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Relever le « tiraillement idéologique » (Paré, 2001 [1992] : 166) des écrivains minoritaires, qui doivent choisir entre la production d’une oeuvre renvoyant à leur communauté d’origine ou s’en détachant, tient désormais du poncif tant ce dilemme a été observé par les spécialistes des petites littératures. Dans la francophonie canadienne, les termes de l’alternative se nomment tantôt « littérature de la conscience » et « littérature de l’oubli » (Paré, 2001 [1992] : 163-166) ; « surcontextualisation » et « décontextualisation » (Yergeau, 1996 : 30-32) ; « poésie du pays » et « poésie de l’être » (Cook, 1995-1996 : 58-63) ; ou « particularisme » et « universalisme » (Hotte, 2002 : 35-47). Ailleurs, ils portent les noms de « différenciation » et d’« assimilation » (Casanova, 2008 [1999] : 258) ; de « voix hétérogénéisante » et de « voix homogénéisante » (Maazaoui, 1998 : 85-86) ; ou de « force centrifuge » et de « force centripète » (Klinkenberg, 2010 : 18).

Ces deux pôles, qui marquent en réalité les extrémités « d’un spectre, la contextualisation d’une oeuvre » (Brun del Re, 2022 : 23, l’autrice souligne)[1], comportent chacun leurs avantages et leurs désavantages. Lucie Hotte résume bien ceux du particularisme tel qu’il se manifeste en Ontario français, dont les oeuvres littéraires sont nombreuses à mettre l’accent « sur la condition franco-ontarienne d’où découleront les grands thèmes de la minorisation, de l’aliénation et de la marginalisation », à représenter l’espace « de l’Ontario français et surtout du Nord de l’Ontario » et à employer une « langue orale, familière ». Pour la chercheuse, cette voie esthétique a le bénéfice principal d’avoir « donné à entendre la voix des minorités » (2002 : 38). En revanche, elle court le risque de susciter une « lecture de l’exotisme », qui « réduit le texte minoritaire à un témoignage ethnographique ou fait de la littérature minoritaire une littérature régionaliste » (2002 : 40). Ou, pire encore, d’entraver la lecture :

Les diverses stratégies utilisées par les écrivains minoritaires pour signaler la différence, telles que le refus de traduire certaines expressions idiomatiques ou encore de construire la compétence culturelle des lecteurs en fournissant certaines informations, rendent la lecture, le plus souvent perçue comme une collaboration, impossible[2]

2002 : 39

La circulation de l’oeuvre particulariste pourrait alors se limiter à la périphérie, c’est-à-dire à la communauté qu’elle met en scène, ce qui aura pour effet de la priver des principales instances de consécration, situées au centre (Hotte, 2002 : 39-40). Dans ces circonstances, l’universalisme, qui « masque les différences entre les groupes pour ne retenir que l’expérience humaine commune » (Hotte, 2002 : 41), apparaît souvent comme la voie à emprunter pour les écrivains minoritaires qui souhaitent être lus par un plus grand nombre de lecteurs et de lectrices ainsi que connus au-delà de leur communauté.

Or, l’universalisme n’est pas une panacée aux problèmes de lecture que suscite parfois le particularisme. Au contraire, les oeuvres dites universalistes peuvent être décontextualisées au point de rendre la lecture quasi impossible. C’est l’hypothèse que je souhaite explorer dans cet article, qui prolonge la réflexion amorcée dans mon ouvrage Décoder le lecteur : la littérature franco-canadienne et ses publics (2022), où j’étudie les stratégies d’écriture employées dans un corpus d’oeuvres particularistes pour interpeller ou mettre à distance les lectorats qui proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur de la communauté de leurs auteurs ou autrices. Dans le présent texte, il s’agira plutôt d’explorer les limites de la littérature universaliste en comparant, à partir des travaux de Bertrand Gervais sur les régimes de lecture, les deux premiers recueils (l’un surcontextualisé, l’autre décontextualisé) du poète franco-ontarien Éric Charlebois. Tandis que Faux-fuyants (Éditions du Nordir, 2002) est fortement ancré dans le territoire de l’Ontario français tant par les références spatiales et culturelles que la voix narrative mobilise que par ses renvois intertextuels, Péristaltisme : clystère poétique (Éditions David, 2004) aborde un thème proprement universel : la digestion. Aux antipodes l’un de l’autre sur l’échelle de la contextualisation d’une oeuvre, les deux recueils de poésie le sont également sur le plan lectoral : là où le premier permet à ses lecteurs et lectrices, surtout s’ils connaissent bien la littérature franco-ontarienne, de choisir entre ce que Gervais nomme la lecture-en-progression et la lecture-en-compréhension, le second met constamment en échec ces deux régimes de lecture, qu’il importe maintenant de définir.

