Abstracts
Résumé
Il n’existe que très peu d’études sur les caractéristiques économiques, démographiques et sociales des francophones de l’Alberta au début du xxe siècle, alors qu’ils constituent le troisième groupe ethnolinguistique en importance dans la province. Cet article se penche sur l’expérience francophone en Alberta avant la Première Guerre mondiale en se basant sur les microdonnées du recensement canadien de 1911. En portant une attention particulière aux composantes de l’identité francophone (Canadiens français, Métis, Acadiens et Européens) et aux processus de reproduction linguistique et d’assimilation, cet article souhaite offrir une analyse sociohistorique renouvelée de l’Alberta, du pouvoir, de la langue et du capital.
Abstract
There are few studies on the economic, demographic and social characteristics of Alberta’s Francophone populations during the early 20th century, even though they constituted at the time the third largest ethnolinguistic group in the province. This article examines the Francophone experience in Alberta during the Pre-War era period by using microdata from the Canadian Census of 1911. By focusing on the components that shaped Francophone identity (French Canadians, Métis, Acadians and Europeans) and the processes of linguistic reproduction and assimilation, this paper aims to offer a renewed socio-historical analysis of Alberta, power, language and capital.
Article body
La meilleure façon pour une langue d’assurer sa survie sera toujours de se rapprocher le plus possible de l’unilinguisme […].
Jean A. Laponce, Langue et territoire
« La culture canadienne-française est locale et personnelle; la culture anglaise reste étendue et impersonnelle ». C’est ainsi que le sociologue américain Everett Hughes définissait les deux cultures dominantes qui structurent l’expérience canadienne de l’entre-deux-guerres (1933 : 1). Les propos sont pour le moins réducteurs, mais ses enquêtes ont permis de découvrir le vécu socioéconomique de « deux solitudes », leurs modes de représentation, leurs pratiques sociales singulières. On retiendra du travail de Hughes deux langues et deux cultures inégales sur le terrain des opportunités. Or, ce thème de prédilection, le sociologue ne l’a pas développé ailleurs qu’au Québec. En s’inspirant de la démarche entreprise par Hughes, le présent article s’est penché sur l’expérience francophone à l’intérieur du vaste territoire qui constitue aujourd’hui l’Alberta. Terre d’utopies, l’Ouest canadien s’enracine depuis le xviiie siècle dans une pluralité d’expériences culturelles et linguistiques uniques. Toutefois, en intégrant la Confédération, la province albertaine, alors nommée Terre de Rupert, puis Territoire du Nord-Ouest, s’est progressivement engagée dans la voie de l’unilinguisme, accélérant ainsi l’anglicisation dont les conséquences sont bien évidentes.
Autrefois regroupés autour du Saint-Laurent, les Canadiens français de l’Ouest craignent le spectre d’un « éparpillement [qui] pourrait leur être funeste s’ils ne se groupaient pas par région[2] ». De plus, la langue de Molière se voit réprimée quotidiennement par les institutions, le marché, les lois ainsi que par les locuteurs eux-mêmes, eux qui ont intériorisé d’une certaine manière les rapports de domination linguistique. Au début du xxe siècle, c’est une réalité bien ancrée dans le quotidien, et la situation est vastement décriée sous la plume des élites catholiques :
Il semble que de jour en jour les Canadiens français se montrent plus négligents à l’égard de leur langue maternelle. Combien en voit-on de nos jours qui paraissent avoir honte de parler entre eux le français dans un endroit public si par hasard ils jugent que les personnes présentes sont de nationalité anglaise! Ce fait est encore plus frappant dans les magasins; j’ai l’occasion d’entrer fréquemment dans les magasins canadiens-français d’Edmonton. Or chaque fois je fais la triste constatation de voir des Canadiens français s’adresser en anglais à ceux qui les servent[3].
Ce phénomène de substitution linguistique, à l’évidence complexe et qui prend de l’ampleur à la fin du xixe et au début du xxe siècle, reste encore très peu étudié, particulièrement dans la vaste région des Prairies. L’Alberta, qui entre dans le nouveau siècle avec un statut provincial à partir de 1905, constitue ainsi un étonnant lieu de contraste entre, d’un côté, la persistance de la langue française, autrefois commune à l’élite politique, et sa substitution par la langue dominante, de l’autre. Ces processus sont inscrits dans des dynamiques sociales qui méritent l’attention de la sociologie historique et qui permettent de mieux connaître cette population qui a occupé le territoire au début du xxe siècle. Qu’il s’agisse du clivage urbain et rural, du positionnement social ou du groupe d’âge, nul n’est égal devant l’assimilation. Cette dernière n’est pas le fruit du hasard ni la conséquence d’une épidémie (ne dit-on pas souvent que l’anglais « s’attrape », comme on attrape un virus?). L’assimilation constitue plutôt l’une des nombreuses expressions de vastes processus économiques et politiques, tels que la formation de l’État, la transition au capitalisme ou les révolutions (Belmessous, 2013; Lachmann, 2013; Tilly, 1990 : 100).
Dans cet article, nous nous pencherons sur différentes facettes de l’expérience de l’assimilation au début du xxe siècle dans un contexte de formation de l’État canadien et de développement d’une économie capitaliste dans l’Ouest. À partir des microdonnées du recensement de 1911, premier dénombrement des habitants de la nouvelle province, nous tâcherons de reconstituer les structures sociales ainsi que les pratiques au sein de la population francophone de l’Alberta, entendue ici comme les Canadiens français, les Acadiens, les Métis francophones et les Européens. Nous porterons toutefois une attention particulière au plus grand groupe composé des Canadiens français.
