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Comment les cadres religieux musulmans qui travaillent en Europe sont-ils formés en tant que tels ? La question au coeur de ce dossier est celle de l'existence de politiques publiques européennes en matière de formation des cadres religieux musulmans. Il ne s’agit pas vraiment d’une question s’il s’agit de savoir si de telles politiques existent, car la chose n’est pas secrète, même si elle ne recueille pas l’assentiment de toute l’opinion. En revanche, il s’agit bien d’une question pour ce qui est de leur émergence, de leur nature, de leurs modalités et de leur légitimité. Cette thématique n’est pas nouvelle en France (Fregosi 1998 ; Messner, Zwilling 2010 ; Jouanneau 2013) comme dans la plupart des démocraties occidentales (Aslan, Windisch 2012). Même si les relations entre l’État et les cultes sont juridiquement différentes d’un pays européen à un autre, il y a bien une laïcité européenne (Baubérot 2014), non pas au sens strictement français du terme, mais au sens d’un respect de la liberté de conscience et de culte qui suppose qu’en dehors du respect de l’ordre public tel qu’il est défini par la loi, il ne peut y avoir d’ingérence de l’État dans la vie des cultes et par voie de conséquence dans la formation des cadres religieux.

Interroger la formation des cadres religieux musulmans comme politique publique en Europe est donc un révélateur, un analyseur de nouvelles pratiques, qui déstabilisent un ordre reçu et révèlent un sujet complexe à la croisée de logiques politiques, religieuses et éducatives. Une première interrogation est de savoir s’il y a des « cadres religieux musulmans ». Il faut certes se garder de la naïveté de croire que tous les cultes obéissent à des formes semblables et pérennes dont seuls les contenus changeraient, mais aussi d’un exotisme naïf selon lequel « il n’y a pas de clergé en islam » ou « en islam, seul le shiisme connaît un clergé ». Si l’on peut et doit certes discuter de la pertinence de la notion de « clergé », Dominique Avon et Pierre Vermeren nous apprennent, dans une perspective historique, qu’il y eut et qu’il y a bien des « hommes de religion » en islam sunnite : ulamas (docteurs de la loi), sayh al-islam (savants de l’islam), muftis (interprètes de la loi), qadis (juges), imams (ceux qui dirigent la prière). Il y a aussi des lieux institués pour la vie et l’éducation religieuses : kouttab (écoles coraniques), madrassas, universités, tribunaux. Quant à l’Algérie de la période coloniale française, elle créa pour un siècle environ un clergé spécifique, éduqué dans des « medersas », interlocuteur officiel tenu à la loyauté vis-à-vis des autorités coloniales au détriment des confréries incontrôlables. Ce passé de l’ancienne puissance coloniale française, présente dans le Maghreb, pèse fatalement dans les mémoires et dans les politiques publiques contemporaines de la France, qui peuvent être suspectées de reconduire une ingérence ou une surveillance d’une autre époque. De manière générale, la notion de « cadre religieux musulman » comprend aujourd’hui une large palette de fonctions et de professions liées à l’islam, à l’exercice du culte ou à l’enseignement de la religion. Il s’agit donc aussi bien — selon les contextes spécifiques de chaque pays — des professeurs de religion islamique, des imams, des aumôniers intervenant en milieu fermé que des gestionnaires des associations et lieux de culte islamiques.

Au-delà de l’étude du cas français, la perspective comparatiste retenue ici ne vise pas seulement à faire un état des lieux des situations à l’échelle européenne, mais à examiner si on peut observer des politiques, des dynamiques transnationales ou des évolutions convergentes en matière de formation des cadres religieux musulmans. Si les défis posés à la plupart des démocraties occidentales sont largement similaires, les réponses ne sont toutefois pas identiques, présentant des variations significatives d'un pays à un autre, voire d’une région à une autre (comme c’est le cas par exemple en Alsace-Moselle par rapport au reste de la France métropolitaine), en fonction de l’histoire — coloniale ou non —, des dispositifs juridico-institutionnels spécifiques dans les rapports État-religion ou encore des enjeux nationaux ou locaux, soulevant ainsi des questions d’ordre politique, religieux et institutionnel. L’objet principal de la comparaison est de mettre en évidence des similitudes et des différences, des convergences et des divergences, voire des hybridations au sein d’un espace de formation transnational. Sans imaginer qu’il existerait un modèle de formation à l’échelle européenne, peut-on quand même discerner des points communs à ces différents pays européens du point de vue de la prise en compte publique de la formation des cadres religieux musulmans ? La réponse à cette question est positive au moins sur un point : une des préoccupations majeures des pouvoirs publics est que ces formations ne soient pas dépendantes de structures émanant de pays étrangers, ce qui correspond à un changement de paradigme récent observable dans la plupart des États occidentaux. En témoignent les propos du président français Emmanuel Macron, qui évoquait dans un discours prononcé aux Mureaux en octobre 2020 « la nécessité de libérer l’islam en France des influences étrangères » et de « mettre fin au système des imams détachés »[1]. On trouve chez bien des responsables politiques européens des propos similaires relatifs à la nécessité de former des imams sur le sol européen[2].

