qui favoriseront peut-être un décalage nécessaire), ou par la mutualisation de ses trajectoires individuelles. En ce sens, la notion d’implication est pleinement convoquée dans cette instance de formation.

La réflexivité

Cette catégorisation discursive, liée au travail de la pensée, au maillage théorie-pratique, à l’analyse de l’expérience, renvoie à un enjeu majeur au regard de ce qu’énonce le dispositif de formation comme relevant de sa compétence en tant qu’organisation apprenante. On relève ainsi plus de 16 occurrences concernant le « questionnement », 13 relevant de la « pensée », 12 traduisant la « conception », 9 traitant de « l’analyse et de la recherche de sens », 5 témoignant de « l’ajustement de la conception » et 3 concernant « l’articulation » :

« de nouveaux supports lui permettant de donner un sens nouveau à son identité professionnelle » ; « la confrontation à des réalités de terrains de stage a permis à l’étudiante de réinterroger ses représentations du monde de l’éducation spécialisée » ; « les différents écrits produits témoignent d’une analyse soutenue des tensions et des contradictions dans les expériences éprouvées du travail ensemble » ; « il s’est mobilisé autour d’apports théoriques venant soutenir sa réflexion et argumenter ses analyses »

Ces récurrences discursives tendent à témoigner de la capacité à rendre explicite l’acte d’accompagner, à proprement parler de soutenir ce qui engage la personne en formation. Cette capacité à rendre explicite l’expérience de la relation à autrui, la mise en sens de l’acte d’accompagner dans un contexte socio-institutionnel (avec de multiples dimensions à l’oeuvre), participerait à rendre intelligible le travail social, et à justifier l’efficacité du dispositif pensé par l’organisation apprenante. Une telle pratique de la réflexivité viendrait témoigner de la capacité des étudiants à articuler les éléments pluriels rencontrés en formation : éléments théoriques et expériences pratiques, retour sur expérience à l’aune de grilles interprétatives tenant compte de la multi dimensionnalité de l’activité socio-éducative (Brichaux, 2001), sens donné au métier, aptitude à analyser ce qui se joue pour soi dans la relation d’accompagnement. Tout cela démontre en définitive ce qui est attendu comme compétences pour exercer ce métier et conduit à « l’énonciation de savoirs d’action […] favoris[ant] une mentalisation et une formalisation des compétences inductrices de compétences de gestion et de rhétorique de l’action » (Wittorski 2008, p. 23, reprenant une étude de Barbier et Galatanu, 2004).

Au-delà des aspects qualitatifs indéniables de ce qui se produit en ATFP par l’énonciation de la trajectoire singulière plurielle de chacun, nous pouvons aussi nous interroger sur la rhétorique du praticien réflexif appliquée aux travailleurs sociaux en formation, ce qui semble correspondre aux orientations idéologiques actuelles de l’action de la formation sur les formés. Pouvons-nous postuler que cet enjeu, rendu visible en ATFP par la rédaction des bilans, viendrait attester de la « bonne manière de former » en rendant compte de la performance du dispositif de formation, puisque les traces des indicateurs de la réflexivité sont présentes dans les bilans ? À l’échelle de l’organisation apprenante, l’objectif déclaré de l’instance ATFP est de faire advenir des praticiens réflexifs, capables d’analyse et de conceptualisation de leurs pratiques professionnelles. Il semble ainsi logique de retrouver des traces de cette dimension réflexive dans les bilans de fin de formation. Cela nous conduit à nous demander si la fonction de rattrapage du bilan ne vient pas recouvrir totalement la fonction de retraçage d’un itinéraire singulier au profit de l’évaluation de la performance du dispositif de formation.

Davantage à la frange de ces résultats, mais de notre point de vue tout aussi significatives, d’autres récurrences relevant de la compétence (19 fois) et des aptitudes (12 fois) sont aussi à souligner et à mettre en lien avec ce dont attestent les bilans au regard de leur allocutaire. Concernant les indices organisationnels, l’analyse des principaux types de connecteurs marque l’addition, l’énumération (76,3 %). Cela semble indiquer une tendance expositive marquée par l’intention d’informer l’allocutaire dans une forme d’objectivation, notamment par l’abondante présence de connecteurs énumératifs (161 marqueurs de l’addition « et, en outre »). Ces connecteurs produisent un effet cumulatif, concernant notamment les compétences sous-jacentes attendues qui s’esquissent en filigrane derrière les vocables utilisés au travers des trois catégories significatives : le déplacement, marquant l’effectuation du trajet de formation d’un point A vers un point B, l’implication en cours de formation, et la réflexivité liée aux aspects de construction d’une pensée issue de l’analyse des expériences professionnelles traversées. Ajoutons à ces tendances 72,8 % d’utilisation du pronom personnel « il » ou « elle », mais il est à noter qu’aucun autre type de pronom personnel n’est utilisé dans les bilans (les autres sont plutôt indéfinis). Cette distanciation semble marquer la dimension évaluative plaçant au centre le parcours de l’étudiant dans une forme de mise à distance vis-à-vis de ceux auxquels il s’adresse. Il est bien à destination du jury plénier, et particulièrement à destination du président du jury, qui fera lecture à haute voix du bilan en cas de rattrapage éventuel (le bilan ne s’adresse pas aux étudiants, bien qu’il soit partagé avec eux avant d’être glissé dans leur livret de formation, comme document administratif attestant du parcours sur le plan réglementaire). Il cible par conséquent un tiers en position sanctionnante ultime : accorder ou non le DE, par la lecture du bilan. Son effet persuasif concernant l’effectivité d’un parcours finalisé sera alors décisif dans cette situation limite de deuxième session. L’écrit place le formateur qui l’a produit en position de témoin du parcours, voire d’avocat de l’étudiant, devant démontrer que ce parcours a été effectué et comment il l’a été, avec une dimension apologétique non négligeable.

