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François Cheng, originaire de Chine, est né dans la province du Shandong et il est le premier Asiatique élu à l’Académie française. C’est l’un des rares artistes qui s’affirme dans plusieurs disciplines : essayiste, traducteur, calligraphe, romancier, et poète. En dehors de ses oeuvres de création proprement dites, on trouve également des monographies portant sur la pensée esthétique chinoise, des critiques d’art où se manifeste un double regard joignant les spiritualités orientales et occidentales, ainsi que des oeuvres de méditation. Mais avant tout il est un poète. Il rassemble tous les poèmes qu’il a écrits dans un recueil qu’il intitule À l’orient de tout en 2005. Dans ses poèmes on décèle un lyrisme critique au sens que lui donne Jean-Michel Maulpoix dans son essai : « le lyrisme n’est pas réductible à cette idée simpliste d’un flux verbal peu ou mal contrôlé, non plus qu’à quelconque effusion de sentiments[1] ». Ce lyrisme critique, partiellement en opposition au système autosuffisant du textualisme dans les années 60-70, s’efforce de rouvrir les mots à la réalité et de renouer des liens avec l’Altérité. François Cheng, par son cheminement singulier qui est placé sous le signe d’un dialogue incessant et fructueux entre l’Europe et la Chine, nous donne à entendre une voix impersonnelle qui participe activement à la voix cosmique sans jamais opérer une quelconque rupture entre le dehors et le dedans.

La redéfinition du sujet lyrique

Quand on songe au mot lyrisme, il est naturel que, comme le souligne Jean-Michel Maulpoix, celui-ci évoque « un emportement, une parole inspirée que conduit l’enthousiasme, une ivresse verbale peu propice à la réflexivité[2] ». Néanmoins, dans la poésie contemporaine, cette source d’inspiration est tarie. Dans La Matière-émotion, Michel Collot explique que bien des grands poètes comme Francis Ponge et René Char ont recouru à l’émotion pour leur création poétique, parce qu’elle est « la réponse affective d’un sujet à la rencontre d’un être ou d’une chose du monde extérieur, qu’il tente d’intérioriser en créant un autre objet, source d’une émotion analogue mais nouvelle : le poème ou l’oeuvre d’art[3] ». Pour ce critique, la formule « matière-émotion » créée par Char, « participe à une redéfinition moderne du lyrisme[4] ».

En réalité, le sujet dans la poésie moderne et contemporaine se sent fort éloigné de la pensée dichotomique de Descartes qui, en rejetant catégoriquement l’expérience sensorielle, plaide en faveur de « cette conscience de soi, cette intériorité propre que Descartes entendait soumettre à l’examen analytique[5] ». Aspirant ainsi à un monde surnaturel où il n’y aurait que les Idées et lui-même en tant que Créateur, le sujet cartésien interprète pleinement l’image qu’on se fait de l’homme occidental, dont on trouve la confirmation dans ce que dit François Cheng :

Sur fond d’univers objectif, l’homme jouait maintenant le rôle principal. L’univers, tout en participant à l’action de l’homme, était relégué au rôle de décor. [..] Arraché au monde créé, s’érigeant en sujet unique, l’homme aimait à se mirer. Après tout, c’était désormais sa seule manière de se voir. Se mirant dans le reflet, il captait sa propre image, et surtout l’image de son pouvoir, nourri d’un esprit affranchi[6].

Comme E. Straus, le ton sur lequel Cheng condamne le narcissisme occidental n’est pas sans ironie. S’ils prennent pour cible la pensée d’une pure intériorité qui désire à tout prix se soustraire au sensible, c’est qu’ils veulent nous faire comprendre que cette expérience profondément immédiate et sensible pourrait susciter de fortes émotions chez le sujet sentant et le pousse à s’en exclamer ou à écrire. Écoutons, à ce propos, ce qu’en dit François Cheng :

À ces moments d’exaltation, je sentais monter en moi une confuse allégresse, si envahissante qu’elle m’étouffait. Un jour, j’eus une soudaine révélation. Tout ce que le monde extérieur provoquait en moi, je pouvais finalement l’exprimer au moyen de quelque chose à ma portée : l’Encre[7].