Deux régimes de lecture

Dans À l’écoute de la lecture, Bertrand Gervais avance l’hypothèse que la lecture est « un acte dont la forme est liée à la tension entre deux économies, celle de la progression et celle de la compréhension » (1993 : 19, l’auteur souligne). Chacune de ces économies donne lieu à un régime : la lecture-en-progression et la lecture-en-compréhension[3]. La première consiste, le nom le dit, à « progresser à travers un texte », à « se rendre à sa fin » (1993 : 46). Elle se produit généralement lors de « lectures initiales ou premières » (Ibid.). Son but « n’est pas tant de tout comprendre ce qui est écrit mais de progresser plus avant, de prendre connaissance du texte » (1993 : 45). Plus la progression est rapide, plus la lecture repose sur ce que Gervais nomme une « compréhension fonctionnelle » (1993 : 46), sorte de seuil minimal pour permettre au lecteur ou à la lectrice d’avancer. Il ou elle peut évidemment choisir de ralentir sa lecture en cours de route, « soit parce [qu’il ou elle] est à la recherche d’une signification autre, non littérale, soit parce que le texte offre des difficultés […] importantes » (1993 : 47).

À l’inverse, le second régime a pour objectif « la recherche d’une plus grande compréhension du texte, soit par le biais d’une description, d’une interprétation, ou d’une analyse quelconque » (Ibid.). Il regroupe deux catégories, les lectures transitives, qui « correspondent à l’attitude habituelle d’analyse des textes » (1993 : 54) et les lectures réflexives, qui ont « l’acte de lecture lui-même comme objet d’analyse » (Ibid.). Dans les deux cas, la lecture-en-compréhension se fait habituellement au détriment de la progression, car elle oblige le lecteur ou la lectrice à ralentir afin de bien saisir ce qu’il ou elle est en train de lire, parfois même à interrompre la lecture pour obtenir des informations complémentaires, comme la définition d’un mot inconnu. Ce régime se produit souvent à la suite d’une lecture-en-progression préalable ; il correspond alors à « un retour sur le texte, une relecture » (1993 : 95). À leur point culminant, ces deux régimes s’opposent : « un régime de la compréhension poussé à l’extrême implique une progression réduite à sa plus petite expression, une certaine immobilité ; et vice-versa, un régime de la progression trop accéléré implique une très maigre compréhension » (1993 : 43).

Les notions proposées par Gervais peuvent donner l’impression de s’appliquer davantage à la lecture de récits que de poésie. Le chercheur appuie toutefois ses propos sur ceux de Michael Riffaterre (Gervais, 1993 : 96-97) pour qui la découverte de la « signifiance » d’un poème, c’est-à‑dire de son « unité formelle et sémantique » (1983 [1978] : 13), repose sur deux phases de lecture. La première, qu’il nomme « lecture heuristique », rappelle la lecture-en-progression, car elle « consiste à lire le texte du début à la fin, la page de haut en bas, en suivant le déploiement syntagmatique » (1983 [1978] : 16). La compétence linguistique du lecteur ou de la lectrice lui permet alors d’aborder la langue de manière référentielle, mais aussi de repérer les agrammaticalités, c’est-à-dire les tropes et les figures. C’est donc lors de cette phase de lecture « que la mimésis est saisie dans son ensemble, ou, plus exactement, […] qu’elle est (dé)passée » (1983 [1978] : 16-17).

Vient ensuite la « lecture herméneutique », que Riffaterre nomme aussi « lecture rétroactive » : « Au fur et à mesure de son avancée au fil du texte, le lecteur se souvient de ce qu’il vient de lire et modifie la compréhension qu’il a eue en fonction de ce qu’il est en train de décoder » (1983 [1978] : 17, je souligne). Cette seconde phase, dont la description rappelle la lecture-en-compréhension de Gervais, est généralement entamée au cours d’une première lecture ; son « apogée […] intervient bien entendu à la fin du poème » (Ibid.). On peut néanmoins supposer qu’elle s’accomplit souvent par le biais d’une relecture, ou de plusieurs, lors desquelles le lecteur ou la lectrice met sa compréhension à l’épreuve du texte dans son ensemble.

