Abstracts
Résumé
L’article examine deux fictions à horizon uchronique, Ponce Pilate (Roger Caillois, Gallimard, 1961) et Good Omens (Terry Pratchett et Neil Gaiman, Corgi, 1991). Relevant d’une forme de spéculation paradoxale, les romans se construisent en regard des logiques de théodicée et des paradigmes fermés (histoire, théologie, schème eschatologique). En un dispositif narratif original, qui restitue aux acteurs des intrigues leur liberté de choix et d’action, tout en octroyant le même privilège aux lecteurs et lectrices, les romans varient le genre de l’anticipation et offrent un commentaire critique de la légitimité sinon de l’autorité du fait accompli, mettant en œuvre le principe de l’aléatoire de la nécessité dans des mondes où rien n’est écrit par avance.
Mots-clés :
- Anticipation,
- Uchronie,
- Terry Pratchett,
- Neil Gaiman,
- Roger Caillois,
- Paradigmes fermés
Abstract
The article presents a comparative analysis of two speculative fictions set in uchronic horizons : Ponce Pilate (Roger Caillois, Gallimard, 1961) and Good Omens (Terry Pratchett and Neil Gaiman, Corgi, 1991). Both novels represent unique examples of a paradoxical form of speculation, deliberately crafted in opposition to the logics of theodicy and closed paradigms such as history, theology, and eschatological schemes. Employing an original narrative device, these works aim to restore freedom of choice and action to the characters within the plot, extending the same privilege to the readers. In doing so, the novels transcend the boundaries of the anticipation genre and provide a critical commentary on the acknowledged legitimacy and authority of the fait accompli, introducing the principle of the randomness of necessity in fictional worlds where nothing is predetermined.
Keywords:
- Anticipation,
- Uchronia,
- Terry Pratchett,
- Neil Gaiman,
- Roger Caillois,
- Closed Paradigms
Article body
Les choses cachées sont à Yahvé notre Dieu, mais les choses révélées sont à nous et à nos fils pour toujours.
Deutéronome 29.28
So shall the world go on
To good malignant, to bad men benign ;
Under her own weight groaning ; till the day
Appear of respiration to the just,
And vengeance to the wicked
John Milton, Paradise Lost, Livre XII, v. 537-541[1]
Qui a autorité sur le temps et possède le pouvoir de spéculation ? Qu’implique le geste de rouvrir l’histoire, qu’il s’agisse des événements du passé ou des faits prévus dans le futur ? Comment peut-on « anticiper », au sens de spéculer sur ce qui pourrait advenir, des événements qui ont déjà eu lieu ou qui sont déjà fixés depuis les premiers instants du monde jusqu’à un âge sans fin ? Ces questions traversent largement les productions littéraires, en particulier au sein des textes d’anticipation. Si ceux-ci portent par définition sur le futur, proposant l’exploration ou la projection à partir d’un présent qui permet d’imaginer un avenir possible ou probable, qu’il s’agisse du futur de demain par rapport à aujourd’hui ou des « futurs du passé[2] », ils permettent également de déstabiliser les trames fermées, qu’il s’agisse d’un avenir qui a déjà eu lieu ou d’un futur qui est déjà tout tracé. Cette déstabilisation ouvre à des enjeux philosophiques et métaphysiques fondamentaux qui ont trait à l’agentivité, aux jeux de contraintes, à la mécanique des récits et à la possibilité pour nos vies – et nos lectures – de suivre un autre cours.
Ouvrir ainsi l’histoire, imaginer des « futurs non advenus » et « les potentialités du passé »[3], est notamment au coeur des textes relevant de l’uchronie, genre particulier de l’anticipation et de la spéculation qui revisite le passé pour décrire un autre futur. On le sait, l’uchronie repose sur la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé : forme d’histoire contrefactuelle ou alternative, il s’agit d’y déplier un récit probable à partir d’un point de bifurcation où les faits auraient pu diverger. L’auteur ou l’autrice prend alors comme point de départ une situation historique existante, dans notre monde factuel, pour en modifier l’issue et créer les différentes conséquences possibles sur le plan micro- comme macrostructurel. On imagine ainsi, pour prendre des exemples déclinant le principe à l’échelle du monde, d’un pays, d’une culture ou d’un individu, ce qui se serait passé si l’Allemagne nazie, le Japon et l’Italie fasciste avaient remporté la Deuxième Guerre mondiale (The Man in the High Castle, Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, 1962), si la Révolution française avait échoué, la monarchie été rétablie, Gambetta et Jules Ferry assassinés et l’instruction interdite au peuple (Ceux qui sauront de Pierre Bordage, 2008), si les chefs-d’oeuvre de notre canon n’existaient pas et que nous vivions dans un monde mettant en valeur d’autres créateurs (Et si les Beatles n’étaient pas nés ? de Pierre Bayard, 2022), si H. P. Lovecraft n’était pas mort en 1937 mais avait vécu jusqu’à l’âge de 101 ans (H.P.L. de Roland C. Wagner, 1995)[4].
