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Introduction

« Cela ne donnait rien d’affirmer, ce qui comptait c’était de faire voir, de faire aimer… »

Gabrielle Roy, De quoi t’ennuies-tu, Éveline ?, 1982

C’est au retour d’un séjour de deux ans en Europe, après avoir abandonné sa carrière d’institutrice au Manitoba, que Gabrielle Roy s’installe à Montréal où elle travaillera d’abord comme journaliste. Pour fuir la solitude de sa chambre, elle marche de longues heures dans les rues de la métropole :

C’est alors que j’ai découvert, confie-t-elle en 1961 sur les ondes de Radio-Canada, la misère de ce peuple de Saint-Henri, la misère qui était l’oeuvre du chômage, […] qui avait amené la pauvreté, qui avait enfin causé de tels ravages dans notre peuple […]. Et la guerre apparaissait comme un peu une issue, un salut […]. Et l’indignation fut le moteur de Bonheur d’occasion[1].

À l’instar de l’autrice, les personnages de Bonheur d’occasion[2] sont souvent représentés en train de marcher. C’est d’ailleurs en grande partie à travers leurs yeux que se dessine le décor du roman : les logements bordant le chemin de fer, les usines installées près du canal, le Mont-Royal qui surplombe le quartier, la salle à manger du Quinze-Cents. Ces bribes d’images recueillies par les différents personnages du roman s’assemblent et se superposent pour former une fresque qui se passe généralement bien du regard « omniscient » de la narration.

Ainsi Gabrielle Roy mettrait-elle en oeuvre dans Bonheur d’occasion ce que Jacques Rivière appelle la narration « en acte[3] » ; pour créer un effet de réel, l’instance narrative se garde généralement de prédire le sort des personnages ou d’interpréter le sens de leurs gestes. L’essentiel du récit repose plutôt sur les actions des personnages. L’histoire évolue en fonction de leurs déplacements, de leurs gestes, de leurs choix, donnant l’impression que leur destin n’est pas tracé d’avance[4].

Selon Novella Novelli, qui fait le lien entre ce caractère particulier de la narration de Bonheur d’occasion et la question de l’engagement, « l’écrivain[e] se limite à dépeindre une situation sans vraiment l’expliquer, de sorte que sa description équivaut à une dénonciation[5] ». Si cette acception nous apparaît fort raccourcie, il reste qu’en l’absence de commentaire organisateur formulé par la narration, on peut supposer que l’engagement de Bonheur d’occasion, s’il en est un, serait avant tout descriptif. Mais peut-on vraiment parler ici de « dénonciation » au sens accusateur du terme ? La fameuse indignation qui fut le moteur du roman n’aurait-elle pas plutôt mené à un profond désir de comprendre, de « pénétrer l’âme du peuple » (BO, p. 317) ? Il nous semble que derrière ce récit d’apparence assertive prenant la défense de la classe ouvrière, du peuple canadien-français ou encore des femmes, Bonheur d’occasion se voudrait avant tout une exploration des réalités sociales. Plutôt que de s’en prendre aux classes dominantes, Gabrielle Roy chercherait à comprendre les conditions de vie des groupes dominés qu’elle représente dans son roman en leur donnant une voix, un corps. Son livre donne ainsi à voir la pauvreté à travers un regard toujours empathique, certes, mais prudent en ce qui a trait à l’idéologie.

Nous verrons que cette prudence s’observe non seulement dans la narration, qui laisse généralement les personnages s’exprimer pour eux-mêmes sans trop user de son pouvoir d’omniscience, mais qu’elle s’observe aussi jusque dans le style du roman. De fait, la seconde partie de l’analyse visera à montrer que, pour un livre qui s’inscrit dans le genre réaliste, Bonheur d’occasion adopte un style étonnamment nuancé. Grâce à son art adroit de l’omission et de la coupure, l’autrice évite de tomber dans le piège du didactisme qui guette habituellement l’écriture réaliste.

Il sera ainsi montré que les aprioris du grand roman réaliste à portée sociale dont la critique a taxé le roman au moment de sa parution sont déjà déjoués dans ce récit à la troisième personne. De fait, alors qu’on a d’abord considéré l’autrice de Bonheur d’occasion comme « un[e] écrivain[e] engagé[e] socialement, et dont la progression de l’oeuvre devrait s’inscrire dans une plus grande pénétration des problèmes sociaux[6] », on peut observer que le dit « engagement » du discours y serait plutôt sublimé à travers la subjectivité des personnages, qui s’interrogent tantôt sur la condition de la classe ouvrière francophone, tantôt sur le sort des femmes. Pour prendre la mesure de cet engagement en pointillé et le situer sur le spectre de l’engagement en littérature, nous ferons appel à une définition que propose Benoît Denis dans son ouvrage Littérature et engagement. De Pascal à Sartre (2000), qui admet qu’au-delà de l’hégémonie sartrienne, l’engagement peut prendre des formes et des degrés divers. En somme, « l’écrivain engagé ne croit pas que l’oeuvre littéraire ne renvoie qu’à elle-même et qu’elle trouve dans cette autosuffisance sa justification ultime. Au contraire, il la pense traversée par un projet de nature éthique, qui comporte une certaine vision de l’homme et du monde[7] ». Jusqu’à un certain degré, on pourrait même considérer la prudence discursive ou le refus de s’engager comme une prise de position en soi.

La voix révoltée des personnages

Parmi les éléments qui ont fait le succès de Bonheur d’occasion, le travail minutieux derrière la création des personnages figure assez haut dans la liste. Si cette observation a surtout fait l’unanimité en ce qui concerne les personnages féminins du roman, ce n’est toutefois pas le cas pour celui d’Emmanuel, que la critique a le plus souvent considéré comme étant le moins bien réussi de tous[8]. L’hypothèse la plus probable pouvant justifier cette remarque est qu’il agirait, selon plusieurs, comme le porte-parole du roman. Sa capacité à s’extraire du lot des ouvriers du quartier Saint-Henri pour poser les problèmes abstraits de la paix dans le monde et de la justice sociale le place au plus près de l’instance narrative. En étant porteur de ces idées centrales, il assure une certaine structure au roman. Il représente en quelque sorte le fil conducteur de l’idéologie tandis que la narration semble avoir prudemment décliné cette tâche.

Mais Emmanuel n’est assurément pas le seul garant de la critique sociale dans Bonheur d’occasion. S’il est celui qui formule sa critique avec le plus d’insistance et qui arrive peut-être le plus habilement à poser son regard au-delà de sa propre condition de dominé, les autres personnages viennent enrichir certaines questions d’ordre social, voire en soulèvent de nouvelles[9], à travers leur discours. Chose certaine, les quelques passages témoignant d’une prise de position ferme à l’égard de la condition des plus vulnérables passent presque tous par la subjectivité des personnages. Nous verrons ici comment le dialogue, au sens large du terme, se pose comme le lieu par excellence de l’engagement pour la justice sociale dans le roman. Nous verrons également qu’à l’opposé, le discours narrativisé témoigne d’une attitude prudente en laissant aux personnages la responsabilité d’assumer les idées qu’ils véhiculent. En d’autres mots, la narration décrit, la narration guide, mais tout comme l’autrice, elle demeure discrète pour laisser parler les individus concernés à partir de leur propre expérience de l’injustice.

