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Interroger la fiction ou le roman policier, c’est aussi, c’est peut-être avant tout interroger une société à un moment de son histoire. Donc, point de roman policier sans sociologie ou même ethnographie. Mais aussi, donc, point de roman policier sans histoire, passée ou contemporaine, sans culture, sans politique[2].

En formulant le propos qui précède, Maryse Petit et Gilles Ménégaldo prennent résolument le contrepied de l’idée selon laquelle la « fiction policière », comme ils choisissent de la désigner, serait réductible à un jeu intellectuel entre un auteur et ses lecteurs, reposant sur une structure narrative aux rouages bien huilés, aux intrigues stéréotypées et aux personnages sans réelle consistance[3]. Le Londres de Sherlock Holmes, en effet, est historiquement situé, tout comme le sont les rapports sociaux évoqués au fil des aventures du célèbre détective ; le roman noir, dès son émergence aux États-Unis dans les années 1940, s’intéresse aux problématiques sociales et politiques de son temps en mettant ses personnages d’enquêteurs aux prises avec un monde urbain corrompu ; le roman à suspense[4], dont Mary Higgins Clark et Stephen King sont parmi les représentants les plus connus, évoque pour sa part la question des rapports de domination genrée en mettant en scène, de manière récurrente, des personnages de prédateurs sexuels masculins.

Les contributions rassemblées par Maryse Petit et Gilles Ménégaldo, dans le volume cité et dans un autre plus récent[5], témoignent de l’importance accordée par les auteurs et autrices de fictions policières contemporaines au contexte social, politique et culturel dans lequel évoluent leurs personnages, dotés d’un passé individuel qui rejoint parfois les événements de l’histoire collective[6]. La narration policière, parce qu’elle déploie une logique d’enquête ou de traque des criminels, se prête en effet à la recherche des traces d’un passé enfoui et invite à s’interroger sur les non-dits de l’histoire. De ce point de vue, elle offre un éventail de possibles heuristiques extrêmement ouvert, dont je me propose d’étudier une combinaison bien particulière dans deux romans contemporains : Sur les ossements des morts d’Olga Tokarczuk[7], publié en 2009 et traduit en français en 2012, et Anima de Wajdi Mouawad[8], publié en 2012 puis dans une édition révisée en 2015.

Ces deux romans ont en commun de recourir aux codes de la fiction policière pour narrer l’histoire d’une vengeance dans laquelle le monde animal tient un rôle de premier plan. Dans Sur les ossements des morts, Olga Tokarczuk donne la parole à Janina Duszejko, une femme d’une soixantaine d’années qui vit dans un hameau de montagne isolé en bordure de la Tchéquie. Fervente défenseuse des animaux et de la nature, la narratrice relate, non sans quelques ellipses, les morts successives d’un braconnier et de quatre représentants locaux de l’autorité, tous passionnés de chasse, en expliquant qu’ils ont été victimes de la vengeance des animaux. Il s’avère, à la fin du récit, que les quatre derniers ont été assassinés par la narratrice ; le roman se clôt sur sa fuite et sur son exil dans le nord de la Pologne, grâce à l’aide que lui apportent ses voisins et amis. Dans Anima, Wajdi Mouawad décrit le parcours d’un homme, Wahhch Debch, dont la femme a été brutalement assassinée et violée juste avant le début du récit et qui se met en quête du meurtrier à travers le Canada et les États-Unis. La traque est relatée depuis le point de vue des animaux qui croisent la route de Wahhch Debch, jusqu’au moment où ce dernier tue Welson Wolf Rooney, le meurtrier de sa femme, dans un acte d’auto-défense. Le récit, désormais pris en charge par un chien baptisé Mason-Dixon Line, accompagne ensuite l’enquête de Wahhch Debch sur son propre passé : rescapé du massacre des camps palestiniens de Sabra et de Chatila à Beyrouth en septembre 1982, Wahhch découvre que son père adoptif n’est autre que le meurtrier de toute sa famille. La dernière partie du roman, narrée par le coroner chargé du dossier de l’épouse de Wahhch, relate la mise à mort du père meurtrier, dépecé vivant par des oiseaux charognards. Le récit se conclut avec le départ de Wahhch Debch pour le nord du continent américain, en compagnie de Mason-Dixon Line et d’une jeune fille, Winona, « petite fée aux ailes brisées[9] » rencontrée dans l’enfer d’un combat de chiens.