Si ce terrain a déjà été amplement balisé, nous voudrions nous intéresser à un cas particulier de fiction spéculative, que nous allons dire « à horizon uchronique ». Nous proposons de mener cette réflexion à partir d’un corpus comparatiste réunissant deux récits paradigmatiques qui se confrontent expressément au modèle des intrigues fermées, en particulier le schème apocalyptique. Le best-seller Good Omens (De bons présages, 1990) de Terry Pratchett et Neil Gaiman, qui se passe dans l’Angleterre des années 1960, et Ponce Pilate (1961) de Roger Caillois, dont l’intrigue se déroule dans la Jérusalem de l’Antiquité, ne contiennent, stricto sensu, aucun fait qui serait proprement d’anticipation. Ils n’en pensent pas moins ce procédé qui a fondamentalement trait au champ causal et à la place centrale des bifurcations ou, pour le dire autrement, à l’articulation, classique dans les sciences sociales, entre conjoncture et structure, entre individu et contexte. Notre hypothèse est que ces deux fictions qui entendent restituer au présent sa contingence, reposent exemplairement sur un type d’anticipation particulier, complémentaire de l’anticipation prospective plus répandue, qui opère comme une manière spécifique de faire fonctionner « l’aléatoire de la nécessité ». Elles s’efforcent ainsi de trouver un dispositif narratif et lectoral qui ne prive pas le public de son pouvoir de spéculation et de son agentivité.
C’est donc la question de la marge de manoeuvre laissée à l’écrivain se confrontant explicitement à des paradigmes par définition fermés (histoire, théologie, schèmes eschatologiques et téléologiques), ainsi que, de manière décisive, aux lecteurs et lectrices, qu’il s’agira ici d’examiner. Le dispositif ludique au fonctionnement poétique singulier, que nous nous efforcerons de spécifier, permet de rouvrir une scène pourtant déjà écrite d’avance, soit parce que les événements ont en effet déjà eu lieu (histoire passée), soit parce qu’ils sont fermement prédits (modèle apocalyptique). La fiction permet de la sorte de réintroduire du jeu, du spéculatif, de l’incertain dans ces trames rigides, de lutter contre toute idée de fatalisme ou de déterminisme, de se défaire des schèmes prophétiques, tout en ménageant une place centrale à la puissance d’imagination du lecteur et de la lectrice.
Des fictions à horizon uchronique
Les deux oeuvres partent chacune d’une interrogation qui est proprement uchronique : « [E]t si Pilate avait gracié Jésus ? » chez Caillois ; « et si l’Apocalypse déraillait et la fin des temps n’intervenait pas ? » chez Gaiman et Pratchett. Mais il ne s’agit pas pour autant de textes stricto sensu uchroniques, les possibles étant laissés à l’horizon de l’intrigue et de la lecture, élément décisif en termes de construction narrative et de fonctionnement fictionnel.
Dans Ponce Pilate, Roger Caillois relate les hésitations du procurateur de Judée face à son accusé le plus célèbre. Sollicité d’abord par les uns et les autres pour l’exécuter, chacun poursuivant ses propres raisons stratégiques, politiques ou messianiques, il finit par l’interroger lui-même, dans un entretien qui reprend pour l’essentiel le texte de l’Évangile de Jean, et en conclut qu’il a affaire à un illuminé inoffensif. D’où sa réponse aux principaux du Sanhédrin : « [J]e ne trouve aucune culpabilité en cet homme[5] ». De fait, Pilate prononce la grâce de celui que tous veulent voir crucifié, modifiant donc radicalement le cours de l’histoire et de notre passé – qui est cependant, dans un clin d’oeil au lectorat, imaginé par un ami du procurateur, un érudit chaldéen du nom de Mardouk. Ce dernier, qui n’est peut-être pas sans évoquer Caillois lui-même par l’intérêt qu’il porte aux religions, entrevoit en effet, le temps d’une folle nuit, l’histoire future du monde si d’aventure Pilate décidait de faire exécuter Jésus, conjecturant les « mille et mille événements » dans leur « succession rigoureuse »[6]. Il s’agit donc de présenter à Pilate les conséquences de son choix pour la suite de l’histoire humaine, qui dès lors excède la simple décision de relaxer ou non un homme dont le procurateur ne comprend pas qu’il puisse être le Fils de Dieu.
Au chapitre V, Mardouk se lance ainsi dans une longue excursion imaginaire montrant comment, à partir de ce carrefour décisif qu’est la crucifixion, tout s’enchaîne logiquement jusqu’au plus infime détail et comment la nouvelle doctrine va modifier en profondeur le monde. « Il lisait l’évasive, l’évanescente histoire du monde, du moins une des infinies virtualités de cette histoire[7] », imaginant notamment les cérémonies dans les catacombes, la conversion de Constantin, mais aussi les hérésies, conciles et schismes, la concurrence avec le pouvoir temporel ainsi que les chefs-d’oeuvre de l’art, cathédrales et enluminures qui découleront de la décision de Pilate. Mardouk en vient à « anticip[er] le destin de Byzance[8] », l’apparition de nouvelles religions, les croisades et la prise de Constantinople par les Turcs et même, dans une pirouette métaleptique finale, « trouva un nom admissible pour l’écrivain qui, un peu moins de deux mille ans plus tard, reconstituerait et publierait cette conversation aux éditions de la NRF[9] ».