La liberté du dialogue

À n’en pas douter, on sait qu’il y a dialogue, dans le roman, lorsqu’on est en présence de discours directs. Mais la définition du dialogue peut aussi s’étendre au-delà du simple échange entre deux ou plusieurs personnages pour renvoyer à « tout monologue romanesque dont l’“oralité” s’affiche de manière non équivoque (par opposition aux monologues intérieurs, silencieux, qui relèvent moins du parler que de la pensée et, de ce fait, entretiennent des rapports étroits avec la diégèse)[10] ». Selon Lori Saint-Martin, Sylvie Lamarre et Laure Neuville, ce second type de dialogue, quoique moins traditionnel, domine largement dans Bonheur d’occasion[11]. C’est pourquoi, après avoir montré la liberté du discours direct en ce qui concerne la défense des groupes dominés dans Bonheur d’occasion, nous nous pencherons sur le cas particulier des monologues. Nous verrons que ceux-ci donnent également lieu à des prises de position solidement appuyées tout en cédant la parole aux personnages féminins dans cette réflexion collective portant sur la justice sociale.

En effet, dans Bonheur d’occasion, le discours direct traditionnel est presque exclusivement réservé aux personnages masculins, et plus particulièrement lorsque l’action se situe dans les décors circonscrits du restaurant les Deux Records et du casse-croûte de la mère Philibert. Chaque personnage ayant une importance relative dans la diégèse, sans égard à son genre, participe naturellement à des échanges parlés à un moment ou à un autre. Toutefois, conformément au contexte social de l’époque, les hommes accèdent plus facilement à la parole, au débat. C’est notamment le cas de Pitou, de Boisvert et d’Alphonse, sur qui on connaît assez peu de choses à l’exception de leurs opinions. De son côté, le personnage féminin de Marguerite tente pendant un chapitre entier d’entrer en dialogue avec sa collègue Florentine venue se réfugier chez elle, et son entreprise ne rencontre aucun succès (BO, p. 275-283). Cet écart révèle comment l’incommunicabilité des personnages féminins s’oppose à la véhémence masculine dans le roman.

Or, lorsque les hommes parlent entre eux, que ce soit dans l’espace public ou dans le foyer, le discours porte surtout sur la politique plus qu’il interroge le politique. Le raisonnement se voit alors confiné dans des considérations qui sont pour la plupart temporaires touchant l’actualité ou une forme de patriotisme fondé essentiellement sur la haine d’un ennemi commun en contexte de guerre mondiale. Pensons par exemple à la fameuse ligne de fortifications française gauchement débaptisée « Imaginot », qui fait naître des opinions plus personnelles les unes que les autres chez les clients des Deux Records. « [M]on idée, c’est que la France va en arracher » (BO, p. 43), soutient l’un. « La France est prête » (BO, p. 43), soutient l’autre. Au fond, l’issue de ces débats qui prennent la forme de discours directs dans Bonheur d’occasion n’a pas de portée concrète. Azarius va jusqu’à l’admettre intérieurement de son côté : « Dans la rue, il avait par habitude dirigé ses pas vers les Deux Records. Et maintenant, dans la bonne chaleur, il se calmait. Il était dans son élément ici ; on l’écouterait tantôt lorsqu’il élèverait la voix. Sam le contredirait, mais il l’écouterait. Il entendrait surtout le son de sa propre parole qui raffermissait sa confiance en lui-même » (BO, p. 155). Moins le lieu d’une remise en question véritable, ces discussions enflammées constitueraient davantage un espace de socialisation pour les personnages masculins du roman, voire un moyen de reprendre confiance en eux en tant que chômeurs ayant peu de prise sur le monde dans lequel ils évoluent.

Emmanuel, qui participe aussi à ces discussions, adopte quant à lui une posture différente de celle des autres clients. Ces débats qui tournent en rond pour se replier sur eux-mêmes ne semblent pas le satisfaire : « Emmanuel, qui avait suivi le discours d’Azarius avec surprise, puis avec un élan irraisonné de sa nature jeune et généreuse, puis avec réserve, sentant bien que cette envolée patriotique ne soulageait pas son tourment, son besoin de justice, se tenait maintenant à l’écart, dans une attitude méditative » (BO, p. 311). Le jeune homme va même jusqu’à éprouver du mépris pour « ces hommes du peuple […] qui se cro[ient] en droit d’avoir des opinions personnelles sur un soulèvement de forces humaines dont le principe même leur échapp[e] » (BO, p. 45). Suivant Novella Novelli, la différence sociale qui existe entre Emmanuel et ces « hommes du peuple » qu’il méprise « réside dans le fait que ces derniers sont incapables d’avoir des convictions idéologiques parce qu’ils sont aux prises avec des besoins primaires[12] ». La précarité de leur situation sociale expliquerait pourquoi leurs dialogues peinent à s’extraire de l’actualité pour arriver à mettre en cause un système plus large de domination économique.

Un peu comme les personnages masculins qui sont « aux prises avec des besoins primaires », leurs homologues féminins n’accèdent pas facilement au partage d’un discours à teneur idéologique. Non seulement les femmes dans Bonheur d’occasion ne bénéficient pas d’un espace de socialisation comme les Deux Records ou le casse-croûte de la mère Philibert, mais elles sont aussi généralement confinées dans des espaces domestiques. Une fois, Florentine tente tout de même de s’insérer dans ce qui est en vérité un monologue plus qu’un dialogue sur le travail. Elle demeure consciente que Jean, son interlocuteur, ne s’adresse pas vraiment à elle :

— Ouais, c’est une drôle de vie ! Ou bien tu gagnes quasiment rien et t’as du temps en masse pour dépenser, ou bien tu gagnes le double et t’as pas une miette de chance de dépenser une cenne.

— C’est si dur que ça ? fit-elle à tout hasard, pour s’imposer à son attention, car elle savait bien qu’il ne s’adressait pas à elle, mais parlait pour lui-même.

BO, p. 189

Se voyant ainsi exclus du discours politique et économique ambiant, les personnages féminins du roman ne sont néanmoins pas détachés des enjeux de leur temps. Seulement, leurs réflexions sont livrées par un procédé différent du dialogue traditionnel, soit sous forme de monologues intérieurs. Comme nous l’avons vu, certains monologues intérieurs, lorsqu’ils sont marqués par une forme d’oralité, appartiendraient en réalité au dialogue. L’une des scènes clés du roman illustrant cette révolte intérieure des femmes est celle où Rose-Anna, en lisant le journal, se voit soudainement prise d’un élan de solidarité envers les femmes du monde entier, victimes de la guerre. D’abord, elle se reconnaît dans ces femmes d’ailleurs, ces « femmes du peuple » (BO, p. 240). Elle s’effraie ensuite de ses sentiments de haine et de pitié avant de s’en défendre aussitôt, comme si elle tentait de résorber sa critique féministe au nom de la seule lutte socialement acceptable en temps de guerre : « On est au Canada, se disait-elle en brusquant le pas ; c’est bien de valeur ce qui se passe là-bas, mais c’est pas de notre faute » (BO, p. 240). Enfin, Rose-Anna se réconcilie rapidement avec l’idée qu’il puisse exister des malheurs plus grands que les siens et accueille « le désespoir de ses soeurs » (BO, p. 241) en choisissant de laisser tomber les injonctions du patriotisme au nom de ce « grand combat » (BO, p. 241) pour la cause des femmes, lequel n’a pas de frontière.