En impliquant des animaux dans le détail de l’enquête, dans le mobile des meurtres et jusque dans la narration, même s’il s’avère à la fin d’Anima que Wahhch Debch est le véritable auteur des trois premières parties du roman, Olga Tokarczuk et Wajdi Mouawad donnent tout son sens à l’analyse du « paradigme de l’indice » menée par l’historien Carlo Ginzburg dans l’article fondateur de cette notion[10]. Observant le développement conjoint, entre 1870 et 1880 en Europe, du recours à la sémiotique en histoire de l’art (Morelli), dans les enquêtes de Sherlock Holmes (Conan Doyle) et en médecine (Freud), Carlo Ginzburg y voit l’avènement d’un paradigme de l’indice en sciences humaines, dont il fait remonter les origines à l’expérience du chasseur pistant un animal à la trace :

Il se peut que l’idée même de narration […] ait vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de l’expérience du déchiffrement des traces. […] « Déchiffrer » ou « lire » les traces des animaux sont des métaphores. On est cependant tenté de les prendre à la lettre, comme la condensation verbale d’un processus historique qui a conduit, dans un laps de temps peut-être très long, à l’invention de l’écriture[11].

L’hypothèse de Carlo Ginzburg a été reprise par Anne Simon dans un ouvrage récent consacré à la « zoopoétique », c’est-à-dire à une approche littéraire des textes qui analyse la façon dont la présence animale agit sur la narration, dans une perspective qui entend redonner leur place aux animaux dans le langage et dans la littérature[12]. À la suite de ces travaux, j’aimerais proposer une analyse des romans d’Olga Tokarczuk et de Wajdi Mouawad qui tentera de rendre compte des effets littéraires et des enjeux éthiques de la rencontre entre narration policière et présence animale dans le récit.

La fiction policière repose sur une logique narrative qui rappelle la pratique cynégétique du déchiffrement des traces. De ce fait, elle apparaît comme le lieu littéraire par excellence de stratégies narratives incitant les lecteurs et les lectrices à déplacer leur regard en direction du monde animal. Après avoir analysé la façon dont les deux romans à l’étude entrelacent la présence animale avec les codes de la fiction policière, je détaillerai les enjeux éthiques et politiques de ce retour aux sources de la narration, porteur d’une condamnation des violences intra- et inter-espèces et d’un appel à envisager le monde dans sa totalité, à la manière du « tendre narrateur[13] » esquissé et promu par Olga Tokarczuk dans son discours de réception du prix Nobel de littérature.

Une présence animale au coeur de l’enquête humaine

Les deux romans étudiés s’ouvrent sur la découverte du cadavre d’un être humain, au sein d’un récit qui accorde une place importante au regard animal. Dans Anima, le corps mutilé de Léonie, l’épouse de Wahhch, est décrit par le chat de la maison au moment où son maître entre dans la pièce. Dans Sur les ossements des morts, la narratrice remarque la présence de deux biches à l’extérieur de la maison de Grand Pied, un braconnier qui vient de mourir étranglé par un os : « De leur regard impassible, elles nous suivirent jusqu’à la porte. J’en ai eu des frissons[14]. » Dans la mesure où Grand Pied était en train de dévorer de la viande de biche, la narratrice en vient rapidement à la conclusion qu’il s’agit là d’une forme de vengeance animale, la première de la série de morts qui s’ensuivent dans le roman. Dans Anima, d’autres animaux sont témoins des différentes phases de l’enquête : un poisson observe l’entrevue entre Wahhch Debch et le coroner ; un second chat découvre avec Wahhch la seconde victime, mourante, du meurtrier de Léonie ; un renardeau assiste au combat entre les deux hommes et à la mort de Welson Wolf Rooney.

