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L’idée de faire du bénévolat m’habitait depuis quelques années déjà. Ce projet m’apparaissait l’occasion de montrer, ne serait-ce qu’à moi-même, ma reconnaissance de la chance que j’ai eue jusqu’à présent au cours de ma vie en aidant autrui. C’est à la Maison solidaire[1], un organisme local de bienfaisance se préoccupant principalement de sécurité alimentaire et d’intégration sociale, que j’en suis venu à accomplir jusqu’à ce jour ce devoir que je m’étais donné. Cette communauté s’est du même coup trouvée à constituer un point d’entrée à la compréhension d’enjeux outrepassant mon désir d’aider autrui.
Les employés de banque
Ne sachant jamais, d’une semaine à l’autre, avec quels participants j’effectuerai mes quelques heures de bénévolat, je me présente à la Maison solidaire les jeudis, comme à l’habitude, pour y être à l’occasion surpris par la présence d’employés de banque. Ils sont évaluateurs et évaluatrices de dossiers de crédit, analystes, ou conseillers et conseillères financiers ; ils ont généralement dans la mi-vingtaine ; et ils viennent prêter main-forte à divers organismes comme le nôtre, le temps d’une journée, dans le cadre de la campagne annuelle de financement de Centrodon, dont la Maison reçoit annuellement une partie substantielle de son budget de fonctionnement. Car en plus de faire don d’une somme non négligeable d’argent chaque année, certaines institutions financières prêtent temporairement quelques-uns de leurs salariés aux organisations bénéficiaires pour leur donner un coup de main, avec l’accord de ces derniers bien sûr.
À l’occasion d’une pause, les employés de banque discutent entre eux. J’apprends qu’un plan de restructuration de leur institution est en voie d’être mis à exécution, avec d’inévitables conséquences sur leurs emplois. En abordant la question des rencontres individuelles prévues dès le lendemain avec leur cadre afin d’évaluer leurs rendements des deux dernières années, ils spéculent nerveusement et de façon quelque peu superstitieuse à propos des chances qu’ils ont d’être remerciés selon le moment de la journée auquel ils sont convoqués. À la fin de leurs heures prévues de participation aux activités de la Maison, ils me demandent de les prendre en photo. L’un d’entre eux dit, sur un ton croisant moquerie et résignation, que c’est bien la dernière fois qu’ils allaient être tous réunis. Leur présence, faisant écho aux grandes entreprises les employant et à leurs campagnes caritatives de levées de fonds, m’a amené à examiner la question des sources de financement de Centrodon.
Les philanthropes
Centrodon, est un imposant organisme de bienfaisance qui agit comme centre de réception de dons en argent provenant de particuliers ou d’entreprises en vue de leur redistribution à des centaines de projets et d’organismes collaborateurs. En me rendant sur le site web, je tombe rapidement sur une sous-section répertoriant les sources de dons de la dernière campagne de financement. On y trouve les campagnes de collectes de fonds menées en milieu de travail, comme celle de nos employés de banque, mais aussi un répertoire nominatif des donateurs individuels. Pour être précis, seuls les noms d’individus dont les dons s’élèvent à 1200$ ou plus sont inclus au répertoire. Pour ce qui est de ceux et celles dont le budget ne permettrait qu’un maigre don de 1000$, par exemple, la reconnaissance devra être trouvée ailleurs. Ou encore, peut-être ne s’agit-il que de faire preuve de stratégie : il serait bête de faire l’erreur de sombrer dans l’oubli en faisant par exemple don de 600$ deux années consécutives plutôt que de donner à sa démonstration d’altruisme la visibilité qu’elle mérite en ne faisant qu’un seul versement de 1200$ !
Car j’ai bien l’impression qu’il s’agit ici d’un enjeu de visibilité et de statut. Le répertoire est organisé selon un principe hiérarchique de fourchettes de sommes d’argent, auxquelles sont associés des noms distincts. Il y a au total une douzaine de titres de donateurs, regroupés en trois catégories : « Très grands donateurs », « Grands donateurs », et les plus modestes « Leaders ». En haut de la pyramide se retrouvent les « Philanthropes », qui offrent des dons d’un minimum de 500 000$, tandis que quelques titres plus bas, on retrouve notamment les « Défenseurs » faisant don de montants situés entre 75 000 et 99 000$. Si le montant du don se situe entre 50 000 et 74 999$, on ne mérite que le titre de « Protecteur ». Pour compenser leurs complexes d’infériorité philanthropique, les protecteurs de ce monde pourront toujours se rappeler qu’ils appartiennent tout de même à la catégorie des « Grands donateurs ».