Si ce monologue de Rose-Anna ne donne pas lieu à un débat traditionnel impliquant plusieurs personnes, il porte tout de même clairement les marques d’une querelle intérieure. Rose-Anna, autrement dit, deviendrait sa propre interlocutrice. Confinée dans son rôle de mère et d’épouse, elle n’a pas accès à un espace de prise de parole dans le dialogue ; elle est victime de la solitude du foyer en plus de subir l’incommunicabilité qui marque les relations entre femmes dans le roman[13]. La lecture du journal permet donc à Rose-Anna de se rattacher à des considérations plus larges. Il s’agit en quelque sorte pour elle d’un équivalent des Deux Records. Par ailleurs, notons que l’engagement des personnages féminins pour la justice sociale dans le roman, bien qu’il soit cantonné dans le silence de la pensée, n’est pas moins valide que celui des hommes – même qu’il apparaît encore plus concret. En effet, tandis que les hommes sont « occupés à enfiler les mots et les abstractions[14] » en commentant des faits de l’actualité internationale, les femmes, elles, considèrent leur propre condition en guise de point de départ pour ensuite donner une portée collective à leur réflexion. Si Rose-Anna en vient à s’informer sur la guerre et à la maudire, c’est avant tout parce que son fils y participe (BO, p. 240). Si Florentine, quant à elle, éprouve soudainement « un indicible mépris pour sa condition de femme » (BO, p. 263) et constate l’inimitié qui existe entre l’homme et la femme au sens large, c’est avant tout parce qu’elle se voit elle-même déçue en amour par Jean.

Alors que le monologue est la principale forme de discours des femmes dans Bonheur d’occasion, il arrive aussi que les hommes l’emploient pour réfléchir aux inégalités sociales. Emmanuel qui, rappelons-le, trouvait difficilement sa place au sein des discussions enflammées des chômeurs, fait preuve d’une plus grande profondeur dans sa réflexion lorsqu’il discourt avec lui-même. Dans l’un de ces « dialogues » entièrement constitué de pensées, les éléments du quartier Westmount vont jusqu’à répondre à Emmanuel, qui s’interroge sur les rapports de domination sociaux et économiques. On assiste ainsi à un étonnant échange sous forme de discours direct :

La colère pourtant s’emparait d’Emmanuel. À son tour, comme tant d’autres, il se posa cette question : « Nous autres, ceux d’en bas [du quartier Saint-Henri] qui s’enrôlent, on donne tout ce qu’on a à donner : peut-être nos deux bras, nos deux jambes. […] Eux autres [les riches du quartier Westmount], est-ce qu’ils donnent tout ce qu’ils ont à donner ? » […]

— Qu’est-ce que tu oses penser, toi, pauvre être humain ! Prétendais-tu par hasard te mettre à notre niveau ? Mais ta vie, c’est ce qu’il y a de meilleur marché sur terre. Nous autres, la pierre, le fer, l’acier, l’or, l’argent, nous sommes ce qui se paye cher et ce qui dure. […]

BO, p. 337

À mi-chemin entre le monologue et le dialogue dans sa forme traditionnelle, cette scène témoigne encore une fois de la liberté d’opinion qui touche le discours des personnages dans Bonheur d’occasion. Le dialogue (au sens large) apparaît en effet comme le seul lieu propice à la cristallisation d’une critique sociale affirmée, même si l’accès à celui-ci ne se fait pas aussi naturellement pour tous. Le personnage d’Emmanuel accède facilement à la parole, mais s’y refuse parfois par principe. Ce n’est pas le cas des femmes, pour qui la domination patriarcale se superpose à la domination sociale et économique, ne leur laissant d’autre choix que de formuler leurs critiques intérieurement. Nous verrons qu’à l’inverse de ces propos plus ou moins extériorisés par les personnages, le discours narrativisé, lié par essence à la voix de l’autrice, fait preuve d’une suspension prudente du jugement qui contribue à préserver son intégrité.

La prudence du discours narrativisé

La notion de « distance narrative », telle que théorisée par Gérard Genette, nous permet d’identifier trois différents états du discours des personnages dans un récit : le discours rapporté, le discours transposé au style indirect et le discours narrativisé ou raconté[15]. Ce dernier état est non seulement le plus « distant » par rapport à l’action du roman, mais il est aussi le plus « général » parce que plutôt que d’être attribué à un personnage en particulier, le discours est « assumé […] par le narrateur lui-même[16] ». La distinction entre ces différents types de discours au sein d’un récit n’est évidemment pas toujours nette – et Bonheur d’occasion est loin d’échapper à ce phénomène. Il devient parfois difficile, en effet, de déterminer si une observation revient au personnage ou à la narration dans le roman. Ce passage attribué aux pensées de Rose-Anna, par exemple, n’a rien de l’« oralité » et de la spontanéité de son monologue sur la guerre :

Elle, silencieuse, songeait que la pauvreté est comme un mal qu’on endort en soi et qui ne donne pas trop de douleur, à condition de ne pas trop bouger. On s’y habitue, on finit par ne plus y prendre garde tant qu’on reste avec elle tapie dans l’obscurité ; mais qu’on s’avise de la sortir au grand jour, et on s’effraie d’elle, on la voit enfin, si sordide qu’on hésite à l’exposer au soleil.

BO, p. 180

Si ce n’était de l’usage du verbe « songer » en début de paragraphe, cet extrait pourrait facilement passer pour du discours narrativisé. Cette impression d’avoir affaire à la voix narrative est certainement alimentée par la « distance[17] » qui sépare ce discours au « on » et l’action du roman. Une fois transposé au style indirect grâce au verbe « songer », ce commentaire sur le malheur et la honte d’être pauvre n’appartient plus à la narration, mais à Rose-Anna. Tout au long du roman, les idées ont tendance à être ainsi prudemment attribuées aux personnages tandis que la voix narrative assure ses tâches premières, soit celles d’organiser et de raconter.