Les animaux constituent également, dans les deux romans, une arme au service de la vengeance des personnages. Dans Sur les ossements des morts, la narratrice utilise le sac en plastique dans lequel elle avait emporté la tête de la biche tuée par Grand Pied, qu’elle avait ensuite vidé, rempli d’eau et suspendu à une branche d’arbre dans le froid de l’hiver, pour assassiner sa première victime, le Commandant de la police locale ; elle conserve par la suite ce marteau improvisé dans une glacière et s’en sert pour éliminer Glaviot, le propriétaire de la ferme aux renards, et le Président, ancien député local et membre de l’association des chasseurs. Dans Anima, le père adoptif de Wahhch Debch, meurtrier de sa famille d’origine, est mis à mort par une nuée d’oiseaux charognards après avoir été ligoté et abandonné par Wahhch sur un plateau rocheux du Nouveau-Mexique.

Éléments inséparables de l’acte criminel comme de l’enquête – dans Sur les ossements des morts, la narratrice envoie à la police de nombreux courriers accusant les biches du meurtre des membres de l’association des chasseurs –, les animaux sont en outre profondément liés aux figures de meurtriers présentes dans les deux romans. Dans Anima, le personnage de Welson Wolf Rooney porte son animalité dans son nom (« Wolf », son deuxième prénom, signifie « loup » en anglais) et sur son corps, entièrement couvert de tatouages représentant des oiseaux, des fauves, des chauves-souris ou encore des insectes. Si son comportement criminel est celui d’un « termite[15] » qui poignarde ses victimes avant de les violer dans la blessure ouverte, si l’aura qui l’entoure est celle d’un prédateur[16], Welson Wolf Rooney n’entretient en revanche aucune forme de complicité avec le monde animal, comme en témoigne le récit attribué à la chatte qui l’observe :

Je me suis caressée à sa jambe, là où scarabées, libellules et cafards s’entrelacent pour amorcer leur escalade vers le sommet de la cuisse. Il m’a repoussée du pied. Ma tête a heurté une chaise. Je me suis relevée pour fuir vers le mur opposé et me suis cachée entre deux portants de bois[17].

Welson Wolf Rooney est un meurtrier que sa violence même coupe du monde animal, car il est incapable d’être autre chose que violent. À l’inverse, le personnage de Wahhch Debch entre en profonde résonance avec les animaux qui le côtoient. Enfant, il a été enterré vivant au milieu de cadavres de chevaux pendant le massacre de Sabra et Chatila. Le souvenir de cette expérience traumatique ressurgit en lui au moment où il découvre le corps mutilé de Léonie ; la narration y revient régulièrement par la suite, notamment dans l’extrait suivant :

Il s’est accroupi, il m’a regardé, je l’ai regardé, j’ai couiné, il a tendu sa main en ma direction et a dit Moi aussi ! Moi aussi ! sous terre, sous terre, et seul ! Et il a éclaté en sanglots. Bouleversé par son amitié, par sa profonde affection, gratuite et généreuse, je n’ai rien pu lui offrir en retour. Comment être à la hauteur d’un tel don qui me faisait entrevoir ce que le geste de tendre une main vers celle de son semblable a de sublime[18] ?

L’expérience traumatique de Wahhch Debch est intimement liée à l’élan qui le pousse à remarquer les animaux qui l’entourent et à tenter de communiquer avec eux, comme il le fait avec le rat auquel il donne la parole dans ce passage. Son comportement vis-à-vis du monde animal contraste avec le nom qu’il porte, qui n’est en réalité pas son véritable nom mais celui que lui a donné son père adoptif, Maroun El Debch, à partir de son propre surnom au sein de la milice maronite chrétienne dont il faisait partie au Liban. « Wahhch Debch » signifie, en arabe, « monstre brutal » ; mais le mot « wahhch » peut aussi vouloir dire « sauvage » : le zèbre se dit ainsi « âne sauvage », « al-wahhchi[19] ». Tout comme dans le cas de Welson Wolf Rooney, la violence sauvage est donc présente dans le surnom de Maroun El Debch et dans son comportement, mais pas dans celui de son fils adoptif, dont ce n’est ni le véritable nom ni la véritable identité.

