Environnements polluésPaysages non-intentionnels de la modernité[Record]

  • Leonardo Ordóñez Díaz

…more information

  • Leonardo Ordóñez Díaz
    Université de Montréal

Nous appartenons à une civilisation qui valorise l’hygiène, qui privilégie le nettoyage. Chaque minute nous écoutons des conseils sur l’importance d’être propre et voyons des annonces de produits censés assurer que nos maisons restent libres d’impuretés, que nos corps demeurent sains et saufs face aux menaces omniprésentes de la pollution et ne soient pas polluants pour l’environnement social (ce qui explique, par exemple, l’importance accordée à la suppression de l’odeur de la sueur ou de la mauvaise haleine). S’il y a une chose que l’on considère dérangeante ou franchement dégoûtante presque à l’unanimité (tout au moins dans les grandes agglomérations urbaines), c’est la saleté. Les citadins éprouvent toujours la peur de la contagion, de l’exposition aux mauvaises odeurs, aux ambiances souillées, à la circulation silencieuse des virus et des bactéries. Cependant, l’histoire de l’humanité n’a jamais connu une civilisation capable de produire autant de déchets que la nôtre. Sans contredit, et puisqu’aucun groupe humain ne peut échapper aux exigences du métabolisme, toutes les cultures et toutes les sociétés ont produit des déchets, mais seul le capitalisme industriel les a produits et les a distribués à l’échelle globale. La société de consommation a bel et bien montré sa capacité de métamorphoser des paysages entiers en vastes décharges, en dépotoirs écoeurants, en étonnants amoncellements d’immondices. Comment expliquer cette curieuse coexistence de l’amour de la propreté et de la production massive de déchets ? Pouvons-nous parler ici formellement d’un paradoxe ou est-ce qu’il existe peut-être un lien insoupçonné entre la quête d’une ambiance domestique immaculée et la prolifération d’ordures un peu partout dans le monde ? Notre hypothèse de départ est la suivante : si dans un paysage donné l’on spécifie un dedans et un dehors, et que l’on peut assurer la propreté à l’intérieur en expulsant tout simplement les déchets à l’extérieur, hors de notre champ de vision, au-delà de la portée de nos sens, on ne s’occupera plus de ce sujet, encore que ce soit temporairement. D’une certaine façon, la pollution et la saleté n’existent pas quand elles restent dûment cachées. Il s’agirait donc d’entretenir un espace propre et dégagé aux fins de la vie sociale et de l’existence quotidienne, même si ces tâches d’entretien signifient qu’un excédent de résidus devra être déposé dans quelque lieu plus ou moins lointain, où il ne sera plus une source de risque, de désagrément ou d’embarras. On pourrait sans nul doute repérer dans l’histoire des civilisations différentes manières de faire un découpage de ce genre. Cependant, en ce qui concerne la modernité occidentale il y a une conception qui a joué un rôle clé dans la spécification d’un dedans et un dehors. À cette époque, l’environnement et la société ont été conçus comme deux régions plus ou moins scindées. L’avancement des sciences depuis Bacon et Descartes a été fondé sur l’objectivation de la nature, c’est-à-dire sur l’idée selon laquelle il existe un monde objectif régi par des lois naturelles et opposé au caractère conventionnel de la vie sociale. Cette idée a préparé le terrain pour l’utilisation instrumentale de la nature par le truchement du dispositif technoscientifique associé à l’essor du capitalisme industriel. D’un côté, les écosystèmes, les matières premières, le climat ; de l’autre, les groupes humains, la propriété privée, les techniques, l’histoire. Ceci explique que l’on peut être propre et sale à la fois : propre dans le monde social de la propriété privée, sale dans l’extériorité d’un entourage naturel qui n’appartient vraiment à personne (même s’il existe aussi un processus graduel de privatisation en vertu duquel certains endroits dits naturels sont l’objet de diverses formes d’appropriation). Le problème est que cette stratégie …

Appendices