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1. J’imagine le battement d’ailes d’un papillon. Je l’imagine à l’autre extrémité de la Terre (peut-être dans un jardin de Chine, peut-être dans le sanctuaire australien des papillons), je l’imagine très délicat, quasiment imperceptible (AD l’imagine aussi) ; un mouvement infime, mais qui, le suppose-t-on depuis la conférence du météorologue américain Edward Lorenz en 1972[2], peut déclencher une tornade ici (ou alors des « pluies diluviennes » chez Sébastien Brebel, « l’eau […] envahissant les plaines, noyant les cultures, les routes, les habitations, abolissant toute trace de vie humaine[3] »). L’hypothèse de Lorenz a donné lieu à la métaphore de « l’effet papillon », prêtant par ailleurs à des confusions interprétatives ; qu’une cause infime puisse avoir de grands effets, comme on tend à le penser, dénature l’esprit mathématique sous-tendu dans la formule originale. Ce n’est pas l’infime vers l’immense, ce sont les lois d’un déterminisme à peine observable que cherchait à illustrer Lorenz.

2. Cette illustration relançait une intuition de la théorie mathématique du chaos selon laquelle certains systèmes physiques peuvent présenter une « dépendance sensitive aux conditions initiales[4] ». En ce sens, si le principe de déterminisme voulait qu’une même cause produise toujours le même effet, ou que des causes semblables produisent des effets semblables, ce n’est vrai, note James C. Maxwell,

que si de petites variations dans les conditions initiales n’entraînent que de petites variations dans l’état final du système. Dans un grand nombre de phénomènes physiques, cette condition est vérifiée ; mais il y a d’autres cas où une petite variation des conditions initiales entraîne des changements importants dans l’état final du système[5].

Ce système est qualifié de chaos dynamique ; il connaît une évolution temporelle chaotique. Ainsi en va-t-il de la circulation des astéroïdes entre Mars et Jupiter, comme de l’écoulement de fluides subissant des turbulences. Or, le principe est particulièrement éclairant pour l’émission de prévisions météorologiques, permettant d’expliquer pourquoi les météorologistes ont autant de peine à prédire le climat avec certitude, lequel semble parfois tributaire du hasard[6]. Cela nécessiterait tant de données pour évaluer le résultat (une tornade ici) en relation avec ses conditions initiales (dont le papillon chinois ou australien) qu’au-delà d’un certain temps, une forte imprécision réduit les possibilités de prédictions. C’est la manière dont l’imprécision des prédictions augmente avec le temps, c’est-à-dire très rapidement, qui établit si l’on a affaire à un système chaotique.

3. Je simplifie évidemment une théorie fort plus complexe, car (après tout) l’idée n’est pas, dans cet article, d’en maîtriser les paramètres. Il s’agit plutôt d’en soulever les assises et de rappeler que les vulgarisations conceptuelles que la littérature inflige aux mathématiques entraînent parfois des dénaturations, dont le présent texte n’est sans doute pas exempt. La première manoeuvre déloyale est déjà (je l’admets) d’associer une théorie fonctionnelle pour évaluer (entre autres) des phénomènes climatiques aux oeuvres littéraires d’un écrivain qui n’évoque que très peu (sinon jamais) la météorologie. Les livres de Sébastien Brebel ne cherchent pas non plus à prédire les fluctuations de gaz ou de liquides. Je les qualifie pourtant de fictions du chaos. C’est que ses narrations évoluent de manière irrégulière. Au lieu de conduire à un certain équilibre (qu’elles laissent présager, d’emblée, puisque les narrateurs, remarque AD, idéalisent une forme de totalité, poursuivent une finalité), elles comportent des disjonctions ou des déviations qui entraînent, aux yeux du lecteur ou de la lectrice, des perturbations de la trame des récits ; en d’autres mots, elles subissent des « oscillations violentes et imprévisibles, avec des effets peut-être désastreux[7] ».

4. L’étude narrative menée ici cherche alors à percer à jour l’idéalisation infernale (contradictoire), par les personnages chez Brebel, d’une existence tant dépendante de la prévision de la raison que de l’imprévisibilité de la pensée, exaucée par une structure chaotique. Je veux montrer (avec AD) comment les modalités narratives des romans de l’écrivain (tous ses romans à ce jour publiés[8]) incitent à une lecture mathématique sensible aux principes de la théorie du chaos, à une forme de déterminisme plus ou moins perceptible (cela dépend de l’attention de lecture) liée à la convention apparemment non respectée chez Brebel (mais secrètement exemplaire) d’une cohérence narrative ; « [a]ttentif au mouvement inattendu que peut prendre n’importe quelle pensée, j’enregistre et j’interprète un à un les signes de mon état présent comme les manifestations de ma pensée » (FB, 92).