Dans Sur les ossements des morts, la narratrice et meurtrière, Janina Duszejko, entretient des rapports amicaux et même familiaux avec les animaux qui l’entourent. À propos d’un renard qu’elle aperçoit de temps en temps, elle dit ainsi : « Je le regardais comme on regarde un vieil ami[20]. » Surtout, elle avait auparavant deux chiennes qu’elle appelait ses « Petites Filles » : c’est pour venger leur mort, tout particulièrement, qu’elle devient « l’instrument[21] » de la vengeance des animaux.

Les codes du roman à énigme sont ainsi systématiquement associés au monde animal : mobile, arme et circonstances du meurtre, étapes de l’enquête[22], identité du meurtrier. À ces choix narratifs s’ajoutent des éléments empruntés, pour leur part, à l’univers violent du roman noir. Certes, les crimes détaillés au fil du récit se produisent aux marges de la société (les camps palestiniens de Sabra et de Chatila, le désert du Nouveau-Mexique, la frontière entre la Pologne et la Tchéquie) et sont associés à des figures elles-mêmes marginales (un personnage d’Amérindien flottant entre deux mondes, une femme vieillissante passionnée d’astrologie et allergique au soleil). Ces crimes commis contre des êtres humains révèlent toutefois l’existence, dans une perspective zoopoétique, d’une violence banale, acceptée et passée sous silence : celle qui s’exerce, au quotidien, contre le monde animal. Diamétralement opposé à l’univers urbain du roman noir, auquel il emprunte toutefois ses scènes nocturnes, le décor des deux romans se prête ainsi à la mise en scène d’un monde sans pitié à l’égard des animaux.

Dans Sur les ossements des morts, la narratrice mène ses propres enquêtes. Chaque animal tué par les hommes est en effet à ses yeux la victime d’un crime, autour duquel gravitent des témoins, des preuves et, bien entendu, des coupables. Au cours d’une de ses rondes dans le hameau, elle découvre ainsi le corps sans vie d’un jeune sanglier : « Nombre d’animaux étaient passés par là. Ils étaient venus voir de leurs propres yeux le meurtre perpétré sur un des leurs et pour se recueillir[23]. » La nuit de la découverte du cadavre de Grand Pied, elle trouve également la preuve qui lui manquait pour accuser les chasseurs du meurtre de ses chiennes :

Sur la photographie, on voyait tout en détail. Quelle meilleure preuve du crime pouvait-on imaginer ? Elle représentait des hommes en uniforme, tous en rang ; devant eux, dans l’herbe, gisaient des cadavres d’animaux soigneusement alignés […]. En bas de la photo, on voyait trois chiens morts, étalés sur le sol, tel un trophée. Il y en avait un que je ne connaissais pas. Les deux autres, c’étaient mes Petites Filles[24].

Le désintérêt de la police locale pour ces crimes a depuis longtemps convaincu la narratrice de la corruption profonde des institutions juridiques humaines : il ne lui reste plus, dès lors, qu’à se faire elle-même procureur, juge et bourreau, puisque les animaux « ne disposent d’aucune voix au Parlement[25]. »

Dans Anima, le personnage de Wahhch Debch croise la route de plusieurs bétaillères en chemin vers l’abattoir. Une nuit, alors que son compagnon de route du protagoniste vient d’éliminer deux policiers, la parole est donnée à un cochon enfermé dans un camion :

Nous roulerons toute la nuit, nous verrons le jour se lever, ce sera notre dernier soleil. Il n’aura pas achevé sa course que nous serons, tout un chacun ici, cochons et truies, jetés sans ménagement aux orties des terreurs[26].