Nous allons d’abord présenter le potentiel et les limites propres aux microdonnées de recensement, ce qui nous amènera à nous intéresser aux francophones comme catégorie culturelle, linguistique et politique objectivée par le recensement. Pour ce faire, nous procéderons par la méthode inductive à la manière de la sociologie wébérienne, c’est-à-dire par le biais d’un processus de catégorisation idéale-typique visant à cerner un phénomène dont les traits sont le plus près de la réalité empirique. À partir de cette catégorisation, nous pourrons identifier plus précisément quelles sont les caractéristiques sociodémographiques des francophones. Grâce à la question du recensement de 1911 sur la langue d’usage, il sera ensuite possible d’estimer le niveau d’assimilation. Il s’agira tout au long de cette recherche de réfléchir sur les dynamiques qui assujettissent les Canadiens français et des Européens francophones aux idéologies anglo-normatives. Ces dernières sont façonnées par une « gouvernementalité libérale », qui trouve ses racines dans l’Acte d’Union de 1842 (Curtis, 2012) et qui perdure dans l’Ouest canadien sous la Confédération.
Stratégie d’identification des francophones de 1911
De nombreuses études contemporaines existent sur l’assimilation linguistique au Canada, et les recensements demeurent l’outil heuristique principal pour détailler les phénomènes de persistance et d’assimilation (Sabourin et Bélanger, 2015; Termote et Thibault, 2008; Castonguay, 2005, 1993a, 1993b). Or, à notre connaissance, aucune recherche sur l’assimilation des francophones ne semble avoir été menée ni sur l’Alberta, ni sur le début du xxe siècle. Une sociologie historique de l’assimilation resterait donc à faire. Certes, l’étude longitudinale des trajectoires biographiques permet de mieux saisir les processus qui sous-tendent la substitution d’une langue pour une autre dans un contexte donné (marché du travail, mariage mixte, parcours scolaire, etc.). Or puisqu’il s’agit d’une population d’un autre siècle, donc disparue, nous ne disposons que de mesures dites « indirectes », permettant d’avancer certaines idées et hypothèses pour des recherches futures. Toutefois, rappelons pour mémoire que les recensements canadiens ne sont guère sans défaut. Tout au long des décennies, ces derniers ont changé au gré des besoins politiques, et cela, alors que la centralisation de l’expertise statistique restait à l’époque encore bien embryonnaire. Comme l’ont montré plusieurs auteurs, les méthodes statistiques et les catégories développées par l’État canadien pour les premières enquêtes sur la population reflètent selon les époques les intérêts politiques et économiques d’une classe dominante (Thompson, 2020; Desrosières, 2010; Curtis, 2001, 1989).
Des microdonnées de recensement pour mesurer l’assimilation dans l’Ouest
« Faut-il faire confiance aux recensements? » C’est là une question essentielle qui souligne les irrégularités de la collecte de données dans le contexte de dénombrement de la population (Bellavance et Normand, 2005). Le recensement est un outil indispensable pour recomposer les structures familiales, les classes sociales et, plus largement, la structure de la population du passé. Toutefois, il contient de nombreuses limites qui méritent d’être mentionnées et devant lesquelles le chercheur doit s’employer à minimiser les effets. Pour cela, il faut faire preuve de créativité tout en gardant à l’esprit la dépendance qui subsiste vis-à-vis la nature des sources et leur production. De nombreux auteurs et autrices ont depuis relevé les limitations inhérentes aux recensements canadiens (Corbeil, 2020; Dillon et Joubert, 2012; Gauvreau, Gossage et Gingras, 2000; Sager, 2000; Gaffield, 2000), qu’il s’agisse du travail des agents recenseurs, de la qualité de leur collecte d’informations (qualité manuscrite, état du papier), de la compréhension des directives de collecte (p. ex. inscription détaillée ou paresseuse comme F, French, Français, Fr, etc., pour indiquer la langue du répondant), mais également des catégories utilisées par l’État pour identifier sa population. Entre le passé et nous, il se trouve également un vaste processus sur lequel le chercheur n’a aucun pouvoir (p. ex. la décision de microfilmer dès 1955 le recensement de 1911, l’effacement de données, des erreurs humaines dans la retranscription informatique, etc.). L’outil est donc considéré tel qu’il nous est présenté, avec, bien sûr, ses imperfections. Avant de proposer nos estimations sur l’assimilation, regardons de plus près les caractéristiques de l’identité canadienne-française, acadienne, métisse et européenne.
La langue, dispositif politique du recensement de 1911
Lorsque vient le temps de définir les caractéristiques identitaires comme la langue, l’origine ethnique et la nation, ce sont davantage les critères politiques déterminés par l’État qui structurent la nature de l’information. Par exemple, au début du xxe siècle, le Bureau fédéral de la statistique distinguait les catégories de race tout en y confondant la nationalité. Aux yeux de l’État, un Canadien français était donc de « race » française dont la nationalité était canadienne. Cette confusion est d’autant plus problématique lorsqu’il s’agit d’identifier les Métis et les Acadiens dans le recensement, ces derniers étant complètement dilués sous la catégorie nationale « canadienne », sauf exception. En ce qui concerne les Métis, ce sont les critères de « half-breed », par exemple, et ceux de Métis, considérés sous la catégorie « nationalité » qui trahissent à la fois l’ampleur d’un racisme colonial et la circulation des idées à l’égard des catégories raciales dans la conception des recensements (Thompson, 2020), validant politiquement une « britannicité » ou britishness hégémonique au Canada. La création d’une catégorie légale grâce aux dispositifs coloniaux comme les certificats a fait en sorte que « many [Métis] refused to answer the questions of the enumerators, seeing them as part of the colonial order which the [Department of Indian Affairs] attempted to impose » (Hamilton, 2007 : 60). Ces questions très importantes, qui dépassent malheureusement le propos de notre recherche, tiennent compte néanmoins d’une situation particulière, à savoir que les catégories employées lors des dénombrements ne reflètent qu’une infime partie de la réalité et que les répondants éventuels n’exprimaient pas tous le souhait de participer à l’exercice.