Chez Gervais, le choix entre les deux régimes de lecture revient au lecteur ou à la lectrice : « [L]’importance accordée à l’une ou l’autre de ces économies dépend des objectifs du lecteur, de ses mandats » (1993 : 17, l’auteur souligne). Il reste cependant que « [l]a distinction entre progression et compréhension est transférée souvent de la lecture elle-même aux textes lus » (1993 : 40). Le chercheur lui-même est coupable de ce glissement, puisqu’il affirme que certains textes ne « méritent que d’être lus en lecture-en-progression, tandis que d’autres requièrent une lecture-en-compréhension » (Ibid.). Il explique :

C’est le cas de la différence entre les textes dits paralittéraires et les textes littéraires. Les premiers ne méritent pas d’être étudiés, on se contente de les lire, de les consommer, tandis que les autres sont l’objet d’études universitaires complexes. Les uns sont de la littérature de repos, les autres appellent un travail

1993 : 40

Puisque les recueils de poésie de Charlebois « appellent un travail », pour reprendre les termes de Gervais, ils donnent l’impression de se prêter à la fois à une lecture-en-progression et à une lecture-en-compréhension. Si c’est bien le cas de son premier recueil (particulariste), Faux-fuyants, son deuxième recueil (universaliste), Péristaltisme : clystère poétique, entreprend plutôt de faire échouer les deux régimes de lecture décrits par le théoricien.

Progression et compréhension de Faux-fuyants

Petit recueil de dix poèmes, Faux-fuyants[4] se prête particulièrement bien aux deux régimes de lecture définis par Gervais, en particulier pour le lecteur ou la lectrice qui maîtrise suffisamment les références à l’Ontario français (non expliquées) dans le texte. Une première lecture, en progression ou heuristique, se fait aisément à un bon rythme. Comme le langage est simple et facile d’accès, la compréhension fonctionnelle permettant la lecture est déjà sensiblement élevée. Le lecteur ou la lectrice parvient tout de suite à situer l’action en Ontario ; une bonne partie du recueil se déroule sur la route entre Hawkesbury et Sudbury, entre l’est et le nord de la province. Le déplacement en voiture permet au « je » mis en scène de donner libre cours à ses pensées ; il réfléchit au temps qui passe et à l’écriture ou se « remémore/Rémi mort » (FF : 17), un ami décédé que lui rappelle une Toyota noire semblable à un corbillard.

Rapidement, le lecteur ou la lectrice se rendra compte que l’isotopie de la mort traverse le recueil ; le voyage donne lieu à une réflexion sur la réalité franco-ontarienne, et plus largement canadienne, ainsi que sur la situation des minorités, sombrement dépeintes. D’après la voix narrative mise en scène, les références francophones ne signifient plus rien et témoignent de l’échec du biculturalisme fédéral. Elle rappelle que sont décédés plusieurs piliers de la culture canadienne-française ou franco-ontarienne : « Pierre Elliott Trudeau est mort » (FF : 33) ; « Roger Bernard est mort[5] » (FF : 36) et « André Paiement est mort[6] » (FF : 36). Enfin, le Canada, sous la forme d’un biscuit à l’érable, est « en miettes dans [s]es mains » (FF : 12), et des « voix brisées […] commentent la Nuit sur l’étang en anglais[7] » (FF : 53).

Tout en dressant un portrait pessimiste de l’avenir des francophones en Ontario, la voix narrative tire profit du langage pour créer des jeux de mots faciles à saisir lors d’une lecture-en-progression (ou d’une lecture heuristique pour reprendre la notion de Riffaterre). Contrairement aux mots d’esprit qui portent « sur les pensées, sur les idées, sur le signifié », les jeux de mots portent « sur les mots eux-mêmes, sur la forme, sur le signifiant » (Guiraud, 1976 : 101). Ils ajoutent néanmoins une couche de sens aux propos de Charlebois : l’autoroute Transcanadienne devient la « transe canadienne » (FF : 11) et on passe de l’unifolié à la « folie unie » (FF : 12). Ces deux paronomases, figure qui consiste à juxtaposer des paronymes, rendent compte de l’impasse dans lequel se trouve le pays selon la perspective du recueil.

