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Penser la solidarité revient, classiquement, à penser de façon segmentée. En effet, derrière la solidarité s’alignent les notions politiques d’État-Providence ou de questions sociales (Kymlicka 2015), les notions sociologiques d’interdépendance ou de communauté (Durkheim 2013 [1893]), ou encore les notions philosophiques de charité, de fraternité et d’altruisme (Borgetto 2009). Penser la solidarité reviendrait donc à découper, au sein de la réflexion théorique, un domaine ciblé dans lequel cette solidarité peut effectivement être pensée. À cet égard, la solidarité nous paraît limitée. Il est ainsi possible de constater, en France, depuis 2017, l’existence d’un ministère des Solidarités, pleinement rattaché aux ambitions de protection sociale et de cohésion, mais l’existence d’un ministère de la Solidarité paraît plus difficilement concevable. Ce passage au pluriel traduit bien une forme de captation de la solidarité, malgré la diversité que ce pluriel induit. La solidarité est, à cet égard, restreinte, réduite à la solidarité hygiénisée déjà présente lors de la création d’un ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale en 1920, illustrant une fixation de la solidarité dans un domaine de l’action publique (Laroque 2018). Malgré le développement des politiques de la solidarité, celles-ci ne concernent que les domaines sociaux, les secteurs du travail ou de la santé, le handicap, l’inclusion et le care. Point de solidarité dans les politiques régaliennes, scolaires, économiques, écologiques. Dans le même ordre d’idée, penser à la solidarité internationale revient avant tout à réfléchir aux questions humanitaires. La solidarité, inscrite dans les institutions et dans la pensée politique française, voire internationale, à travers le solidarisme de Léon Bourgeois, s’est finalement retrouvée piégée, enfermée dans le « social », domaine vague et flou qui empêche de la penser au-delà.

Telle n’était pourtant pas, malgré le tropisme social de son auteur, l’objectif premier de Léon Bourgeois dans Solidarité (Bourgeois 2008 [1896]). À la fin du XIXe siècle, dans la lignée d’Alfred Fouillée ou de Charles Renouvier, des auteurs comme Célestin Bouglé, Eugène de Roberty mais surtout Léon Bourgeois pensent une nouvelle voie politique, le solidarisme. Léon Bourgeois le considère comme une troisième voie, entre le socialisme et le libéralisme, consacrant par la même occasion un contractualisme hérité de Jean-Jacques Rousseau, inspiré par le positivisme d’Auguste Comte (Blais 2007). Avec cette doctrine, les solidaristes parviennent à éviter le choix entre l’individu et le collectif, en mobilisant l’un en appui de l’autre.

Cette pensée solidariste a vu sa complexité quelque peu écartée au cours du temps, devenant une simple inspiration des Radicaux français ou bien un préliminaire à la Sécurité sociale en France (Amiel 2002). Aujourd’hui, point, ou trop peu (Audier 2020), de solidarisme dans la pensée politique, encore moins écologique. Pourtant, dès 1896, le solidarisme de Léon Bourgeois ouvre à une réflexion sur la paix ou sur le rapport au monde et à la Terre. Surtout, cette théorie propose différents outils pour penser notre rapport à autrui, humain ou non-humain, à l’instar de la loi de l’interdépendance réciproque, de la dette sociale ou du quasi-contrat. Notre objectif est donc de proposer un retour en arrière, un pas de côté, pour décentrer le regard habituellement porté sur le solidarisme, afin de montrer en quoi il peut être considéré comme un outil pour agir à l’aune de la crise environnementale actuelle.

Les outils originels du solidarisme

Afin de mieux saisir en quoi les outils du solidarisme peuvent trouver une actualité dans la crise écologique contemporaine, nous nous proposons de détailler les trois axes centraux de cette doctrine, à savoir la loi de l’interdépendance réciproque, la dette sociale et le quasi-contrat.