À première vue, la question de la langue remplirait les exigences pour identifier tout francophone vivant sur le territoire en 1911. Or la question posée au sujet de la langue, question posée à trois reprises par ailleurs, ne permet de résoudre qu’une partie de l’identification, car la langue seule ne détermine pas l’identité. Mais commençons par examiner cette question. Le recensement de 1911 est unique en ce qui a trait aux frontières linguistiques de la population. Alors que le recensement de 1901 demandait spécifiquement quelle était la langue maternelle, c’est le « first language commonly spoken » ou la langue communément parlée qui intéresse l’État en 1911. La particularité de cette question est qu’elle ne demande pas explicitement quelle est la langue transmise par les parents – bien que certains aient pu répondre à la question en pensant devoir fournir cette réponse –, mais bien la « langue communément parlée ». Que veut donc bien dire cette langue commune? Posée ainsi, la question paraît s’intéresser davantage au caractère public de la langue et beaucoup moins à sa dimension privée. En examinant la situation du français telle qu’elle se révèle dans le recensement de 1911, il appert qu’un nombre important de « francophones » ont mentionné l’anglais comme première langue. Cette particularité permet de spéculer immédiatement sur l’assimilation dans le milieu de travail ou, plus largement, dans l’espace public. Mais nous y reviendrons. Les concepteurs du recensement de 1911 ont en vérité volontairement déplacé la focale linguistique afin de passer au crible les immigrants qui ne parlaient ni le français ni l’anglais. Comme le mentionnent Chad Gaffield, Byron Moldofsky et Katharine Rollwagen, la question de la langue communément parlée a donc permis de les « trianguler » et de montrer « the ambition of census officials to measure the process of assimilation by counting how many foreign-born persons had learned English, French or both » (Gaffield, Moldofsky et Rollwagen, 2014 : 97).
À la veille du dénombrement au printemps 1911, plusieurs voient dans cette question d’apparence banale un stratagème pour gonfler statistiquement les effectifs anglais au détriment des francophones. Des journaux partout au pays mentionnent par ailleurs le danger qui menace les communautés vivant dans les autres provinces. Exposés à l’anglais quotidiennement, les Canadiens français risquent de confondre la langue de travail et la langue maternelle et « s’ils répondent que la langue qu’ils parlent communément est l’anglais, c’est autant de perdu dans le recensement pour l’élément canadien-français[4]». En Alberta, les réticences envers le nouveau recensement se font également sentir. À quelques mois du début du recensement, Le Courrier de l’Ouest y va d’un appel surprenant en recommandant de manière implicite aux Canadiens français de mentir aux recenseurs en mentionnant savoir lire et écrire, même si cela ne reflète pas leur véritable situation. Ceux et celles qui font leurs affaires en anglais devraient plutôt mentionner le français comme langue communément parlée pour ne pas commettre « l’erreur de rabaisser sa propre valeur ou causer préjudice à sa langue maternelle, par une timidité mal entendue ou par une négligence coupable[5]».
Cette situation suscite immédiatement une interrogation sur les usages de la langue par les répondants, mais également sur les éventuelles formulations employées par les différents recenseurs qui ont posé la question, l’accueil de ladite question, la langue dans laquelle a eu lieu la conversation ainsi que la compréhension de cette dernière. Bien que le mystère reste entier et que l’on reconnaisse la collecte de données comme étant dépendante des conditions de communication, une analyse des microdonnées de recensement reste toujours envisageable puisque d’autres catégories intimement liées aux identités francophones permettent d’établir leur existence. Fait intéressant, lorsque l’on s’intéresse à l’origine des recenseurs en tenant compte de leurs noms de famille et de leurs prénoms, on remarque que moins de 1 % des Canadiens français ont été recensés par seulement quatre agents présumés francophones, 29 % vivaient en milieu urbain et 71 %, à Edmonton. Pour les Canadiens français ayant répondu l’anglais comme langue commune, c’est moins d’un quart d’un pour cent d’entre eux qui a été sondé par des francophones. C’est donc dans un contexte anglo-dominant total que les informations sur la langue ont été recueillies. Une situation sans surprise, mais qui requiert de garder à l’esprit ce rapport politique et linguistique entre recenseurs et individus recensés.
Une quadrature identitaire : langue, ethnicité, nationalité et religion
Lorsqu’il s’agit d’identifier une population minoritaire au sein d’une majorité anglophone, comme aux États-Unis ou dans l’Ouest canadien, diverses méthodes d’identification sont disponibles. Par exemple, la stratégie utilisée par Marie-Ève Harton et Danielle Gauvreau (2019) pour le recensement américain repose sur le croisement des noms de famille avec le Dictionnaire des patronymes. Le lieu de naissance permet également de confirmer avec une relative précision l’identité supposée. Dans notre étude, nous avons opté pour une approche par croisement d’indicateurs socioculturels, à savoir la langue, la religion, l’ethnicité et la nationalité, afin de regrouper toutes ces caractéristiques communes en une seule catégorie. Il s’agit donc de produire un idéal-type de l’identité canadienne-française (figure 1). Cette méthode développée par Max Weber repose sur l’idée selon laquelle l’objet à l’étude, l’identité en ce qui nous concerne, est structuré autour de traits particuliers partagés par le plus grand nombre et qui sont accentués délibérément afin de faire ressortir une certaine réalité empirique (Coenen-Huther, 2003; Weber, 1965). Par exemple, le critère de la religion permet de préciser la construction idéale-typique de l’identité canadienne-française, sachant qu’une très vaste majorité des Canadiens français sont catholiques. Effectivement, très peu sont protestants, si ce n’est par exemple quelques « familles canadiennes-françaises chinéquistes[6] » rassemblées à Sylvan Lake (Coates, 2019). Grâce à l’agrégation de ces critères objectifs, il est donc possible d’obtenir une nouvelle catégorie comprenant les quatre caractéristiques présentées ci-dessous.