Pour ancienne que soit la présence de musulmans en Europe (c’est particulièrement vrai dans les Balkans ou en Autriche), il n’en reste pas moins qu’elle est relativement récente dans les pays retenus dans ce dossier, issue d’une immigration qui n’a pas perdu contact avec les pays d’origine. Ce contact maintenu n’est pas du tout étonnant, mais il est ressenti aujourd’hui comme excessif par les pouvoirs publics des pays d’accueil s’il a pour conséquence l’exclusivité de la compétence étrangère dans la formation des cadres religieux musulmans exerçant dans ces mêmes pays. Deux raisons de nature très différente semblent expliquer cette préoccupation. La première est le fait que cette immigration est majoritairement une immigration d’installation et non plus de travail seulement, ce qui peut aller de pair avec une évolution du droit de la nationalité des pays d’accueil, comme en Allemagne depuis 2000. La volonté politique est donc celle d’une intégration durable des personnes de confession musulmane. La deuxième raison est une inquiétude née du phénomène de radicalisation que connaissent certains courants de l’islam. La volonté politique est dans ce cas celle de la recherche de la sécurité et en conséquence d’un contrôle de l’islam. Se pose alors la question de savoir quel est le rôle respectif de l’État, des acteurs musulmans et des acteurs du système éducatif dans les choix et les orientations en matière de formation des cadres religieux musulmans. Comment s’effectue le travail de coopération entre les différents acteurs, sachant que le champ islamique se caractérise dans les différents pays européens par son éclatement et par la difficulté à identifier un interlocuteur représentatif ? A-t-on affaire plutôt à des logiques « top-down » ou à des dynamiques « bottom-up » ?

Ces questionnements forment la trame des différentes contributions réunies ici, qui mettent en lumière la complexité des liens et des interactions entre les acteurs (politiques, religieux et éducatifs) qui sont parties prenantes des formations mises en oeuvre par les autorités publiques. Le présent dossier rassemble des études de cas consacrées à la situation de la France et à d’autres pays européens (Belgique, Suisse, Espagne, Allemagne) issues d’un colloque international organisé les 7 et 8 octobre 2021 (Campus Condorcet, Aubervilliers) par l'Institut d'étude des religions et de la laïcité (IREL) avec le soutien du GSRL. Les contributions de Dominique Avon et de Pierre Vermeren replacent ces questions dans la longue durée de l’histoire. Dominique Avon étudie le rapport de forces entre autorités politiques et religieuses dans l’islam sunnite, une des constantes étant le souci des autorités politiques de maintenir les autorités religieuses dans une situation de dépendance accrue à leur endroit, tandis que ces dernières tentent de s’y soustraire en partie. À partir d’exemples précis (Algérie, Egypte, Arabie saoudite..), il montre dans quelle mesure les autorités politiques renforcent leur autorité et leur contrôle sur l’enseignement religieux scolaire ou sur les prêches. Pierre Vermeren s’attache, de son côté, à retracer la singularité de la politique française, tout particulièrement en Algérie, de la monarchie de Juillet jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962, en montrant comment la puissance coloniale française a cherché à superviser et diriger l’éducation islamique à des fins de contrôle politique dès le XIXe siècle. C’est ainsi que la loi de séparation de 1905 n’y a pas été appliquée en raison du souci de contrôle de la France sur les clercs musulmans et catholiques et les diplômés, formés dans les medersas, ont été placés dans un statut de semi-fonctionnaires, rétribués par l’administration coloniale. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, le pouvoir gaulliste confie l’islam en France et la gestion des musulmans aux autorités algériennes à travers le bras de la Mosquée de Paris.