La loi de l’interdépendance réciproque

Les solidaristes partent d’un postulat, fondateur du lien politique et social, équivalent d’une loi fondamentale. Ainsi, selon Bourgeois :

« Il y a entre chacun des individus et tous les autres un lien nécessaire de solidarité ; c’est l’étude exacte des causes, des conditions et des limites de cette solidarité qui seule pourra donner la mesure des droits et des devoirs de chacun envers tous et de tous envers chacun, et qui assurera les conclusions scientifiques ou morales du problème social » (Bourgeois 1896 : 53).

Les individus seraient donc associés, de façon nécessaire, par un lien de solidarité, que nous qualifions de « loi d’interdépendance réciproque ». Cette loi est consentie, fruit de l’association de chaque individu. Elle serait exorbitante, au sens où elle ne concerne pas uniquement les individus dans leurs rapports politiques et sociaux, mais tout rapport du contrat social : « la connaissance des lois naturelles de la solidarité des êtres conduit à une théorie d’ensemble des droits et des devoir de l’homme dans la société » (Bourgeois 1896 : 154). Universelle, la loi de la dépendance réciproque se retrouve de façon naturelle dans les rapports entre non-humains, comme entre les astres, avec la loi de la gravitation, considérée elle-même comme une loi de solidarité. Cette loi n’invite pas, en somme, à penser le singulier (singularis), entendu comme ce qui est seul et à part, mais envisage la société, voire le monde, sous l’angle du particulier (particularis), à savoir sous la forme de rapports entre des êtres et des choses appartenant à un tout. Autrement dit, elle permet à l’humain d’éviter tout isolement, car il existerait nécessairement des correspondances réciproques qui s’exercent sur chacun de ses actes.

Cette dépendance s’exerce dans l’espace, comme dans le temps. Elle inscrit chaque humain dans une continuité, nécessairement sociale. Il n’y a pas d’arrachement, d’extraction individuelle d’une partie au tout, car chaque individu s’inscrit dans la société dans laquelle il vit, qu’elle soit nationale ou internationale, mais également dans une chaîne qui le lie dans le temps aux êtres passés, et aux êtres à venir. À cet égard, les générations passées et les générations futures s’inscrivent dans la dépendance réciproque solidariste. Comme le précise Marie-Claude Blais :

C’est ici que la connaissance de la loi de la solidarité peut nous éclairer. Elle nous oblige à ne plus considérer l’homme comme un être abstrait, titulaire de droits eux-mêmes abstraits, mais comme une « personne » réelle que l’on doit considérer dans son rapport avec toutes les autres, avec son temps, avec ses prédécesseurs et avec sa postérité. C’est à cette seule condition qu’il sera possible de formuler une théorie « concrète » des droits de l’homme, théorie qui sera également objective puisqu’elle sera conforme aux nécessités naturelles

Blais 2014 : 19

Cette loi de l’interdépendance réciproque doit enfin se comprendre au regard de la conception de la nature humaine des solidaristes. L’intégration sociale, durkheimienne ou bourgeoisienne, possède une importance capitale ; plus l’individu est solidaire, des autres et de la société, plus son intégration sera forte. Autrement dit, les solidaristes, à la différence des socialistes de la fin du XIXe siècle, recherchent « non pas la socialisation des biens, mais la socialisation de la personne » (Mièvre 2001 : 147). En fondant tout rapport politique et social sur l’interdépendance, les solidaristes ouvrent ainsi l’idée d’une dette non plus économique ou financière, touchant aux biens, mais bien plutôt sociale, touchant aux personnes.

La dette sociale

Cette dépendance entre les individus consacre l’existence d’une dette, considérée comme le fondement moral de la société dans laquelle chacun évolue. Ainsi, selon Bourgeois :

« C'est cette idée de la dette de l'homme envers les autres hommes qui, donnant en réalité et en morale le fondement du devoir social, donne en même temps à la liberté, au droit individuel, son véritable caractère, et par là même ses limites et ses garanties » (Bourgeois 1896 : 82).

