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« On l’enterra. Mais, toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, les livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de la résurrection. »

Proust, La Prisonnière[1]

« L’étalage, la vitrine est le lieu de la nature morte commerciale », écrit incidemment Philippe Hamon dans son dernier livre[2]. De fait, les écrivains du xixe siècle ont volontiers décrit les vitrines comme des natures mortes : ils ont analysé le dispositif visuel dont elles relevaient, identifié leur manière de tirer l’oeil du passant, étudié le rôle qu’y jouaient, dans le cas des librairies, les photographies des auteurs et des affiches ; ils ont commenté les styles des étalagistes (Mouret et Hutin du Bonheur des Dames dans le roman de Zola). Les pratiques de la sélection et de la composition, de l’échantillonnage et de l’exposition, propres à l’étalagisme, ils leur ont donné un sens autre : un supplément de sens qui tient à leur effet esthétique. Les exemples qu’on pourrait extraire du Ventre de Paris de Zola, dont le personnage de peintre rêve de « natures mortes colossales », ou d’En ménage de Huysmans, où Cyprien, autre peintre, découvre des natures mortes dans toutes les vitrines, sont bien caractérisés par cet « effet nature morte », qui voit un personnage s’arrêter et rester en suspens dans la contemplation d’une devanture de bijoux fantaisie ou de pâtisseries, voire de la montre d’un marchand de vin, permettant à l’écrivain de glisser un tableau, bien délimité par son cadre et comme destiné à communiquer au lecteur une représentation désirable ou ironique des marchandises offertes à la vue[3]. Dans cette série de vitrines, celles qui exposent des livres disent à l’évidence davantage. Et ce, d’abord car elles sont récentes et suscitent par là même un intérêt, une curiosité, parfois un questionnement, toutes réactions que détermine leur nouveauté[4].

On se souvient que dans les vanités du xviie siècle, partitions de musique, manuscrits, cartes de géographie émanant de récentes découvertes ne manquaient pas : elles disaient l’inconsistance des créations et savoirs de l’homme appelés à disparaître avec lui et à être remplacés par de nouvelles oeuvres et une nouvelle cartographie du monde. Elles renvoyaient l’homme à sa misère et lui rappelaient qu’il allait mourir. Qu’advient-il donc quand le dispositif moderne de cette « nature morte commerciale » que compose la vitrine, expose des livres et les met en scène, parfois aux côtés de portraits-cartes de l’écrivain ? Reste-t-il, dans la représentation qu’en propose la littérature, de façon récurrente et signifiante, quelque trace d’un discours sur l’éphémère et sur la vanité du succès de librairie, le constant renouvellement des candidats à la renommée ? Car la vitrine réunit elle aussi des objets supposément dotés d’un coefficient d’éternité – des livres, des autographes – ; elle forme un ensemble qui a été a priori composé par le marchand et qui est déchiffré par le regard descripteur ; ainsi fait-elle sens.

Dans ces expositions qui recèlent de nouveaux moyens d’accroche via les affiches de librairie et la présentation du portrait de l’auteur, auxquelles les écrivains s’intéressent à partir de la monarchie de Juillet, que se joue-t-il ? Dénonciation du piège de la mise en vitrine (Modeste Mignon) ? du devenir prostitutionnel du livre (qui raccroche comme la fille sur les boulevards) ? Apothéose narcissique dans la contemplation de son livre dans la vitrine ou constat du rabaissement du livre à la marchandise, un livre avili aux mêmes procédés de réclame que n’importe quel objet de consommation (de l’eau Botot ou d’un nouveau magasin de nouveautés) ? Il semble que ce soit un peu de tout cela dont témoigne l’insistance à représenter des étals de livres. Car si les objets ne sont pas seulement matériels et ils ne sont pas uniquement à interpréter comme des signes, instruments de distinction sociale ou de communication (ils « ne relèvent ni seulement de la cave ni uniquement du grenier, ou alors simultanément des deux[5] » comme l’écrit Daniel Roche), l’objet livre, qui relève de la « production de l’immatériel »[6], offre à l’évidence cette double appartenance à la « cave » et au « grenier ». Comme tous les objets de consommation, il est pris dans le mouvement de commercialisation et de circulation intenses propre à la période, certains genres pouvant même à la fin du siècle être frappés d’une crise de surproduction, à l’instar du roman de moeurs[7]. Mais il est aussi lesté d’une histoire, accompagné d’une mémoire qui a trait à ses représentations. C’est ce qui en fait un objet de discours privilégié et un enjeu idéologique important.