Philippe Gaudin interroge, quant à lui, les politiques publiques en matière de formation des cadres religieux musulmans dans une France laïque, au travers d’un cadre spécifique. Il s’agit des diplômes universitaires (DU) de formation « civile et civique ». Son étude se concentre sur l’année 2017, c’est-à-dire à un moment charnière, où ces DU sont rendus obligatoires pour les nouveaux aumôniers rémunérés (militaires, pénitentiaires et hospitaliers). Ce caractère obligatoire depuis 2017 est rendu possible par le fait que les aumôneries sont un domaine où l’autorité publique s’exerce effectivement, via l’agrément que les aumôniers doivent avoir (auprès de l’administration pénitentiaire, du ministère des armées ou d’une institution hospitalière publique). Les programmes des DU s’organisent principalement autour de trois grands axes que sont les institutions de la République et la laïcité, le droit des cultes et les sciences sociales et humaines des religions. À partir des objectifs affichés de cette politique publique (classiquement l’intégration du personnel religieux musulman au contexte français linguistique et juridique, la prévention de la radicalisation et la promotion des rencontres entre religieux de différents cultes avec des fonctionnaires ou de simples citoyens intéressés par la laïcité et la connaissance des religions), Philippe Gaudin met en évidence, plus particulièrement pour les cadres religieux musulmans, les difficultés rencontrées, qu’elles soient d’ordre technique (trouver des horaires de cours pour des personnes généralement dans la vie active), pédagogique (disparité des niveaux scolaires) et politique enfin, ces nouvelles contraintes étant ressenties par les autres cultes comme injustifiées pour eux-mêmes. Il souligne la capacité d’adaptation des institutions universitaires qui sont passées de la plus grande frilosité en 2007 lors de la création du premier DU, à un grand dynamisme aujourd’hui pour proposer des DU de formation civile et civique.

Francis Messner étudie, de son côté, la question de la formation des cadres religieux musulmans en Alsace, qui, en France, présente une singularité issue du droit local avec quatre cultes reconnus (catholique, luthérien, réformé et israélite). Dès 1980, avec Étienne Trocmé, doyen de la faculté de théologie protestante, apparut, disparut, puis réapparut le projet d’une faculté de théologie musulmane publique à Strasbourg. Le projet s’est heurté à l’obstacle juridique du statut de culte non reconnu de l’islam, ainsi qu’à l’absence de volonté politique face à de rudes oppositions prévisibles. Francis Messner montre à travers le cas strasbourgeois la superposition de deux problématiques : celle de l’articulation entre la théologie et les sciences humaines et sociales du religieux, ainsi que celle entre la formation théorique de spécialistes et la formation de responsables religieux appelés à assumer des responsabilités cultuelles dans des communautés. Autant les sciences sociales du religieux sont enseignées dans les facultés de théologie, autant la théologie stricto sensu n’est pas enseignée dans les universités publiques en France hors de Strasbourg. Or, c’est précisément cet enseignement qui fait défaut à une formation publique qui pourrait éventuellement profiter à des cadres religieux musulmans en formation initiale ou continue.

Cédric Baylocq brosse un historique général d’un quart de siècle de tentatives de formation universitaire des ministres du culte musulman en France (Rapport Trocmé de 1996 ; Rapport Rivet de 2003 ; Projet d’un institut d’études islamiques de P. Lory et M. Mestiri en 2004) ; Rapport Messner de 2013 ; Rapport R. Benzine, C. Mayeur-Jaouen, M. Philip-Gay de 2017). L’apport spécifique de son étude, largement consacrée aux contenus et aux analyses curriculaires, est de montrer ce qui finalement n’a jamais vraiment abouti à ce jour en France, malgré l’existence de ces nombreux rapports depuis plus de 25 ans, c’est-à-dire une large diffusion de l’islamologie universitaire en général et en particulier auprès des responsables religieux musulmans qui exercent en France. Or, une formation « laïque » et académique des imams en France ne peut s’envisager qu’avec le développement ou le renforcement de partenariats, afin de conduire le public confessant vers les formations académiques complémentaires. D’où la conclusion de Cédric Baylocq en forme de préconisation ou de voeu : favoriser l’émergence de personnalités capables de faire un pont entre le monde de la recherche et le monde confessant. Il rappelle d’ailleurs que dans l’histoire française des sciences religieuses, c’est bien l’existence de ces passeurs, dans le christianisme comme dans le judaïsme, qui joua un rôle décisif.

Leni Franken traite de la formation des imams en Belgique, un pays qui reconnaît officiellement depuis 1974 six cultes (anglican, orthodoxe, protestant, catholique, musulman, juif) et une « vision du monde » (humanisme séculier). La possibilité de suivre un enseignement de religion islamique à l’école publique pose la question de la formation des professeurs de religion islamique, certaines régions comme celle de Bruxelles enregistrant un nombre de demandes importantes du point de vue des familles. Le système de reconnaissance « top/down » connaît une crise de fiabilité notamment via l’EMB (exécutif des musulmans de Belgique) et il n’y a pas de système public de formation des cadres et professeurs religieux musulmans au niveau fédéral. Leni Franken émet l’hypothèse audacieuse que l’on pourrait considérer l’islam en Belgique comme un « sport ». Le modèle sportif belge n’est en effet pas fédéral mais bien local, provincial. Cela pourrait peut-être remédier à la difficulté d’une reconnaissance globale de l’islam, compte tenu de sa diversité et des liens qui restent étroits avec les pays d’origine. Un système de reconnaissance – et donc, notamment, de financement public – de la formation des cadres religieux musulmans pourrait ainsi suivre une modalité ascendante « bottom/up ».