Or, il importe de signaler qu’interpréter cette émotion comme celle qui « conduit inévitablement à l’irrationnel, à l’obscurantisme et au sentimentalisme[8] » est ce qu’il y a de plus erroné. Pour y apporter plus d’éclaircissements, on peut faire appel au fameux couple chinois « sentiment-paysage » auquel Michel Collot s’est référé à plusieurs reprises dans ses oeuvres[9]. Pour Cheng, imprégné de la pensée chinoise, qui se méfie tout au long de sa vie du dualisme, le terme « sentiment-paysage » « souligne davantage le rapport dialectique du devenir réciproque entre l’homme et la nature : le sentiment humain peut se déployer en paysage et le paysage de son côté est doué de sentiment, tous deux étant pris dans le processus de transformation et de transfiguration[10] ». C’est pour cette raison que, dans Cinq Méditations sur la beauté, il se sent infiniment proche de Merleau-Ponty qui a su instaurer le concept de chiasme[11].

Pour le Merleau-Ponty de Phénoménologie de la perception, qui a longuement médité sur ce sujet, il existe un lien indéniable entre le sujet percevant et le monde perçu :

Le monde objectif étant donné, on admet qu’il confie aux organes des sens des messages qui doivent être portés, puis déchiffrés, de manière à reproduire en nous le texte original. De là, en principe, une correspondance ponctuelle et une connexion constante entre le stimulus et la perception élémentaire[12].

Cette spontanéité éprouvée par la médiation des organes sensoriels manifeste avec netteté notre expérience de l’être-au-monde, vécue dans une co-présence à la fois essentielle et profonde : « Nous avons l’expérience d’un Je, non pas au sens d’une subjectivité absolue, mais indivisiblement défait et refait par le cours du temps[13] ». Ainsi, le monde s’insinue dans le Je et le Je « défait » s’inscrit désormais dans une implication réciproque « refaite », si bien que « Je saisis mon corps comme un objet-sujet[14] ». Un poème de François Cheng correspond parfaitement à ce va-et-vient infini entre l’homme et le monde :

  • L’éternité est là,

    Un seul instant l’instaure.

    L’instant où tu adviens

    Et ouvres l’oeil et vois

    Qu’avant de t’effacer

    Rien ne sera su par toi

     

    Mais que tu vois, et loue.[15]

Le chiasme du regardant et du regardé s’effectue effectivement dans l’emploi alchimique du pronom personnel « tu ». Mais avant de procéder à nos analyses et afin de mieux apprécier la valeur de cette richesse enfouie, on se propose de se référer au commentaire savoureux, fait par Cheng lui-même, d’une strophe célèbre d’un grand poète, Tao Yuanming :

  • Je cueille les chrysanthèmes près des baies de l’Est

    Voici que, insouciant, je perçois le mont du Sud.

[..] En effet, dans le second vers, le verbe « percevoir » se trouve être jian. Or, ce verbe en chinois ancien voulait aussi bien dire « apparaître », de sorte que ce second vers peut avoir une autre lecture. Au lieu de « Voici que, insouciant, je perçois la montagne du Sud », on peut lire « Voici que, insouciant, apparaît le mont du Sud ». On sait que le mont du Sud – le mont Lu – ne livre tout l’éclat de sa beauté qu’au moment où se déchire soudain la brume. Ici, grâce au double sens du vers, on assiste à la scène : vers le soir, le poète se baisse pour cueillir les chrysanthèmes près des baies de l’Est ; voilà que, levant la tête, il perçoit la montagne ; mais comme le suggère le vers, son acte d’attraper la vue de la montagne coïncide avec l’apparition de la montagne même qui, se dégageant de la brume, s’offre à sa vue[16].

Par le biais de ce qui s’y énonce, on voit que dans cette expérience quotidienne qui n’a, certes, rien d’extraordinaire, se révèle le foyer d’une communion totale avec le paysage qui sourd soudainement de son fond invisible. Dans le poème de François Cheng, le premier distique (L’éternité est là, / Un seul instant l’instaure.), nous semble-t-il, se constitue comme le moment de l’épiphanie où le sujet poétique, par une relation intime et particulière avec le monde, se livre entièrement à une sorte de re-naissance de soi et du monde qui, lui aussi, se régénère sous les yeux du sujet : « Ainsi, dans le cas présent, les deux vues se rencontrent pour former une parfaite adéquation, un miraculeux état de symbiose[17] ».