Cette stratégie n’est toutefois pas sans défaut. On remarque que le croisement des caractéristiques sociodémographiques fait apparaître 8123 Canadiens français, un chiffre qui semble raisonnable à première vue (tableau 1). Or ce dernier produit une illusion d’optique puisqu’il ne considère que le français comme première langue d’usage. Dans les faits, on dénombre 2849 Canadiens français dont la première langue commune est l’anglais, alors que les autres caractéristiques restent les mêmes. Cette modification porte donc le nombre « réel » à 10 972 Canadiens français établis en Alberta, selon les critères idéaux-typiques énoncés plus haut. Cette distinction sera mise de l’avant lorsque nous analyserons l’assimilation linguistique dans les sections suivantes. Pour les prochains paragraphes, nous porterons notre attention uniquement sur les Canadiens français ayant le français comme langue commune.
La méthode d’identification a aussi été effectuée pour les Européens et les Métis francophones ainsi que les Acadiens. Toutefois, le critère religieux a été exclu de l’analyse puisque le catholicisme n’est pas un critère de distinction décisif. En regardant les effectifs précisés dans le tableau ci-dessous, on remarque sans grande surprise que les Canadiens français constituent le plus important groupe francophone, suivi des Métis, des Européens et des Acadiens.
Maintenant que nous avons extrait du recensement les informations pertinentes à l’identification des francophones, il est possible de produire un portrait sociodémographique plus précis de sa population sur le territoire albertain. Les pyramides d’âges permettent d’observer des distributions variées des effectifs canadiens-français, acadiens, européens et métis en fonction des cohortes et des générations. Elles donnent ainsi une idée générale de la vitalité de la population en question. Commençons par la population canadienne-française. Sa forme en « parasol » relativement classique se caractérise ici par une forte présence de jeunes et très peu d’individus âgés (figure 2.1). Toutefois, la base (0-4 ans) est moins importante que la cohorte des 5-9 ans, suggérant un taux de natalité moins vigoureux. De plus, on remarque une surreprésentation des hommes comparable à l’expérience américaine des Canadiens français où il existe un véritable « déséquilibre des sexes en faveur des hommes », déséquilibre qui se trouve déterminé par la motivation des immigrants et les possibilités d’emploi (Harton et Gauvreau, 2019 : 143). Il s’agit là d’un portrait tout à fait commun au contexte d’immigration.
Les Métis francophones connaissent quant à eux une très forte natalité et une espérance de vie plus faible en raison du nombre peu élevé de personnes âgées (figure 2.2). On remarque également un certain équilibre entre les effectifs masculin et féminin, traduisant une communauté déjà bien établie sur le territoire et moins tentée par la migration. Pyramide en forme de « toupie », la distribution des âges des Européens francophones se caractérise par une cohorte importante d’adultes dans la vingtaine et la trentaine, très peu de personnes âgées ainsi qu’une natalité assez faible (figure 2.3). Cette pyramide est typique d’une génération de premiers arrivants qui n’ont pas d’enracinement comme d’autres groupes historiquement intégrés au Canada. La surreprésentation des hommes témoigne également du profil-type d’une immigration en provenance de pays étrangers.
Cerner le processus d’assimilation
Le processus d’assimilation ne peut être réduit à un seul facteur. L’objectif de cette section est de proposer des estimations en précisant les conditions mettant à risque une langue acquise en milieu minoritaire (structure familiale, milieu de travail, localité, etc.). Grâce à la question sur la langue communément parlée, le recensement de 1911 permet de relever les contradictions entre les composantes de l’identité canadienne-française et européenne et l’usage de l’anglais comme première langue, laissant présumer une anglicisation. Devant le nombre substantiel de ces contradictions, il devient difficile d’évoquer une série d’erreurs de transcription de la part des recenseurs. De plus, un survol des noms de famille des ménages canadiens-français et européens francophones présumés assimilés ne laisse aucun doute sur leur origine. Certes, on doit garder à l’esprit qu’il existe des familles bilingues, mais que le bilinguisme des ménages offre une ouverture à l’anglicisation. Pour cette raison, cette section se concentrera sur les Canadiens français et les Européens. La difficulté associée à la détection de la langue maternelle des Métis (cri ou français) ainsi que les catégories du recensement rendent l’analyse compliquée, et celle-ci dépasserait les limites de cet article.
En comparant les deux groupes ethnolinguistiques les plus importants après le groupe dominant, c’est-à-dire francophone et germanophone, on remarque selon les microdonnées de recensement que ces derniers sont exposés à une conformité linguistique en parlant à 99,6 % l’anglais comme seconde langue. À partir des critères idéaux-typiques, il a été possible de déceler un processus d’assimilation chez les francophones. En fait, il appert qu’une partie non négligeable de ces deux communautés linguistiques a mentionné aux recenseurs que sa langue maternelle représentait la seconde langue communément parlée. En effet, plus du tiers des Albertains canadiens-français (38 %) ont affirmé utiliser l’anglais comme langue la plus communément parlée, suggérant qu’une part importante de la communauté francophone était exposée à une assimilation linguistique. À des fins comparatives, soulignons que l’assimilation paraît plus fulgurante du côté de la communauté allemande (61,9 %), elle qui ne bénéficie pas d’une organisation sociale historiquement spécifique (élite, système scolaire) et dont l’expérience migrante contraint à une substitution linguistique orientée vers la langue dominante très souvent matérialisée par la recherche d’emploi, l’accès aux ressources scolaires, etc.