Dans le dernier exemple cité, comme c’est le cas dans plusieurs autres passages de Bonheur d’occasion[18], « le discours indirect libre suit ou précède immédiatement un verbe ou une expression de sentiment ou d’opinion mis explicitement en relation avec le personnage[19] ». Autrement dit, l’attribution du discours à la subjectivité d’un personnage est claire, mais la plupart du temps, la frontière entre la voix de la narration et le discours intérieur des personnages est beaucoup moins nette. Il s’agit d’un phénomène auquel des critiques de Bonheur d’occasion ont fait référence en le nommant tantôt « glissement » (Frédéric, 1995 : 72), « interférence ou […] brouillage[20] ». On peut notamment l’observer dans la scène où Florentine marche seule dans le quartier Saint-Henri, tourmentée par sa grossesse et déçue par Jean : « Alors Florentine s’aperçut qu’elle était seule au monde avec sa peur. Elle entrevit la solitude, non seulement sa solitude à elle, mais la solitude qui guette tout être vivant, qui l’accompagne inlassablement, qui se jette soudain sur lui comme une ombre, comme un nuage » (BO, p. 261). L’amorce de ce passage indique clairement que Florentine « s’aperçoit » elle-même de sa solitude. La suite, cependant – qui pose un regard abstrait sur le sort des êtres humains – semble plutôt relever de l’instance narrative. Il est ici difficile de déterminer à qui revient ce dernier commentaire. À l’exception du contexte général de la deuxième phrase, aucun indice textuel ne vient confirmer qu’il s’agit bel et bien des pensées de Florentine. C’est justement sur cette incertitude que repose la stratégie de « brouillage », stratégie qui permet encore une fois à la narration de poser un regard sensible sur une condition de soumission sans être pleinement garante de ses propos. Du reste, pour éviter de tomber dans le didactisme et dans l’abstraction, la voix narrative de Bonheur d’occasion se contenterait le plus souvent d’interpréter ou d’amplifier ce que les personnages expriment déjà.

Les deux plus grands représentants de tels « glissement[s] de plans[21] » dans le roman sont Emmanuel et, dans une moindre mesure, Jean. Cela n’a rien de surprenant lorsqu’on sait qu’Emmanuel a été identifié par la critique comme le personnage qui entretient le plus d’affinités avec la narration[22]. Il n’est pas rare, effectivement, que leur rôle s’entrecroise, comme c’est le cas dans cet extrait tiré du tout dernier chapitre du livre :

Mais cet homme [Azarius] paraissait aujourd’hui à peine plus âgé que lui-même, songeait Emmanuel. Une vigueur émanait de lui, presque irrésistible. Tout simplement, il était devenu enfin un homme ; et de l’éprouver lui donnait une joie sans mesure.

Ainsi donc le salut leur était venu dans le faubourg !

Le salut par la guerre !

Emmanuel leva les yeux sur Florentine […].

BO, p. 397

La même indécision qui touchait le commentaire méditatif de Florentine portant sur la condition humaine plane ici sur l’annonce du « salut par la guerre » insérée entre deux paragraphes focalisés sur Emmanuel. Non seulement ces deux phrases exclamatives sont-elles ironiques – principalement parce qu’Emmanuel, tout en étant engagé comme soldat, perçoit la guerre davantage comme un mal que comme une véritable solution à la souffrance du monde – mais elles portent aussi la trace d’un certain esprit d’organisation qui relève habituellement du rôle de la narration. En effet, le personnage d’Emmanuel se voit en partie porteur de la conclusion du récit. Il fait preuve d’un esprit totalisant en annonçant – indirectement, certes, parce qu’aucune marque textuelle ne lui attribue explicitement les phrases – la bouffée d’air qui souffle sur l’univers du roman dans sa dernière scène et qui pourrait s’apparenter au « bonheur d’occasion » annoncé par le titre.

Un autre indice qui nous permet de croire que le personnage d’Emmanuel sert en quelque sorte à protéger l’intégrité ou l’apparente neutralité de l’instance narrative réside dans la proximité qui s’observe entre ses propres idées et celles de l’autrice. Tandis qu’il est plus commun de faire le rapprochement auteur-narrateur en littérature, il semble en effet y avoir un déplacement de cette traditionnelle « équivalence » dans Bonheur d’occasion vers le couple autrice-personnage. Tout comme Roy, pour qui « l’indignation fut le moteur de Bonheur d’occasion[23] », Emmanuel se sent impuissant devant la misère humaine : « Oh, tout ce problème de la justice, du salut du monde était au-dessus de lui, impondérable, immense. Qui était-il, lui, pour essayer de l’examiner ? » (BO, p. 338). Le personnage semble même étonné par son propre rôle de porte-parole de la justice sociale dans le roman. Au fond, il sent qu’il n’est qu’« [u]n jeune homme qui jusqu’ici avait vécu une vie assez agréable, facile […], un jeune homme qui, si les événements ne l’eussent précipité dans un débat trop vaste, trop aigu, n’eut peut-être jamais de sa vie effleuré de plus graves préoccupations que celle d’un emploi, d’une existence médiocre et tranquille » (BO, p. 338). Comme l’observe Ben-Zion Shek, il est d’autant plus surprenant qu’Emmanuel se voit ainsi tourmenté par des questions sociales et économiques aussi profondes alors que jamais le roman ne révèle chez lui une appartenance à un groupe militant ou à un mouvement de protestation ni ne le montre en train de lire des livres ou des journaux traitant d’enjeux sociaux[24]. À cela s’ajoute le fait qu’Emmanuel appartient à un milieu privilégié et assez bien nanti.

Cette prise de distance par rapport à tout mouvement idéologique nous paraît d’ailleurs exemplaire de l’approche régienne de l’engagement à l’époque de la publication de son premier ouvrage. Emmanuel, comme tous les autres personnages du roman d’ailleurs, se tient loin des camps et des étiquettes. Si les valeurs des différents personnages s’opposent tantôt au patriarcat ou au capitalisme, ces convictions ne se réclament jamais de théories abstraites[25] ; elles s’ancrent dans leur propre expérience de la domination. Sur ce point, l’écriture de Gabrielle Roy s’inscrit en marge de la production romanesque canadienne-française de son époque. En effet, Bonheur d’occasion émerge quelque part entre la littérature des années 1930, marquée par la vitalité du discours critique, et les « romans intellectuels » des années 1950 auxquels Gilles Marcotte reproche « d’évoquer des idées sans parvenir à les incarner dans les personnages »[26]. Du côté canadien-anglais, les romans publiés dans les mêmes années présentent quant à eux « des personnages qui s’engagent dans une action collective, qui peut être socialiste ou marxiste[27] ». Si le discours des personnages de Bonheur d’occasion est sans contredit porteur d’une forme de révolte, celle-ci pencherait finalement plus en faveur d’un idéal de fraternité humaine que d’une véritable refonte d’une société axée sur le pouvoir.

Pour l’écriture d’un réalisme régien

Les premiers jugements de la critique portant sur Bonheur d’occasion sont assez unanimes : on aborde l’oeuvre comme un « document social » sur la condition ouvrière, comme « l’explication d’une thèse », comme « la charte des pauvres gens »[28]. Il aura fallu plusieurs années avant de célébrer le premier roman de Gabrielle Roy pour ses qualités d’ordre romanesque. Or, si le roman fait bel et bien ressortir un déséquilibre existant entre les individus « dominants » et « dominés » de l’ordre social, il le fait en se tenant loin des stratégies persuasives employées dans la branche résolument didactique du réalisme qu’est le roman à thèse. La narration ne manque pas non plus d’admettre sa subjectivité en avouant ses doutes ou en questionnant différentes représentations de l’ordre social. En cela, le tout premier roman de Gabrielle Roy serait peut-être plus nuancé – donc plus à l’image de la suite de l’oeuvre de la romancière – que ce que la critique a longtemps laissé entendre.