5. Je propose une méthode d’analyse qui est exactement celle à laquelle résistent Alan Sokal et Jean Bricmont dans Impostures intellectuelles lorsqu’ils condamnent les applications frauduleuses (ils disent aussi fantaisistes[9]) de la théorie mathématique du chaos aux sciences humaines, que ce soit à l’histoire, la politique, la gestion d’entreprises ou la littérature. Leur ouvrage pointe, dans les écrits postmodernes, les « abus » de termes provenant des sciences physico-mathématiques et générant des confusions mentales. Sokal et Bricmont guettent le danger (les problèmes de rigueur) qu’il y a à importer « des notions de sciences exactes dans les sciences humaines sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche[10] ». Certes, il y a un risque que le modèle mathématique du chaos ne soit pas adéquat pour opérer une lecture narrative de l’oeuvre littéraire (AD et moi prenons ce risque). Peut-être faudra-t-il accueillir des confusions avec la pensée populaire de l’effet papillon (cause infime, grands effets) ou avec la notion (plus large et accueillante) de désordre[11]. Or je ne veux pas (à priori) installer le désordre dans cet article. Et il ne m’apparaît pas si dommageable que les études littéraires se réapproprient des concepts savants de disciplines éloignées pour les fondre à des oeuvres dont l’une des intentions est, le plus souvent, de rendre accessibles des explorations affectives, narratives et cognitives plus près de l’expérience humaine tangible. Ce maillage, explicite René Audet, se porte « au service d’une représentation de la complexité du monde, de la multiplicité des perspectives, de la diversité des voix[12]. » Si j’examine les dispositifs de disjonction et de déviation secouant les romans de Brebel, Audet observe quant à lui une poétique de la diffraction dans les oeuvres narratives postmodernes. Dans leur éclatement, ces oeuvres, juge-t-il, connectent avec des concepts assimilables à des domaines comme la biologie ou l’informatique. Ainsi, il en vient, quant à la « migration des notions », au même constat qui préoccupe le présent article :

Toutes échevelées et discutables que soient ces propositions notionnelles […], elles ont clairement le mérite d’un mode singulier de saisie des pratiques. [Elles] permettent de mettre en lumière les moyens et les effets d’une mécanique complexe. En s’intéressant aux processus modelant l’écriture littéraire, plutôt qu’au résultat même de ces processus, il paraît possible d’envisager l’oeuvre dans sa dimension dynamique et de considérer sa performativité[13].

Approcher les fictions de Sébastien Brebel par le biais de la théorie du chaos est alors une façon de saisir autrement ce qui, en dehors de la pensée torturée de ses personnages, anime les détournements et les dislocations dans l’espace narratif singulier qui est le sien.

6. C’est par une observation du déplacement que l’analyse assure la parenté avec le chaos. Et dans les romans de Brebel, cela se déroule bel et bien (je persiste) sur le plan de la narration, avec incidences sur la logique et la causalité du récit. Les mouvements physiques des personnages narrateurs, quant à eux, sont plutôt réduits. Le narrateur de Villa Bunker ne bouge pas (il philosophe sur l’existence et relate le contenu des lettres que lui envoie sa mère, précise AD), cependant que la maison dans laquelle ses parents se sont installés se transforme et paraît se disloquer. Dans Le Fauteuil de Bacon, le narrateur préfère ne pas quitter sa chambre (ne pas faire face au monde extérieur) ; le seul déplacement qu’il se permet consiste à descendre de deux étages pour rendre visite à son voisin d’immeuble. Enfin, dans Place forte, s’effectue un véritable mouvement, puisque le narrateur (un notaire déchu) est au volant de sa voiture (en route vers nulle part, il en vient à « créer le désert autour de lui » [PF, 13]) dans au moins le premier tiers de l’oeuvre. Ce qui marque la narration pourtant, c’est moins le moyen de transport que le fil de pensée entortillé autour d’une idée obsessionnelle, reprise et réinvestie jusqu’à former un noeud stagnant. Mais il ne faut pas sous-estimer, dans les moments d’inertie, les petits gestes, car un seul élan, une foulée (un battement d’ailes) entraîne de nouveaux facteurs de changement. Ces micro-déplacements, ces infimes variations dans la trajectoire des personnages sont effectivement ce qui fait remuer la structure des récits. Car la narration, me dis-je (et AD renchérira), est conçue comme une architecture mouvante de la pensée.