Le tableau ci-dessus permet de comparer les effectifs de Canadiens français dont la langue maternelle est le français (f0) et ceux qui déclarent le français comme la seconde langue d’usage (f1). Un indice d’assimilation général de 0,34 pourrait être interprété de la façon suivante : un tiers des Canadiens français se retrouvent assimilés ou engagés dans un processus d’assimilation. Fait important, on remarque une stabilité dans l’assimilation individuelle dans les groupes d’âge des jeunes adultes et des adultes, et dont l’immersion dans le milieu de travail largement anglophone doit représenter le vecteur principal d’anglicisation. Quant aux plus jeunes (0-19 ans), l’ancrage dans le milieu familial demeure encore important et explique en partie la préservation de la langue. Chez les plus âgés, l’intensité du phénomène est moindre, l’assimilation ayant déjà fait son oeuvre. L’âge est donc un des facteurs déterminants dans la substitution linguistique.
La distinction entre les Canadiens français et les Européens (e0 et e1) est frappante. La particularité de leurs parcours respectifs peut sans doute expliquer en partie une expérience de substitution linguistique différente. D’un côté, les Canadiens français font partie d’une communauté établie depuis plusieurs décennies dans l’Ouest. Leur réseau est vaste et ils bénéficient d’un soutien des élites catholiques colonisatrices et, plus largement, d’une véritable « organisation sociale », aussi dispersée soit-elle (Dumont, 1997 : 444). Cette forme de résistance se traduit par la création d’enclaves rurales, comme Saint-Paul-des-Métis, une petite bourgade au nord de l’Alberta, « dotée de ses propres institutions francophones » (conseil municipal, écoles, etc.) (Aunger, 2005b : 113-114). Alors que du côté européen, il s’agit d’abord d’une expérience migratoire dont le vécu contraste considérablement avec celui des Canadiens français. Pour cette raison, tout porte à croire que les Européens francophones subissent une assimilation plus rapide[7].
Le capital et la ville, vecteur d’assimilation
Au début du xxe siècle, Edmonton et Calgary sont des villes de grande affluence. L’intense circulation à la frontière canado-américaine fait de Calgary un centre économique en plein essor, qui attire les capitalistes américains qui n’ont pas nécessairement l’intention de s’y établir (Friesen, 1987 : 176). Ville de passage vers le nord depuis l’établissement de la « Edmonton House » de la Compagnie de la Baie d’Hudson au xviiie siècle, Edmonton reste une plaque tournante qui permet le transit vers d’autres contrées. Or, dès la fin du xixe siècle, le Grand Tronc et l’immigration européenne qui l’accompagne vont complètement modifier la dynamique des deux grandes villes albertaines. La croissance des deux entités est due à l’affluence incessante d’immigrants dans les gares, à la disponibilité de terres environnantes et à l’explosion de l’industrie minière (MacGregor, 1975). Au début du xxe siècle, les salaires plus élevés au nord de la province font d’Edmonton une ville de choix. En somme, Calgary et Edmonton, de par leur positionnement géographique et leur rapport au capital, sont toute proportion gardée ce que l’on peut nommer des « villes des flux », c’est-à-dire des foyers vivants caractérisés par une circulation soutenue de flux de capitaux, de marchandises, d’individus et, éventuellement, d’informations (Mongin, 2005; Castells, 1981).
Nombre d’intellectuels cléricaux et laïcs constatent à cette époque de prospérité économique que la « méprisable littérature du commerce et de l’industrie » tue le français à petit feu[8]. Cette hiérarchie économique des langues n’est pas sans rappeler l’ambition d’anglicisation à la source même des logiques inhérentes au capitalisme. Comme l’a montré le sociologue Vivek Chibber, le capitalisme historique britannique dispose d’une capacité d’universaliser les rapports de domination tout en promouvant les différences (2013 : 287). Ainsi, l’anglo-normativité s’exprime aussi par l’attraction économique des travailleurs, par leur dépendance aux impératifs du marché et, finalement, par l’assimilation aux valeurs capitalistes. Élément essentiel de la création du profit, le travail, bien qu’universel par nature, se trouve encadré et supervisé à l’intérieur d’un mode de productivité dont l’anglais est la langue des opérations. Ainsi, les travailleurs ne sacrifient pas nécessairement leur culture, mais tendent à se conformer aux impératifs linguistiques établis en empruntant l’idiome économique. Ils participent à l’édification de l’identité organique d’une ville (Lefebvre, 1968, 1974; Harvey, 2009), y sont intégrés et doivent se conformer aux « règles du jeu » urbaines.
Dans le cas de l’expérience canadienne, le marché capitaliste en vient progressivement à régir à la fois la vie privée et la vie publique (McKay, 2000 : 624), constituant à long terme un puissant vecteur d’assimilation. Cette dynamique est plus apparente dans les zones où le capital est concentré, c’est-à-dire dans les villes. Seules Calgary et Edmonton correspondent à une agglomération urbaine, avec respectivement 43 769 et 24 024 habitants. La troisième ville en importance, Lethbridge, compte seulement 8044 habitants! L’éparpillement de la population, sans compter son mouvement à l’intérieur du territoire, semble indiquer une certaine inégalité économique dans la province, dont le grand fossé qui subsiste entre citadins et ruraux est la plus claire représentation. En l’espace de dix ans (entre 1901 et 1911), les deux villes albertaines en importance ont connu une croissance spectaculaire de leur capital respectif (tableau 5). Or le caractère de la ville prend tout son sens dans son opposition avec les agglomérations rurales. Cette polarisation s’exprime d’ailleurs par le degré d’assimilation.