Au-delà des stratégies narratives mises en place pour préserver l’intégrité de l’instance narrative, certains choix stylistiques contribuent à atténuer la virulence de la critique sociale dans Bonheur d’occasion pour en faire avant tout une exploration visant la compréhension des inégalités. La première de ces stratégies stylistiques sur laquelle nous nous pencherons est l’art de l’omission. La modalisation se faisant plus rare dans Bonheur d’occasion que dans les oeuvres plus tardives de Gabrielle Roy, il faut porter une attention particulière à ce qui est absent dans l’écriture pour y déceler une certaine forme de retenue. En nous basant sur l’étude de Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse (1983), nous serons notamment en mesure d’illustrer a contrario ce que Gabrielle Roy ne fait pas dans son oeuvre en constatant l’absence de plusieurs marqueurs discursifs exemplaires d’une écriture qui cherche avant tout à convaincre. En comparant la toute première édition du roman aux éditions successives, nous verrons aussi que de nombreux passages qui véhiculaient des opinions tranchées ou qui critiquaient de manière peu subtile les systèmes de domination en place ont rapidement été supprimés dans le processus de réédition. Et bien que la prudence du discours dans le roman se révèle surtout par la négative (ce que la narration ne dit pas), nous chercherons tout de même à déceler les premiers signes de la modalisation qui marquera profondément plus tard l’écriture régienne. Enfin – et parce que la définition d’un réalisme qui serait propre à Gabrielle Roy ne saurait être complète sans l’apport de cette théorie – nous ferons appel à une idée qui a véritablement marqué toute la critique féministe de l’oeuvre de Gabrielle Roy que Patricia Smart a nommée le « réalisme au féminin[29] ». Cette dernière partie sera l’occasion d’approfondir notre réflexion sur les modalités de l’engagement de Gabrielle Roy en tant que révélatrice minutieuse de la condition ouvrière ainsi que sur son apport stylistique au genre réaliste ; non seulement en tant qu’écrivaine, mais également en tant que femme.

L’art adroit de l’omission

Traditionnellement, « [l]e Réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère du milieu social, de l’époque où l’on vit[30] ». Il est dorénavant bien admis, cependant, que l’écriture réaliste représente plus qu’elle ne reproduit avec exactitude. Autrement dit, toute oeuvre qui prétend offrir un portrait fidèle du monde social doit forcément le circonscrire, l’extraire, l’organiser, dès lors, l’interpréter. Cette vision totalisante qui caractérise l’esthétique réaliste constituerait justement, suivant les observations de Benoît Denis, ce qui nous permet d’associer si naturellement le genre à l’engagement littéraire : « [I]l y a toujours, au sens plus large, un engagement du romancier, puisque son récit est toujours orienté par une vision du monde située et singulière[31] ». À partir de cette forme modérée de l’engagement, il est toujours possible d’exacerber le réalisme traditionnel en pratiquant malgré soi le roman à thèse, un type d’écriture qui se matérialise toujours par accident[32]. Il apparaît donc pertinent de valider, au moyen des critères identifiés par Susan Rubin Suleiman, si Bonheur d’occasion ne glisse pas malgré lui du côté du roman à thèse. Pour faire la lumière sur les accusations d’« explication d’une thèse[33] » qui ont visé Bonheur d’occasion et pour relativiser la valeur idéologique qui lui a été attribuée, nous soumettrons donc le livre à une série de ces caractéristiques qui nous aideront à déterminer si, oui ou non, Gabrielle Roy est une romancière à thèse s’il en fut. Cette démonstration contribuera à approfondir notre réflexion sur les modalités de l’engagement de Roy, dont la complexité précoce gagne encore à être défendue.

Dans Le Roman à thèse, Suleiman définit d’abord son principal objet d’étude comme « un roman “réaliste” (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse[34] ». Tandis que Bonheur d’occasion s’inscrit de manière unanime dans la mouvance du réalisme, jamais le roman ne s’est présenté comme porteur d’une quelconque vérité. Aucun sous-titre, aucune préface n’annonce une leçon à tirer de ce récit de la vie ouvrière dans le quartier Saint-Henri. Même en-dehors de l’espace du livre, l’autrice n’a formulé aucun autre moteur à son écriture que l’« indignation[35] ». Cette indignation plurielle ne semble d’ailleurs pas orientée vers un enjeu spécifique. En tant que journaliste, Gabrielle Roy a côtoyé des groupes militants comme le United Textile Workers et elle a entretenu des liens d’amitié avec certaines figures importantes de l’engagement au Québec, dont Jean-Charles Harvey[36]. En dépit de ses fréquentations, la romancière a toujours maintenu une posture indépendante, ne se réclamant d’aucune doctrine et n’adhérant à aucun mouvement.

Sachant cela, il apparaît déjà difficile de prétendre que Bonheur d’occasion chercherait à « démontrer la vérité d’une doctrine[37] ». Et en regardant de plus près, jusque dans le style du roman, les divergences ne cessent d’apparaître. Le roman à thèse, en effet, adopte un style généralement insistant, conséquent et inambigu dans le but de véhiculer clairement la (ou les) thèse(s) qu’il souhaite illustrer[38]. La « bonne » interprétation de l’histoire – qui se présente d’ailleurs comme la seule – y est « cousue de fil rouge[39] » de manière que rien ne soit laissé au hasard dans l’entreprise de persuasion du lectorat. Dans Bonheur d’occasion, le personnage d’Emmanuel incarne peut-être ce qui se rapprocherait le plus d’un fil conducteur idéologique dans la mesure où la narration, comme nous l’avons vu plus tôt, n’assume pas elle-même ce rôle ; elle ne fait généralement qu’offrir un cadre à ce que les personnages expriment déjà. Mais le raisonnement d’Emmanuel, s’il peut être retracé presque d’un bout à l’autre du roman, est loin d’être inambigu. Comme l’ensemble des autres personnages, il est pris avec ses doutes et ses contradictions. Par exemple, quelque part dans la seconde moitié du roman, « se livrant à des considérations difficiles, poignantes, parfois contradictoires [sur la détresse des pays conquis], il ne trouv[e] plus le motif auquel il avait obéi lorsqu’il s’était volontairement soumis à la discipline militaire » (BO, p. 314). Ne trouvant plus de limite à son besoin de justice, Emmanuel sait qu’il veut venir en aide à l’humanité tout entière comme aux siens, mais ne détient pas la solution de cette « éternelle énigme humaine » (BO, p. 338). Il n’y a pas de doute que le personnage d’Emmanuel est porteur d’un idéal de fraternité universelle. Or, l’ambiguïté de son propos et l’absence de solution concrète pour remédier à son problème ne le place pas dans une position d’autorité discursive.