Ces vitrines avec livres, dont on verra la variété, inspirent en effet des positionnements qui témoignent d’un nouveau rapport à la littérature entre résistance et acceptation, entre vitupération et célébration. À ce titre, le passage par la nature morte n’est pas vain : ce genre pictural ne pose-t-il pas dès son origine à la fois la question des objets de représentation (rhopographie ou rhyparographie[8]), et des finalités de cette représentation (célébrer les beautés de la nature, inviter au carpe diem ou mettre en scène la vanité de toutes ces choses vouées à pourrir ou à se briser, donner à voir un être-là des choses, étaler la richesse du commanditaire) ? « L’histoire de la nature morte est […] un bon observatoire de la société d’abondance mais aussi de sa condamnation[9] », note Laurence Bertrand Dorléac. Parce que le livre en vitrine et les objets qui sont disposés à ses côtés font signe vers ce nouveau régime de la littérature qu’inaugure le xixe siècle[10] (le livre s’expose, il fait l’objet de réclames, s’affiche sur les murs des villes, en même temps que la figure de l’auteur, photographié, s’exhibe dans les montres des grandes librairies des boulevards), il entre à ce titre dans un vaste réseau métaphorique souvent ambivalent qui a trait à l’exposition et à la publicité. C’est à ce réseau que cet article s’intéresse en examinant les natures mortes qu’il inspire. Daniel Roche entendait en historien du xxe siècle « rematérialiser les principes de notre connaissance » pour « mieux comprendre notre relation aux choses, notre médiation aux objets et au monde[11] » : les auteurs des natures mortes littéraires que parcourt cet article se sont précisément posé la question de cette « relation ».

De nouvelles librairies

Le xixe siècle voit ce que les historiens du livre ont nommé la « seconde révolution du livre »[12]. Les espaces de vente se transforment. Les librairies émergent, tandis que se maintiennent d’autres formes de circulation du livre (colportage, ventes sur des tréteaux à l’occasion des foires ou enchères dans des auberges, et bien sûr cabinets de lecture). À la librairie qui commence à exister au xviiie siècle sous la forme d’un lieu clos, sans vitrine, doté d’une porte avec une tablette donnant sur la rue, succède un espace qui s’ouvre peu à peu sur l’extérieur et qui, dans sa montre, donne à voir le livre, puis peu à peu le met en scène, notamment par l’éclairage – au gaz dans les années 1850, à l’électricité après 1880[13]. Les vitrines, les affiches, les brochures et catalogues, la couleur même des couvertures[14] (le bleu des livres de la Librairie nouvelle, la fameuse couverture jaune de Charpentier par exemple, la variété des couleurs de l’édition Hachette selon la collection) sont autant de moyens d’exposer et de distinguer la production imprimée. C’est désormais l’oeil que sollicite la production imprimée, ce que le développement de l’édition illustrée et les bibliothèques destinées à la jeunesse ne va qu’amplifier.

Cette visibilité nouvelle de l’objet livre dans l’espace urbain se renforce de formes de publicité : brochures et catalogues et affiches de librairie, exposées d’abord dans les vitrines et comme redoublant le livre, ensuite sur les palissades haussmanniennes[15] et portées enfin par les hommes-sandwiches qui, à partir de la fin des années 1870, proclameront sur les boulevards le titre des romans (Nana, La Faustin), les animant de la sorte d’une nouvelle forme de vie. Cette présence matérielle du livre – également vanté par la réclame dans les journaux[16] – sur des supports variés est l’objet d’une attention toute particulière lorsqu’il est mis en scène, derrière une vitre. Ce n’est plus en effet à « l’étalage d’un libraire » – comme celui où Véronique Graslin trouve cet exemplaire de Paul et Virginie qui infléchit sa destinée[17]–, mais dans des montres bien ordonnées et protégées de vastes baies vitrées, que s’expose désormais le livre. Le libraire est devenu un étalagiste qui met en regard couverture d’ouvrage et affiches et organise sa vitrine en fonction du chromatisme des collections et séries, ou des éditeurs.