La dépendance entraîne alors une dette envers le passé, envers le présent et envers l’avenir, ce que nous qualifierons de triple dette sociale. L’idée seule de dette sociale ne permet pas, en effet, d’expliquer la différence d’appréciation entre la dette passée, la dette contemporaine et la dette à venir. Au fond, s’il existe trois dettes, entre les prédécesseurs, les contemporains et les générations à venir, elles prennent une double forme. Elles sont synchronique à l’égard des contemporains et diachronique envers les prédécesseurs et générations futures, puisqu’elles se reportent en obligation pour ces dernières. Autrement dit, à la triple dette (passé, présent, futur) répond une double forme de la dette (synchronique, diachronique).

D’un côté, une première dette, synchronique, s’établit à l’égard des contemporains, comme une dette entre associés. Dès sa naissance, un individu bénéficie de toutes les institutions déjà mises en place au sein de la société, qu’elles soient matérielles ou non. Des services publics aux infrastructures, en passant par le langage ou par les mentalités, l’individu profite des apports des générations antérieures. Il n’est jamais vierge, et devient même redevable de tout ce que la société lui apporte. Chacun vient ainsi au monde chargé du poids et de l’héritage du passé. L’individu hérite d’une dette sociale sur laquelle il évolue et grandit. En travaillant, en améliorant, en construisant, il rembourse alors pour partie un segment de la dette acquise. Cette dette est un état, un moment du temps. Tous les contemporains d’une génération héritent d’un tout, auquel ils participent réciproquement, rendant leur rapport à la dette sociale du présent synchronique. Sur ce point, Bourgeois écrit :

« La formule qui déterminera le lien social devra donc tenir compte de la nature et du but de la société humaine, des conditions dans lesquelles chaque membre y entre à son tour, des avantages communs dont le bénéfice lui est assuré et des charges communes auxquelles il se trouvera soumis ; elle devra, en d’autres termes, reconnaître les apports et les prélèvements de chacun, faire le compte de son doit et de son avoir, afin d’en dégager le règlement de son droit et de son devoir » (Bourgeois 1896 : 91).

D’un autre côté, une seconde dette se créerait envers les générations futures, considérées comme des héritières. D’un point de vue diachronique, elle est le pendant, dans l’avenir, de la dette héritée. Cette idée de générations futures est portée par l’idée sous-jacente au solidarisme, celle de progrès. Chez Bourgeois, Bouglé (Bouglé 1904) ou Gide (Gide 1932), la solidarité s’inscrit en effet dans la dynamique d’une amélioration matérielle et morale, dans la continuité du contractualisme des Lumières. En somme, l’individu doit donc rembourser la dette acquise, mais surtout la dépasser. Cette dernière s’établit envers les générations futures, dans l’idée qu’un individu doit laisser la société dans laquelle il est né en meilleur état lors de sa mort.

L’inégalité face à ces deux dettes nécessite la présence d’un acteur dédié à sa répartition : l’État. Chaque individu n’est en effet pas redevable de façon équitable envers la société. L’État corrige donc le déséquilibre, en ajustant les charges de chacun, l’État prenant lui-même la charge du contrôle et du bon respect de la dette de solidarité entre tous. Cette institution assure ainsi la commensurabilité de la triple dette sociale. L’individu contracte une dette à sa naissance, qu’il ne rembourse pas de façon purement individuelle, mais guidé par l’État. Impliqué sans en être totalement conscient, chaque individu entre alors dans un rapport social à l’héritage collectif, appuyé sur le quasi-contrat. Sur ce point, Bourgeois écrit :

« C’est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l’âge précédent, et c’est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l’association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l’échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération » (Bourgeois 1896 : 125).

Le quasi-contrat

Forme juridique ancienne, inscrite aux articles 1 370 et 1 371 du Code civil, le quasi-contrat est un accord passé « sans qu’il n’intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui qui s’y est engagé. » Celui-ci s’applique donc non pas à la manière d’un contrat de droit public ou de droit privé, mais comme un contrat social, un quasi-contrat social, tirant son respect de la vie en société plutôt que d’un droit positif et écrit.