Nous relevons dans cette même optique 49,6 % d’adjectifs objectifs contribuant à rendre l’appréciation du formateur la moins subjective possible, et tendant à exposer les caractéristiques énoncées comme intrinsèques au parcours de l’étudiant. Il s’agit de produire un discours objectivant, situant le propos dans une démonstration d’acquisition de compétences attendues en fin de formation. Qui plus est, l’analyse révèle l’utilisation de 61,7 % de verbes factifs (de type accomplir, bouger ou saisir), énonçant des actions qui décrivent ce que l’étudiant a mis en place en matière de trajectoires, de déplacements de sa position et d’évolution de ses représentations liées à son futur métier durant son trajet de formation : « lui a permis d’inscrire le sens » ; « a pu mettre au travail ses représentations, étayer les questions » ; « accepter de faire bouger et d’évoluer ses positions » ; « a su se saisir du processus de formation ».

Ces verbes dénotent le mode d’accès à un savoir présupposé comme vrai à partir d’attitudes subjectives ; ils posent une croyance à l’égard d’un événement en présupposant la réalité/vérité de cet événement, lorsqu’ils sont employés à la forme affirmative. Il s’agit ici d’un « usage oblique et non direct » (Sales-Wuillemin, 1991, p. 561), c’est-à-dire à la troisième personne du singulier, celle dont parle le formateur-locuteur. Ainsi le locuteur, ou :

celui qui parle, se pose comme ayant un savoir avéré et comme le responsable d’un présupposé. En conséquence l’utilisation d’un verbe factif introduisant un fait ou un événement permet au locuteur de marquer lexicalement en langue la vérité/réalité de cet événement

Id., p.565

Notons enfin que 21,5 % de verbes sont déclaratifs : combinés au recours majoritaire aux modélisateurs de manière (27,8 %), ils viennent conforter le jugement émis sur le parcours de l’étudiant par le biais de l’énonciation d’un fait qui va porter le lecteur à prendre position par rapport au fait énoncé, en marquant son assentiment ou l’inverse. Des tournures telles que « a su démontrer qu’elle était en mesure d’occuper une place » ; « a su démontrer sa volonté d’inscrire » ; « a accepté de faire évoluer ses représentations » viennent appuyer cette dimension démonstrative indirecte dont le locuteur est le témoin retranscripteur à l’attention de l’allocutaire. Ainsi, il y a bien un objectif performatif dans l’écriture de ces bilans : influencer la représentation de l’allocutaire pour qu’en cas de rattrapage, le bénéfice aille à l’étudiant (Seignour, 2011).

Éléments de discussion et conclusion

L’analyse sociodiscursive de ces échantillons d’écrits semble attester de la multidimensionnalité du processus de professionnalisation-formation, à travers un des éléments clés du dispositif de formation qu’est l’ATFP dont les formateurs sont les garants. Ces analyses mettent à jour, à notre sens, trois champs de significations récurrents :

  • Une capacité réflexive mise en oeuvre notamment en ATFP ;

  • L’implication dans un groupe de travail par la pratique de l’écoute et la capacité à partager ses analyses ;

  • Une capacité à s’abstraire de ses représentations initiales pour partager in fine sa conception de l’activité socio-éducative.

Ces trois éléments, retrouvés dans l’analyse des bilans des formateurs praticiens, constitueraient-ils une part des éléments pluriels de la professionnalité des futurs ÉS ? Ou bien attestent-ils d’une forme d’efficacité et d’auto-évaluation indirecte du dispositif de formation sans rien montrer des professionnalités en construction ? D’après notre analyse, les bilans semblent le confirmer, sur la base d’empans spécifiques de cette professionnalité tissée au fil de trois années de formation, avec un enjeu majeur : persuader un jury que le candidat a bel et bien effectué le parcours attendu, se l’est approprié, a su le transmettre et le partager avec le formateur. La période de formation est elle-même mise en jeu à ce moment-là, tout comme la reconnaissance de ce parcours par l’obtention du diplôme ainsi que le droit à exercer ce métier. L’enjeu est donc de taille pour l’étudiant, mais aussi pour le formateur engagé dans une relation d’accompagnement parfois très assidue auprès du groupe. Concédons qu’il l’est aussi pour l’institut de formation, dont l’efficacité peut se mesurer au pourcentage de taux de réussite au Diplôme d’État. La contrainte institutionnelle d’efficacité du dispositif à travers la mesure de l’efficience du formateur dans sa capacité à animer un groupe, à faire participer et faire formaliser chacun sur son trajet de formation constitue un élément déterminant dans l’analyse des bilans. Ainsi pouvons-nous nous demander si ces catégories discursives, en partie préétablies par le langage utilisé dans les documents de cadrage du dispositif de formation, ne relèvent pas davantage de la justification de l’efficacité de l’appareil de formation que de marqueurs discursifs propres à mettre à jour la professionnalité des futurs éducateurs.

Ce qui mériterait plus d’analyse critique à l’issue de cette recherche exploratoire est la dimension performative émanant des bilans. Finalement, ces écrits ne retracent-ils pas ces parcours uniquement pour justifier l’efficacité de l’appareil de formation ? Ne sont-ils pas aussi témoins du développement professionnel des étudiants accompagnés par une pratique évaluative du parcours pouvant être considérée comme une forme de reconnaissance professionnelle émise par un pair qui est le formateur praticien ? Ces questions doivent à présent être confrontées aux développements des écrits de travail qui seront pratiqués en application de la réforme de 2018, avec de possibles réorientations des pratiques de formation, avant de conduire à une approche comparatiste concernant les écrits similaires pratiqués dans différents pays.