Les vitrines de librairies, sur les boulevards pour nombre d’entre elles, toujours stratégiquement situées, exposent d’abord les nouveautés : elles ne distinguent pas tant qu’elles accompagnent l’éphémère, temporairement fixé derrière la paroi de verre. Tout comme aujourd’hui, les titres se succèdent de mois en mois, tandis qu’à l’intérieur les volumes s’entassent en piles, offerts à la prise de l’acheteur. La lithographie de la façade de la Librairie nouvelle[18] en fournit une image précise qu’on peut supposer fidèle. À proximité se trouvent depuis 1838 des galeries d’art, qui accueillent des artistes tels Ingres et Géricault (dans la galerie du Bazar Bonne-nouvelle fondée par le libraire Techener), plus tard des artistes inconnus, sous l’égide de Louis Martinet, 26 Bd des Italiens ou de Paul Durand-Ruel qui ouvre une galerie d’art en 1847 au 21, et la première exposition impressionniste se tiendra en 1874 dans des locaux prêtés par Nadar[19]. C’est ainsi le commerce culturel qui s’expose en ses lieux propres[20]. Au 79 Bd Saint-Germain, adresse de la nouvelle Librairie Hachette dans ce quartier polarisé par la Sorbonne, il en va tout autrement : domine l’édition scolaire et universitaire et la photographie de la Librairie, prise en 1909, donne à voir la sectorisation – à la fois générationnelle et genrée[21] – des vitrines, aussi bien organisées que les rayons intérieurs de la librairie[22].

La vitrine, exposition des biens conservés à l’intérieur et supposée incitatrice d’achat, peut aussi se muer en pur objet de contemplation esthétique, satisfaisant ainsi à ces deux sortes de plaisir définis par Kant, le plaisir désintéressé et celui qui témoigne d’un attrait pour l’objet et le désir de se l’approprier : on peut se contenter de regarder comme pour la vitrine de la maison Aubert dans les années 1840[23] on peut rêver face à des vitrines – la pratique du window-shopping date du xixe siècle – sans franchir la porte du magasin ; on peut être effrayé par la violence des couleurs de l’étalage (Mouret « étalagiste révolutionnaire […] qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans la science de l’étalage[24] »).

Composition

Car la vitrine en particulier fait l’objet d’un discours à part : elle se détache des différents moyens publicitaires et devient aussi, lorsqu’elle expose des livres, le support d’un propos esthético-politique. Le cadre et la transparence de la vitre, derrière laquelle se trouve l’objet convoité, implique de fait un dispositif singulier auquel le spectateur du temps n’est pas encore tout à fait accoutumé, et qu’il commence par contempler, comme un objet en soi, indépendamment donc de sa finalité mercantile. Pourtant c’est surtout l’exposition commerciale de livres, ces produits de la pensée, que pointent bien des textes du xixe siècle : s’y exprime le point de vue des auteurs sur la nouvelle condition qui leur est faite, mais aussi sur le public qui n’est plus « une certaine quantité de gens qui aiment à digérer en lisant une prose claire comme un journal, qui aiment à se faire raconter des histoires en chemin de fer par un livre qui en tient beaucoup, qui lisent non pas un livre, mais pour vingt sous[25]. » Cependant, le propos des Goncourt est aussi celui d’écrivains qui courent eux-mêmes aux devantures de librairies et ne ratent pas la vitrine de la Librairie nouvelle. De cette ambivalence si singulière et tellement propre à la période, de multiples déclinaisons se rencontrent, des Goncourt à Barbey en passant par Flaubert ou Baudelaire.