Toujours selon l’étude de Susan Rubin Suleiman, le principal moyen rhétorique utilisé par le roman à thèse pour imposer un sens au récit est la redondance[40]. Un discours redondant, selon Roland Barthes, est un discours dont « la signification est excessivement nommée[41] ». Autrement dit, c’est en répétant et en reformulant plusieurs fois une même idée que le roman à thèse arriverait à convaincre de la validité de celle-ci. Du point de vue de la linguistique, la redondance en soi n’est toutefois pas superflue ; elle est même essentielle à la communication[42]. Tout texte lisible en présente donc un certain degré, mais le roman à thèse est un genre qui se caractérise par « “beaucoup” de redondance[43] ». Bien qu’il soit difficile de quantifier avec précision le degré de redondance d’une oeuvre, on peut tout de même en observer les marques à plusieurs niveaux dans Bonheur d’occasion. Le discours qui se tisse autour de la maternité, par exemple, n’échappe pas à ce procédé :

Rose-Anna, déformée par de nombreuses maternités, semblait toujours porter un fardeau sous sa robe gonflée ;

BO, p. 89

[Mme Laplante] avait eu quinze petites têtes rondes et lisses contre son sein ; elle avait eu quinze petits corps accrochés à ses jupes ; elle avait eu un mari bon, affectueux, attentif, mais toute sa vie elle avait parlé de supporter ses croix, ses épreuves, ses fardeaux ;

BO, p. 203

[Florentine] aperçut sa mère, lourde, qui allait et venait avec peine ; et une vision d’elle-même ainsi déformée s’implanta dans son esprit. […] [L]a pensée de l’épreuve qu’elle aurait à subir la remplit d’une atroce indignation. Oh, qu’elle haïssait le piège dans lequel elle était tombée !

BO, p. 396

Un fardeau, une épreuve, un piège : le portrait négatif de la maternité noirci par ces trois générations de femmes dans le roman – pour ne citer qu’elles – paraît sans équivoque. Pourtant, « la vision féministe que renferme Bonheur d’occasion a longtemps échappé aux critiques[44] ». Bien étrangement, même si la redondance qui touche le traitement de la maternité dans le roman impose une lecture relativement unique, Bonheur d’occasion n’est pas que le vecteur d’une idéologie ; bien au contraire. Comme le montre Lori Saint-Martin dans Le Nom de la mère (2017), c’est la première fois que la mère a une véritable identité dans le roman au Québec. Avec ce premier roman de Gabrielle Roy, les personnages de mères se voient enfin libérés de la fonction idéologique dans laquelle les cantonnait notamment le roman de la terre. Ces femmes ont soudainement un nom, une voix, une subjectivité pour dénoncer le fardeau qui pèse sur elles, mais aussi pour exprimer l’amour profond et inconditionnel qu’elles éprouvent pour leurs enfants. La profondeur psychologique nouvelle qui est conférée aux personnages de mères donne ainsi lieu à une critique unanime des difficultés liées à leur rôle, mais la complexité de leur lutte intérieure constitue précisément la nuance qui place Bonheur d’occasion dans l’entre-deux qui l’éloigne encore une fois du roman à thèse.

Enfin, parmi les éléments qui caractérisent le roman à thèse, Suleiman ajoute que les romans qui appartiennent au genre « impos[ent] non seulement un sens, mais une axiologie[45] ». Autrement dit, l’élaboration d’un système de valeurs dualiste fournirait des clés pour distinguer le vrai du faux, le bien du mal, dictant ainsi la « bonne » voie à suivre. Une fois de plus, Bonheur d’occasion échappe à la définition du roman à thèse grâce à son système de valeurs complexe caractérisé par l’« entre-deux ». Cette particularité – qui a vraisemblablement contribué tant au renouveau qu’à l’acceptabilité du roman dans le paysage littéraire de l’époque – est si déterminante dans la vie du livre qu’elle est soulignée dans la notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec :

L’aut[rice] de Bonheur d’occasion exprime en partie l’idéologie de l’élite québécoise dans sa prise de conscience sociale face au capitalisme, dans sa préoccupation de la cellule familiale, dans sa nostalgie du passé associé à la nature, mais se sépare de l’idéologie dominante de par sa commisération réelle pour la condition ouvrière, perçue comme réalité de la vie urbaine, de par sa conscience de l’impossible retour à la vie rurale et du ridicule d’un nationalisme conservateur […][46].

À mi-chemin entre deux idéologies apparemment contradictoires, Bonheur d’occasion se révèle donc aussi peu « axiologique » qu’« inambigu ». Répondant ainsi difficilement aux deux principaux critères qui sont à la base du roman à thèse tel que théorisé par Susan Rubin Suleiman, le tout premier roman de Gabrielle Roy s’inscrirait dans une veine modérée du réalisme et serait loin de constituer la simple « explication d’une thèse[47] ».

La manière dont le texte a été retravaillé au fil de ses différentes éditions laisse justement paraître une volonté de « modérer » l’engagement du discours au sein du roman. En effet, les principaux changements qu’a subis Bonheur d’occasion à partir de la deuxième édition publiée chez Beauchemin[48] relèvent presque exclusivement de la coupure. Seuls quelques rares extraits ont été ajoutés ou modifiés, dont certains renfermant une critique sociale nette ou qui tranchent en pointant vers une solution potentielle aux problèmes du monde ; des passages, confie l’écrivaine, « cut merely to lighten the book, because I found them redundant and too heavily explicit[49] ».

C’est le cas, entre autres, de certaines envolées d’Emmanuel. Si on devine assez facilement la révolte du personnage même dans la dernière édition de Bonheur d’occasion, les « passages fantômes » – pour reprendre l’expression de Dominique Fortier (2000) désignant les segments supprimés par l’autrice – révèlent quant à eux une position encore plus explicitement rattachée aux idéologies de gauche. À la grandiose métaphore du cirque développée par Alphonse pour critiquer le traitement injuste des soldats[50] – qui a d’ailleurs elle aussi disparu avec la deuxième édition préparée par Beauchemin – Emmanuel ajoutait ceci :

Parce que, la grande misère, c’est pas que vous êtes les seuls dans le cirque comme ça. Vous êtes trois parmi des mille, des milliers d’hommes : la masse comme ils disent ; les naines, comme Alphonse dit. Parce que, quasiment tout le monde est dans le cirque. Qu’il sorte une bonne fois et personne peut les arrêter.

BO [éd. originale], p. 79

Ce que prêche Emmanuel, ici, c’est l’idée d’une révolution qui s’étendrait à l’échelle du monde entier. Sa solution est claire, résume André Brochu : « [S]i presque tout le monde est dans le cirque (cercle), et si ces gens décident d’en sortir, les barreaux, les frontières de toutes sortes disparaissent, le groupe se dissout au profit de l’humanité[51] ». À la lumière des critères énoncés par Gabrielle Roy pour justifier les changements apportés au texte original[52], la solution d’Emmanuel semble effectivement trop explicite et radicale pour trouver harmonieusement sa place au sein du roman. Il en va de même pour cet autre passage supprimé, dans lequel Emmanuel présente la paix comme une vérité unique : « Il faudrait qu’il y eût la paix dans le coeur des vaincus comme dans le coeur de ceux qui auront gagné la guerre, sans quoi la haine reprendra. Et qu’est-ce que ça signifie, gagner la guerre ? […] Est-ce qu’on pouvait vraiment aller porter le feu, la guerre chez l’ennemi pour lui imposer la vérité, la paix ? » (BO [éd. originale], p. 443). Le fait de supprimer ainsi une partie du monologue d’Emmanuel où le ton se fait particulièrement critique laisse croire que cette coupure s’inscrit dans une entreprise d’atténuation du discours. Ce désir de maintenir une certaine forme de réserve – même lorsque l’esprit de révolte du personnage est connu – rime avec la conviction profonde qu’a la romancière « qu’il est impossible de connaître la vérité dernière des êtres et des choses[53] ».