Cette évocation visionnaire, plus précisément prophétique pour nous qui pensons cette histoire sur le point de se dérouler et savons qu’elle a eu lieu, est aussi traversée de tableaux saisissants qui soulignent le danger du pari de la nouvelle doctrine, qui entend modifier l’homme et le monde par la foi, même si le versant négatif de la religion chrétienne n’est vu qu’après le départ de Pilate par Mardouk demeuré seul. À côté des beautés sublimes des oeuvres d’art et de l’efficacité politique de la non-violence (Gandhi), le savant chaldéen (pré)voit aussi les atrocités qui découleront de la crucifixion et de l’imposition de la nouvelle religion, comme lors de la bataille de Stoumitza en 1014 :
Il distingua de longues colonnes d’hommes en haillons se traînant interminablement sur de mauvais sentiers de montagne, parmi les ronces et les pierres. Ils marchaient par groupes compacts, que séparait un large intervalle. Ils se tenaient par la main, par le coude, par l’épaule. Ils trébuchaient sans cesse. Quand l’un d’eux tombait, le serre-file du paquet l’aidait à se relever, souvent en vain. D’autres fois, il ramenait rudement dans la cohue celui qu’un écart en avait détaché et qui, soudain isolé, battait l’air de ses bras. C’étaient les quinze mille prisonniers bulgares à qui Basile II le Jeune, l’Empereur que les panégyristes appelaient l’Égal des Apôtres, avait fait crever les yeux, avant de les renvoyer au tsar Samouhil. Un borgne dans chaque centaine guidait 99 aveugles. Quand ils atteindraient la lointaine capitale et quand l’affreux cortège des quinze mille qui, de loin, ne seraient plus quinze mille, défileraient devant Samouhil, celui-ci s’évanouirait d’horreur pour mourir, dément, deux jours plus tard[10].
Vision terrifiante en effet et qui peut légitimement jeter un doute sur l’entreprise dans son ensemble, même si Caillois se garde bien de trancher la question de savoir s’il faut, ou non, faire confiance à la foi et aux religions pour changer le monde.
Pilate ne s’en laisse pas moins prendre à ce jeu de conjecture reposant sur le « goût de la déduction libre, mais raisonnée », écoutant avec plaisir « un esprit agile supposer l’histoire entière du monde[11] », sachant qu’il n’entend que l’avenir positif que le christianisme apporterait dans l’histoire des hommes. Révulsé cependant à l’idée que le salut du monde doive reposer sur une injustice manifeste et la lâcheté d’un seul, la sienne en l’occurrence, il finit par prononcer la grâce de l’inculpé, fait qui pourrait ouvrir à l’anticipation et à l’uchronie au sens classique. Mais Caillois décide alors de ne pas imaginer plus avant les conséquences dans le futur alternatif découlant de ce choix capital. Ce qui, dans cet étonnant récit métaphysique, est donc présenté comme « anticipation » est en fait notre passé, mais l’anticipation proprement dite n’a pas lieu à la fin du livre : dans l’épilogue en effet, est relatée la fin de vie paisible de Jésus, mourant à un âge avancé et jouissant d’une réputation de sainteté. « Toutefois », conclut le texte, « à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme. À l’exception de l’exil et du suicide de Pilate, aucun des événements présumés par Mardouk ne se produisit. L’histoire, sauf sur ce point, se déroula autrement[12] ».
Caillois, dans cette « spéculation sur ce qui n’est pas[13] », rouvre donc la trame historique, et spirituelle, en posant le pari et l’hypothèse de la fermeté de Pilate, soulignant en effet rétrospectivement le « quitte ou double » insensé pris par le Christ : « [L]e prétendu Rédempteur, après tout, avait pris un risque énorme non pas en s’exposant à être crucifié, mais au contraire en s’exposant à être relaxé[14] ». Au lecteur et à la lectrice cependant d’imaginer ce futur qui demeure, à la fin du livre, totalement ouvert et encore virtuel. Nos deux mille ans d’histoire factuelle, « rêvés durant l’espace d’un seul soir » par Mardouk, sont montrés, « du fait d’une chance qui aurait pu se produire, comme ne s’actualisant jamais, ou s’actualisant autrement[15] », mais sans préciser quelle forme prend cette histoire alternative ni explorer ses potentialités, en une forme d’inaboutissement pleinement assumé dans ce récit[16].
Terry Pratchett et Neil Gaiman reprennent eux aussi une trame qui nous est bien connue même si elle n’a pas (encore) eu lieu : ils décident de récrire l’Apocalypse de Jean, modèle par excellence[17], tout en pratiquant, comme Caillois, un art de la bifurcation soumettant l’histoire au risque du hasard et à « la logique du grain de sable ». De bons présages (Good Omens) reprend expressément le schéma apocalyptique, mais en le faisant justement dérailler, ouvrant donc un nouveau champ de possibles sur une scène qui semblait close et même prête de s’achever une fois pour toutes, dégageant résolument l’horizon et libérant l’avenir de l’humanité. The Book of Revelations n’est d’ailleurs, au sein de la fiction même, pas le seul texte qui fixe par avance la marche des événements. Un rôle tout aussi important y est joué par The Book (sic), le livre de prophéties écrit par Agnes Nutter (sic), contemporaine de Nostradamus, dernière sorcière à avoir été brûlée en Angleterre au xviie siècle, mais dont toutes les prédictions sont rigoureusement exactes. Le ton est moins grave que dans le récit de Caillois[18], mais le propos non moins sérieux, parce qu’il s’agit d’éviter la fin du monde d’une part, et parce qu’une nouvelle fois c’est le libre-arbitre humain opposé aux plans cosmiques divins qui est au coeur de la fiction.