Les institutions établissant la société – habitudes, pratiques sociales, langues, etc. – deviennent ainsi des contrats tacites. Chacun s’y engage et y est engagé, par la nature même de la société dans laquelle il vit. Contractualisée ainsi, la triple dette sociale est légitime. Comme le précise Louis Moreau de Bellaing :

« Ce type d’obligations est une contrepartie des bénéfices que chacun tire de la vie en société. Celui qui participe à l’échange de services nécessaires au maintien de sa vie individuelle a l’obligation de concourir aux charges de l’association actuelle, pour l’entretenir et la conserver. Mais il a également l’obligation d’accroître le capital commun, de travailler à une humanité meilleure, à un état où pourront se développer plus librement les activités humaines » (Moreau de Bellaing 1992 : 90).

Le quasi-contrat, forme originale de l’association dans la vie sociale, n’est « autre chose que le contrat rétroactivement consenti » (Bourgeois 1896 : 133). L’échange de services, qui permet de donner au contrat sa nature d’équivalence, fonde alors la confiance sociale et la vie collective. Cette confiance s’établit surtout sur le principe d’équité, qui gouverne la répartition des charges, et qui permet de fonder l’acceptabilité du contrat.

L’État assure finalement l’exécution de ce quasi-contrat, appliquant les sanctions pour les individus ne respectant pas les obligations contractées. Chacun est ainsi débiteur de la société, ce qui lui permet de devenir libre, à partir du moment où il s’assure du remboursement de sa dette. Dans la lignée solidariste, la liberté est ainsi un devoir.

Dans ce cadre, le solidarisme a trouvé des concrétisations sociales de premier plan (Donzelot 2007 ; Paugam 2012). La Sécurité sociale telle qu’elle est pensée au milieu du XXe siècle en France participe de cette matérialisation institutionnelle du solidarisme. Néanmoins, ainsi limité, car institutionnalisé et spécialisé sur les questions sociales, le solidarisme n’a pas fait l’objet d’une actualisation suffisante. La crise écologique invite, urgemment, à actualiser la doctrine au prisme du cosmopolitisme.

Actualiser le solidarisme par le cosmopolitisme et la crise écologique

L’actualisation de la doctrine solidariste passe par un filtrage, une vision de la pensée de la solidarité à travers les lunettes du cosmopolitisme. Ce dernier s’est établi comme une doctrine philosophique depuis l’Antiquité (Mattelart 2009), jusqu’à son renforcement théorique au siècle des Lumières, notamment dans les écrits d’Emmanuel Kant (Kant 2000 [17895]). Si l’histoire de la pensée cosmopolitique est déjà écrite (Coulmas 1995), il est difficile, au premier abord, de synthétiser l’ensemble en une définition. Le cosmopolitisme est devenu un mot-valise, emportant avec lui toute une pluralité de sens, selon les disciplines (Remaud 2015) : cosmopolitisme sociologique (Beck 2006), cosmopolitisme institutionnel (Held 2005), cosmopolitisme culturel (Cicchelli 2016)... Malgré tout, il est possible de dégager une acceptation fondamentale, que nous considérerons de façon pratique dans cet article. Nous entendrons alors le cosmopolitisme comme une « doctrine politique et philosophique de la conscience du monde et du progrès moral de l’humanité » (Messerschmidt-Mariet 2019).

Doctrine politique et philosophique avant tout, le cosmopolitisme se place dans l’héritage stoïcien antique et kantien (Schuhl 1997). Comme doctrine de la conscience du monde, le cosmopolitisme porte une double idée. D’un côté, l’individu est conscient de l’existence du monde en tant que monde, que globalité, qu’espace terrestre. D’un autre côté, l’individu est conscient de son rapport au monde. Il habite le monde et n’y échappe pas, ni ne peut y échapper. Enfin, comme doctrine du progrès moral de l’humanité, le cosmopolitisme peut être considéré comme une philosophie idéaliste, fondée sur l’idée de progrès et d’amélioration matérielle et morale. Plus juste, le monde cosmopolitique porte les valeurs de paix, d’universalité et d’hospitalité (Derrida 1997).

Cette acceptation du cosmopolitisme permet dès alors d’engager une actualisation avec la solidarité solidariste. Il existerait en effet, dans la vision cosmopolitique retenue, une dimension solidaire, portée par une vision d’égalité entre les individus et une aspiration à l’universel, qui permet de dessiner les grands traits d’une convergence entre solidarisme et cosmopolitisme.