La répartition géographique de l’assimilation permet de considérer le milieu urbain comme un vecteur de substitution linguistique. Si la vaste majorité des Albertains francophones vivent dans de petits hameaux (dont beaucoup ne sont pas encore incorporés), la proportion des francophones présentant des signes d’anglicisation se retrouve davantage à Calgary et à Edmonton. Cette réalité n’est pas surprenante. Les théories classiques de l’assimilation développées par l’École de Chicago ont montré comment la ville devient un milieu idéal de « déculturation ». Toutefois, les conclusions émises par le sociologue Robert E. Park, figure de proue de cette théorie et du concept de « cycle d’assimilation », ne permettent pas de bien saisir les réalités de minorités ethniques en résistance aux forces assimilationnistes d’une société d’accueil anglophone. La perspective renouvelée par le sociologue américain Everett Hughes, associé à la deuxième génération de l’École de Chicago, permet quant à elle de mieux cerner les dynamiques sociales en place. Dans un article classique, « The French-English Margin in Canada », publié en 1933, Hughes montre non seulement comment le contact avec le monde anglo-saxon est déterminé par les variations du positionnement social des Canadiens français, mais aussi comment l’infiltration de la culture anglo-saxonne (livres, publicité, biens et services) peine à gagner la culture rurale canadienne-française (Hughes, 1933 : 3). De plus, Hughes conçoit le processus de division ethnolinguistique non pas à partir d’une perspective culturaliste, mais bien à partir de celle d’une distribution inégale du pouvoir (Helmes-Hayes, 1998 : 648). L’assimilation ou la substitution linguistique pourrait donc être comprise ici comme un révélateur de la position sociale qu’occupe un individu. En d’autres termes, plus un individu ou un groupe de personnes en situation minoritaire s’approche socialement des positions de pouvoir, plus les risques d’assimilation sont élevés. Pour tenter d’en savoir davantage, nous avons réparti les Canadiens français présumés assimilés selon un schéma de classe original basé sur le pouvoir social.
Assimilation et pouvoir social
Les sociohistoriens Bart Van de Putte et Andrew G. Miles (2005) ont développé une classification des professions appelée Social Power (SOCPO), qui s’inspire des analyses d’Erik Olin Wright et de son modèle de classe. Il s’agit de variables divisées en quatre groupes qui sont basés sur des valeurs normatives : (1) Commander, (2) Self-employed, (3) Skill et (4) Pure Status, chaque groupe étant ensuite divisé selon le niveau de qualifications. Ces quatre dimensions structurent la répartition du pouvoir au sein d’un groupe. Van de Putte et Miles définissent le pouvoir social comme ayant « le potentiel d’influencer la destinée d’une personne ̶ ou occasion (life chance) ̶ par la maîtrise de ressources (et selon leur rareté) » (2005 : 63; nous traduisons). Le schéma SOCPO différencie le pouvoir social selon deux dimensions différentes : le pouvoir économique et le pouvoir culturel (d’influence bourdieusienne). Le degré de pouvoir économique résulte des ressources matérielles et dépend du travail indépendant, des compétences et de l’autorité vis-à-vis le travail. Le degré de pouvoir culturel est quant à lui basé sur la division entre les catégories non manuelles et manuelles. Finalement, la désignation de « pure status » n’est pas liée à la position que l’on occupe au travail, mais au sang, à l’origine familiale, voire à une lignée aristocratique.
Cette séparation entre pouvoir économique et pouvoir culturel donne à voir cinq niveaux de pouvoir économique et cinq niveaux de pouvoir culturel. Afin d’articuler le modèle, les niveaux de pouvoir économique et culturel sont fusionnés à l’intérieur d’un schéma à cinq niveaux intitulé « pouvoir social » (SOCPO). Le niveau de pouvoir social le plus élevé (v) est constitué des « hautes fonctions », des « macro-indépendants », des « superqualifiés non manuels » ainsi que de la noblesse, si elle existe. Par opposition au positionnement social supérieur, le niveau le plus faible (i) est constitué des travailleurs non qualifiés, sans pouvoir de commandement ni possession de propriété et sans moyens de production. Ce qu’ils possèdent, c’est d’abord leur force de travail.
Le tableau 7 permet de comparer la répartition du pouvoir social en fonction des trois principaux groupes ethnolinguistiques de l’Alberta, selon leurs poids démographiques respectifs. On remarque que les deux groupes historiques canadiens figurent en tête du classement, par opposition aux Allemands, dont la vaste majorité est composée d’immigrants, qui se trouvent sous-représentés au sein des élites. De plus, le tableau montre l’écart existant entre la proportion des Canadiens français selon le niveau de pouvoir social et les Canadiens français anglicisés. Comme il est possible de le constater, ces derniers sont beaucoup moins présents dans les métiers agraires et occupent davantage de postes ayant un pouvoir social plus enviable. Le degré d’assimilation paraît ainsi respecter la différenciation urbaine/rurale.
Les Canadiens français anglicisés sont plus présents au sein de l’élite (v) et de la classe moyenne aisée (iv2). De plus, ils se trouvent à pratiquer davantage de métiers qualifiés. Pour aller plus loin, nous avons tenté de voir s’il existe une relation entre la substitution linguistique (anglicisation) et le positionnement social (pouvoir social) des Canadiens français (N = 1367). Cette relation s’est révélée statistiquement significative[9]. Cette anglicisation « au sommet » de la pyramide sociale, pour le dire ainsi, s’explique entre autres choses par le fait qu’une proportion relativement importante des Canadiens français de l’Ouest appartenaient historiquement à une classe de marchands prospères, qui, depuis l’âge d’or des comptoirs de traite au xviiie siècle dans les Prairies ainsi que l’immigration canadienne-française au siècle suivant, ont consolidé une communauté culturelle et économique dans l’Ouest (Klassen, 1999; Hart, 1980, Desrochers, 1980).
L’anglicisation semble néanmoins toucher tous les niveaux du pouvoir social, mais lorsqu’on regarde de plus près, elle paraît dépendre du milieu de vie (localité, milieu de travail, réseau social). Pour cette raison, les localités rurales dont les métiers principaux sont agraires connaissent une anglicisation beaucoup moins importante. De par leur éloignement du capital industriel, ces communautés constituent donc une sorte de rempart, certes précaire, contre les pressions assimilatrices.