Le roman s’ouvre sur une section intitulée de manière appropriée « In the beginning », qui relate en effet le début de l’humanité, le moment où Adam et Ève viennent d’être chassés du jardin d’Éden. Nous effectuons alors un saut temporel pour nous retrouver, à l’aube du nouveau millénaire, au début des années 1990 (« Eleven years ago »), première pierre posée pour que survienne la fin des temps. L’essentiel du livre est constitué des quatre jours (« Thursday », « Friday », « Saturday », « Sunday ») devant culminer dans la Grande Bataille qui départagera une fois pour toutes le Bien du Mal et le Ciel de l’Enfer. C’est en effet en vue de cet ultime combat que les forces infernales décident, suivant le « programme » apocalyptique, d’envoyer sur terre, et plus précisément dans une clinique tenue par des nonnes secrètement sataniques dans un coin paisible d’Angleterre, Lower Tadfield, l’Antéchrist pour qu’il prenne la place du nouveau-né de l’attaché culturel américain et puisse déclencher Armageddon onze ans plus tard.
On retrouve d’ailleurs dans le roman les éléments les plus connus, et attendus, de la trame apocalyptique : la présence des quatre Cavaliers – guerre, famine, épidémie (ou pollution) et esprit de conquête (ici Mort) – dotés de leurs attributs traditionnels ; les signes annonciateurs inquiétants comme la grêle et le feu mêlés, la pluie de poissons, l’eau changée en sang, les ténèbres ou le grand signe dans le ciel. Tous ces éléments topiques sont cependant détournés et « actualisés » – les cavaliers ne se déplacent plus à cheval comme dans les gravures de Dürer, mais sur les motos rutilantes de Hell’s Angels –, et surtout rendus inutiles en raison d’un changement dans un scénario pourtant présenté comme tout tracé et immuable. L’ensemble a été programmé pour mener, comme le remarquent les deux personnages principaux, l’ange Aziraphale et le démon Crowley, au dénouement grandiose et définitif : « My people are more than happy for it to happen, you know. It’s what it’s all about, you see. The great final test. Flaming swords, the Four Horsemen, seas of blood, the whole tedious business. […] And then Game Over », scénario qui débouche sur une stase éternelle : « No more world. Just endless Heaven or, depending who won, endless Hell »[19]. Tout est donc prévu pour que « ce qui doit arriver ensuite[20] » arrive. Il suffit cependant une nouvelle fois d’un point de divergence pour rouvrir l’histoire.
L’élément qui va faire dérailler ce plan ineffable, scénario minutieusement préparé et histoire écrite d’avance depuis l’aube des temps, est, comme dans l’histoire de Moïse et de quelques autres, un échange de nourrissons. Les nonnes de la clinique de Lower Tadfield sont en effet aussi écervelées que sataniques et, au lieu d’intervertir l’Antéchrist avec le fils de l’attaché culturel américain, elles l’échangent avec le nouveau-né de la famille Young sans que personne ne s’aperçoive de la méprise. L’Antéchrist se retrouve donc élevé, sans influence satanique ni angélique d’ailleurs, dans un environnement tout ce qu’il y a de plus « normal », celui d’une tranquille et ordinaire famille anglaise de classe moyenne – alors que tous les efforts des légions infernales se tournent vers « l’éducation » du jeune fils américain pourtant dépourvu de tous pouvoirs et dons « spéciaux ». C’est évidemment cette méprise initiale qui, suivant le fameux effet papillon, bouleverse l’ensemble, déréglant complètement le plan parfaitement élaboré des forces supérieures et dont l’Antéchrist constitue le maillon clef. L’Antéchrist n’est en effet pas en soi satanique, aussi peu que son père, Lucifer, ne l’était à sa création : « [T]he child is potentially evil. Potentially good, too. Just this huge potentiality, waiting to be shaped[21] ». Tout est, en somme, question d’éducation.
Le ressort convenu, assumé comme tel, de l’échange de nourrissons à la naissance, qui provoque du reste classiquement une série de péripéties, rebondissements et quiproquos cocasses sur lesquels il n’y a pas lieu de s’étendre, permet à l’Antéchrist, « the Adversary, Destroyer of Kings, Angel of the Bottomless Pit, Great Beast that is called Dragon, Prince of This World, Father of Lies, Spawn of Satan, and Lord of Darkness[22] », ou Adam Young, de librement choisir ce qu’il veut, sans avoir à nécessairement se soumettre à ce qui a été prédit. Au moment fatidique en effet, alors que dans le ciel les deux armées sont alignées, prêtes à en découdre une fois pour toutes, qu’une gigantesque tempête fait rage, que les quatre Cavaliers de l’Apocalypse ont préparé la destruction finale, que le monde n’a plus que quelques heures à exister avant d’être anéanti par une guerre nucléaire et chimique totale, Adam, satisfait de sa vie du haut de ses onze ans, et qui ne voit pas bien pourquoi on détruirait un monde qu’il n’a pas encore fini d’explorer, décide tranquillement et in extremis d’interrompre la marche inéluctable vers l’ultime destruction :
The thing is, I don’t want it done. I never asked for it to be done… I dun’t see why anyone has to go an’ write things like that… The world is full of all sorts of brilliant stuff and I haven’t found out all about it yet, so I don’t want anyone messing it about or endin’ it before I’ve had a chance to find out about it. So you can all just go away[23].