Il n’est point étonnant dès lors que cette immédiateté éminemment chiasmatique, une fois incarnée dans l’expérience sensible et spatiale, puisse conférer à cet instant poétique un temps d’éternité. Ainsi, le temps se trouve cristallisé dans l’esprit du sujet, mais combien aussi celui de l’Univers.

Les deux distiques qui suivent donnent à lire cette apparition subite du monde qui se saisit toujours comme « un advenir, un avènement, pour ne pas dire une épiphanie, et plus concrètement un apparaître-là[18] ». Dans le dernier vers où, à coup sûr, le « tu » mis en scène par l’énoncé est le sujet regardant qui, en se plongeant dans sa dimension pathique, contemple le monde et attend avec ferveur le moment de grâce où il sera vu par une réalité altérante : « Il se trouve, par une coïncidence heureuse, qu’en français aussi le mot vue a un double sens : la vue de celui qui regarde et la vue de la chose regardée[19] » et c’est ainsi que le « tu » est celui qui cherche à renouer des échanges intimes avec ce qui l’entoure, ou, en d’autres termes, « il est aussi l’interlocuteur attendu[20] », qui, par le moyen d’un langage libéré de ses caractères abstrait et autarcique, redonne sens au monde et « loue » la plénitude de cette unité primordiale dans laquelle se trouve inclus l’individu.

Il reste un dernier point, sans doute capital, à explorer : stylistiquement, en désignant le sujet de l’énoncé au dernier vers par le pronom personnel « tu » au lieu d’un je, Cheng s’ingénie à éclairer que le sujet lyrique, s’effaçant, demeure incertain, ou même non identifiable pour laisser la place à l’altérité qui le traverse et l’image du sujet est à reconstruire dans et par le tissu poétique ; quant à la présence fulgurante de l’altérité qui apparaît sous forme de surgissement, le poète, lui conférant un statut identique à celui de l’homme, l’appelle également par la deuxième personne. En usant de ce procédé, non seulement le monde et le moi cessent de s’opposer pour converger vers un espace plus proche, plus intime, plus profond, mais aussi et surtout les deux « tu », en se croisant et s’interpénétrant, finissent par se confondre dans un tout inséparable, dont chacun se présente comme un dédoublement de l’autre, un autre de soi qui le déborde. On songe ici à une jolie formule de Philippe Jaccottet : « L’effacement soit ma façon de resplendir ». Le « moi », indice parfait de l’individualité, sceau excellent du statut créateur, s’efface au fur et à mesure qu’il pénètre les choses extérieures jusqu’à ce qu’il soit totalement immergé dans l’immensité du monde.

Dans l’esprit de François Cheng, le chant poétique que l’homme compose se doit d’être en connivence parfaite avec celui de l’univers dans lequel les dix mille êtres, avec chacun son timbre particulier, entonnent un choeur :

  • Quand se tait soudain le chant de loriot

    L’espace est empli de choses qui meurent

    Tombant en cascade un long filet d’eau

    Ouvre les rochers de la profondeur

    Le vallon s’écoute et entend l’écho

    D’immémoriaux battements de coeur[21]

Pour Bachelard, la musique humaine ressortit à la mimèsis : « L’art a besoin de s’instruire sur des reflets, la musique a besoin de s’instruire sur des échos. Tout est écho dans l’Univers[22]. » Se faire écho, là est l’essentiel et un tel voeu vaut aussi pour Cheng qui veut accéder aux ondes infinies de la nature.

Dans la rêverie acoustique chengienne, le chant du « loriot » – cet oiseau dont le nom à la sonorité claire et liquide contient l’écho interne de la voyelle o – incarne le relais par excellence de la cascade, dont le redoublement intérieur de [ka] atteste déjà d’une parenté insoupçonnée. Par ailleurs, l’assonance en [o] qui répond à l’appel de l’eau met en valeur « la belle rondeur des sons[23] ». En effet, le poète tente de nous suggérer deux mouvements contradictoires qui s’ensuivent : le premier se marque dans les trois premiers vers par une dominance des allitérations en [s], combinée avec les consonnes occlusives sourdes ( [p], [t], [f], [k]) et la chuintante ([ʃ]), qui concourent à peindre à l’esprit un sentiment de quiétude dans lequel les choses demeurent passives ; vient ensuite le son de la consonne vibrante [r] qui, en donnant à entendre la mélodie de l’eau, prolonge ce frémissement jusqu’à l’infini, renforcé par la consonne liquide tout au long du poème. Ce qui laisse entendre que la tranquillité se fait sentir d’autant plus que le glouglou du courant est saillant.