7. Une architecture mouvante, en effet, et j’insiste (moi, AD) sur ce que l’expression peut receler de contradictoire, le terme « architecture » renvoyant au caractère rigide et fixé de l’idéalité ; celui de « mouvant », à cette part de l’expérience humaine qui glisse inexorablement entre les mailles de la conscience rationnelle (créant l’aspect chaotique relevé par CB). Les romans de Brebel sont tous déchirés par cette tension entre idéalisation structurelle et foisonnement de la vie, par cet effort désespéré de l’idée à se fixer et à croître sur un sol changeant. Ils forment ensemble une trilogie thématique de la pathologie raisonnante, de la pensée qui se dérobe à elle-même, retraduite dans l’espace de la narration par une poétique du lieu chaotique. Ce sont des « géographie[s] de confusion » (VB, 115). Les circuits incessants du notaire déchu sur les routes du département de Maine-et-Loire suivent l’entortillement d’une pensée prise au piège de sa propre logique ; la coque fermée de sa voiture l’isole dans une place forte qui creuse un infranchissable fossé (ou un désert) entre lui et le reste du monde. Le projet de réfection de la Villa Bunker, s’élaborant sous l’impulsion d’un formalisme idéaliste (le père du narrateur cherche à découvrir la « mathématique de la villa idéale » [VB, 81]), est sans cesse contrecarré par l’instabilité (absurde) du lieu. La chambre du narrateur du Fauteuil de Bacon se mue en prison de la pensée ; son voisin, Sauvage, se trouve lui-même prisonnier d’un fauteuil à partir duquel il joue la ritournelle logocentrique. Les personnages sont animés par la recherche d’un système logique grâce auquel ils pourront saisir le récit dans sa totalité et même anticiper la suite des événements, en percevant « chaque geste [comme] détaché des autres avec la précision du scalpel, dans une succession monotone qui l’enchain[e] aux autres par des fils secrets, ténus » (VB, 101). Ce faisant, ils peuvent s’expliquer rétrospectivement leur ruine et leur isolement comme si ceux-ci étaient inévitables. Mais ces explications ne suffisent que pour un temps, c’est-à-dire avant que les dysfonctionnements de la forme, bousculant toutes les prédictions raisonnables, ne viennent tester les limites de ce déterminisme de la pensée.

8. « La vie est la croissance de l’idée fixe » (PF, 42), affirme le notaire déchu (à l’adresse du notaire déchu), et tout le premier tiers du roman Place forte tend à lui donner raison. Tout y est croissance sur ce qui précède. Les idées sont constamment reformulées ; elles se transforment et prennent de l’expansion sous le coup de multiples annotations et ajustements, devenant bientôt monstrueuses par excès de précisions. Elles se développent à partir d’elles-mêmes, générant des excroissances avec lesquelles elles s’accouplent afin de former de nouvelles excroissances : pensée tumorale, pathologique. Suivant cette logique, on peut remonter aux conditions initiales afin de repérer les secousses infimes, ces micro-déplacements de perspective, dont découleront toutes les bifurcations subséquentes. Tout se passe comme si (ainsi que le pense le notaire), « de la première phrase écrite dépendait l’écriture de tout le reste » (PF, 32). Cette idée voulant que, d’une phrase de tête, « toutes les autres phrases se déduiraient » (PF, 34) relève, par son primat accordé à la déduction logique, d’un déterminisme absolu. Déterminisme qui, conjurant l’angoisse du hasard ou, pire, du libre arbitre, permet au notaire d’aller (c’est ainsi que s’ouvre le livre) « au-devant de sa propre ruine » (PF, 9), c’est-à-dire de l’anticiper, de la comprendre au sein d’un ordre cohérent, de se la rendre supportable en allant au-devant de la surprise, de la déception ou de la honte qu’elle serait susceptible d’induire. Mais, puisque le récit commence par la ruine (je m’imagine le papillon de Lorenz [CB avait raison] s’écrasant contre le pare-brise de la voiture du notaire et déclenchant une tornade dans sa pensée), celle-ci devient l’idée fixe qui envahit toute la vie du notaire. L’idée de la ruine se fixe pour devenir cause effective de la ruine du notaire : « Mon idée fixe a tout ruiné, se met-il alors à penser, mon idée fixe nous a ruinés (a ruiné le notaire et le fils du notaire) et murés (nous a murés l’un et l’autre) dans un silence définitif » (PF, 45). La métaphore de la forteresse (place forte, murs, bunker), évoquant la pierre ou le ciment, montre que Brebel situe la naissance de la pathologie non dans le ramollissement de la pensée, mais dans sa rigidification excessive, dans l’exclusion des altérités pensantes qui pourraient venir la dynamiser. Le moment où l’idée fixe « fait de notre pensée un système ou une pensée systématique » est paradoxalement celui où « nous perdons la raison » (PF, 43).