Et tant pis pour l’ultime Grande Bataille qui doit mener à la victoire finale et définitive de l’un ou de l’autre camp.
La dernière partie du roman s’intitule d’ailleurs « Sunday (The First Day of the Rest of Their Lives) » et ouvre cette section de l’histoire où plus rien n’est écrit, où, en effet, le monde est tout à coup ouvert. Comme dans le roman de Caillois, cette ultime section pourrait donner lieu à des formes, stricto sensu, d’anticipation et au déploiement uchronique, où il s’agirait d’imaginer une vie qui n’est pas soumise à ces prédictions fermes et prophéties se réalisant nécessairement, une temporalité qui n’est donc pas déterminée par la fin[24]. Or, comme dans le récit de Caillois, ces conjectures sont intégralement laissées à l’imagination du lecteur et de la lectrice. Le roman en effet se clôt sur cette invitation : « If you want to imagine the future, imagine a boy and his dog and his friends. And a summer that never ends. And if you want to imagine a future… imagine a figure, half angel, half devil, all human… Slouching hopefully towards Tadfield… for ever[25] ».
Rouvrir l’histoire
Les deux romans posent ainsi qu’au début de l’intrigue, tout est encore possible. Ils poussent à émettre des hypothèses sur la suite de l’action, à anticiper sur l’évolution des choses, à configurer un cours d’événements ou un état de choses possibles, comme si nous ne connaissions pas déjà la fin de l’histoire selon le fonctionnement habituel de la tension narrative analysé par Raphaël Baroni[26]. La surprise est d’autant plus grande encore dans la fiction « sérieuse » de Caillois : nous pensons initialement connaître l’issue – Pilate a condamné Jésus et s’en est lavé les mains. Nous observons les affres du procurateur de Judée, avec une attention intellectuelle, sans nécessairement y participer affectivement, avant de nous rendre compte que le récit que nous pensions achevé, ne l’est pas, ce qui nous oblige à un réajustement radical. Nous sommes alors poussés à réinvestir ce plaisir spécifique de la tension narrative, une insatisfaction provisoire où l’on désire connaître la suite, sans qu’elle ne nous soit pleinement offerte. C’est aussi ce qui conduit à une réévaluation de la figure du procurateur dont Caillois souligne le courage, en faisant un personnage au choix admirable d’autant plus que Pilate sait que cette décision lui vaudra pour lui-même la mort.
Face à une pragma à priori sans surprises, Caillois, tout comme Gaiman et Pratchett, réintroduisent donc l’inattendu pour rendre sensible au fait que tout, en effet, n’est jamais complètement joué (ou écrit) d’avance. Ils appliquent ainsi à la lettre l’idée selon laquelle la téléologie et l’histoire sont des genres majeurs de la littérature d’anticipation où tout dérive du choix des postulats dont il n’est plus ensuite qu’à tirer les conséquences exactes, comme le revendique explicitement Caillois : « Aussi je ne donne pas tort à Jorge Luis Borges d’avoir une fois considéré la théologie comme un des genres de la littérature fantastique[27] ». Si la référence à Borges n’est nullement surprenante dans l’imaginaire de Caillois, il est aussi intéressant que ce dernier remplace la métaphysique, mentionnée dans la formule initiale que l’auteur argentin esquisse lors d’un entretien et dans une nouvelle[28], par la théologie, qui sert ici plus directement son propos. Qu’il s’agisse de théologie, de métaphysique ou d’Histoire, il en va donc de fictions du pari qui entendent explorer pleinement les potentialités du pile ou face, et exalter résolument la faculté de décision et d’action humaines[29].
Les auteurs font cependant le choix radical de ne précisément pas écrire ce qui vient ensuite, une fois que l’histoire est rouverte, une fois que Pilate relaxe Jésus et qu’il n’y a pas de christianisme ou une fois que l’Apocalypse a été évitée et que plus rien n’est écrit. Caillois avait ainsi pleinement conscience des apories du récit uchronique, comme en attestent son « Post-scriptum pour Ponce Pilate », en réponse aux critiques littéraires lors de la parution de sa fiction, et les « Remarques sur le récit irréel » (1961), préface au roman Échec au temps de son ami Marcel Thiry, apories qu’il tente de résoudre dans son récit qui « touchait pour une part à la théologie, d’autre part à l’éthique[30] », proposant une exploration psychologique d’un homme dont le choix courageux change radicalement la face du monde. Les auteurs se positionnent ainsi explicitement en écart par rapport à l’économie textuelle particulière de la Bible qui pose que les « événements » du Nouveau Testament ne sont pas simplement des faits enregistrés par un témoin, mais des événements qui ont été annoncés par avance, dont l’Écriture a déjà anticipé la réalité « concrète »[31]. En cela, les deux fictions offrent un commentaire critique de ce fonctionnement en regard duquel les romans sont construits et vers lequel ils sont tendus. Elles incitent donc leur lecteur et leur lectrice non seulement à se défaire de cette économie textuelle, mais l’invitent aussi à prendre le relais, à mettre en oeuvre la liberté de choix et de jeu exaltés par les intrigues pour imaginer en autonomie ces futurs possibles, à conjecturer ces avenirs qui n’ont pas eu lieu. Après avoir réintroduit la contingence dans l’histoire, les auteurs laissent donc chacun et chacune libre de cette anticipation et se refusent à la fixer de nouveau, de fermer une nouvelle fois l’horizon par un récit écrit déployant un avenir possible, ce qui apparaîtrait en contradiction avec leur projet.