La resémantisation de la locution figée « jeter quelque chose aux orties », par l’ajout d’un complément du nom inattendu, concentre efficacement les enjeux de la situation : l’abattage des porcs est à la fois un impensé, une étape vite oubliée du processus de production de viande dans le cadre d’une société de consommation, et un acte d’une effroyable violence à l’égard des animaux, traités comme de simples objets avant même leur mise à mort.

Les deux oeuvres étudiées intègrent ainsi le monde animal à la construction d’une fiction policière qui emprunte tant au schéma narratif du roman à énigme qu’à l’univers violent du roman noir. L’effet produit dépasse toutefois le simple jeu littéraire. La mort initiale d’un être humain et l’enquête policière qui s’ensuit conduisent en effet, au fil de narrations animales dans Anima et de la lecture des traces laissées par les animaux dans Sur les ossements des morts, au dévoilement de crimes passés sous silence, contre les animaux et contre les humains, semblables en cela aux deux faces d’une même pièce de monnaie.

De l’enquête au procès des violences humaines : histoire, mythes et conscience du monde

Dans l’introduction d’un volume collectif consacré au roman de Wajdi Mouawad[27], Claire Badiou-Monferran propose de voir, dans le recours à une narration animale, un dispositif métaphorique permettant de mettre en abyme la quête de vérités individuelles et collectives enfouies dans le passé, sur le modèle de l’analogie proposée par Carlo Ginzburg entre la lecture (traque du sens) et la chasse (traque des signes qui conduiront jusqu’à la proie convoitée). Il me semble toutefois que cette présence animale peut être envisagée comme pleinement signifiante en elle-même, et qu’une telle approche confère une portée supplémentaire au processus mémoriel mis en récit dans le roman.

Le parcours du personnage de Wahhch Debch entraîne la mise en relation, dans le cadre de sa double quête du meurtrier de sa femme et de la vérité sur son passé, de deux événements historiques connus, documentés, mais qui n’avaient toujours pas fait l’objet d’un procès officiel au moment de la publication d’Anima[28] : le massacre perpétré par un groupe de miliciens libanais maronites chrétiens dans les camps palestiniens de Sabra et de Chatila en septembre 1982, d’une part, et le rapt d’enfants amérindiens dans le cadre de la Loi d’intégration canadienne entre la fin du xixe siècle et les années 1970, d’autre part. Or, l’évocation de ces deux crimes se fait selon des modalités qui associent souffrances humaines et animales. À l’âge de quatre ans, Wahhch a été enterré vivant avec des chevaux par les miliciens. Dans la bétaillère qui les transporte à travers la frontière du Canada et des États-Unis, Wahhch se souvient et tente de soulager les souffrances de la jument enfermée à ses côtés :

Laisse-moi prier pour toi puisque tu es sans cesse dans ton silence. Laisse-moi prier puisqu’il y a longtemps, lorsque nous avons été enterrés vivants, je n’avais rien su dire ni rien su faire pour consoler tes semblables. Eux sont morts et m’ont sauvé. J’ai survécu à l’hécatombe[29].

La scène traumatique de l’enfance, associée à un massacre humain, trouve ici son pendant animal : la bétaillère étouffante et obscure dans laquelle ils sont enfermés évoque ainsi une fosse mortuaire dont Wahhch sortira à nouveau vivant, mais pas la jument. De son côté, l’évocation des conséquences dramatiques de la Loi d’intégration canadienne intervient alors que Wahhch vient d’amener une grue blessée dans un refuge animalier de la réserve des Ojibwés, au Canada. Racontant comment elle a été retirée à sa mère pour être placée dans une famille en-dehors de la réserve alors qu’elle n’avait pas dix ans, Shelly, la responsable du refuge, recourt à une métaphore animale pour évoquer la colère qu’elle ressent face au vol de son identité au nom de l’assimilation canadienne : « La honte est partie d’un seul coup, et la colère de tous les enfants de mon âge qui ont vu un jour une voiture s’arrêter devant la porte de leur maison s’est levée sur ses pattes arrière[30]. » Contrairement à Argos, le chien d’Ulysse qui attend pendant vingt ans le retour de son maître sur un tas de fumier et meurt à l’instant où ce dernier le reconnaît, Shelly est parvenue à « quitter le tas de neige[31] » qui la hantait depuis le jour du rapt : la métaphore animale est ici mise au service d’un rapprochement intertextuel qui matérialise, en retour, la souffrance du chien derrière sa construction littéraire en symbole de fidélité.