La devanture de L’Art industriel d’Arnoux dans L’Éducation sentimentale, avec son titre oxymorique, atteste ainsi cette dégradation de l’art que l’énumération, toujours niveleuse chez Flaubert, inscrit stylistiquement dans la description : tout à la fois siège de la revue et « magasin », dont « les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de l’Art industriel ; et les prix de l’abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu les initiales de l’éditeur[26] », la vitrine semble démarquer celle de la Librairie de Jaccottet et Bourdillat[27]. C’est cette vitrine qui attire Frédéric, sourdement séduit par le mari de la femme dont il est épris, cet Arnoux qui lui est apparu lui aussi, nimbé du titre de propriétaire de L’Art industriel – ce qui lui confère d’emblée une autorité, parisienne, diffusée dans les provinces, car Frédéric a vu l’annonce de cette revue « à l’étalage du libraire de son pays natal, sur d’immenses prospectus[28] ». C’est cette ubiquité d’Arnoux, homme dont le côté hâbleur et séduisant fait une sorte d’homme-vitrine, qui impressionne le jeune Nogentais. Or cet « homme kitsch »[29], qui défend la reproduction technique des oeuvres d’art et trafique auprès du peintre Pellerin la copie de dessus de porte « genre Boucher[30] », à moins qu’il ne demande à ses amis peintres « une réduction de leur tableau, sous prétexte d’en publier la gravure », est à la fois un as de la réclame et un maître du faux ou du simili. La dernière étape de sa carrière commerciale comme marchand d’art religieux est illustrée par une vitrine, alors placée en regard de sa tête, couronnée de chancres, qui offre une nature morte de genre sulpicien éloquente[31]. La vitrine entre de la sorte dans une sémiologie : tout comme le portrait, la nature morte que composent, en réseau, les montres de L’Art industriel et de la boutique pompeusement intitulée Aux arts gothiques, complète ce que les apparitions successives du personnage d’Arnoux nous ont appris. Dans le discours de l’oeuvre et les valeurs associées au personnage, la devanture avec son effet nature morte et le portrait concordent.

Semblable cohérence discursive se retrouve, à propos de la devanture d’autographes de L’Immortel de Daudet, où l’étiquette et la mention du prix ordonnent secrètement un ensemble à première vue disparate :

Il y avait de tout, à cette devanture : anciens manuscrits, livres de raison aux tranches piquées de moisissures, antiques missels dédorés, fermoirs, gardes de livres, puis, collés sur les hautes vitres, des assignats, de vieilles affiches, plans de Paris, complaintes, bons de poste militaires tachés de sang, autographes de tous les temps, une poésie de Mme Lafarge, deux lettres de Chateaubriand à Perluzé bottier ; et des noms de célébrités anciennes et modernes sous des invitations à dîner, quelquefois des demandes d’argent, des aveux de détresse ou des confidences d’amour, à donner la terreur et le dégoût d’écrire. Ces autographes portaient tous leurs chiffres de vente ; et Mme Astier arrêtée un moment à la vitrine pouvait voir, près d’une lettre de Rachel cotée trois cents francs, un billet de Léonard Astier-Réhu à son éditeur Petit-Séquard : deux francs cinquante[32].

S’impose de nouveau ce nivellement énumératif qui se transmet de Flaubert à ses successeurs comme un effet de signature. En même temps, la vitrine écrit une histoire du siècle racontée par l’autographe (de Chateaubriand aux personnages principaux de l’aventure académique relatée dans le récit en passant par le grand fait divers de 1840), une histoire où les « figures publiques[33] » sont les gens en vue, c’est-à-dire ceux qu’on voit, ceux qui sont pris eux-mêmes dans des dispositifs d’exposition (et la lettre d’un historien vaut donc logiquement cent fois moins cher que celle d’une comédienne). L’effet vitrine se redouble ainsi, puisqu’elle inscrit ce trait du temps : que sera d’autant plus visible, et partant précieux, ce qui est déjà visible, dans une sorte de tautologie médiatique. La composition de cette « nature morte commerciale » dit quelque chose d’un état de l’époque : déstructurée et déhiérarchisée, ou plutôt hiérarchisée selon d’autres critères, que la description consigne et enregistre. Dans son essai sur Le Négatif, Jean-Louis Cabanès note « qu’il existe un lien étroit entre le vide auquel se réfèrent sans cesse les écritures mélancoliques, et la revalorisation esthétique du détail[34] » : on est tenté d’identifier dans ces compositions commerciales foisonnantes quelque trace de cette écriture mélancolique qui cherche, par l’accumulation de détails, à dissimuler la « perte d’auréole » (Baudelaire) ou l’absence d’aura (Benjamin). Pourtant la signature autographe inscrit aussi une marque de la présence de l’écrivain ou de l’actrice : un vestige, et partant, la matière d’une remémoration, la trace nostalgique d’un ordre disparu, quelque chose de son corps, de la signature propre de l’artiste. On note ainsi que voisinent des valeurs contradictoires. Et d’ailleurs, Rachel ne vaut-elle pas bien davantage qu’un académicien ?