Reproduction linguistique et degrés d’assimilation
Ce qu’on appelle généralement une substitution linguistique se définit par « le fait de parler le plus souvent à la maison une langue différente de sa langue maternelle », un processus qui s’opère généralement entre 2 et 10 ans, alors qu’à l’opposé, la persistance linguistique est « la proportion d’une cohorte n’ayant pas effectué de substitution linguistique » (Sabourin et Bélanger, 2015 :15). Le processus d’assimilation entre les générations prend comme unité de base la famille ou le ménage et se mesure d’ordinaire en comparant la langue maternelle de la mère et celle de l’enfant. Nous nous inspirerons ici des principes établis par Castonguay (1993b) concernant les trois niveaux d’assimilation et leur calcul : (1) l’assimilation individuelle, qui repose sur la comparaison de la langue maternelle et de la langue d’usage, (2) l’assimilation intergénérationnelle, qui se calcule en comparant la langue maternelle de l’enfant avec celle de la mère et, enfin, (3) l’assimilation collective, qui se base sur le nombre d’enfants et le nombre de jeunes adultes d’une langue maternelle donnée.
Une langue minoritaire se conserve mieux à l’intérieur de la sphère privée que publique et, en ce qui a trait à la fondation d’une famille, l’endogamie reste la stratégie la plus éprouvée (Laponce, 1984 : 54). Pour cette raison, les mécanismes de l’assimilation linguistique se déduisent également lorsqu’on regarde la composition familiale. Lorsqu’il s’agit de persistance et de substitution linguistique, donc, le taux de fécondité demeure une donnée importante puisqu’elle fournit un indice sur le niveau de reproduction de la population et, par association, de la langue. Par convention, le seuil de renouvellement d’une population est fixé à 2,05 enfants par femme. Puisque les anciens recensements ne tiennent pas compte de la mortalité infantile, il est impossible d’espérer un tel taux de renouvellement. Dans ce contexte, la mesure du ratio entre le nombre d’enfants de 0 à 5 ans et le nombre de femmes de 15 à 49 s’impose comme une mesure indirecte utilisée pour estimer le taux de fécondité. Cette mesure a été abondamment utilisée dans les recensements canadiens (Harton, 2017; Marcoux, 2002; Gauvreau et Gossage, 2000).
À première vue, le ratio enfants/femmes paraît avantager les familles urbaines. Or, une fois standardisé à partir de la population de référence, le taux représente une fécondité qui reflète la structure par âge des Canadiennes françaises. C’est bien dans les zones rurales que se retrouve un taux de reproduction des familles plus élevé pour les Canadiennes françaises, alors que les villes connaissent un taux moindre. Il s’agit de résultats qui concordent avec ce qui a déjà été étudié pour les grandes villes, les villes moyennes et les hameaux (Gauvreau, 2001; Gauvreau, Gossage et Gingras, 2000). L’Ouest ne fait donc pas exception à la thèse du déclin de la fécondité associé à l’industrialisation (Durou, 2016; Seccombe, 1995). Toutefois, on remarque que la fécondité reste inchangée pour les Canadiennes françaises ayant l’anglais comme langue d’usage, qu’elles résident en ville ou ailleurs, un phénomène qui reste néanmoins difficile à interpréter adéquatement sans éviter la spéculation. Qui plus est, des distinctions intéressantes se dessinent en fonction de l’identité des mères et des lieux de vie de chacune.
Le tableau 9 indique le nombre de mères canadiennes-françaises dont la langue d’usage est soit l’anglais ou le français ayant un enfant de 9 ans et moins dont la langue la plus parlée est soit l’anglais ou le français. Sans grande surprise, les enfants parlent généralement la langue maternelle de leur mère, comme le confirme le test du khi-carré. La langue maternelle de la mère constitue de manière évidente un facteur de persistance crucial dans la préservation de la langue. Sa transmission constitue en fait la première étape d’une dissimilation, c’est-à-dire le processus par lequel les traits intracommunautaires sont conservés et reproduits au sein d’une communauté (Yinger, 1981 : 257). Ainsi, les possibilités d’exposition à la langue dominante, du moins dans la première décennie de l’enfance, restent très faibles.
En comparant les effectifs des mères (15 à 34 ans) de langue maternelle française et ceux des enfants (0 à 9 ans) dans le tableau 10, il est possible de générer un taux de reproduction linguistique, certes approximatif (il s’agit d’une mesure indirecte qui ne tient pas compte des déplacements des populations, par exemple), mais qui permet d’avoir un portrait général de l’assimilation collective et du transfert linguistique. On constate que le taux de reproduction linguistique est presque deux fois plus élevé en milieu rural (3,27 et 3,56) qu’en ville (1,82). Une situation qui s’explique, entre autres, par un cadre d’interaction matrimoniale davantage tourné vers l’homogamie. La reproduction sociale est moins laissée au hasard (panmixie), conférant ainsi un « effet de fermeture » associé à « l’existence de groupes homogènes socialement et culturellement » (Bourdieu, 1987 : 88).
Rappelons que toutes ces mesures demeurent indirectes puisque la langue maternelle n’est pas explicitement demandée dans le recensement de 1911, mais seulement la langue « communément utilisée ». Il s’agit à plus forte raison d’une mesure d’approximation basée sur l’expérience publique de la langue. Toutefois, les critères d’identification des Canadiens français ont permis de préciser davantage l’expérience du bilinguisme et, éventuellement, de l’assimilation. Cette dernière reste un phénomène complexe et surtout dynamique que les microdonnées de recensement ne peuvent saisir qu’en partie. Dix années se seront écoulées lors du prochain dénombrement en 1921, et le profil sociodémographique des francophones s’en trouvera une fois de plus transformé.