Dans Sur les ossements des morts, le crime historique qui plane sur le récit est celui de l’extermination des Juifs dans le camp d’Auschwitz, situé sur le territoire polonais. Le nom apparaît dans le récit, et son ombre plane sur la tirade, proche d’une plaidoirie, que prononce la narratrice alors qu’elle se trouve dans les bureaux du poste de police, tirade dans laquelle elle condamne le meurtre systématique et indifférent des animaux :

Le meurtre est devenu une banalité, c’est une activité quotidienne. Et nous la pratiquons tous. Voilà à quoi le monde aurait ressemblé si les camps de concentration étaient devenus la norme. Personne n’y aurait rien vu de mal[32].

L’analogie que fait la narratrice entre le silence qui entourait la réalité des camps de concentration nazis et la banalisation de la mort animale soulève une problématique mémorielle douloureuse et appelle, dans le même temps, à prendre conscience d’une réalité actuelle. La ferme de Glaviot, dans laquelle sont enfermés des renards blancs destinés à l’abattoir, est d’ailleurs évoquée en des termes qui rappellent l’agencement d’un camp de concentration : « [U]n terrain clôturé par un haut grillage, avec des baraquements alignés. Le sommet de la clôture se terminait par un triple fil de fer barbelé[33]. » L’accusation portée par le personnage de Janina Duszejko attire ainsi l’attention sur l’indifférence de la société à l’égard de la souffrance animale, avec la complicité d’institutions officielles qui ne témoignent au fond pas davantage de considération pour les humains.

Dans le roman de Wajdi Mouawad comme dans celui d’Olga Tokarczuk, les interactions entre le monde animal et le domaine judiciaire, ou du moins policier, révèlent donc les limites des institutions de l’État et des représentants de l’autorité, quand elles ne signalent pas l’existence d’un véritable crime d’État, à l’image de l’assimilation forcée des Amérindiens dans le cadre de la Loi d’intégration canadienne. Dans Sur les ossements des morts, la police ne prend pas au sérieux les accusations de la narratrice ; quant aux meurtriers de ses Petites Filles, ils ne sont autres que les représentants du pouvoir séculier et religieux : commandant de police, notables locaux, prêtre de la paroisse. L’attention portée aux animaux, dans ou par la narration, accompagne ainsi une forme d’ébranlement de la confiance des personnages envers les autorités, incapables de penser le monde au-delà d’une logique autocentrée.

Le choix de la fiction policière est, de ce point de vue, particulièrement efficace. Définissant le « paradigme de l’indice », Carlo Ginzburg précise en effet que ce dernier, contrairement au paradigme galiléen, est inséparable d’une marge d’incertitude dans les résultats obtenus. Il s’agit là d’une caractéristique structurelle de ce paradigme, puisque ce dernier s’applique à des cas individuels et « considérés en tant que tels[34] ». Il est possible de mal interpréter des signes, ou de passer à côté de ceux qui ont de l’importance. En d’autres termes, le paradigme de l’indice accorde une place considérable à la conscience subjective, sans nécessairement établir de hiérarchie du vrai entre les différentes lectures d’un même ensemble de traces. Je formule ici l’hypothèse que le recours à une narration de type policier, dans les deux romans étudiés, est l’occasion d’un jeu littéraire qui exploite la dimension subjective et la marge d’incertitude du paradigme de l’indice pour proposer un excentrement[35] du regard sur le monde. L’attention portée au monde animal est à la fois un révélateur et un objet de cette invitation à sortir d’une logique autocentrée, qui passe également par le recours au mythe et à des formes diverses de spiritualité et de croyances.