D’une part, le solidarisme, porté par le droit et par la juridiciarisation du monde, permet de prendre en compte les droits internationaux, de dépasser les frontières et de consacrer la « solidarité cosmique » évoquée par Bourgeois (Bourgeois 2008 [1896] : 64), soit l’objet même du cosmopolitisme. La solidarité solidariste correspond au dépassement de l’hostilité ; l’autre participe de la même loi de la dépendance réciproque que moi, et n’en est pas l’ennemi. À cet égard, le solidarisme s’arrime à l’idée cosmopolitique. Corolairement, le progrès porté par le solidarisme consacre l’extension de la solidarité à l’échelle planétaire. La solidarité ne peut dès lors pas ne pas être ; elle dépasse le sentiment individuel, mais également le sentiment national. Le fait de penser le niveau international, fondé sur l’existence d’un droit entre les États, confirme la dépendance réciproque entre tous les États pour faire exister ce même droit. Comme l’écrit Yves-Charles Zarka :

Par conséquent le monde politique de Kant est celui d’une diversité de peuples, d’une diversité de nations souveraines, sur des territoires distincts, séparés par des frontières, mais qui entrent dans une convergence politico-juridique où leurs rapports ne sont plus d’hostilité et de guerre, mais d’alliance et de paix.

Zarka 2012 : 375

L’actualisation du solidarisme permet d’aboutir ainsi à un solidarisme cosmopolitique. Celui-ci est à la recherche d’un intérêt supérieur, qui dépasserait alors les seules conditions économiques, sociales, sanitaires ou politiques. Il correspondrait au passage d’une interdépendance de fait, avec une communauté économique, écologique et politique internationale, vers une communauté de droit, avec des règles, des dettes communes et un respect pour ce qui fait que la communauté tient, en l’occurrence la communauté internationale. L’idée solidariste s’étendrait alors à l’échelle planétaire, trouvant son application au-delà du cadre de l’État-nation. C’est cette interdépendance de tous et de toutes, avec l’espace dans lequel chacun vit et évolue, qui confirme bien l’indépassable horizon cosmopolitique du solidarisme.

Finalement, cet indépassable horizon aboutit à la prise en compte de la nature dans le schéma solidariste, ouvrant les voies d’un solidarisme écologique. En effet, la Terre devient l’espace totalisant d’application de la théorie solidariste, bloquant toute idée d’une solidarité limitée. C’était déjà l’instinct de Charles Gide lorsqu’il supposait que le solidarisme dépasserait nécessairement le stade économique, pour se concrétiser dans une interdépendance naturelle et planétaire (Gide 1893). C’était surtout une des approches, insuffisamment soulignée, de Léon Bourgeois.

Bourgeois part d’une loi de la vie universelle pour définir toute forme d’association et de dépendance. Il évoque cette loi non seulement pour les « hommes », mais surtout pour les « êtres », à la manière d’une loi physique et scientifique : « Ces rapports de dépendance réciproque entre les parties des êtres vivants existent également entre les êtres eux-mêmes, et aussi entre l’ensemble de ces êtres et le milieu où ils sont placés » (Bourgeois 1896 : 45).

Cette dépendance est bien pensée par rapport au tout. En ce sens, Bourgeois généralise la loi de la dépendance réciproque aux êtres humains, aux non-humains, ainsi qu’à l’espace terrestre considéré comme milieu de vie, en plus du seul univers, vu comme une idée abstraite de la vie universelle. Il construit ainsi une interdépendance du vivant : « [L’homme] est, lui aussi, soumis à des rapports de dépendance réciproque, qui le lient à ses semblables, à la race dont il sort, aux autres êtres vivants, au milieu terrestre et cosmique » (Bourgeois 1896 : 46).