Le lecteur ou la lectrice peut très bien s’en tenir à cette première lecture de Faux-fuyants. Toutefois, le recueil se laisse creuser par une deuxième lecture pour quiconque souhaite miser davantage sur la compréhension que sur la progression. Par exemple, le lecteur ou la lectrice pourrait exploiter le filon de l’intertextualité que lui suggère le sixième poème, intitulé « Le hanneton ». On y apprend non seulement que « Patrice Desbiens n’est pas mort » (FF : 35), contrairement aux autres célébrités franco-ontariennes dont il est question, mais que la voix narrative est à sa recherche :

Je tâtonne dans Timmins,

mais Tembec a abattu notre arbre généalogique

Je profane ce sanctuaire

J’ai bien cherché l’ancienne demeure de Patrice Desbiens :

« Pet Race who ? Have you checked the cemetery ? »

FF : 35

Malheureusement, la rencontre qui aurait permis de remplacer l’arbre généalogique détruit par l’industrie forestière n’aura pas lieu, car le poète n’est pas chez lui[8]. Se pourrait-il que la filiation entre Desbiens, le poète franco-ontarien le plus étroitement associé à la littérature de la conscience (Paré, 2001 [1992] : 169-178), et Charlebois, écrivain de la génération suivante, se fasse plutôt sentir à même le recueil ?

Une lecture-en-compréhension de Faux-fuyants fait ressortir la grande proximité entre le dire et la manière de dire des deux poètes, comme je l’ai déjà relevé ailleurs (Brun del Re, 2018 : 106-119). Tout comme Desbiens, Charlebois pratique une « rhétorique du quotidien », qu’Élizabeth Lasserre définit comme un « discours fondé sur la notion de transparence au “réel” » (1997 : 64). De fait, les deux auteurs emploient la langue de manière référentielle. L’affirmation de Lasserre selon laquelle « Desbiens tente de passer outre l’arbitraire du signe pour aller directement au référent » (1996 : 34) vaut presque autant pour Charlebois dans ce premier recueil. Contrairement à la tendance en poésie, tous deux sélectionnent les mots moins en fonction de leur sonorité ou de leur capacité d’évocation – les paronomases de Charlebois faisant ici figure d’exception –, que pour leur sens concret ; c’est ce qui explique la facilité du lecteur ou de la lectrice à mener une première lecture heuristique.

Comme chez Desbiens, la prédilection de Charlebois pour le sens concret des mots est particulièrement rendue par une abondance de noms propres[9]. Ceux-ci renvoient tant à la toponymie (en particulier celle du Nord de l’Ontario) qu’à des marques de commerce (le Tim Horton’s de Charlebois rappelle le Kentucky Fried Chicken et la machine à Coke de Desbiens) (1995 : 169 ; 2013 [1979, 1983 et 1985] : 118, 19, 59 et 62) et à des célébrités franco-ontariennes (Patrice Desbiens, André Paiement, Roger Bernard chez Charlebois ; Gaston Tremblay, Robert Dickson et Jean Marc Dalpé chez Desbiens) (1988 : 48, 49 et 59[10]). Comme Lasserre le relevait déjà chez Desbiens (1997 : 70), les voix narratives ont en commun de considérer les références franco-ontariennes comme généralement connues en ne les expliquant jamais, ce qui donne l’impression qu’elles s’adressent principalement à un lectorat franco-ontarien.

Cette prédilection pour le sens littéral des mots fait également en sorte que les deux auteurs emploient des stratégies similaires pour aborder la détérioration du français en milieu minoritaire et les difficultés de prendre la parole qui en résultent. D’abord, par le recours à la langue en tant qu’organe comme métaphore du système linguistique : alors que l’homme invisible de Desbiens « ne peut pas répondre », car « [i]l a la langue dans poche d’en arrière de ses jeans sales » (1981 : fin 40), le narrateur de Charlebois voit « des cicatrices dans le ciel au-dessus du Canada/et sur [s]a langue [qu’il a] trop souvent mordue avant de parler » (FF : 39). Et ensuite, par les interférences de l’anglais dans le texte : les jeux de mots bilingues de Charlebois, qui répond : « Non, le désespoir ne change pas » à la question : « The spare change? » (FF : 57), évoquent ceux de Desbiens, qui rappelle que « pain c’est “pain”/en anglais » (2013 [1979, 1983 et 1985] : 216). Ainsi, Charlebois ne se contente pas de reprendre la trajectoire propre aux écrivains minoritaires en misant d’abord sur le particularisme ; il s’aventure dans cette voie en suivant pas à pas la trace de son prédécesseur.