9. Les parents du narrateur de Villa Bunker s’enferment eux aussi dans une logique autarcique qui les confine au dernier degré du fatalisme. Au premier regard qu’elle porte sur la villa, la mère peut (prétend-elle) s’imaginer la totalité de son existence future dans cet endroit : « [N]ous pouvons percevoir cette existence dans ses moindres détails et contempler cette existence comme si elle était déjà accomplie et révolue » (VB, 8). Sans doute (se dit le lecteur ou la lectrice) devrait-elle faire part à son mari de ses réserves au sujet de ce lieu qu’elle sait cauchemardesque. Elle consent pourtant à y emménager (tel que son mari le désire), comme résignée à un implacable destin (peut-être parce que l’inverse exigerait de bousculer des dynamiques de pouvoir fermement ancrées dans l’habitude et, ce faisant, d’éveiller des douleurs latentes). La causalité des événements qui surviennent ensuite n’est pas immédiatement évidente, puisque ceux-ci ne s’intègrent pas à une logique réaliste, mais se laissent comprendre dans le cadre d’une mise en forme (ou architecture) de la pensée obsessionnelle. Par exemple, la découverte par la mère d’un étranger dans la villa, mi-vieillard mi-enfant, l’occupe d’un rôle affectif que son mari et son fils ont tous deux déserté, chacun étant muré dans son idée fixe respective (l’impossible projet de réfection du père et l’interminable thèse du fils). En effet, elle qui trouve « un réconfort » à se comporter à l’égard de son mari « comme elle l’aurait fait avec un enfant malade » (VB, 90) est désoeuvrée par l’isolement progressif de ce dernier. L’irruption de l’étranger lui redonne la possibilité de prendre soin d’une créature vulnérable et de satisfaire (au moins en partie) son besoin de communiquer. Cet être hybride se manifeste pour la première fois par un bruit, que la mère s’explique rétrospectivement afin de l’intégrer à ses prévisions sur la villa : « [E]lle savait maintenant qu’elle guettait ce bruit depuis des semaines, des années peut-être, et qu’elle était seule à pouvoir le percevoir. Est-ce qu’elle n’avait pas renoncé au piano depuis leur arrivée dans le seul but d’être réceptive ? » (VB, 124) L’incongruité d’un tel être (son apparition soudaine) ne suffit pas à décourager la perspective déterministe de la mère :

Une chose était certaine, pensait-elle, il semblait s’être retrouvé là où il avait voulu, il n’était pas là par hasard. Mais elle devait alors se représenter sa volonté à lui comme un ensemble de petits mouvements imparfaits dont la combinaison produit par une sorte de miracle un résultat concret, palpable.

VB, 135

La volonté (perçue ou inventée) de ce personnage illustre exemplairement la construction narrative des romans de Brebel. Ceux-ci sont conçus (comme l’a fait remarquer CB) à partir de micro-déplacements, dont le cumul influe sur l’équilibre du système, finissant par opérer un transfert (miraculeux) de la pensée à l’espace.

10. L’effet de transfert est similaire dans Le Fauteuil de Bacon. On se trouve en présence (cette fois encore) d’un narrateur surconscient du personnage dont il joue le rôle dans sa propre vie. Dans sa chambre, il se tient à l’écart de ceux qui le cherchent (les êtres du passé, diffus, traités comme des spectres[14]) et à l’abri de nouvelles rencontres susceptibles de causer sa perte. Il reste pourtant sensible à toute altérité (AD écrivait « pensante »), percevant sa propre dualité, en plus de repousser autrui vers un ailleurs (réflexe capital pour sa survie) : « J’avais choisi de me trouver là, aux fins de solitude idéale et complète ((seul dans ma tour) (sans rien ni personne autour)) » (FB, 15). Bien vite malgré cette volonté de retranchement, il intègre le spectre de Cathie dans son discours, lui cède l’espace qu’exige, après tout, celle qui semble avoir été, par le passé (à l’hôpital), l’objet d’un coup de foudre dont elle ne peut saisir (comprend-on) l’étendue des conséquences sur la psyché du narrateur : « [J]e revois […] ce sourire auquel je repense comme au plus étrange phénomène dans un visage, comme à une sorte de mirage si on veut, ce sourire est là devant moi, […] et il me semble qu’il est la cause de phénomènes soudains et inexplicables » (FB, 29). La figure de Cathie entraîne, en fait, une joute spéculative, amenant le narrateur à formuler des impératifs (devoir revoir Cathie) qu’il repousse ensuite jusqu’à se faire violence (ne pas la laisser « entrer une seconde fois dans ma vie » [FB, 31]). Or elle entre, car pour en chasser la présence, il s’empresse de sortir de cette chambre qu’il se promettait de ne pas quitter. C’est Cathie, en ce sens, qui provoque le heurt, c’est-à-dire la rencontre avec Sauvage (le voisin). Et ce heurt est fatal pour le narrateur, puisque Sauvage (d’une perspicacité redoutable) parvient à lire en lui le récit du naufrage de l’amour, je dirais même : parvient à lire en lui le mécanisme de défense (la rigidité d’une pensée) tentant de parer la dérive affective. Et donc Sauvage, en contrepartie illisible (prisonnier de son fauteuil et théorisant à outrance ; d’une conscience surpassant la surconscience du narrateur), fascine. Et bientôt il obsède, occupe tout l’espace du discours ; là s’effectue le glissement, le déplacement de la pensée : l’obsession du narrateur pour Cathie l’a perdu, aussi faut-il ne rencontrer personne, au risque de se perdre à nouveau. Cependant il se dégage de l’emprise de Cathie dans le but d’élucider Sauvage, courant à sa perte, qu’il savait prévoir. C’est un sentiment connu (espéré en fait, tout autant qu’abhorré), ce désir de tendre vers l’autre (même en sachant que fusionner, c’est aussi disparaître ; vouloir peut-être, après tout, disparaître) :

Ma pensée est tout à coup sans défense, je redoute qu’elle soit bientôt tarie (ou pire) annexée à celle de mon voisin, et j’ai le désir tout à coup de me débattre, […] de percer l’énigme de la chair, je ne suis plus que convoitise et désir de connaître, je voudrais passer de l’autre côté.