Surtout, et c’est là le plus important, non que cette loi de dépendance soit un simple constat sans effectivité réelle, mais elle correspond à une loi morale, un facteur même de l’existence sociale, tant individuelle que collective, qui permet à l’être humain de vivre :

« Ainsi la loi de solidarité des actions individuelles finit par apparaître […] avec le même caractère qu’entre les êtres vivants, c’est-à-dire non comme une cause de diminution, mais comme une condition de développement ; non comme une nécessité extérieurement et arbitrairement imposée, mais comme une loi d’organisation intérieure indispensable à la vie ; non comme une servitude, mais comme un moyen de libération »

Bourgeois 1896 : 63

Ce sont sur ces prémices d’écologie politique bourgeoisiennes qu’il est possible de pousser la logique du solidarisme, pour développer l’idée d’une solidarité totale face à l’urgence écologique (Brodiez-Dolino 2022).

Du solidarisme écologique à la solidarité totale

Le solidarisme écologique peut se fonder sur l’idée d’une dette planétaire, confirmant l’idée d’une dépendance entière et des conséquences réciproques entre les actions de chacun, humains et non-humains. La Terre rentrerait directement dans l’étroite interdépendance des êtres et du milieu naturel, permettant de transformer l’avenir cosmopolitique de la solidarité en solidarisme écologique, ouvrant la voie à des applications nouvelles et pratiques pour la solidarité, à l’heure où le défi climatique et environnemental devient de plus en plus urgent.

Le milieu naturel et les éléments des différents règnes, animal, végétal ou minéral, vivants ou non, s’inscrivent en effet dans les interdépendances qui permettent à l’humain de vivre. De l’extraction fossile à l’élevage, en passant par l’agriculture, la déforestation, l’absorption carbone des océans voire le rayonnement solaire, les individus s’inscrivent dans un réseau de réciprocité, s’endettant à l’égard de la nature. En se solidarisant à celle-ci, en la faisant entrer dans le droit implicite ou explicite (Mathevet, Thompson et Bonnin 2012), le solidarisme écologique permet d’appliquer les grands principes de la doctrine solidariste à toute chose.

La dette planétaire

La dette planétaire telle que nous l’entendons correspond à une ouverture de la triple dette sociale de Bourgeois, avec un élargissement de son échelle et de son objet. L’endettement à l’égard d’autrui dépasse le seul cadre national ; la charge de la dette est cosmopolitique. L’espace de vie est imprimé par les actions individuelles et collectives. Si, d’un côté, un individu profite de la dette sociale initiale (avec la maîtrise des territoires par exemple), il hérite de son versant négatif (pollution, catastrophes). Le coût écologique de la vie individuelle ne fera qu’accroître cette dette, dont la commensurabilité complexe entraînera sa prise en compte de façon diluée. Elle incombera à tous, sans que sa responsabilité soit clairement identifiée.

Avec la mondialisation, les conséquences des actes de chacun sont toujours plus partagées et entraînent des incidences sur tous. La pollution d’un fleuve touche des habitants des centaines de kilomètres en aval ; l’intégration de particules pétrochimiques dans les sols frappera plusieurs générations à venir ; la hausse du CO2 et l’augmentation des températures entraîne des conséquences climatiques généralisées, sans distinction de l’espace national. Malgré les prises en compte de certains de ces aspects négatifs dans des outils cherchant à renforcer la responsabilité, comme les marchés d’émission, à l’instar du carbone, il faut insister sur un problème de conscience. En effet, le solidarisme écologique suppose non seulement une intégration des non-humains à la loi de l’interdépendance réciproque, mais surtout une prise de conscience de l’interdépendance avec le milieu. Cette interdépendance est bien nécessaire. Il n’est pas envisageable de refuser cette succession et de ne pas recevoir cet héritage, tant dans le présent qu’à l’avenir. La dette établie est dès lors planétaire, tant dans son objet que dans ses héritiers.

Le quasi-contrat mondial

En parallèle de la dette planétaire, un quasi-contrat mondial peut être établi. Le rapport à la Terre et aux conséquences écologiques de l’urgence environnementale correspond aux critères du quasi-contrat solidariste, à savoir qu’il est pleinement connu, mais qu’il est arrêté de façon implicite. Sa force obligatoire peut bien s’exercer, car aucun individu ne peut s’en défausser.