Si l’on pousse encore plus loin nos analyses, on aura remarqué que l’écoulement de la cascade s’identifie ici aux battements du coeur. Selon Michel Collot, « le siège de l’émotion est [..] fréquemment désigné [..] par le mot “coeur” ; mais celui-ci est alors employé dans sa double acception, affective et organique, et il devient une sorte de lieu d’échange entre le corps et l’âme, le dedans et le dehors, le moi et l’Autre[24] ». Il faudrait encore que le « coeur » « meure » pour que soit manifestée toute sa « profondeur » jusqu’alors enfouie. Ainsi, le coeur se retrouve en mesure de faire « écho » à l’« eau » et au « loriot ». La rime croisée (ABABAB) imprime sur la page le mouvement même du battement du coeur. Arrivé à ce stade, le coeur purifié est en mesure d’entrer dans un état d’indistinction, auquel participent à la fois le poète et l’univers. Par le truchement de la correspondance phonique et du réseau d’échos, le signifiant et le signifié, le moi et le monde entrent en communion : « [S]’abîme dans cet état en soi où les choses et le moi s’oublient l’un l’autre, où la conscience et le savoir s’abolissent. Le corps pareil au bois desséché et le coeur à de la cendre éteinte, on se sent faire partie de la merveilleuse essence[25]. » C’est dans ce sens que Cheng parle d’une sorte d’âme souterraine de l’homme et la rapproche de la « basse continue » de Jacques de Bourbon Busset :

Elle se situe à un niveau plus intime, plus profond que la conscience, parfois en sourdine, parfois étouffée, jamais interrompue cependant, et qui, à des moments d’émotion, ou d’éveil, se fait entendre. Se faire entendre et résonner, c’est sa manière d’être. Résonner, voilà le mot juste. Résonner en soi, résonner à la « basse continue » de l’univers vivant, c’est sa chance d’être immortelle[26].

L’émotion agit comme un trait d’union afin que le moi profond se libère de son monde enfermé pour aller à la rencontre du monde qui l’appelle ; non l’univers inaccessible des Idées, mais l’univers vivant, donc sensible.

L’univers émouvant et le sujet ému

L’émotion issue d’un contact avec le monde extérieur prend forme, curieusement, depuis l’Antiquité de la Chine – en chinois, on dit chujing shengqing[27] : du contact avec le paysage extérieur naissent les sentiments ou émotions – particulièrement avec la pensée du grand philosophe Zhuangzi aux yeux de qui la Nature possède les mêmes dispositions sentimentales que l’être humain. Dans son oeuvre, dont un chapitre s’intitule « L’école du premier principe », il écrit ainsi : « S’il était froid, c’était comme l’automne ; s’il était chaud, c’était comme le printemps. Sa joie et sa colère se manifestaient selon le rythme des quatre saisons[28]. » Cet énoncé constitue les toutes premières bases théoriques de la conception de l’émotion suscitée. Il affirme, à sa manière, que le monde, avec ses multiples facettes, son jeu dynamique d’éternelle alternance, émeut le coeur de l’homme et de son côté, l’homme ému se doit de s’inscrire dans l’ordre « émotionnel » du monde, et par-là, d’épouser l’infini mouvement d’ouverture et de fermeture cosmique. Dans la langue française, le vocable sujet est également un adjectif qui signifie « enclin à », « porté par inclination », « subordonné » ; en ce sens, on serait tenté d’affirmer que le propre du moi est d’être sujet à l’émotion que lui imposent les éléments naturels d’autant plus que l’homme et le monde sont façonnés par les mêmes souffles. Il semble qu’on en trouve la confirmation dans le confucianisme de la Chine classique :

Selon la vision anthropologique que développe le confucianisme ancien [..] la nature humaine se définit essentiellement par son aptitude à percevoir des émotions, particulières et différenciées, qui constitue ainsi son individualité propre [..] Dans la mesure où elle est susceptible d’émotion [..] la conscience humaine [..] est en rapport immédiat avec l’ensemble des réalités qui existent au dehors d’elle (l’ordre du wu)[29].

