Article body
« Tout motif que vous placerez ainsi dans votre cabinet des curiosités me causera la plus grande joie. » Voilà ce qu’écrit Walter Benjamin en 1926 (cité dans Kracauer 2013 [1964/1926] : 9) au critique de cinéma, sociologue et journaliste Siegfried Kracauer (1889-1966) à propos des courts textes, des feuilletons, qu’il publie dans les pages de la Frankfurter Zeitung au cours des années 1920.
Le feuilleton ? Oui, le lieu et la forme. Comme rubrique d’un quotidien ou magazine, il est, dans ses années glorieuses, le lieu privilégié de publication de reportages, d’essais sociologiques, de romans à épisodes, de correspondances, de récits de voyages, de critiques de film et de recensions de livres, d’expositions, de conférences. Né au XIXe siècle, le feuilleton se développe en Europe centrale dans un contexte d’effervescence journalistique. À cette époque déjà, une tension existe entre le reportage ou le feuilleton littéraire et le feuilleton factuel, entre — dans les mots de Benno Reifenberg — des choses esthétiques et des faits, des conditions (voir Bussiek 2011: 171) [1]. Pour Reifenberg et Kracauer, le feuilleton est proche des faits, du quotidien ; il emprunte aussi à des questionnements sociologiques et des procédés littéraires.
Forme courte, empirique, le feuilleton a pour quête l’observation de « ce qui émerge ». Si ses motifs sont variés, il a dans l’Allemagne et l’Europe centrale du premier tiers du XXe siècle, ses thèmes de prédilection : les rues et places commerçantes, la culture populaire, les procès. Les auteurs du feuilleton construisent leur objet « dans le matériau » (Agard 2008 : 13) en observant ses facettes sous différents angles, une des caractéristiques de ce qu’on appelle plus souvent l’essai en français (Adorno 1984 [1958]). Divertissant et sans formalisme, le feuilleton donne la place à l’observation et à un mode de réflexion particulier : la critique passe souvent par l’ironie et les références théoriques sont des clins d’oeil aux lecteurs.
Le feuilleton nous rappelle le punctum de certaines photographies dont parle Roland Barthes, ce détail qui détonne, qui donne à réfléchir, « […] ce quelque chose qui (…) fait tilt » (1980 : 81). Les feuilletons sont autant de « tableaux » (Benjamin, idem) qui, prenant la forme du reportage, de l’essai littéraire ou sociologique, montrent la portée du petit et qui, une fois lu, entraînent le lecteur dans un monde renouvelé. À s’intéresser aux phénomènes de surface, le feuilleton fait craquer le vernis des choses ordinaires pour en révéler les soubassements. Il révèle les courants profonds qui les transcendent et met aussi au jour des phénomènes plus larges.
Et ce dossier d’« Eurostudia » ? Les auteurs qui y ont contribué sont sociologues ; ils sortent le feuilleton des pages culturelles des journaux de Berlin, Francfort, Vienne, Prague et Varsovie pour l’écouter au présent, dans une revue en accès libre qui, par la latitude dont elle jouit, lui ouvre un espace dans ses pages. Aux côtés des articles de revues scientifiques, le feuilleton contribue à leurs yeux, par son modèle et la forme qui lui est propre, à une sociologie empirique et attentive à l’écriture. Pour ces auteurs et les responsables du dossier, l’intérêt du feuilleton réside principalement dans sa forme sociologique, dans la curiosité dont il se nourrit et l’effet d’estrangement qu’il produit, ainsi que dans son écriture particulière.
Ouvrez le cabinet d’Eurostudia et vous y découvrirez de courts textes qui renouent avec la tradition que Kracauer a contribué à réinventer. Les textes ici réunis s’inspirent du feuilleton et, si leurs motifs se distinguent (ils traitent d’objets aussi divers que de bibelots, d’une robe, des salons de coiffures, des clubs techno ou d’une banque alimentaire), ils partagent tous un intérêt pour la vie quotidienne, pour sa matérialité et ses lieux. Ces textes sont écrits au « je », le « je » de la personne de l’auteur ou encore d’un objet à qui l’auteur donne vie l’espace de quelques pages. C’est ce « je » qui voit la réalité et trace les contour d’une intrigue dans des paramètres différents des discours communs. Les feuilletons du présent dossier sondent, à travers les objets dont ils s’emparent, le sort et le destin d’individus, de groupes de personnes et des objets eux-mêmes.
Le cabinet d’Eurostudia offre un espace pour la sociologie, une forme et une écriture. En dérogeant des manières convenues d’interagir avec les matériaux et les idées, cet espace libère ; il permet un type particulier d’interprétation du monde et contribue à renouveler la sociologie par la place qu’y occupent l’observation des lieux et du « concret ».
« Je l’ai lu hier et j’y ai repensé plusieurs fois pendant la journée. Je vois son objet partout ». Oui, voilà l’« effet feuilleton » sur le lecteur : il fait voir et donne à penser.
Bonne lecture !
Appendices
Note
-
[1]
De 1924 à 1930, Benno Reifenberg est responsable de la section feuilleton à la Frankfurter Zeitung.
Bibliographie
- Adorno, T. W. (1984 [1958]). « L’essai comme forme », Notes sur la littérature. Paris : Flammarion, pp. 5-29.
- Agard, O. (2008). « Avant-propos. Siegfried Kracauer, phénoménologue de la crise moderne », L’ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne. Paris : La Découverte.
- Barthes, R. (1980). Chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Seuil.
- Bussiek, D. (2011). Benno Reifenberg 1892-1970. Eine Biographie. Göttingen : Wallstein.
- Kracauer, S. (2013 [1964]). Rues de Berlin et d’ailleurs. Paris : Les Belles Lettres.
- Kracauer, S. (2014 [1995/1966]). History. The Last Things Before the Last. Princeton : Markus Wiener Publishers.