Andrea Rota aborde la question de la formation des cadres religieux musulmans en Suisse, en évoquant des initiatives originales qui ont vu le jour ces dernières années sur le plan local, cantonal et fédéral. L’émergence de ce qui est présenté comme un « casse-tête » au tournant des années 2000 est analysé comme un « fait social total », car mobilisant de nombreuses dimensions de la vie sociale comme celles des médias, de la politique, de la formation, du droit, de l’économie et bien-sûr de la religion. Si, en 1970, les Suisses se déclaraient majoritairement catholiques ou protestants, ils ne sont plus en 2020 que 50% à être affiliés au christianisme, tandis que selon les estimations 5,4% des résidents suisses sont désormais musulmans. Dans la majorité des cantons suisses, l’Église catholique et les Églises protestantes bénéficient d’un statut de droit public. En 2009, alors que les Suisses votent l’interdiction de la construction de minarets, paraît un rapport consensuel favorable à une formation pour les imams et enseignants de l’islam. En 2015 s’est ouvert le Centre suisse islam et société (CSIS), ainsi qu’un centre inter-facultaire où des formations concernant l’islam sont mises en place. Andrea Rota montre que, si les médias véhiculent une image globalement négative de l’islam, des offres formatives innovantes sont progressivement mises en place, notamment grâce à une collaboration plus étroite entre différentes institutions publiques et des acteurs du monde musulman.

Jordi Moreras interroge, de son côté, le cas espagnol et met en évidence les difficultés à élaborer des propositions solides et convaincantes en matière de formation des cadres religieux musulmans. Il montre qu’après une période durant laquelle les affaires des communautés islamiques ont été confiées aux États d'origine, des initiatives de formation des imams sont proposées aujourd’hui par des universités espagnoles qui offrent souvent une formation portant sur le système juridique espagnol (liberté religieuse…), l'histoire de l’Espagne et la sociologie religieuse en Espagne, mais pratiquement rien en matière de théologie ou d’études islamiques. Il souligne l’absence de prise en compte des besoins formulés par les communautés islamiques elles-mêmes, d’où l’inadéquation avec l’offre de formation. Il évoque toutefois quelques initiatives académiques prometteuses s’appuyant sur des programmes conçus avec la participation des organes représentatifs des musulmans, afin de garantir la participation des étudiants issus des communautés islamiques elles-mêmes. Selon lui, la plus remarquable en matière de formation des cadres musulmans et des enseignants de la religion islamique est le diplôme de l'Université de Saragosse, intitulé : « Religion et droit dans une société démocratique : les défis de la coexistence dans un contexte pluriel ». Jordi Moreras met en évidence à travers ces initiatives le processus de transformation de l'exercice de l'autorité religieuse islamique en Espagne, la spécialisation des compétences (enseignement islamique, soins ou accompagnement religieux…) ouvrant la voie à la fragmentation du leadership et donc de l'autorité religieuse.

Sylvie Toscer-Angot s’intéresse, quant à elle, à la formation des professeurs de religion islamique et des imams en Allemagne, qui, pendant une trentaine d’années, est restée l’affaire exclusive de l’État turc — via le Diyanet et la DITIB — et d’associations islamiques en lien avec la Turquie. Le cas allemand, aux antipodes de la France, est intéressant à plus d’un titre, dans la mesure où l’enseignement religieux dans les écoles publiques y est constitutionnellement garanti. Conformément aux voeux de la classe politique allemande, soucieuse que les professeurs de religion islamique soient formés selon des critères académiques analogues à ceux des professeurs de religion catholique ou protestante — le mot d’ordre étant désormais de promouvoir un islam allemand, affranchi des influences étrangères —, sept instituts de théologie islamique ont été ouverts dans des universités publiques depuis 2011, avec une double tutelle religieuse et universitaire sur le modèle des facultés de théologie catholique et protestante. La formation en théologie islamique étant désormais assurée à l’université, un cursus de formation à l’imamat a été fondé à Osnabrück en 2021, non par les grandes fédérations islamiques conservatrices, mais par de petites associations ou fédérations islamiques indépendantes de la Turquie notamment, ouvert aux titulaires d’une licence de théologie islamique. Sylvie Toscer-Angot pose finalement la question délicate de savoir si cet institut tiendra ses promesses en termes de débouchés professionnels.