Cette résonance affective en fonction des mutations continuelles du monde a été systématiquement développée par les lettrés sous le fameux nom de xing (incitation au contact du monde). Si, en Occident, la métaphore occupe incontestablement la place privilégiée dans l’art poétique, la Chine ancienne considère le xing comme sa clef de voûte[30], parce qu’il met l’accent sur le rapport le plus immédiat, le plus spontané que l’homme entretient avec le monde.

Si jusqu’ici Zhuangzi n’a encore rien évoqué des expressions littéraire ou musicale donnant forme à cette émotion suscitée, il fallait attendre un disciple de Confucius Gongsun Nizi pour en donner une interprétation explicite dans son Traité sur la musique, un ouvrage dont les premiers mots sont cités par François Jullien :

Le surgissement de tout air de musique tire son origine du coeur de l’homme et l’ébranlement du coeur de l’homme est un effet produit par les réalités extérieures : cet ébranlement éprouvé en présence des réalités extérieures prend forme dans les sons de la voix. Un son en appelle d’autres, à l’unisson, d’où naît une variation[31].

Ce passage est singulièrement important en ce qu’il met en lumière que l’origine de la manifestation artistique chinoise relève moins de la création d’une subjectivité, encore moins d’une inspiration divine, que d’une incitation venant de l’ensemble des phénomènes qu’offre le monde. En amont demeure donc le monde extérieur, et par la capacité de réceptivité du coeur qui « sait se rendre disponible, perméable, à l’influx mondain[32] », l’homme est à même de transformer le sentir en un ressentir manifesté par le chant.

En effet, la première oeuvre critique qui traite essentiellement de la poésie date de la fin du Ve siècle, est rédigée par Zhong Rong et s’intitule De la poésie (Shipin). Dans cette dernière, l’auteur poursuit certaines idées des Anciens tout en introduisant de nouveaux éléments, dont l’idée du souffle, qi :

  • Le souffle cosmique met en mouvement les réalités du Monde

    et les réalités du Monde émeuvent l’homme :

    il en résulte une oscillation de sa nature émotionnelle

    qui se manifeste extérieurement dans la danse et le chant[33].

Ces quatre phrases ont exercé une influence on ne peut plus profonde sur l’ensemble de la littérature chinoise. Le sujet placé sous cet angle de vue est manifestement « [n]i démiurge, ni poète “créateur” – aucune conscience ne saurait être instaurée en instance autonome et ne peut s’imposer comme sujet absolu[34] ». Pour Cheng, le sujet à proprement parler n’est plus que cette goutte d’encre qui, en se diluant et se répandant indéfiniment, finit par se résorber parfaitement dans le papier sur lequel est tracée la pulsation rythmique :

Dans l’imaginaire artistique chinois, l’encre incarne tout le virtuel d’une nature en devenir, et le pinceau, lui, l’esprit de l’artiste qui aborde et exprime cette nature qui attend d’être révélée. Ainsi, dans le pinceau-encre qui réalise le yin-yun se noue la charnelle relation entre le corps sentant de l’artiste et le corps senti du paysage. Au total, le yin-yun est bien cette qualité intrinsèque à une oeuvre : un ordre unifiant surgi à l’intérieur même d’une interaction à multiples niveaux entre les divers éléments qui composent une matière, entre la matière et l’esprit, et finalement, entre l’homme-sujet et l’univers vivant qui lui-même est sujet[35].

Imprégné de cette haute spiritualité, Cheng a une soif insatiable de la rencontre de l’Autre, à l’instar de ses maîtres :

Évoquant le mont Jingting, le poète Li Po affirme : « Nous nous regardons sans nous lasser » ; à quoi fait écho le peintre Shitao qui, à propos du mont Huang, dit : « Nos tête-à-tête n’ont point de fin ». De tout temps en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans cette relation de connivence et de révélation mutuelle[36].