FB, 40-41

11. Si la narration de Place forte semble structurée, dans le premier tiers, par un causalisme englobant, il est malaisé de faire ce constat sur l’ensemble du livre. En effet, l’intrigue du notaire déchu est abruptement interrompue, et pendant plus de soixante pages ensuite (PF, 93-159), une énigmatique narration semble assurée par un personnage interné dans un hôpital psychiatrique. À première vue, aucune motivation ne relie cette trame à celle du notaire, au point qu’elle pourrait se dérouler dans un monde totalement étanche (ou dans un autre roman). Si par ailleurs le récit notarial ressemble à un fil entortillé, le mot « fil » ne rend plus justice à l’univers mental que reconstruit la seconde narration. Celle-ci abonde en phrases-fleuves, dont le rythme est fréquemment haché par de verbeuses digressions entre parenthèses, qui nous charrient sans explication d’une scène à l’autre (une modeste mansarde, un muséum d’histoire naturelle, l’hôpital, etc.) sans que nous puissions faire ressortir un récit cohérent de leur juxtaposition. Il faudrait donc parler de « réseau » plutôt que de « fil », afin de souligner l’irréductibilité de cette narration à une ligne. Une clé de voûte possible de cette étrange section serait peut-être le dessin, représentant un animal préhistorique, que trace le narrateur sur une nappe devant une assemblée de psychiatres. Ces derniers tentent de tirer des conclusions diagnostiques à partir de l’analyse de son art, comme si l’on pouvait « dégager ou déduire de la somme des détails aperçus, collectés et péniblement interprétés l’idée d’une totalité signifiante, organisée autour d’un motif » (PF, 109). Leur attitude interprétative, idéalisant un espace de la folie (et donc son opposé, un espace de la raison qui sait museler le chaos au sein d’une forme finie), rappelle à cet égard celle du notaire déchu. Mais ce dessin, affirme le second narrateur :

[P]our être fidèlement perçu, c’est-à-dire apprécié dans son climat de fin du monde, exigeait certaine correction du regard, qui ne pouvait venir de l’accoutumance à son spectacle mais bien plus d’un effet brusque de conversion ; il n’attendait pas qu’un regard savant le déchiffre pour s’emparer de sa signification, mais appelait secrètement qu’une vision tâtonnante, âpre, sans repères, rendue aléatoire par l’effet des hachures, des gribouillis et des salissures, vienne à lui, guidée, habitée par la même indécision.

PF, 110-111

Laissant la place au hasard et à l’imprévu, acceptant le relief accidenté de la réalité sans chercher à pénétrer le mystère des plus obscures causalités, ce narrateur (semble nous dire Brebel) est peut-être moins pathologique que ceux qui sont chargés de l’observer ou que le notaire en (dé)route dans le désert de l’idée fixe. Moins pathologique, dis-je (moi, AD), parce que plus lucide face à l’impossibilité d’une vision totalisante, et ne cherchant pas à lutter contre cette impossibilité. « Je leur offrais un extrait de pur dérèglement, un facsimilé d’angoisse, je leur tendais par pure provocation un raccourci de ruine, sachant dérisoire et vaine la tentation d’en déchiffrer le sens » (PF, 113). La section centrale de Place forte (où apparaît cette citation) n’est-elle pas, justement, par la déviation qu’elle produit, un extrait de pur dérèglement ?