Le sens du geste altruiste
Une telle classification ne manque pas de susciter certains questionnements, notamment au sujet du sens à accorder au geste du don. Mais plutôt que de se lancer dans des spéculations philosophiques alambiquées, laissons Centrodon nous éclairer quant à ses propres pratiques de collectes de fonds. En faisant partie des « Grands » et des « Très grands donateurs », on devient du même coup membre du « Cercle des grands donateurs », ce qui implique certains avantages mis de l’avant sur le site : un « cocktail reconnaissance » donné par le propriétaire d’une imposante compagnie canadienne, des activités « pour vous et votre famille » dans un organisme soutenu par Centrodon, mais aussi « du réseautage avec des gens de tous horizons… et plus encore ! ». Bien sûr, la charité est communément comprise comme un geste positivement connoté en lui-même. Mais ce qui est promu ici, c’est également l’occasion de se réunir entre hommes et femmes d’affaires fortunés, ne serait-ce que pour parler altruisme… ou développement des affaires. Il serait dommage, après tout, de gaspiller une occasion de mettre en place les conditions pour « créer la richesse » dont la redistribution éventuelle – et partielle – est le motif initial de leur rassemblement.
Le bien commun sans la réflexion collective
Le titre ostensible de « Grand donateur » m’apparaît ainsi agir à la fois comme marque de distinction face à d’autres individus aux ambitions – ou aux moyens – philanthropiques plus modestes, et en tant que marque d’appartenance à la communauté que forment les gens d’affaires aisés. L’idée d’espace public, rend au moins possible une discussion entre les différents acteurs de la société civile quant aux modalités de répartition des richesses. Or, ce qui est ici mis de l’avant prend plutôt la forme d’un principe d’expression monétaire de l’altruisme comme droit d’accès à une communauté privée, communauté mettant en oeuvre la conception de cette répartition de richesses comme soumise aux bons sentiments d’individus aisés. L’État nie maintenant progressivement son propre pouvoir de contraindre ces derniers à la redistribution par le biais de l’impôt. Comment pourrait-on, dans de telles circonstances, critiquer ceux qui font don d’une part de leur fortune plutôt que de la garder ? Cette situation, qui a toutes les apparences d’un faux dilemme entre la croissance des inégalités et l’action philanthropique salvatrice, semble en effet contraindre à cadrer le jugement d’une façon particulière. Inviter à la réflexion quant aux conditions socioéconomiques de création et de maintien de la pauvreté ne semble pas être une possibilité envisageable, laissant de cette façon intacte la légitimité de la philanthropie comme mécanisme de redistribution de la richesse.
Pourtant, d’un simple point de vue logique, il est aisé de comprendre que c’est l’accroissement des inégalités qui permet la philanthropie. Toute redistribution caritative nécessite une période préalable d’accumulation importante de fonds. Il faut d’abord avoir permis que d’importantes fortunes se constituent, à coup de flexibilisation et de précarisation des emplois de salariés, à coup d’« optimisation fiscale » et de dérégulation des marchés, pour que certains parmi un lot d’entrepreneurs aisés daignent redonner une part de « la richesse qu’ils ont créée ». Il n’est pas anodin par ailleurs que dans le répertoire de Centrodon, le titre de philanthrope soit réservé aux individus ayant fait don des sommes les plus élevées. L’authentique philanthrope est la personne qui peut se permettre, si et seulement si elle en ressent le désir, de se départir d’un demi-million de dollars ou plus sans risquer de faire l’expérience de la pauvreté ou même de se rapprocher de la classe moyenne, grâce au capital financier qu’elle a pu accumuler.
* * *
Je repense maintenant à l’instabilité d’emploi vécue par ces employés bénévoles de banque. Les mises à pied étaient manifestement inévitables, mais leurs employeurs semblent manifestement être des gens se souciant des moins nantis, comme en atteste leur générosité philanthropique. Si jamais une de ces personnes licenciées se retrouvait dans une situation économiquement précaire, elle pourrait assurément apprécier pareille magnanimité en tant que bénéficiaire des services de sécurité alimentaire financés par ceux-ci.
Appendices
Note
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[1]
Tous les noms d’organismes utilisés dans ce texte sont fictifs. Toute ressemblance avec des noms d’organisations réellement existantes est fortuite.