Certes, ce lyrisme est subjectif, mais il s’enracine profondément dans une tradition où l’émotion intérieure et le paysage extérieur sont inséparables, ce qui le rapproche des plus grands poètes chinois des Tang. Sa plénitude et sa justesse se manifestent par exemple dans ce poème tout à fait significatif :

  • A l’extrême de l’automne

       Nous parviendra encore

          mêlé de mousses et de lilas

             l’écho de la cascade

    Ravivant le sang

       ravivant le chant

    Au creux de la roche fêlée[37]

D’emblée, on voit clairement que le poème s’ouvre sur un jour d’automne, sur le paysage singulier qu’offre cette saison. La présence humaine est introduite dans le deuxième vers par le pronom collectif « nous », au lieu d’un je qui se considèrerait comme le centre du monde, témoignant d’un lyrisme ténu, très intériorisé, qui s’attache à renouer le lien vital avec l’extériorité et l’altérité, sans quoi la poésie ne pourrait ni advenir ni tenir.

Le verbe « parviendra », soigneusement choisi par le poète, revêt une valeur particulièrement importante : d’une part, le mot, désignant l’arrivée à destination, transforme l’être humain en destinataire et « l’écho de la cascade » en destinateur ; ainsi, le clivage entre le sujet et l’objet se trouve contesté et subverti ; l’homme, nous dit François Cheng, « pénétré de l’importance du sujet connaissant, agissant, créant », est conscient aussi « qu’un subjectivisme sans « garde-fou » verse dans l’arbitraire et conduit à une voie contraire à la vérité de la vie », parce que « poursuit-il, il faut à la conscience humaine non un complice chimérique ni un opposant stérile, mais un partenaire, un interlocuteur[38] » ; cette vision rejoint à un certain degré celle de Jean-Michel Maulpoix pour qui « [p]lutôt que vers un inaccessible idéal, le poète se tourne vers l’autre. Au lieu de s’évader vers les altitudes bleues, il demeure à l’intérieur de la communauté des hommes[39] ».

D’autre part, le verbe est employé au futur pour décrire l’effet sonore et retentissant que produit un écho comme si la vibration du son, chaque fois en s’atténuant, allait se produire de nouveau dans l’air. C’est ce qu’indique explicitement l’adverbe « encore » : en reprenant les mêmes sonorités que « l’écho », il n’en souligne pas moins cette impression de persistance du son propageant son onde à l’infini. Par ailleurs, l’emploi au futur transforme une expérience vécue dans le passé en un avenir qui invite tous les lecteurs à y participer activement et à revivifier ces moments extraordinaires qui se renouvellent sans cesse dans la mémoire.

Le son peut se promener dans l’air à sa guise, et il en est de même pour la senteur fraîche des mousses trempées de la première rosée et l’odeur délicieuse du lilas. Le poème, tel qu’il se montre à nous, se révèle le foyer où tout est tendu vers l’abolition des frontières qui servent à faire distinction, comme la raison discursive, et l’ouïe et l’odorat s’entremêlent dans un corps qui est lui-même une unité indistincte. L’effet de mélange se manifeste aussi dans celui des sonorités : dans le mot « cascade » sont contenus les derniers phonèmes de « mousses » et de « lilas ». Ainsi, les éléments qui composent le paysage deviennent-ils légers et éthérés. Les senteurs invisibles répandues dans le souffle réussissent à elles seules à nous suggérer la verdure des mousses et toute la beauté du lilas qui s’épanouit.

Si, jusqu’ici, l’auteur ne fait que parler de paysage, le cinquième vers, en introduisant l’élément liquide qu’est le sang bouillonnant dans les veines comme les filets d’eau de la cascade, ouvre une place à la présence humaine suscitée par ce qui se produit en dehors de lui.

Force est de constater que le verbe au participe présent, dont le sujet est sans doute l’ensemble du paysage décrit dans les premiers vers, a pour fonction de ranimer le sang coagulé et le chant enfoui. L’avènement du chant sous forme artistique ne peut trouver son origine que dans cette émotion suscitée. De surcroît, le « sang » et le « chant », marqués, de toute évidence, par l’assonance [ã] qui répond au mot précédent « ravivant » et les consonnes fricatives [ʃ] et [s], se découvrent indissociablement solidaires. Ce qui revient à affirmer que le « sang » et le « chant » (ou éventuellement la poésie), composés des mêmes éléments linguistiques, sont au fond consubstantiels et qu’ils se conditionnent mutuellement.