En plus d’éviter de donner à lire certains passages perçus comme étant trop tranchés ou trop explicites, il semble également que les coupures qu’a subies le roman dans ses premières années de vie rejoignent l’une des stratégies narratives que nous avons analysées plus tôt en contribuant à limiter l’engagement de la narration. Prenons par exemple le monologue de Florentine sur l’inimitié entre l’homme et la femme. Dans sa première version, la narration intervenait davantage pour encadrer les pensées du personnage, que ce soit en intégrant des éléments de description physique (« Les ailes fines de son nez se mirent à frémir » [BO (éd. originale), p. 343]) ou en ajoutant un préambule intellectualisé au discours intérieur de Florentine (« Ses pensées n’en finissaient plus […] d’aboutir au bord de cette révélation confuse et douteuse que lui avait apportée sa brève descente dans les troubles de la chair » [BO (éd. originale), p. 344]). Une fois ces commentaires retirés, le discours du personnage gagne en autonomie et la critique des rapports de domination entre les hommes et les femmes repose davantage sur la colère de Florentine que sur des considérations abstraites énoncées par la narration. De surcroît, le fait que deux blocs de texte plutôt qu’un seul aient été retranchés de cette scène – ce qui a pour effet de l’écourter significativement – laisse croire que Gabrielle Roy aurait peut-être voulu accorder moins d’importance à ce passage marqué par un fort sentiment d’indignation au sein du récit. Ainsi le style de l’écrivaine est-il tôt marqué par le refus d’adopter un ton didactique. Un tel rejet du message au profit des personnages n’est peut-être pas étranger non plus au fait que Bonheur d’occasion est un roman écrit par une femme mettant en scène un personnage principal féminin. La combinaison de ces deux facteurs aura certainement contribué à renouveler le genre réaliste, mais aussi, à plus forte raison, la pratique romanesque dans son ensemble.

La pratique au féminin d’un genre traditionnellement masculin

Si l’atténuation du discours dans Bonheur d’occasion se fait surtout « par la négative », c’est-à-dire en évitant le plus possible les prises de position formulées explicitement, on peut tout de même déceler, dans ce premier ouvrage de Gabrielle Roy, une manifestation plus « active » de la prudence de l’écriture dans le recours ponctuel à la modalisation. L’emploi de certaines « ressources verbales (devoir, sembler), adverbiales (peut-être, sans doute) ou autres[54] » constitue une manière pour l’écrivaine d’infléchir le genre réaliste en y introduisant un facteur d’incertitude qui rompt avec la tradition du narrateur tout-puissant :

Une grande fatigue plissa le front du petit [Daniel]. Peut-être, trop précoce pour son âge, entrevoyait-il vaguement la misère des siens.

BO, p. 234

[Florentine] dut sentir comme une force qui la maîtrisait, car, brusquement, elle chercha à se dégager.

BO, p. 87

Il est assez étonnant, en effet, venant d’une narration dite « omnisciente », de ne pas être en mesure d’expliquer les pensées de ses personnages. Si ces indices nous permettent de deviner la subjectivité de l’instance narrative, ils contribueraient aussi – et paradoxalement – à renforcer son objectivité. Suivant les observations de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « avouer ses doutes, ses incertitudes, les approximations de son récit, c’est faire preuve d’une telle honnêteté intellectuelle que c’est le récit dans son ensemble qui s’en trouve, singulièrement, authentifié[55] ». La linguiste parle ailleurs de « subjectivité objectivisée[56] » pour qualifier un tel usage de la modalisation permettant à la narration de formuler une certaine vision sans toutefois se dévoiler ouvertement comme la source du jugement. Cet aveu de subjectivité de la part de l’instance narrative, malgré le rôle de témoin objectif qui lui est attribué, explique peut-être aussi en partie pourquoi celle-ci sent le besoin de redoubler de prudence en adoptant les différentes stratégies narratives que nous avons identifiées en première partie de chapitre.

Qui plus est, le concept de modalité dans le langage va bien au-delà de l’usage de verbes ou d’adverbes subjectifs. Il rassemble en vérité tout indice qui permet de mesurer le « rapport de l’énonciateur avec l’état des choses qu’il décrit[57] ». Ainsi, les nombreuses phrases interrogatives qui rythment l’ensemble de Bonheur d’occasion – et, à plus forte raison, le discours intérieur d’Emmanuel – agissent elles aussi comme des marqueurs de l’« attitude[58] » générale du récit à l’égard des enjeux qu’il interroge. C’est donc sous le signe de l’incertitude et de la suspension du jugement que les inégalités sociales, économiques et sexuelles sont abordées dans le roman :

De la richesse, de l’esprit, qui donc devait encore se sacrifier, qui donc possédait le véritable pouvoir de rédemption ?

BO, p. 338

Et d’ailleurs, est-ce qu’une femme peut aider une autre femme ?.. Mais qui l’aiderait ?..

BO, p. 282

En formulant autant de questions qui demeureront pour la plupart irrésolues, l’autrice de Bonheur d’occasion avoue en quelque sorte son impuissance à saisir « l’éternelle énigme humaine » (BO, p. 338). L’usage relativement étonnant des points de suspension après les points d’interrogation dans le deuxième extrait vient d’ailleurs amplifier l’incertitude déjà marquée par la forme interrogative. Ici, l’espace laissé par les trois points pourrait s’interpréter comme une méditation sur un problème encore à résoudre, ou encore comme l’échec de mener à terme une réflexion trop dure ou insaisissable. Dans les deux cas, la narration semble abdiquer devant des enjeux peut-être trop grands pour être réglés simplement, mais qu’elle nomme malgré tout. Une telle absence de prétention à l’objectivité du regard, qui se manifeste non seulement dans la ponctuation et dans le recours à la modalisation, mais aussi dans le refus d’exposer une vérité arrêtée, fait de Bonheur d’occasion un roman qui s’écarte de la tradition réaliste en même temps qu’il s’y inscrit.