Dans Sur les ossements des morts, la narratrice est, à bien des égards, excentrée par rapport à la société humaine dans laquelle elle vit : outre qu’elle habite dans un hameau isolé, ne mange pas de viande et ne supporte pas le soleil, elle est également passionnée par l’astrologie et reconnaît qu’elle est « restée un peu infantile[36] ». Ces deux éléments entrent en résonance avec la façon dont Olga Tokarczuk définit le « tendre narrateur », cette voix narrative capable d’intégrer tous les points de vue et de percevoir le monde comme une totalité pleine de vie : la tendresse, explique-t-elle, est ce « qui fait qu’une théière se met à parler[37] », comme dans un conte d’Andersen que sa mère lui lisait, enfant, à l’époque où tous les éléments du monde, terrestres et célestes, étaient pour elle des entités vivantes. Le personnage de Janina Duszejko s’exprime ainsi, dans la narration, depuis un lieu hors du centre, et même hors du temps. Au moment d’évoquer les meurtres qu’elle a commis, la narratrice explique en effet avoir agi dans un état de semi-conscience : « [P]arfois, je n’étais plus Janina, mais Bellone ou Nemontana[38]. » Par ces deux noms, la narratrice s’identifie à deux déesses de la guerre, l’une romaine et l’autre celte ; confrontée au souvenir du meurtre de ses chiennes, elle sent également monter en elle « une colère divine terrifiante, imparable[39] ». Ces indices narratifs assimilent son personnage à une forme de divinité[40], ce que paraît confirmer l’ultime phrase du récit. Évoquant sa mort à venir, la narratrice écrit ainsi à son ami Dyzio : « Mais moi, je sais qu’il me reste encore pas mal de temps[41]. »

Tout en proposant des formes d’excentrement du regard sur le monde, le roman d’Olga Tokarczuk maintient cependant le lecteur à distance en le confrontant à une narration non fiable : ce n’est qu’à la fin du récit, en effet, que le lecteur est informé du rôle de la narratrice dans les meurtres. En revanche, la dernière partie du roman de Wajdi Mouawad met en scène l’influence des narrations animales sur le personnage du coroner, « gardien des faits[42] » qui ne peut qu’adopter un langage poétique après avoir lu le manuscrit de Wahhch Debch et assisté à la mise à mort de son père adoptif, offert en sacrifice aux charognards et aux mânes de ses victimes, sous le soleil de midi, à l’heure antique des épiphanies divines[43]. Dans les dernières lignes de son récit, le coroner évoque ainsi l’existence, « tout au fond des mers, de poissons monstrueux doués de parole, gardiens d’une langue ancienne, oubliée, parlée jadis par les humains et par les bêtes aux rivages des paradis perdus[44] » ; habité par l’histoire de Wahhch Debch et de Mason-Dixon Line, ce chien monstrueux dans lequel Wahhch voit la réincarnation de l’âme de Welson Wolf Rooney, le coroner sort ainsi du discours des faits pour penser, en recourant à la parole du mythe, la possibilité d’un dialogue entre les êtres, humains et animaux.

L’entrelacement diffus de la logique factuelle de l’enquête judiciaire avec le discours de la croyance et du mythe invite ainsi à un élargissement du regard porté sur le monde, à l’intérieur de fictions policières qui procèdent à une forme de détournement du paradigme de l’indice théorisé par Carlo Ginzburg. En mêlant le monde animal à l’intrigue criminelle du roman, voire à la narration elle-même, Olga Tokarczuk et Wajdi Mouawad construisent, indice après indice, une analogie entre les non-dits qui entourent encore certains crimes de masse historiques et les violences invisibles commises contre les animaux. Ce faisant, ils font de la fiction policière un outil littéraire efficace pour dépasser la vision autocentrée de l’être humain sur le monde.