La mise au régime de Péristaltisme

Après la parution de Faux-fuyants, Charlebois se libère de l’influence de Desbiens et trouve sa propre voix. Cette autonomisation semble néanmoins se faire au prix d’une certaine lisibilité : les oeuvres qui suivent posent d’importants défis de lecture, et ce, dès le deuxième recueil, Péristaltisme : clystère poétique[11]. D’emblée, la plupart des lecteurs et lectrices devront utiliser le dictionnaire afin d’élucider le titre, menaçant ainsi la lecture-en-progression avant qu’elle ne soit commencée. Ils et elles apprendront que « péristaltisme » désigne les contractions musculaires permettant le passage de la nourriture dans les intestins. Quant au mot « clystère », il renvoie à un lavement administré avec une seringue[12]. Un coup d’oeil à la table des matières, toujours à l’aide d’un dictionnaire, révèle que le recueil est structuré à partir de l’anatomie des intestins. Il comporte quatre sections : duodénum, jéjunum, caecum et rectum, qui correspondent, dans l’ordre, à des parties du petit et du gros intestin.

La forme longue et étroite du recueil n’est pas sans rappeler celle des boyaux. Sa reliure en spirale, pareille à celle d’un calepin de notes, évoque aussi les intestins. Elle est disposée à l’extrémité gauche de la première de couverture, qui correspond à l’extrémité supérieure des textes, puisque ceux-ci sont placés perpendiculairement à celle-là. Ouvert à plat, le livre se déploie tout en longueur à la manière d’un petit intestin qui se déroule, un conduit à travers lequel les mots défilent grâce au mouvement (péristaltique) de la lecture. Cette impression est corroborée par la forme des poèmes, beaucoup plus longs que larges ; les vers très courts se rendent rarement jusqu’à la marge de droite. Similairement, sur chacune des quatre pages annonçant les sections (P : 11, 33, 71, 95), les titres et les épigraphes sont disposés de plus en plus bas sur la feuille, comme s’ils progressaient à l’intérieur du tube digestif.

Avant même que la lecture de Péristaltisme ne débute, tous ces indices laissent entendre que le recueil est consacré à cette thématique chère à François Rabelais[13], écrivain français de la Renaissance, auteur de Pantagruel (1532) et de Gargantua (1534), qu’est le corps et, plus particulièrement, à son système digestif (Bakhtine, 1970 : 302-432 ; Belleau, 1990 : 31-42). La signifiance du recueil, pour emprunter le terme de Riffaterre, semble confirmée par le premier poème, au titre éponyme, qui porte sur les toilettes et la défécation. Malgré le sujet (bas), le vocabulaire (haut) pose des difficultés :

Tu n’as jamais visité

les vestiges

ou les collines

de Rome.

Pourtant, tu connais

le latin

des latrines

Tu n’es pas rivé à

l’Aventin.

Tu es assis sur le piton

de ton

Palatin

de céramique,

bien calé dans

le palanquin

vespasien.

Tu veux ravauder un recueil,

mais tu taraudes un écueil.

Tu te constrictes

et t’ébroues

comme Du Bellay qui

vide ses tripes

sur le rivage éloigné,

au pied d’une

stèle de corail.

Stercoral.

Ta poésie est un

cathéter

qui parcourt

les quatre éthers

de ton corps.

P : 9-10

La plupart des lecteurs et lectrices ne connaîtront sans doute pas le sens de certains mots, comme « Palatin », « palanquin » et « stercoral »[14]. Ils auront alors deux choix : soit mettre le livre de côté pour trouver la définition des mots inconnus, ce qui revient à ralentir considérablement la progression afin d’enrichir la compréhension du texte (ils et elles pourront alors confirmer leur hypothèse qu’il s’agit bien d’un recueil sur la digestion) ; soit faire mine de saisir le poème et poursuivre leur lecture en se contentant d’une compréhension plus ou moins fonctionnelle.