« La roche fêlée », qui se délivre de sa consistance infrangible au dernier vers, s’ouvre et se laisse habiter par la mélodie extérieure tel le tintement clair de la « cloche fêlée » baudelairienne. Le « creux » qu’on découvre au sein de la roche n’est rien d’autre que la métaphore d’un coeur vide ou qui se vide ou même vidé par les choses extérieures. Parvenu à ce stade de dépouillement intérieur, le coeur « fêlé » se trouve « mêlé de mousses et de lilas », mis en évidence même par le jeu de la rime. Avec Maulpoix, on peut parler à juste titre d’un chant « moins doué pour l’envol que pour le creusement[40] ».

Regardons un autre poème où « le moi, le monde et les mots s’émeuvent mutuellement[41] » :

  • Midi le muet.

    L’olivier mûrit son huile ;

    La vigne mûrit son vin.

    Les fourmis transportent leurs vivres

    Le long d’un muret herbeux.

    La campagne à perte de vue

    Tait sa joie d’être.[42]

Une longue liste énumérant « la pluralité simultanée de la présence du monde » s’offre à nous, et « elle se fixe pour but de transcrire [..] le kaléidoscope de la sensation initiale[43] » née de la rencontre d’un paysage quotidien. Cette simple énumération des petits faits qui se produisent indéfiniment dans la vie est considérée par Merleau-Ponty comme une sorte d’origine de notre pensée logique : « Nous n’admettons un monde préconstitué, une logique, que pour les avoir vus surgir de notre expérience de l’être brut, qui est comme le cordon ombilical de notre savoir et la source du sens pour nous[44] », parce que, explique Castin, « aux commencements se tient donc, dans l’optique phénoménologique, la chair, le monde sensible muet[45] ». Il est significatif à cet égard que Cheng s’est plu à situer le monde originellement « muet » au vers initial, avec son règne à la fois spatial et temporel. Ce mutisme inhérent à l’éblouissement de la présence sensible est ici mis en oeuvre non seulement par le caractère foncièrement silencieux des faits cités, mais aussi souligné et amplifié par les effets sonores : les vocables « mûrit », « muret » reprennent les sonorités initiales du mot « muet » et le vocable « vue » lui fait écho par l’assonance [u] ; le vers final, en embrassant la totalité dans son sein, s’achève sur le verbe « tait » qui, travaillé sur le plan du signifié, rejoint le signifiant « muet ». Un autre fait intéressant qui s’impose à nous, c’est que la structure énumérative et la syntaxe nominale s’y sont étroitement liées. Ici, la syntaxe nominale est porteuse d’une signification profonde qu’il conviendrait de dévoiler. Dans une telle tournure, le verbe y est absent, mais, paradoxalement, cette ellipse concourt à la libération de la place trop écrasante du sujet pour qu’il puisse établir une relation plus intime avec le monde, comme en témoignent les constatations de Collot :

L’ellipse du verbe […] invente une nouvelle syntaxe, nominale, au profit d’une autre logique, d’une structuration différente du sens et de l’expérience. La phrase nominale, qui ignore la distinction entre sujet et prédicat, se prête tout particulièrement à l’expression d’une relation antéprédicative au monde, où le sujet ne se différencie pas de l’objet, comme dans l’émotion ou la sensation, antérieures à toute analyse et à tout jugement[46].