Images de l’auteur

Dans cette recherche d’une présence physique de l’écrivain et d’une incarnation de la littérature, le portrait-carte inventé par Disdéri en 1854 et décliné ensuite par de nombreux autres photographes joue un rôle décisif. Il n’est pas seulement distribué comme une carte de visite – dont il a le format – mais aussi exposé en vitrine, aux côtés du livre présenté. La relation entre le livre et l’effigie de l’auteur est bien sûr supposée incitatrice d’achat. Il s’agit donc d’une pièce de plus dans la nature morte aux livres. Barbey diagnostique à ce propos un phénomène de peopolisation généralisée :

Quand la vie publique, la vie percée à jour ronge un peu plus la vie privée, c’est la vitrine qui est la famille. On y fait queue, on s’y entasse, on s’y accumule, en portraits, depuis l’homme d’État jusqu’au portier, depuis la duchesse jusqu’à la cabotine, et tous, et toutes, avec l’orgueil d’être lorgné par l’imbécile badaud qui passe. Gloire intelligente et charmante de la Photographie. Avoir la célébrité de la vitrine, faire lire souvent un vilain nom sous une vilaine figure reproduite vilainement par un vilain procédé, quelle aubaine ! Délice de l’amour-propre bien placé ! Et comme doit raffoler d’un si mirifique étalage une société vieillie qui s’est faite coquette à l’envers[35]

Comme pour la montre d’autographes, le désordre démocratique y règne en maître. Est-ce bien cependant « cette égalité devant l’objectif, – brutale et menteuse, cet art de quatre sous, mis à la portée de la vaniteuse gueuserie d’un siècle de bon marché et de camelote » que dénonce Barbey à la suite de Baudelaire[36] ? ou n’est-ce pas plutôt une montre de monstres qu’offre à la vue ce musée trivial :

[Q]ue dire d’une race décadente et ramollie qui s’en vient individuellement multiplier ses portraits, avec une telle extravagance que jamais pluie de grenouilles véritables ou de crapauds réels n’égala en nombre les photographies de ces grenouilles humaines et de ces crapauds humains, qui grouillent présentement aux vitrines des marchands, les Aquaria de ces monstres ? […O]n les expose, et le musée de cette exposition, c’est la rue et, pour être sûr qu’elles seront regardées, les portes contre lesquelles on les expose sont les portes où il vient naturellement le plus de monde, – ce sont celles des marchands de vin, des restaurants et des lupanars[37] !

Ces vitrines aquariums, espaces de racolage, lupanars virtuels où en images s’expose la physionomie des actrices, des écrivains, des évêques ou des académiciens, ne sont-elles pas des vanités ? La posture du pamphlétaire Barbey qui bâtit son opposition sur la laideur des photographies d’aujourd’hui contre les portraits d’Ancien régime, le réalisme brutal contemporain contre l’idéalisation passée, joue en effet sur les sens moral (« Délice de l’amour-propre bien placé ! », écrit-il plus haut, et peu après : « Quel vent de fatuité posthume a donc soufflé sur ces têtes en démence ? ») et pictural de la vanité : dans ce « monde à la renverse » où se voisinent « des gloires et des obscurités, également heureuses d’y être, car l’encanaillement flatte les plus fiers », c’est un memento mori qu’inscrit le satiriste. La promotion que suppose la photographie distingue ceux dont on parle (comme les autographes évoqués plus haut, ceux qu’on voit et qui se montrent), quelles que soient les raisons pour lesquelles on en parle : l’octuple assassin Troppmann a droit à son portrait-carte comme Flaubert ou Hortense Schneider. Les hommes du jour, selon l’expression consacrée, sont juste ceux qui font l’actualité.

Mais il y a plus que cet amour-propre et ce jet de lumière aussi brutal qu’éphémère. La photographie exhibe l’auteur aux vitrines comme la fille raccroche devant un lupanar : la vitrine, cet espace avancé de la conquête commerciale, ni public ni privé, intermédiaire entre la rue et l’intérieur de la boutique, est aussi comme le trottoir devant la maison au gros numéro. La métaphore de la prostitution se fait littérale s’il s’agit de femmes auteurs : « Pourquoi nos filles de lettres, qui s’étalent en photographies impudentes au seuil de leurs romans et, de là, semblent appeler les passants, ne donnent-elles pas leur adresse avec celle de l’éditeur ? Il me plairait de lire, pour le contentement de la logique : Se trouve aussi chez l’auteur, rue, no. Le numéro pourrait être gros », écrit, à l’encre misogyne, Alcide Dusolier en 1864[38]. Certes, l’assimilation des femmes auteurs à des prostituées n’est pas neuve[39]. Elles n’ont cependant pas l’exclusivité de ce traitement. Ainsi, un peu plus tôt, devant la vitrine de la Librairie nouvelle, Roger de Beauvoir, transcrit par les Goncourt, glisse en 1853 :