Les premiers textes de la section « Duodénum » sont plus encourageants. La lecture-en-progression se poursuit aisément, car le langage est accessible et les vers travaillent à la construction du sens. En creusant toujours l’isotopie de la digestion, le poème « Chauve-souris » dresse le portrait d’une prostituée qui travaille de nuit :

Elle s’immacule à

leurs bidets.

Les effluves

diarrhéiques qui sont atomisées

et qui giclent,

comme d’une cassolette,

de tous ses orifices,

des pores

de sa peau d’or et

de ses oripeaux

la réchauffent.

P : 14

Les textes suivants, « L’aloi de la gravité », « Ellipse » et « Navarin », portent sur la Terre, décrite comme « un rouleau/de papier/hygiénique » qui « préfère/te moucharder/plutôt que de moucher sa chandelle » (P : 21).

Si Charlebois continue à puiser dans le champ lexical du « bas matériel et corporel » en évoquant les spermatozoïdes du Bon Dieu (P : 22), la partie de l’abdomen qu’est l’hypogastre (P : 27), les lochies qui s’écoulent après l’accouchement (P : 30), le ciel qui « baisse sa/braguette » (P : 31) et l’hymen qui obstrue l’ouverture du vagin (P : 31), le lecteur ou la lectrice se rend néanmoins compte, petit à petit, que la contrainte inspirée de la digestion, si elle semblait rigide à l’origine, était plutôt un leurre. Dès la deuxième partie, « Jéjunum », les poèmes s’écartent du sujet annoncé ; leur ordre est interchangeable à l’intérieur d’une section, si ce n’est d’une section à l’autre. L’hypothèse de lecture initiale sur la signifiance de Péristaltisme est ainsi réfutée, sans que le lecteur ou la lectrice parvienne à trouver une autre cohérence à l’ensemble du recueil, qui se veut finalement une collection de textes. Il ou elle se concentrera alors sur l’unité de sens de chacun des poèmes. Par exemple, « Vanille » porte sur un mariage qui s’essouffle le jour de son 25e anniversaire ; « Kamikaze » décrit l’ambiance d’un café où s’installe un poète pour écrire ; « Prétérition » aborde la condamnation d’un meurtrier rapportée à la télévision.

Mais au fur et à mesure que le lecteur ou la lectrice progresse dans Péristaltisme, et donc dans le processus de digestion, les textes deviennent plus coriaces. Ses attentes sont sans cesse déjouées dans les poèmes mêmes. « Le mythe décisif » donne l’impression, par son titre, de faire allusion au Mythe de Sisyphe (1942) d’Albert Camus, portant sur l’absurde et l’éternel recommencement. Comme ils évoquent la répétition, les premiers vers semblent confirmer cette piste de lecture :

C’est un vendredi soir

au calendrier

et

c’est une soirée

comme les autres

dans ton corps.

P : 55

Pourtant, la suite du poème nous indique qu’il n’en est rien, car ce dernier propose très peu de cohésion thématique. Le niveau de vocabulaire augmente suffisamment pour entraver la lecture :

Ce sont des calendes

de la jeunesse

et les calembredaines

de la genèse.

Tu écoutes leurs pataquès

comme un paraclet

répudié et

confiné au huis clos,

au huit étendu

sous le soleil infini.

P : 56

Le lecteur ou la lectrice pourrait interrompre à nouveau sa lecture pour miser sur la compréhension. Toutefois, comme le fait remarquer Laurent Poliquin à propos de Cinérite : fertilité des cendres ou Tradition du mouvement (2006), un autre recueil de Charlebois : « [J]e ne sais pas quel plaisir un lecteur peut avoir à lire de la poésie à l’aide d’un dictionnaire » (2008 : 60), d’autant plus que la nécessité de recourir aux ouvrages de référence se révèle non pas ponctuelle mais constante. Ceux-ci présentent des définitions si disparates, qui évoquent des domaines si différents, qu’il est permis au lecteur et à la lectrice de croire que Charlebois emploie ces mots rares uniquement pour leur sonorité, et non pour leur signification.