En s’appuyant sur de tels propos, on peut affirmer que l’effacement de la distinction entre sujet et prédicat confère au sujet un statut autonome susceptible de se libérer de toute sorte de détermination. Dans le vers « La campagne à perte de vue », ainsi que l’avance Collot, « il n’y a pas d’un côté un sujet, de l’autre un prédicat qui lui serait attribué de l’extérieur[47] » : « campagne » et « à perte de vue » désignent en effet la seule et même chose, comme si les deux vocables naissent d’un même fond indifférencié. Et dans ce cas, « l’absence de verbe, loin d’être une lacune, induit un effet de totalisation : l’énoncé prend une valeur absolue, puisque son champ d’application n’est plus restreint par un sujet délimité[48] ». Qu’en est-il du statut du sujet de l’énonciation ? En effet, avance ce critique, dans une phrase nominale, tout se passe « comme si l’énoncé « parlait de lui-même », sans le support d’aucune instance d’énonciation[49] », mais cela ne veut pas dire que le sujet énonciateur s’y est totalement effacé ; « simplement, il n’est plus repérable, isolable : on peut dire aussi bien qu’il est passé tout entier dans l’énoncé[50] ».

Ce raisonnement corrobore notre hypothèse que le poète lui-même, en contemplant le paysage, se transfigure naturellement en ce « muret » pour regarder au plus près « les fourmis » en train de s’approvisionner tout au long du muret. Et avec la campagne qui se dérobe sans cesse à la vue, tel l’effet produit par l’horizon[51], l’espace aussi bien intérieur qu’extérieur se trouve soudainement et merveilleusement ouvert et élargi.

Qui est précisément le sujet du verbe taire au singulier dans le dernier vers ? Le midi ? L’olivier ? La vigne ? Ou la campagne ? Ou encore le poète qui regarde ? Ce sera là notre dernière question. En effet, ni l’un ni l’autre, du végétal à l’insecte, de l’insecte à la campagne, du statique au mouvement, du temps à l’espace, du visible à l’invisible, tous les ordres, bien qu’ils se différencient l’un de l’autre, se rejoignent dans une union. Comment dire encore que l’être humain n’y est pas au rendez-vous ? À travers « [l]a joie » intense qu’il éprouve au contact du paysage, lui aussi plongé dans l’allégresse, il fait désormais partie intégrante de cette unité indissociable. Ce qui n’est pas sans rappeler une anecdote du Tchouang-tseu où le philosophe s’exclame : « Voyez comme les vairons se promènent tout à leur aise ! C’est là la joie des poissons[52] ». Cet énoncé, simple en apparence, exprime combien le « moi » vibre à l’unisson des poissons et combien riche est le sens de la communion universelle.

En conclusion, l’émotion poétique qu’envisage François Cheng ne se voit pas « menacée de chuter dans le pathos et l’emphase[53] ». Au contraire, elle a permis au sujet lyrique d’accéder à une « esthétique de l’échange » fondée sur un Je qui « se délivr[e] de son Moi trop étroit »[54]. À travers une écriture dépouillée, la poésie de François Cheng dévoile un des sujets cardinaux de la poésie contemporaine : ce jeu entre le moi et le monde, le sensible et l’intelligible, le visible et l’invisible. C’est dire que, dans cette poésie où la conscience de l’homme se confond et se fond dans celle de l’univers, une dimension spirituelle se dégage. Pour reprendre ses propres termes, sa poésie, tout comme les tableaux chinois « relevant d’une peinture non naturaliste mais spiritualiste », « est à contempler comme un paysage de l’âme », puisque « c’est de sujet à sujet, et sous l’angle de la confidence intime, que l’homme y noue ses liens avec la nature »[55]. Bien qu’il emploie les vocables empreints de la spiritualité occidentale tels que « la transformation », « la transfiguration », « l’épiphanie », la transcendance qu’il vise n’est pas à entendre dans un esprit proprement religieux, mais plutôt à l’image du souffle cosmique à la fois esprit et matière, car l’avènement de la transcendance ne peut se faire que dans l’immanence, dans l’ici et le maintenant, comme le rappelle à juste titre Jullien :

Il ouvre le naturel sur le spirituel, comme le visible sur l’Invisible, mais celui-ci n’est pas pour autant sur-naturel : inutile, en effet, d’invoquer pour cela quelque mysticisme ineffable ou de se perdre dans une spiritualité douteuse, car ce spirituel découle des seules procédures à l’oeuvre et sans en décoller[56].

Une telle poésie ne se conçoit plus comme une finalité en soi et par soi, ou une vérité définitive et irréfutable, mais plutôt comme un espace d’incertitude, de tâtonnements, et de questionnements. Elle ne demande qu’à être un passage où se rencontrent fugitivement la matière et l’émotion.