Un cahot le fait passer à ses éditeurs de la Librairie nouvelle : « Bourdillat et Jaccottet, putains en robe bleue, en carte… […] »[40]

où ce sont les éditeurs via la couleur de leurs livres qui sont les filles des lettres et la vitrine de la librairie, leur trottoir. Filles à cent sous encartées et volumes à un franc renvoient par métonymie à l’écrivain, singulièrement absent des propos de Beauvoir, comme si de l’éditeur au consommateur il n’était plus qu’un maillon dont il n’était pas même nécessaire de rappeler le nom ou le titre du livre. Huysmans dans En ménage (1881), roman où les vitrines natures mortes se multiplient, note, dans un passage où le personnage d’André circule au Palais-Royal, ce qui constitue évidemment un souvenir d’Illusions perdues (et un signal prostitutionnel massif) : « [I]l n’examinait même pas les longues vitrines devant lesquelles il stationnait, des vitrines de librairies éclairées comme des cafés, où s’étageaient des livres aux couvertures voyantes et de mauvais goût, des livres qui faisaient, en peignoir de couleur, la retape pour 3 fr. 50 c.[41] » La vitrine abolit dans la même prostitution la distinction des sexes et des oeuvres : l’écrivain s’y féminise et s’y anonymise.

Cependant, des livres et des photographies dans la même montre suscitent-ils une attention comparable ? La pulsion scopique vers le corps de l’écrivain ou de l’actrice n’est évidemment pas de même nature que le regard qui se porte vers le titre des ouvrages : l’appréhension d’un portrait-carte et de la couverture d’un livre ne déploie a priori pas le même imaginaire. Épaules nues et habits noirs ne sollicitent pas non plus de la même manière le contemplateur[42]. Cependant le xixe siècle a très tôt montré la pulsion désirante qui se portait vers la vitrine où le portrait d’un auteur accompagné de la présentation de son ouvrage s’exposait. On se souvient de la scène fondatrice de Modeste Mignon qui place, sous les yeux de la jeune fille, le portrait lithographié du poète Canalis et son oeuvre dans la montre d’un libraire, tandis que le livre de d’Arthez – pour lequel elle éprouve pourtant un égal intérêt – n’est pas accompagné d’un portrait : c’est le premier qu’elle choisit, victime de « cette figure, sublime par nécessité mercantile » et dans laquelle se superposent et se compilent d’autres images ; celle de Chateaubriand (« ses cheveux en coup de vent »), celle de Byron, celle de Victor Hugo et celle d’Ossian (« le front démesuré [Hugo] que tout barde doit avoir »[43]). La figure publique, le people avec ses postures et ses coiffures, donne à voir une présence et incarne ce que le livre, tout matériel qu’il soit, n’incarne pas.

La même confusion est diagnostiquée à l’époque par philosophes, historiens et romanciers à leur suite, à propos d’autres mécanismes, ceux de la dévotion, qui voient inlassablement repris le scénario de la femme, jeune ou vieille, confondant l’homme et Jésus, victime de la rhétorique pieuse et des images qui font du Christ le divin époux. C’est la même équivoque, favorisée par l’image et, partant, le fonctionnement même de la croyance, qui joue dans la dilection de Modeste comme dans le trouble de la première communiante ou celui de la Félicité d’Un Coeur simple. La vitrine inspire de nouvelles formes de fétichisation. Elle est une châsse, pendant peut-être de l’étal d’autographes, ce reliquaire commercial.

Car, pour entrer dans une collection disparate, la photographie d’écrivain suppose une posture, autrement dit un affichage de l’ethos et du statut d’auteur. L’autopromotion n’exclut pas l’élaboration du « “personnage” de l’auteur, qui se substitue […] à la “personne réelle”[44] », ce qui peut permettre de sortir de la vitrine par le haut : tous les sujets photographiés ne sont pas identiques s’ils sont égaux et la série dans laquelle ils entrent peut distinguer ceux d’entre eux qui affichent leur “être-auteur”. Cette tension entre le maintien d’une forme de sacralité et la promotion commerciale est consubstantielle à l’image d’auteur exposée en vitrine[45]. Croyance et profanation simultanées en somme.