Par ailleurs, une recherche lexicographique éclaire peu la signification du poème, car les mots sont employés à l’extérieur de leur contexte habituel, ce qui donne une autre portée à la notion de « décontextualisation » de Robert Yergeau (1996 : 30-32). En l’absence de cooccurrences, il devient impossible d’inférer le sens privilégié par Charlebois des termes polysémiques, car leurs différentes acceptions se valent. C’est que le poète fonctionne non pas par association d’idées, mais par association de mots ; les signes ne renvoient pas à leurs référents, mais à d’autres signes. Dans le passage cité précédemment, les couples « calendes » et « calembredaines » ou « pataquès » et « paraclet » ont été choisis non pas pour ce qu’ils désignent[15], mais pour le plaisir de la répétition phonique[16]. Comme l’explique Poliquin, toujours au sujet de Cinérite :

Le but, c’est le mot. La recherche, c’est le mot. Le rythme, il est dans le mot. La signification, dans le mot. Le mot en appelle d’autres. Pas de subtilité […]. Ne demandez pas ce que cela veut dire. On joue du mot, comme on s’escrime avec un dictionnaire. Une bataille verbale. La signification est ailleurs

2008 : 60

L’adverbe « ailleurs », dans cette dernière phrase, peut très bien indiquer que la signification est hors d’atteinte, car elle est proprement extérieure au texte.

Dans Péristaltisme, Charlebois se délecte tout particulièrement des paronomases : « pathétique » mène à « pas d’éthique » (P : 58) ; « pubères éternels » à « prunelles éthérées » (P : 59) ; « saindoux » à « sein doux » (P : 85) ; « églogues » à « Egg Nog » (P : 91), et ainsi de suite. Ici, la figure de style n’ajoute pas de profondeur aux poèmes, comme dans Faux-fuyants. Il reste que son abondance dans un recueil qui traite autant du corps et de la digestion est très à propos, puisque « les jeux de mots – et en particulier les calembours – sont considérés comme une sorte d’amusement bas et vulgaire » (Guiraud, 1976 : 104, l’auteur souligne) en comparaison des mots d’esprit. Mais encore, le lecteur ou la lectrice doit d’abord saisir le sens des mots pour savoir qu’ils ne facilitent pas la lecture-en-compréhension du texte, ce qui le ou la renvoie alors à la lecture-en-progression.

Le sens échappe tant et sans cesse au lecteur et à la lectrice qu’il ou elle en vient à remettre en question même les mots familiers, car eux aussi sont utilisés hors contexte. De toute façon, les mots sont aussi interchangeables que les textes : « Tu déambules dans/les mots,/dans la vie. /C’est du pareil au même/point. » (P : 97) Le lecteur ou la lectrice commence alors à se douter que le recueil fonctionne comme un code secret sans clé : il n’y a pas de message à trouver. Comme le fait valoir Paul Savoie, qui parle ici de Centrifuge : extrait de narration. Poésie faite de concentré (2005), le troisième recueil de Charlebois,

le côté affectif de la lecture et de la compréhension se fait acculer sans cesse au mur. On veut aimer, apprécier, comprendre, mâcher, ingurgiter, savourer les mots, ou ce que le langage offre comme engrenage de mots ou de sens ; mais on se fait en même temps tourner le dos par ce qui est proposé ou insinué

2006 : 61

La compréhension étant acculée au mur, le seul régime de lecture possible est celui de la progression, et encore !

Heureusement, les textes les plus énigmatiques sont intercalés entre des textes plus limpides, comme pour encourager le lecteur ou la lectrice à poursuivre sa lecture par petites bouchées. Il ou elle risque néanmoins de demeurer sur sa faim. Plutôt que de pouvoir choisir entre deux régimes de lecture (selon le mandat qu’il ou elle s’est fixé), le lecteur ou la lectrice a l’impression d’être mis au régime par la lecture. Alors que la digestion permet habituellement la production d’énergie, la lecture de Péristaltisme nécessite une dépense ; le lecteur ou la lectrice se fatigue à atteindre une compréhension fonctionnelle et songe à mettre le livre de côté, comme on repousse une assiette. Les calories ingurgitées sont vides, le repas est peu satisfaisant. Pire : certains passages sont carrément indigestes ! Même la lecture-en-progression menace d’échouer ; le lecteur ou la lectrice pourrait vouloir y mettre fin avant de subir une indigestion.

Une deuxième lecture de Péristaltisme vient confirmer ces intuitions. Charlebois énonçait son projet en mettant cartes sur table dès le premier poème, « Péristaltisme » :

Ta poésie est un [sic]

catharsis

en quatre arceaux

cintrés, sphériques et

sphincters.