Au livre XII de Paradise Lost, dont Good Omens constitue par bien des aspects une très parodique réécriture, l’archange Michel décrit à Adam et Ève la marche du monde jusqu’à la fin des temps, jusqu’à un âge sans fin et immuable (« ages of endless date ») de justice, de paix et d’amour. Le premier homme lui répond alors par ces vers plus ambigus que ne l’avait peut-être imaginé Milton :
How soon hath thy prediction, seer blest,
Measured this transient world, the race of time,
Till time stand fixed : beyond is all abyss
Eternity, whose end no eye can reach.
Combien ta prédiction, ô bienheureux voyant,
a mesuré vite ce monde passager, la course du temps
jusqu’au jour où il s’arrêtera fixé ! au-delà, tout est abîme,
éternité, dont l’oeil ne peut atteindre la fin[32] !
Voilà donc ce qui nous attendrait : une histoire où tout est déjà déterminé, minutieusement arrangée jusqu’à la fin du monde, résultant en un temps immobile puis une éternité qu’on ne peut imaginer, perspective aussi peu réjouissante que peu propice à l’extrapolation par la fiction.
De façon analogue, les livres d’histoire ont tendance à poser le passé comme un bloc compact, nécessaire, où tout est joué d’avance. Raymond Aron cependant commente cet état de fait, en écrivant : « [L]a plupart des historiens, et nous tous d’ailleurs, avons tendance à croire que le passé a été fatal, et que l’avenir est indéterminé. Or le passé a été l’avenir des acteurs ; il ne devient fatal qu’au seul sens où il a été et ne peut plus être changé. Mais il n’était pas fatal avant qu’il ne devienne réel[33] ». Ce que montrent les oeuvres d’anticipation, qui sont bien plus que de simples jeux de l’esprit ou de purs exercices de style, c’est précisément cela : non que ce qui doit être sera, mais seulement que ce qui a été fut.
Caillois veut rendre sensible le fait que le procurateur de Judée était placé devant un choix réel et que tout n’était pas déjà joué d’avance, comme nous aurions un peu trop facilement tendance à le croire, tout comme Gaiman et Pratchett introduisent du jeu dans une trame trop fermement réglée et étouffante comme celle exposée par l’archange Michel dans Le Paradis perdu. En s’interrogeant sur ce qui vient « après », à partir d’un présent ouvert, les récits perturbent donc radicalement, et de manière salutaire, une gestion et économie de l’intrigue fondées sur la certitude et la prévisibilité : dans le modèle textuel biblique, tout acte du Nouveau Testament est préfiguré et annoncé par une parole vétérotestamentaire ; dans le modèle historique est déroulée une chaîne événementielle respectant « logiquement » l’ordre de succession (causal) des faits. Imaginer, par la littérature, une autre histoire / Histoire que celle qui est advenue ou doit advenir, revient de la sorte à remettre en cause la légitimité, sinon l’autorité du fait accompli, à restituer au présent sa contingence radicale, à réinvestir les acteurs et actrices de leur puissance de décision et d’action.
La fantaisie et l’imaginaire rejoignent ainsi la méditation philosophique et la réflexion historique. Les oeuvres fictionnelles explorent les failles des modèles imposés, montrent que le présent n’est qu’un possible parmi d’autres, rétablissent un espace d’action hors des principes de nécessité et de détermination stricte. Elles nous libèrent de la sorte des dogmatismes et modes de pensée absolus, notamment religieux, prêtant à une logique de théodicée, ce que Ricoeur appelle le « piège hégélien[34] », pour rouvrir sur un possible inédit. En forgeant la notion de « faillibilité[35] », Ricoeur insiste précisément sur ce pouvoir d’ouverture propre à l’imagination : le mythe, comme la narration en général, a, selon lui, le mérite d’envisager la faute originelle comme un événement qui survient dans une histoire singulière. Par là, il restitue justement au mal sa dimension de contingence : la faute n’est alors pas pensée et représentée comme une figure de la fatalité, mais comme un moment de l’histoire de la liberté. Pour le dire autrement : elle aurait pu ne pas être[36]. « Imaginer » signifie alors bien rêver une autre histoire que celle qui est advenue, en toute liberté et puissance de fiction, vertu centrale de la littérature notamment d’anticipation.
Au lecteur et à la lectrice donc d’imaginer, en pleine conscience de son pouvoir de spéculation et de son agentivité, ce que seraient une histoire sans la crucifixion de Jésus et sans le christianisme, ou un temps où l’Apocalypse ne serait pas nécessairement la fin à venir. À nous donc de fabuler cet avenir inédit où le courage d’un homme a changé le monde et où un Antéchrist très humain de onze ans, le nez au vent et son chien à ses côtés, peut tranquillement, par une belle et chaude journée d’un été qui n’en finit pas, se promener sur les routes de la campagne anglaise, le coeur plein d’espérance, l’esprit tout à son désir de découverte, incertain de ce dont demain sera fait.