Patricia Smart, avec sa théorie du réalisme au féminin, a d’ailleurs bien montré le caractère unique de la pratique réaliste de Gabrielle Roy. Grâce à sa perspective féminine, voire féministe[59] sur les êtres et sur les choses, Bonheur d’occasion ne donnerait pas dans la vision totalisante et anonyme qui caractérise généralement le réalisme social. Le réalisme au féminin, à la différence du réalisme masculin – qui n’est évidemment jamais nommé comme tel parce qu’il fait figure de référence – aurait la particularité d’être mené par une narratrice. Et cette narratrice, qui n’a rien à voir avec « Dieu le Père », serait plutôt à l’image d’« une mère sollicitée par tous ses enfants / personnages à la fois, et cherchant par son écoute amoureuse à soulager leur misère »[60]. Cette hypothèse contribue notamment à justifier le fait que les personnages prennent tour à tour la parole pour soulever les problèmes qu’eux jugent important de dénoncer à ce moment précis de leur vie : la difficulté d’accès à l’emploi pour Azarius, la société de consommation pour Alphonse, l’oppression des femmes pour Florentine et Rose-Anna, les inégalités socio-économiques pour Emmanuel… Là où Guy Laflèche voit une « rhétorique de la confusion et du mystère[61] », un « effacement idéologique », Patricia Smart voit une « bonne mère […] laissant émerger toutes les contradictions[62] ». Quoi de plus représentatif de la réalité, en effet, qu’une écriture qui donne à voir que le monde n’est pas lisse et qu’il est impossible d’arracher un quelconque « sens » à la multiplicité du réel ? Cela dit, le fait d’accorder une telle autonomie aux personnages ne signifie pas que la narration de Bonheur d’occasion a démissionné ou qu’elle est « désengagée » ; au contraire, cette manière qu’a la romancière de renouveler les codes de l’écriture réaliste en y superposant son regard précis et bienveillant est à même de révéler les différents mécanismes de pouvoir qui pèsent sur les êtres et plus particulièrement sur les femmes. Dans une certaine mesure, on pourrait aller jusqu’à voir dans l’approche régienne des rapports de domination une forme d’intersectionnalité, même si le concept demeurait impensé, innomé à l’époque de Roy. La complexité du portrait social et psychologique de chacun des personnages et la superposition des causes qui les animent donnent tout de même à voir le croisement des différentes oppressions qu’ils peuvent subir. Rose-Anna, par exemple, n’est pas qu’une résidente du quartier Saint-Henri ; elle est aussi une femme, une Canadienne française, l’épouse d’un chômeur, la mère de nombreux enfants, une femme de ménage…

C’est pourquoi, en définitive, nous jugeons qu’il est important de revisiter Bonheur d’occasion pour voir que la complexité de l’engagement de Roy s’exprime dans la nuance plus que dans l’excès d’un manifeste ou d’un roman à thèse. Au regard des différentes stratégies mises en place pour éviter le didactisme, le mot « démonstration », pour qualifier l’approche que Gabrielle Roy a faite des couches de domination qui pèsent sur une classe, nous apparaît plus approprié que « dénonciation ». Comme nous l’avons vu, si une critique sociale est parfois explicitement formulée dans le roman, celle-ci se cristallise avant tout dans les dialogues tandis que la narration cherche le plus possible à s’en détacher. Au fond, Bonheur d’occasion agit un peu comme une plateforme offerte à un groupe opprimé pour qu’il s’exprime lui-même sur sa condition.

Somme toute, le premier livre de Gabrielle Roy ne constitue certainement pas son ouvrage le plus nuancé, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il répond à la définition sartrienne de l’engagement avec un grand « E ». En effet, le roman se tient loin du discours militant et des stratégies de l’exposition d’une thèse, même que, paradoxalement, le caractère « subjectif » de son style (modalisation, narration au féminin) agirait comme un gage de son authenticité en tant que témoin des injustices du monde.

Conclusion

« Je tiens la nuance pour la forme la plus persuasive qui soit, et parfois la plus subversive. »

Dany Laferrière, Petit traité sur le racisme, 2021

C’est que, autant du point de vue narratif que stylistique, on peut déceler des stratégies d’atténuation du discours critique qui protègent l’intégrité de l’autrice pendant qu’elle prend le parti de la justice sociale.

Nous avons vu que dans Bonheur d’occasion, la voix narrative laisse le plus souvent les personnages prendre eux-mêmes la parole sur les injustices économiques, sexuelles et linguistiques qui les touchent. En se contentant d’encadrer leur discours tout en évitant de prendre parti elle-même, la narration se garde ainsi de verser dans le didactisme et les idéologies abstraites tout en laissant une place non négligeable aux questions d’ordre social au sein du roman. La pratique du genre réaliste se voit également nuancée sous la plume de Roy. En ne nommant pas excessivement le sens de l’action, en retranchant volontairement des passages trop explicites et en ne prétendant pas à l’objectivité du regard, l’écrivaine s’éloigne de la tendance totalisante qui caractérise généralement le réalisme. Ces traces de prudence discursive précoces révèlent une Gabrielle Roy qui se détourne déjà d’un engagement traditionnel au sens sartrien ou militant du terme au début de sa carrière romanesque. Elle privilégie plutôt une posture qui relève d’un désir de compréhension des inégalités et de leur profonde complexité, de l’exploration des réalités sociales.

Rappelons que la conception idéale du livre, selon des propos qu’elle a formulés elle-même[63], repose avant tout sur le traitement des sentiments qui sont les plus communs à tous les êtres. En ce qui a trait aux idées, elle remarque qu’elles occupent bien peu de place dans les oeuvres qu’elle admire le plus. L’idéologie, aux yeux de Roy, semble d’ailleurs entraîner l’exclusion plus que l’inclusion. Même lorsque les idées visent l’émancipation d’une ou plusieurs catégories de personnes, leur caractère le plus souvent situé dans le temps ou identifiant une source de problème précise[64] représente un risque d’occulter tout ce qui n’entre pas dans leur cadre. À la lumière de ces observations, on pourrait notamment qualifier l’engagement régien d’« engagement inclusif », d’« engagement responsable », d’« engagement sensible » qui invite à comprendre l’Autre et son expérience avant de songer à le libérer. Et d’ailleurs, sait-on comment s’y prendre ? Sait-on même de quoi le libérer ? Ainsi l’oeuvre de Gabrielle Roy se propose-t-elle d’interroger indéfiniment le sens du séjour sans jamais se satisfaire d’une réponse.

Le mystère singulier de l’oeuvre de Gabrielle Roy n’a pas fini d’intéresser la critique, qui ne cesse encore de trouver des manières de se renouveler. Si notre recherche a su identifier au moins un facteur qui contribue à l’intérêt en apparence inépuisable de l’oeuvre régienne, c’est sans doute celui de la nuance. Dans une ère qui encourage les prises de positions quasi instantanées sur les enjeux soulevés par l’actualité, en ces « temps de vitrification idéologique[65] », comme l’écrit Jean Birnbaum, l’oeuvre de Gabrielle Roy inspire un schème différent. Comme Hannah Arendt, Roland Barthes, Annie Ernaux, Anton Tchekhov et bien d’autres grandes figures d’intellectuel·elle·s retenues par l’histoire littéraire, Roy s’efforce de ne pas céder aux idéologies passagères et se fait un devoir d’hésiter. Le temps n’a visiblement que peu de prise sur son engagement d’écriture, si bien qu’il semble avoir rien de moins que « la plus grande vérité humaine[66] » pour seule et unique fin.