Mausolées

Car c’est bien in fine la vitrine qui sacre, et à ce passage de Trente ans de Paris de Daudet, on pourrait ajouter toute une série de scènes où l’écrivain va se voir en vitrine ou vérifier que ses livres sont bien en vente chez tel ou tel libraire :

Mon volume venait d’éclore, virginal et frais dans sa couverture rose. Quelques journaux avaient parlé de mes rimes. L’Officiel lui-même avait imprimé mon nom. J’étais poète, non plus en chambre, mais édité, lancé, s’étalant aux vitrines. Je m’étonnais que la foule ne se retournât pas lorsque mes dix-huit ans vaguaient par les rues. Je sentais positivement sur mon front la pression douce d’une couronne en papier faite d’articles découpés[46].

C’est Baudelaire faisant désespérément le tour des librairies pour constater qu’aucun exemplaire des Fleurs ne s’y trouve[47] ; c’est Goncourt allant contempler La Fille Élisa le 22 mars 1877 et faisant la tournée des librairies[48] ; « Aucun étalagiste du Palais-Royal n’a mon volume. Pourquoi ? Et il n’en restait plus à la Librairie Nouvelle, hier soir », note Flaubert le 4 mai 1877[49] ; c’est Jules Renard allant constater à quelle vitesse se vendent les exemplaires de Poil de carotte[50]. Mais le plus beau passage qui fait de la vitrine nature morte un mausolée figure dans La Prisonnière juste après la mort de Bergotte : il est placé en épigraphe de ce texte. Le texte de Céleste Albaret qui ne le modifie pas le reprend pour le relier à la mort de son maître :

Et puis un jour, il y a eu cette chose extraordinaire… Comme j’étais descendue de l’appartement où nous étions encore, Odilon, ma soeur et moi, pour achever les rangements, j’ai vu soudain la vitrine de la librairie qui était près de la maison, rue Hamelin. Elle brillait de lumière et, derrière la glace, il y avait les ouvrages de M. Proust, trois par trois.

Une fois de plus, j’ai eu comme un éblouissement de ses presciences et de cette certitude qu’il y avait en lui, en pensant à la page de son livre où il parle de la mort de Bergotte, l’écrivain : « On l’enterra. Mais, toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, les livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de la résurrection[51]. »

D’une vitrine l’autre, un mausolée éclairé : une nature morte moderne (dans un mois, d’autres volumes auront pris la place des oeuvres de Bergotte-Proust), mais quelque chose de l’éternité s’y inscrit, sous la lumière électrique de la vitrine. Car, dans ces châsses, sont exposés « [c]es pains de savon que deviennent les livres » (Renard).

On pourrait conclure ce parcours assez platement sur ce qui relèverait de l’acceptation des règles du jeu qui, nouvelles vers 1840, sont désormais admises ; on sourirait à lire les anciens vitupérateurs de la Librairie nouvelle courir voir les piles de leurs ouvrages et mesurer leurs ventes, dans la librairie qui n’est plus depuis longtemps celle de Jaccottet et Bourdilliat. Car la « production de l’immatériel » et son commerce sont désormais source de satisfactions que les mêmes écrivains au mitan du siècle refusaient d’imaginer. De même que la démocratie est désormais acceptée, y compris par ceux qui adoptaient des positions délibérément réactionnaires, la publicité dans tous les sens l’est aussi – et bien souvent pratiquée par l’écrivain lui-même qui l’avoue rarement[52]. La trace de cet impensé autour de 1850 se dit sans doute dans la composition même de la vitrine nature morte : ne vient-elle pas donner un sens esthétique contre le discours dénonciateur qui l’inspire ? Car l’étalage a bien partie liée avec la chose esthétique[53], qu’il compose des « poèmes commerciaux[54] » ou des vanités. La composition picturale serait donc à lire comme un signe, un révélateur de la crise : en somme et quand même tout en condamnant cette marchandisation du livre, cette exhibition, cet étalage, on s’en vengerait par un tableau et, de la sorte, la transcenderait.