12. La déviation affecte le régime de l’intrigue. Elle opère un changement de direction inopiné, détournant le lecteur ou la lectrice du programme principal (la méditation du notaire). Un changement de lieu, un déplacement de l’action, de la quête, et même, l’apparition d’une nouvelle instance narrative sans motivation manifeste, causent une flagrante rupture. Cet effet est amplifié par l’apparente indépendance des deux programmes narratifs au sein du même roman ; indépendance qui reflète l’une des relations décrites par le physicien David Ruelle dans Hasard et chaos. En théorie des probabilités, on évalue les liens de causalité (dans un esprit déterministe), notamment par le calcul des probabilités qu’un événement se réalise en rapport avec un autre événement. Dans les idéalisations physiques on dit que deux événements sont « indépendants s’ils n’ont “rien à voir” l’un avec l’autre [sont sans relations], c’est-à-dire si le fait que l’un se produise ou pas n’a en moyenne pas d’influence sur la réalisation de l’autre[15] ». Rien n’indique (à priori) que le périple du notaire déchu dans Place forte exerce une influence sur le monde du second narrateur interné à l’hôpital, ni l’inverse. Relier l’identité des personnages des deux trames est, en tout cas, une manoeuvre qui ne va pas de soi (qui ne se fait pas, disons, sans un risque de forcer les structures) et qui concourt, pour le lecteur ou la lectrice, à l’hypothèse de leur indépendance. Or Ruelle prend soin de spécifier que la notion d’indépendance est délicate : « L’expérience et le bon sens suggèrent que certains événements sont indépendants, mais on peut avoir des surprises[16]. » L’expérience et le bon sens, en quelque sorte, sont à l’observation des phénomènes physiques ce que le souci de vraisemblance et l’horizon d’attente sont à la lecture narrative : influencés chacun par un appel de la cohérence et de la logique. Mais voilà, le système ne dépend pas de la régularité de l’intrigue dans Place forte. Il dépend plus sûrement d’une « évolution chaotique » (comme l’a montré AD), de telle manière que l’on puisse détecter des indices (la tentation) d’une causalité entre les deux parties malgré que l’effet de rupture déroute bel et bien la lecture.

13. De l’indépendance, Ruelle distingue la notion d’incompatibilité. Si des événements physiques ne peuvent se produire en même temps (c’est-à-dire qu’ils exemplifient une contradiction[17]), on dit qu’ils sont incompatibles. C’est ce phénomène qui guette, cette fois, la narration du Fauteuil de Bacon, tandis que le lecteur ou la lectrice assiste (vers la fin du roman) à un bref dérèglement de la logique interne ; à trop se tendre vers Sauvage, l’univers mental du narrateur se disloque. Cette dislocation donne libre cours à la parole de Sauvage ; bientôt sa propre pensée empiète sur celle du narrateur, jusqu’à l’évincer momentanément. Un tel recouvrement est d’autant plus suspect qu’il paraît relever d’un regard omniscient : Sauvage donne l’impression de connaître jusqu’aux moindres détails de la vie du narrateur (la nature de ses appréhensions passées et présentes), et plus encore, la personnalité profonde de Cathie. Si Cathie représentait l’être idéal du narrateur, tout à coup elle est prise en charge par Sauvage comme si lui-même l’avait fréquentée (et aimée [voire fabriquée]). De la théorie du naufrage qu’il élabore (à l’adresse du narrateur) ressurgit d’ailleurs sa propre expérience amoureuse, si bien que les identités en viennent à se confondre. Un infime renversement discursif, imprévisible, marque la confusion du « je », laissant entendre (si l’on se prête à une lecture exaltée) un transfert d’un sujet à l’autre, faisant de Cathie l’objet d’un déplacement : « J’avais rencontré l’être vital certainement dans la personne aimée de Cathie [dit Sauvage], mais je n’avais pas su reconnaître que l’être vital réclame des efforts impossibles » (FB, 114-115). La disjonction causée par ce renversement narratif heurte le sens, provoque une scission qui donne lieu à deux programmes conflictuels. L’inadéquation de ces programmes pourtant juxtaposés déplie, narrativement, deux possibilités, versions, virtualités de la fiction : l’histoire du narrateur bifurque vers l’histoire de Sauvage. « Le comportement humain n’admet que des bifurcations peu nombreuses, […] et ces bifurcations sont elles-mêmes peu suivies d’effets, ces bifurcations le plus souvent sont des impasses » (FB, 117). Et c’est comme si l’impasse s’articulait narrativement dans la fusion (la confusion) de deux « je », de deux hommes immobiles (de corps et d’esprit), épris d’un même spectre.