Le quasi-contrat ainsi établi dépasse l’espace d’application habituel des quasi-contrats, nationaux ou internationaux. Quasi-contrat cosmopolitique, il est régi par un système normatif supérieur, fondé sur des droits inaliénables et fondamentaux, engageant les individus, les groupes sociaux et les États. De fait, la dette écologique se trouve partagée dans l’association humaine à l’échelle mondiale. En tant qu’obligation suprême, ce quasi-contrat mondial s’applique sans consentement, comme le rappelle Bourgeois : « en fait, il n’y a pas de consentement préalable des contractants, en ce qui touche les obligations sociales » (Bourgeois 1902 : 4). Ce quasi-contrat recoupe une part du contrat naturel établi par Michel Serres (Serres 1990), sans pour autant que ce dernier soit vecteur d’action, mais plutôt de préservation, alors que l’urgence écologique nous impose d’agir.

Le solidarisme écologique cosmopolitique

La question écologique s’intègre finalement dans la doctrine solidariste, quel que soit son sens (Audier 2017). Ou bien elle est un domaine parmi d’autres de mutualisation des dettes, ou bien le solidarisme s’étend de lui-même à l’objet écologique. En synthèse, ces deux relations peuvent se fondre dans un solidarisme écologique cosmopolitique. Ce solidarisme trouve un écho dans l’éco-républicanisme récemment développé par Serge Audier (Audier 2020).

Chaque individu porte au cours de sa vie un legs écologique, à l’égard des autres présents, mais surtout à l’égard des autres à venir, souvent qualifiées de générations futures. La mutualisation de cette dette écologique se comprend tout spécialement dans le cadre d’une société du risque (Beck 2008), où l’accroissement des dangers invite à mobiliser des échelles d’appréciation dépassant le cadre national et international, afin de vivre en symbiose (Serres 1990).

En appliquant le quasi-contrat à la Terre, il apparaitrait alors nécessaire de l’envisager comme un sujet. Cette acceptation impliquerait en effet que la Terre soit incluse comme partie au sein du contrat tacite, interrogeant toutefois sa place même : le tout terrestre peut-il être accepté comme simple partie au contrat ?

Au fond, le solidarisme écologique cosmopolitique reviendrait à penser la dette planétaire et le quasi-contrat mondial autour d’un objet dépassant toutes les frontières et toutes les conceptions individuelles, car subi par tous. L’interdépendance entre les espaces et surtout entre la biodiversité et le vivant correspondrait alors une nécessité morale. La solidarité contemporaine, devenue totale, passerait alors par une pleine solidarité avec le vivant et avec l’environnement, interrogeant les politiques de solidarité écologique à mettre en place, plus respectueuses notamment de la biosphère (Mathevet 2012).

Conclusion. Vers la solidarité totale

Envisager une solidarité totale, c’est avant tout abandonner l’idée d’un carcan de la solidarité. Celle-ci ne peut être en effet limitée, au regard de l’extension de son objet et de ses sujets. Penser un solidarisme écologique et cosmopolitique permet de répondre à l’urgence de la solidarité à l’aune de la crise environnement.

C’est sans doute cette urgence qu’il convient d’accepter, ou tout de moins d’accepter de nouveau. Montaigne avait déjà signalé le fait que « chaque homme porte [en lui] la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne 1580). Il faut désormais considérer que chaque être humain porte en lui la forme de l’écologique condition. Il est solidaire à l’égard de tous, car tous ses gestes, tous ses comportements, toutes ses actions accroissent la dette écologique dont la commensurabilité rend notre responsabilité toujours plus forte, au regard de l’urgence qui est la nôtre.

Léon Bourgeois lui-même n’avait pas agi autrement, qu’en urgence et en responsabilité, après la parution de son essai Solidarité. S’il fut ministre, notamment de la Justice, voire président du Conseil à la fin du XIXe siècle, ses fonctions aux Affaires étrangères et sa vocation pacifiste, cosmopolitique dirions-nous, l’ont mené à être le premier président de la Société des Nations en 1919, et prix Nobel de la Paix en 1920. Plus de cent ans après ces consécrations, gageons qu’il est temps de (re)devenir bourgeoisien.