Conclusion
D’ordinaire, l’interprétation des trajectoires historiques des communautés hors Québec s’est articulée autour de deux points de vue, l’un « survivaliste » et l’autre « assimilationniste ». Le premier tend à conférer aux acteurs sociaux une attitude de lutte permanente pour maintenir le fait français à l’intérieur des limites de la communauté. C’est surtout l’élite cléricale déjà bien organisée qui a assuré, dans la mesure du possible, une relative « complétude institutionnelle » (Breton, 1964), un avantage dont ne bénéficie pas la communauté allemande, par exemple, comme nous l’avons observé. La seconde position se caractérise quant à elle par un déterminisme se traduisant par l’inexorable assimilation des communautés francophones hors Québec (Couture, 2008). Si les deux perspectives jettent une lumière sur des dynamiques déjà bien documentées et évoluant ensemble, il paraît néanmoins imprudent, voire inusité de diminuer l’importance de l’anglo-conformité dans les rapports sociaux. Déjà, dès la fin du xixe siècle, bien avant la création de la province, les législateurs nationalistes – le chef du comité exécutif Frederick W. A. G. Haultain et le lieutenant-gouverneur Charles Mackintosh en particulier – sont parvenus à supprimer le bilinguisme officiel au sein de l’assemblée du Nord-Ouest, alors que l’usage du français et les traductions des arrêtés étaient pourtant monnaie courante (Aunger, 1998 : 123). L’idéologie nationaliste canadienne-anglaise s’est progressivement imposée sous l’idiome, « une langue, une nation », compromettant l’épanouissement du français dans la sphère juridico-politique (Aunger, 2001 : 484). Au début du xxe siècle, l’importance de garder le Canada britannique et blanc structure cette conformité, qui s’exprime aussi bien dans les manuels scolaires qu’à l’occasion de différentes célébrations, par exemple (Mann, 2014).
Certes, l’assimilation s’effectue à plusieurs niveaux de la vie sociale et pourrait être ici confondue avec un simple bilinguisme concevable à l’intérieur d’un équilibre de deux langues maintenues sur la longue durée, par les fonctions professionnelles qu’occupent des individus au sein d’une société et par la langue de l’intimité familiale. Or l’ensemble des langues parlées sur le territoire albertain partagent-elles équitablement les mêmes privilèges? Ne sont-elles pas inscrites dans une sorte de hiérarchie coloniale? Comme le mentionne le politicologue Jean Laponce, les langues s’inscrivent justement dans une hiérarchie économique. Chez ceux et celles qui doivent naviguer entre la langue dominante et la leur, « les différents rôles sociaux font en effet fonction de positions plus ou moins stratégiques » (1984 : 31) dont le travail et la famille constituent les deux pôles principaux. Cela est d’autant plus vrai pour les sociétés industrielles ou en transition vers une économie capitaliste : le travail constitue le lieu fort où s’impose une langue dominante et se diffuse parmi les autres positions sociales. L’Alberta étant une province aux fortes disparités régionales, le milieu de vie rural prédominant laisse place à cet autre pôle, la famille, dont la position stratégique est la consolidation de la langue communautaire. C’est le modèle dominant des sociétés agricoles.
En somme, un regard critique amène également à examiner dans ce contexte le bilinguisme plutôt comme une étape préliminaire à l’assimilation, même partielle. De plus, une véritable identité bilingue, revendiquée et en quête de reconnaissance n’existe pas, pour ainsi dire, au début xxe siècle. Les revendications du bilinguisme s’étendent davantage dans le domaine de l’éducation, la cohabitation des deux langues étant perçue comme un compromis raisonnable. Toutefois, lorsqu’en 1915, la législature albertaine prend position contre le bilinguisme dans le système scolaire, ce n’est surtout pas pour préserver un tant soit peu le français, comme le faisait timidement le School Act de 1905, mais bien pour accélérer l’assimilation des immigrants et des communautés non anglophones (Aunger, 2004 : 473; 2005a). Depuis l’entrée de l’Alberta dans la Confédération, un malaise linguistique demeure, et ce dernier ne fera que s’intensifier (Waiser, 2019 : 243). La seule réponse viable aux forces assimilatrices à cette époque est celle du repli sur soi – ou dissimilation –, une solution provisoire en attendant d’autres luttes et l’institutionnalisation de garanties constitutionnelles quelques décennies plus tard.
Appendices
Note biographique
Guillaume Durou est professeur adjoint en sociologie à la Faculté Saint-Jean de l’Université de l’Alberta. Ses recherches portent sur les rapports de classe aux xixe et xxe siècles au Canada ainsi que sur l’analyse sociohistorique de la francophonie de l’Ouest. Il s’intéresse également à l’histoire de l’antisémitisme au Québec et aux manifestations historiques des inégalités sociales.
Notes
-
[1]
Cette recherche bénéficie de l’appui du CRSH. L’auteur tient également à remercier le travail remarquable des assistantes de recherche Céline Beaulieu et Amy Vachot-Chabot.
-
[2]
Le Courrier de l’Ouest, 1er février 1906, p. 4.
-
[3]
Le Courrier de l’Ouest, 25 avril 1912, p. 3.
-
[4]
La Presse, 30 mai, 1911, p. 4.
-
[5]
Le Courrier de l’Ouest, 6 mars 1911, p. 3.
-
[6]
Fidèles du controversé pasteur presbytérien Charles T. Chiniquy (1809-1899).
-
[7]
Exception faite de l’exogamie des deux groupes qui renvoie à d’autres considérations méthodologiques.
-
[8]
La Tribune, 8 mars 1912, repris dans Le Courrier de l’Ouest, 27 mars 1913.
-
[9]
(N = 1367); χ² (5) = 14,846; p < 0,01.
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