Tu t’épurges à la vitesse du

son

et en

quatre dimensions.

Péristaltisme.

P : 10

L’écriture « en quatre dimensions » (pour les quatre parties du recueil) se veut une purge pour l’écrivain, tout comme la digestion. La lecture doit se faire à la « vitesse du son », c’est-à-dire qu’elle doit (se) passer rapidement comme une diarrhée en ignorant le régime de la compréhension, mais en savourant l’effet sonore. Tout comme la digestion brise la nourriture en particules plus faciles à absorber, le lecteur ou la lectrice doit fragmenter la langue pour la savourer dans ses plus petites unités : les mots, voire les syllabes ou les lettres[17]. Le risque, cependant, c’est qu’au terme de cette déconstruction, les poèmes du recueil finissent par ressembler à de petits tas rendus homogènes par le processus de digestion.

Cette clé de lecture, qui mise avant tout sur le plaisir (gourmand) que procurent les mots en eux-mêmes, permettra ensuite d’aborder les oeuvres suivantes de Charlebois, dont plusieurs sont encore plus énigmatiques que Péristaltisme. L’auteur semble toutefois avoir rectifié le tir au cours des dernières années : son recueil le plus récent, Ailes de taule, apparaît plus cohérent que les autres, sans perdre de son originalité. C’est l’avis de Mendel Péladeau-Houle, qui note « son accessibilité relative aux vues [sic] des précédents » (2016 : en ligne), accessibilité qui s’explique sans doute par un changement formel : malgré le sous-titre « poésie », Charlebois « se tourne vers le récit pour explorer la thématique de la filiation » (2016 : en ligne).

L’anti-lecture de l’anti-poésie

Bien sûr, la poésie n’a pas à signifier quoi que ce soit. Comme le rappelle Riffaterre,

le poème est une forme totalement vide de message au sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire dépourvue de contenu – émotif, moral ou philosophique. Dans ce cas, le poème est […] une construction réduite à une gymnastique langagière, un exercice d’assouplissement verbal

1983 [1978] : 26

Il reste que l’exemple de Péristaltisme : clystère poétique montre que la décontextualisation n’échappe pas nécessairement aux défis de lecture que pose la surcontextualisation. Les deux esthétiques peuvent être l’affaire d’initiés et exclure les néophytes. Purger les oeuvres minoritaires de leur discours identitaire, comme le fait Charlebois en écrivant sur la digestion, ne leur garantit pas un meilleur rayonnement à l’extérieur comme à l’intérieur de leurs frontières. Au contraire, le texte décontextualisé qui refuse toute porte d’entrée à ses lecteurs et lectrices, qui déjoue sans cesse leurs habitudes de lecture, court lui aussi le risque de ne pas être lu. Mais, à l’inverse du texte surcontextualisé, son opacité a le désavantage supplémentaire d’exclure potentiellement tous les lecteurs et lectrices, ceux et celles de l’intérieur comme de l’extérieur de la communauté. Savoie le souligne à propos du recueil Centrifuge : par moments, l’auteur, devenu un maître jongleur, « devient si habile à nous éblouir avec le grand nombre de boules qu’il fait danser dans l’air qu’il oublie qu’il est venu là pour nous faire entrer dans la danse. Or, dans ces cas, on a l’impression que le spectacle pourrait se passer sans nous » (2006 : 61).

D’un autre côté, cette « anti-poésie », comme se plaît à la désigner Charlebois (cité dans Clément, 2004 : 11), ne doit peut-être pas être reçue par la lecture. Il est possible qu’elle soit davantage destinée à être regardée ou entendue. Depuis quelques années, Charlebois pratique ce qu’il nomme la « motographie », un procédé qui consiste à dissimuler des vers de poésie dans une photographie. Cette nouvelle forme artistique permet d’entrevoir la démarche du poète pour ce qu’elle est : un jeu[18]. De façon similaire, la websérie Visions polyphoniques (2013), inspirée de l’oeuvre de Charlebois et réalisée par Marie Claude Dicaire et Jean-François Dubé, facilite la réception de sa poésie en l’accompagnant d’extraits cinématographiques. Dans le même ordre d’idées, présenter la poésie de Charlebois sous forme de livre audio, que le lecteur pourrait écouter à la manière d’un album de musique, rendrait certainement bien toute l’originalité de ce poète franco-ontarien.