Feuilleton

Une dévotion ordinaire[Record]

  • Alexandre Legault

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  • Alexandre Legault
    Université de Montréal

Porté par un nouvel intérêt sur la religion et la matérialité, je suis retourné rendre visite à Cécile, une femme de 76 ans dont j’avais déjà tracé le parcours de vie à l’hiver de 2015 pour une petite enquête sociologique sur le vieillissement. De manière inattendue, j’avais été interpelé par son attitude ambivalente envers la religion, et six mois plus tard, je comptais saisir cette tension à travers l’observation et la prise de photographie, à son domicile, d’objets de la transcendance. En effet, je me suis questionné plus généralement sur le rapport qu’entretenaient les gens avec les artéfacts susceptibles de les accompagner dans les transcendances quotidiennes. À l’instar des premières rencontres, Chanel, une amie de longue date, m’accompagnait voir Cécile. Comme elle est sa petite-fille, les entretiens sur fond de retrouvailles familiales ont apporté une dose opportune de spontanéité et de franc-parler, allégeant ainsi les interactions. « En général, je m’intéresse aux objets ayant une signification particulière, une valeur sentimentale, ou bien rattachés à un souvenir », ai-je expliqué à Cécile. Je lui ai d’abord demandé si elle détenait des objets de ce genre qui, par exemple, lui rappelleraient sa mère. Elle m’a envoyé chercher sur sa table de chevet un cadre qu’elle avait commencé à exposer depuis trois ou quatre mois. Sur le portrait en buste, la mère s’y révélait jeune et élégante, un collier de perles au cou, l’air aimable. Cécile n’était pas adepte des vieilles photographies : « J’aime pas ça les photos. J’trouve ça plate moi regarder les gens que ça fait 40 ans qui sont décédés, au temps qui étaient jeunes… Tu changes, là ! ». Elle préférait, disait-elle, se souvenir de ses proches par la simple « pensée »… Par un heureux imprévu, Benoit, le neveu de Cécile d’une cinquantaine d’années, était en notre compagnie ce jour-là. Sans le lui avoir demandé, celui-ci m’a confié qu’il affichait un nombre impressionnant de portraits d’ancêtres sur les murs de sa maison. J’ai appris que lorsque Benoit traverse la cuisine, il prend le temps de saluer ses parents : « J’regarde la photo, pis j’parle à ma mère ». Il a aussi une boite dans sa chambre dans laquelle il a rassemblé les cendres de son père et de sa mère : « Moi, j’les ai mis ensemble. » Ainsi, avant de se mettre au lit, Benoit leur souhaite une bonne nuit, et au réveil, une bonne journée ! « Vous autres », a répondu Cécile à Benoit, « vous êtes très croyants. Moi, j’crois à rien. » Mais Cécile, qui ne croyait à rien, rassemblait aussi des objets se rapportant à de proches défunts. Ainsi, dans sa chambre, le portrait de sa mère était réuni auprès d’une lampe de chevet qu’avait possédée son père. En face du lit, une étagère arborait les photographies de ses deux soeurs, aujourd’hui décédées. Juste au-dessus était assise une poupée de porcelaine vieille d’une centaine d’années : elle avait appartenu à l’arrière-grand-mère de Chanel. Cécile et son mari Claude avaient une quarantaine d’albums photo, qu’ils avaient soigneusement rangés dans l’armoire de la bibliothèque du salon. De ce que j’ai pu en observer, la valeur que les gens accordent à ces clichés par milliers est souvent ambiguë. En raison de leur grand nombre, ils nous apparaissent en tant que pure trivialité. « J’ai des photos partout », répétait Cécile. « J’ai des diapositives, j’ai des films, j’ai toutes sortes de choses. » L’emploi du mot « tragique » serait démesuré pour qualifier une situation dans laquelle seraient perdus à jamais ces souvenirs sous forme documentés. Malgré tout, et ne serait-ce …