Apparu avec la première modernisation urbaine et les grands soulèvements populaires qui agitent la France à la fin du XVIIIe siècle, le phénomène de la foule prend rapidement un essor considérable jusqu’à devenir, au tournant du XXe siècle, l’objet d’une science : la « psychologie des foules » (Le Bon, Sighele, Tarde). « La foule – rien ne s’est présenté aux écrivains du XIXe siècle investi de plus de missions », relève Walter Benjamin : au long de la période se met peu à peu en place cette figure littéraire, issue de celle du peuple, rivalisant avec elle, puis la débordant au point de quasiment l’englober. La figure prolifère essentiellement dans ses incarnations parisiennes, bien que des exemples fondateurs de l’imaginaire en voie de se créer émanent d’autres villes. À Paris comme ailleurs, elle adopte diverses formes, la plupart familières voire réifiées de très longue date. Jeffrey T. Schnapp retrace jusque dans l’Antiquité gréco-romaine la pérennité du motif de la foule « océanique ». Pour ce chercheur comparatiste, qui consacrait au sujet, il y a une quinzaine d’années, un grand ouvrage collectif intitulé simplement Crowds (2006), l’universalité du recours à un imaginaire et une imagerie océaniques pour penser la foule serait le fruit du vécu humain, d’un vécu communément partagé, celui d’une expérience finalement assez courante mais peu banale : le séjour sur les flots. Être balloté par les vagues, soulevé par l’onde, entouré à perte de vue par l’eau, qu’on soit en navire ou à la nage, correspondrait, du point de vue expérientiel, à l’immersion de soi parmi la multitude de ses semblables. D’autres explications sont envisageables. On peut supputer qu’une appréhension plus conceptuelle de la foule comme océan vient corroborer cette analogie censément expérientielle. Nul besoin de s’y plonger pour constater que les grandes masses d’eau (fleuve, mer ou océan), calmes ou agitées, rassemblent un très grand nombre des attributs spécifiques à la foule : multitude mobile des flots, quantité incommensurable d’eau, unicité dans la différence des vagues, identité indéterminée des courants, puissance écrasante de la masse, capacité à vous emporter au loin… La plupart des autres entités couramment assignées à métaphoriser la foule (le glissement d’un serpent, les arbres d’une forêt, les gouttes de pluie, les blés dans un pré, le grain chez le meunier) offrent, on en conviendra, moins de prises à l’analogie qu’un lac, qu’un fleuve, ou qu’une mer. Ces trois-ci émettent d’ailleurs eux-mêmes ce bruit blanc : « le sourd murmure de la foule », écrit Balzac en 1830 dans ce qui allait devenir l’incipit de La Femme de trente ans (1842). Quelques mois plus tard, Hugo renchérirait sur le motif dans Notre-Dame de Paris, évoquant « cette légère rumeur qui se dégage toujours du silence de la foule ». Dans ces questions qui touchent à l’imaginaire social, il y a toujours un important effet d’entraînement. Claudia Bouliane, « à partir d’exemples de Stendhal, Hugo, Flaubert, Vallès et Zola », décortique, suivant divers plans, les tendances scripturales des romanciers dans l’article inaugural de ce dossier sur La foule romanesque au xixe siècle. Du moment qu’une image a été appelée avec succès à figurer une chose, la chose et l’image paraissent naturellement liées pour la postérité, et tout un chacun peut réemployer à sa guise, selon son goût et sa manière propres, l’analogie ainsi rendue disponible, immédiatement utilisable, de sorte qu’elle pourra petit à petit s’inscrire dans le langage, ou du moins dans les mentalités. Chateaubriand a donné le ton à ce premier grand siècle des foules. « Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert …
Appendices
Références
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- Chateaubriand, François-René de, René, Atala suivi de René, chronologie et préface de Pierre Reboul, Paris, Flammarion (GF), 1992.
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