14. Le motif de la bifurcation est central chez Brebel. La tension permettant d’imaginer les « autres voies » est présente dès le début du Fauteuil de Bacon, soulignée par l’italique, « Parmi toutes les vies possibles il faut en choisir une » (FB, 117), et lorsqu’il s’agit pour le narrateur d’évoquer son passé avec Cathie, il est question d’un rendez-vous manqué. Or la bifurcation agit différemment sur la lecture si elle affecte la causalité ordinaire du récit : il n’est plus question pour un personnage de choisir « une voie » plutôt qu’une autre, mais plutôt pour l’oeuvre de scinder sa « voie narrative » en deux temps non concordants (faisant dérailler le train [le lecteur ou la lectrice] engagé dans le chemin, guidé mollement [jusque-là] par le déterminisme d’une narration autoconditionnée [comme les idées et leurs excroissances qu’AD observait dans Place forte]). Ce dispositif de disjonction provoque une onde de choc, en fin de parcours, puisqu’il remet en cause l’édifice cognitif (et affectif) érigé entièrement par le narrateur. Il fait entorse à la logique causale, car tout à coup (alors que les pensées du narrateur [je me répète] engendraient ses propres actions), il intervertit deux sujets pensants (ou du moins produit un effet d’interversion) de manière à créer l’illusion d’une bifurcation au passé, c’est-à-dire qui n’engage pas l’avenir de ces sujets (leurs vies possibles, leurs actions futures), mais plutôt leurs histoires anciennes respectives. La mécanique disjonctive propose, en somme, dans Le Fauteuil de Bacon, que le récit renégocie ses propres conditions d’origine. Cette renégociation déjoue l’apparent déterminisme, montrant que les idées ne sont fixes qu’en principe ; en pratique, elles oscillent et, potentiellement, se renversent complètement. Lorsque structurel par contre (hors du cadre diégétique, en fait), un tel renversement ne peut (logiquement) être prévu par le personnage, ni au-delà, par le lecteur ou la lectrice ; c’est ce qui assure l’effet de curiosité, c’est ce qui confirme l’esprit chaotique de l’oeuvre. D’une linéarité perceptible on bascule vers un déterminisme non perceptible ; c’est-à-dire que l’événement narratif disjonctif ne se prédit pas, cependant (après déraillement) il s’explique. Je ne m’attarderai toutefois pas aux explications ; il suffit, pour établir une cohérence des signes, de tenir compte de ce que Sauvage, après l’événement disjonctif, disparaît de son fauteuil (le narrateur l’imagine, plus tôt dans le roman, lancer tous ses papiers [théories, partitions] par la fenêtre ; je l’imagine maintenant se libérer de son siège et se jeter par la fenêtre, s’envoler comme un papillon, provoquer une tornade derrière lui, qui causera la perte du narrateur). Sauvage disparaît physiquement ; le narrateur disparaît en se fondant à Sauvage, car « [c]haque homme dans sa vie s’emploie à détruire sa solitude, et quand cette destruction ne peut être menée à son terme, il entraîne dans sa perte un ami ou une femme qui lui permettra d’oublier sa propre solitude » (FB, 114).

15. « La vie est la croissance de l’idée fixe » (PF, 42), affirme le notaire déchu (à l’adresse du notaire déchu), ce à quoi le notaire déchu pourrait rétorquer : « La vie est un processus d’obstruction » (PF, 37). Obstruction du projet d’idéalisation, peut-être : « [Q]ue le paysage puisse se mettre à exister dans la conscience du notaire, n’est-ce pas là que le notaire se détourne de son projet ? » (PF, 51-52) L’irruption intempestive de ce paysage sabote ses efforts pour contrôler le récit et l’intégrer à son système. Il se met bientôt à penser, contre son gré, à l’hôpital juché au sommet d’une colline : « [T]out est fini et achevé définitivement si je me mets à penser, à me représenter par la pensée l’hospitalité d’un hôpital » (PF, 52). Forcément, en rejetant cette pensée, il ne parvient qu’à mieux se projeter « dans un lit d’hôpital (nous sommes allongés dans un lit d’hôpital) ou sur une chaise d’hôpital (nous sommes assis sur une chaise d’hôpital) » (PF, 53). Un tel accident souligne la sensitivité du système aux variations les plus infimes : « Quelle que soit la nature de l’obstacle, il intervient dans ma pensée, il en interrompt le cours, il coupe court au processus de mes pensées, et quelle que soit la gravité de l’accident, l’accident déjà a presque tout ruiné » (PF, 59) (a ruiné l’idée fixe de la ruine). Cet obstacle se matérialise sous la forme d’un chien que le notaire heurte avec sa voiture. Encore une fois, le lieu (la route départementale) enregistre le cheminement (interrompu) de la pensée ainsi que son détournement, puisque le notaire doit maintenant aller porter le chien blessé chez un vétérinaire. Cet obstacle annonce déjà, en creux (fidèlement à l’imprédictible déterminisme de Brebel), la rupture narrative brutale qu’installe la deuxième partie dans la narration. On a vu (avec CB) que relier les trames concurrentes de Place forte (celle du notaire et celle du patient) n’était pas une manoeuvre aisée et que tout pointait, au niveau des effets de lecture, vers une indépendance fonctionnelle de ces deux narrations. On voit maintenant qu’une causalité se dessine malgré tout, mais que celle-ci ne peut être détectée qu’au fil d’une lecture rétroactive (qui devrait nous permettre, mais seulement après la tornade, d’identifier le papillon fautif). C’est ce qui m’autorise (croyons-nous, CB et moi) à qualifier la structure de Place forte de chaotique au sens mathématique du terme.