Appendices
Note biographique
Anne Isabelle François est maîtresse de conférences de littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle. Spécialiste des littératures européennes des xxe et xxie siècles, de la culture populaire ainsi que des relations entre texte et image, elle poursuit ses recherches, dans une perspective de Gender et de Cultural Studies, sur l’imaginaire occidental au sein du Centre d’Études et de Recherches Comparatistes (CERC – EA 172).
Notes
-
[1]
John Milton, Paradise Lost, édition de Scott Elledge, New York, Londres, Norton, 1993 ; « Ainsi ira le monde, malveillant aux bons, favorable aux méchants, et sous son propre poids gémissant, jusqu’à ce que se lève le jour du repos pour le juste, de vengeance pour le méchant » (Le Paradis perdu [en ligne], traduit par René de Chateaubriand, Paris, Renault et Ce, Libraires-éditeurs, 1861, Livre XII, v. 537-541 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5452523p]).
-
[2]
Nous empruntons l’expression (Vergangene Zukunft dans l’original allemand) à l’historien Reinhart Koselleck : Le Futur du passé : contribution à la sémantique des temps historiques, traduit par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1979.
-
[3]
Cf. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Éditions du Seuil, 2016.
-
[4]
L’histoire contrefactuelle rencontre depuis longtemps un grand succès en études littéraires comme dans le champ historique : Martin Bunzl, « Contrafactual History : A User’s Guide », American Historical Review, no 109/3 (2004), p. 845-858 ; Robert Cowley (éd.), What if. The World’s Foremost Military Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam’s Sons, 1999 ; Robert Cowley (éd.), More What if ? Eminent Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam’s Sons, 2001 ; Anthony Rowley, Fabrice D’Almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Éric. B. Henriet, L’Uchronie, Paris, Klincksieck, 2009.
-
[5]
Roger Caillois, Ponce Pilate, Paris, Gallimard (L’Imaginaire), 1961, p. 70.
-
[6]
Ibid., p. 139.
-
[7]
Ibid., p. 94.
-
[8]
Ibid., p. 98.
-
[9]
Ibid., p. 100.
-
[10]
Ibid., p. 107-108.
-
[11]
Ibid., p. 100.
-
[12]
Ibid., p. 150.
-
[13]
L’expression d’Alain Bosquet est citée par Odile Felgine, Roger Caillois, Paris, Stock, 1994, p. 340.
-
[14]
Roger Caillois, Ponce Pilate, op. cit., p. 106.
-
[15]
Marguerite Yourcenar, « L’homme qui aimait les pierres », Essais et mémoires, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1991, p. 552 : « Roger Caillois, dans son seul récit romanesque, Ponce Pilate, qui est surtout un surprenant poème, montre deux mille ans de notre histoire rêvés durant l’espace d’un seul soir, et, du fait d’une chance qui aurait pu se produire, ne s’actualisant jamais, ou s’actualisant autrement ».
-
[16]
On se reportera, pour une inscription plus précise du récit dans les débats du contexte français de l’époque, à Guillaume Bridet, Littérature et sciences humaines. Autour de Roger Caillois, Paris, Honoré Champion, 2008.
-
[17]
Sur cette centralité du dernier livre de la Bible qui modèle fondamentalement la littérature en Occident au moins, on pourra se reporter, parmi bien d’autres études, à Carole Ksiazenicer-Matheron, Les Temps de la fin, Paris, Honoré Champion, 2006 ; Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume. Politique des fictions de la fin du monde xxe-xxie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2013. Ces travaux s’appuient tous sur une référence qui reste séminale : Frank Kermode, The Sense of an Ending : Studies in the Theory of Fiction with an New Epilogue, Oxford / New York, Oxford University Press, 2000.
-
[18]
C’est explicite d’emblée avec la mise en garde ouvrant le livre : « Kids ! Bringing about Armageddon can be dangerous. Do not attempt it in your own home » (Neil Gaiman et Terry Pratchett, Good Omens. A Novel, Londres, Corgi, 1991).
-
[19]
Ibid., p. 48 et p. 26.
-
[20]
Cf. Apocalypse 4.1 : « Après cela je vis : Une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue me parler, telle une trompette, dit : Monte ici et je te montrerai ce qui doit arriver ensuite ».
-
[21]
Neil Gaiman et Terry Pratchett, op. cit., p. 59.
-
[22]
Ibid., p. 30.
-
[23]
Ibid., p. 341-342.
-
[24]
Cf. Frank Kermode, The Sense of an Ending, op. cit.
-
[25]
Neil Gaiman et Terry Pratchett, op. cit., p. 383.
-
[26]
Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
-
[27]
Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, Paris, Gallimard, 1978, p. 78.
-
[28]
Jorge Luis Borges, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Ficciones Fictions, traduit par Roger Caillois, Nestor Ibarra, Paul Verdevoye, Paris, Gallimard (Folio bilingue), 1992, p. 44-45 : « [L]a metafísica es una rama de la literatura fantástica », « [L]a métaphysique est une branche de la littérature fantastique ». Sur ce point lire Mercedes Blanco, « Le Dieu de Borges : la théologie comme argument fantastique », dans Roland Béhar et Annick Louis (dir.), Lire Borges aujourd’hui. Autour de Ficciones et El Hacedor, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2016, p. 51-68.
-
[29]
Cf. James P. Carse, Jeux finis, jeux infinis : le pari métaphysique du joueur, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
-
[30]
Roger Caillois, « Post-scriptum pour Ponce Pilate », Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970, p. 176 ; Roger Caillois, « Remarques sur le récit irréel », préface à Marcel Thiry, Échec au Temps, Bruxelles, Espace Nord, 2014, n. p.
-
[31]
Cf. Jacques Rancière, La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 92 sqq. Rancière examine cette économie textuelle très particulière de la Bible, qui voit dans les prophéties et les récits de l’Ancien Testament des « figures » de l’histoire du salut, les préfigurations ou les « ombres » des choses à venir, ombres devenues vérités par le devenir-chair du Verbe divin. Ainsi la scène du reniement de Pierre obéit-elle à une intention explicite : elle montre que la parole du Messie qui annonçait à Pierre son reniement s’est bien accomplie. Mais cette parole elle-même, anticipant des événements à venir, est aussi une confirmation d’une parole de l’Ancien Testament. Pierre devait donc renier le Christ pour que fût accomplie la prophétie d’Ézéchiel, comme le rappelle l’Évangile de Marc : « Et Jésus leur dit : Tous vous allez succomber, car il est écrit : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées » (14.25).
-
[32]
John Milton, Paradise Lost, op. cit. ; Le Paradis perdu, op. cit., Livre XII, v. 553-556 ; je souligne.
-
[33]
Raymond Aron, Leçons sur l’Histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 376-377.
-
[34]
En abordant la question de l’histoire, il conviendrait en effet de se garder du « piège hégélien » qui consiste à croire que la tâche de la philosophie est de ressaisir le sens d’une « histoire absolue ». Ricoeur souligne à quel point ce mode de pensée prête à une logique de théodicée. Sur ce point, voir aussi Paul Ricoeur, « Husserl et le sens de l’histoire », À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 48-57.
-
[35]
Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté. Tome II. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.
-
[36]
C’est justement cette analyse qui amène Ricoeur à « renoncer à Hegel » à l’avant-dernier chapitre de Temps et récit : il renonce à toute narration totalisante et rejette une philosophie de l’Histoire qui évacue le moment de la narration en même temps que la plainte des victimes (Paul Ricoeur, Temps et récit 3. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 298-299).
Références
- Aron, Raymond, Leçons sur l’Histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
- Baroni, Raphaël, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
- Blanco, Mercedes, « Le Dieu de Borges : la théologie comme argument fantastique », dans Roland Béhar et Annick Louis (dir.), Lire Borges aujourd’hui. Autour de Ficciones et El Hacedor, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2016, p. 51-68.
- Borges, Jorge Luis, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Ficciones Fictions, traduit par Roger Caillois, Nestor Ibarra, Paul Verdevoye, Paris, Gallimard (Folio bilingue), 1992, p. 22-69.
- Bridet, Guillaume, Littérature et sciences humaines. Autour de Roger Caillois, Paris, Honoré Champion, 2008.
- Bunzl, Martin, « Contrafactual History : A User’s Guide », American Historical Review, no 109/3 (2004), p. 845-858.
- Caillois, Roger, « Remarques sur le récit irréel », préface à Marcel Thiry, Échec au Temps, Bruxelles, Espace Nord, 2014, n. p.
- Caillois, Roger, Le Fleuve Alphée, Paris, Gallimard, 1978.
- Caillois, Roger, « Post-scriptum pour Ponce Pilate », Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970, p. 436-440.
- Caillois, Roger, Ponce Pilate, Paris, Gallimard (L’Imaginaire), 1961.
- Carse, James P., Jeux finis, jeux infinis : le pari métaphysique du joueur, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
- Cowley, Robert (éd.), More What if ? Eminent Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam’s Sons, 2001.
- Cowley, Robert (éd.), What if. The World’s Foremost Military Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam’s Sons, 1999.
- Deluermoz, Quentin et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Éditions du Seuil, 2016.
- Engélibert, Jean-Paul, Apocalypses sans royaume. Politique des fictions de la fin du monde xxe-xxie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2013.
- Felgine, Odile, Roger Caillois, Paris, Stock, 1994.
- Gaiman, Neil et Terry Pratchett, Good Omens. A Novel, Londres, Corgi, 1991.
- Henriet, Éric. B., L’Uchronie, Paris, Klincksieck, 2009.
- Kermode, Frank, The Sense of an Ending : Studies in the Theory of Fiction with an New Epilogue, Oxford / New York, Oxford University Press, 2000.
- Koselleck, Reinhart, Le Futur du passé : contribution à la sémantique des temps historiques, traduit par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1979.
- Ksiazenicer-Matheron, Carole, Les Temps de la fin, Paris, Honoré Champion, 2006
- La Bible de Jérusalem, traduction sous la direction de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1998.
- Milton, John, Paradise Lost, édition de Scott Elledge, New York, Londres, Norton, 1993.
- Milton, John, Le Paradis perdu [en ligne], traduit par René de Chateaubriand, Paris, Renault et Ce, Libraires-éditeurs, 1861 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5452523p].
- Rancière, Jacques, La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998.
- Ricoeur, Paul, « Husserl et le sens de l’histoire », À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 48-57.
- Ricoeur, Paul, Temps et récit 3. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
- Ricoeur, Paul, Philosophie de la volonté. Tome II. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.
- Rowley, Anthony, Fabrice D’Almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, Paris, Odile Jacob, 2009.
- Yourcenar, Marguerite, « L’homme qui aimait les pierres », Essais et mémoires, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1991, p. 535-555.