16. Le monde que propose la narration de Villa Bunker n’est pas unifié et consistant. La cohérence interne que nous lui supposons d’emblée (sous le sceau du pacte romanesque) nous est refusée par plusieurs contradictions qui viennent miner l’autorité du discours narratif. Par exemple, le narrateur affirme qu’il connaît tout instantanément du contenu des lettres de sa mère sans les lire ni même ouvrir les enveloppes, se « contentant de vérifier négligemment l’écriture sur l’enveloppe et jetant tout aussi négligemment la lettre au panier » (VB, 114). Pourtant, cela ne l’empêche pas d’en commenter la calligraphie « enfantine et grossière » (VB, 31) qui rendrait, selon lui, leur contenu « illisible » (VB, 32). Il en résulte une logique disjonctive (comme dans le Fauteuil de Bacon) où deux versions de monde incompatibles, deux virtualités de la narration coexistent au sein d’un même champ d’onde indéterminé (et indéterminable). Il est évident que Brebel n’a pas conçu son « monde » fidèlement à une logique du tiers exclu où chaque objet est à sa place, où chaque proposition ne peut être que vraie ou fausse. Le lecteur ou la lectrice qui chercherait, malgré tout, à résoudre les contradictions de la narration dans le cadre d’un modèle d’univers classique s’engagerait, comme les personnages de Brebel, sur la voie d’une problématique quête de totalité. Il ou elle serait un peu comme le père du narrateur qui compte reconstituer, en photographiant l’angoissante villa à partir de différents points de vue, « la vision d’ensemble de la villa en collant bout à bout ces dizaines de clichés » (VB, 71). Ce projet, on le sait, est voué à l’échec : « [L]es photos, loin de refléter cette image stable définitive qu’il croyait pouvoir saisir et stocker, produisaient l’effet contraire. Prise sous tous ses angles, la villa semblait se morceler, se disperser aux quatre vents, perdue sous le nombre infini de ses profils » (VB, 76). Outre la photographie, d’autres médiums sont utilisés par les personnages qui tentent (en vain) de se représenter correctement et globalement la villa. Parmi ces modes de représentation, on compte l’écriture (les lettres de la mère décrivent dans le détail la villa et son processus de dislocation), mais aussi les plans architecturaux laissés par le notaire à la signature de l’acte de vente, qui sont (constate le père), « fautifs, erronés et même absurdes » : « Après les avoir examinés attentivement pendant des heures, cherché à établir un lien entre ces indications obscures et la villa, il avait détruit ces plans illisibles qu’il avait qualifiés d’aberrations architecturales » (VB, 55). Ainsi, les différents systèmes de signification (qu’ils soient langagiers ou iconiques) ne réussissent qu’à creuser le fossé (qu’à étendre le désert) entre la pensée des personnages et la réalité qu’ils cherchent à se représenter. Plutôt que de la simplifier, de la réduire à ses composantes essentielles, ils ajoutent des couches d’abstraction qui la recouvrent imparfaitement (ou parfaitement mal), la rendant encore plus insaisissable que lorsqu’elle était tue. La tentative de synthèse totalisante ne réussit qu’à rendre plus visibles (et plus douloureuses) les limites de la raison (et du langage logique qui s’en veut le reflet) face à une réalité qui ne cesse de se déformer et reformer.

17. Dans Virtual History, Niall Ferguson approche l’Histoire à travers la théorie du chaos dans le but d’interroger la pertinence de méthodes d’analyse contrefactuelle pour les historiens. Cette perspective lui permet de concevoir un passé marqué par une ambivalence bénéfique à l’écriture de l’Histoire, puisqu’elle réconcilie les notions de « causalité » et de « contingence »[18] dans la compréhension du fil des événements. Ainsi l’Histoire est propice à des reconstructions (et des spéculations), si l’on admet qu’un déterminisme lie les événements passés entre eux, mais que des variations infimes dans les divers maillons de la chaîne (parfois attribuables à des coups de dés) eussent pu modifier considérablement l’état du monde ultérieur. Ferguson se tourne vers Michael Scriven qui décrit les implications, pour la discipline historique, d’un tel imaginaire des possibles :

[I]n history, given the data we have up to a certain point, there are a number of possible subsequent turns of fortune, none of which would seem to us inexplicable. […] Inevitability is only retrospective. Explanation is retrospective, prediction prospective ; and the inevitability of determinism is explanatory rather than predictive. Hence freedom of choice, which is between future alternatives, is not incompatible with the existence of causes for every event[19].

Cette faveur de l’explication rétrospective, au désavantage de la prédiction (l’on peut plus sûrement retracer les causes effectives d’un événement que deviner ses conséquences futures), marque la lecture adoptée (par AD et moi) pour comprendre les oscillations narratives chez Brebel. Or à en croire Ferguson (qui fait preuve d’une suspicion à l’égard des écrits narratifs semblable au scepticisme de Sokal et Bricmont), les formes littéraires ne peuvent être abordées de la même manière que l’Histoire, c’est-à-dire (pour lui) en relation avec la théorie du chaos. Car contrairement à l’Histoire, prétend-il, ces formes sont prévisibles. Prévisibles en raison (notamment) des conventions littéraires de genres, et parce que les oeuvres, rappelle Ferguson, viennent à l’existence grâce à la main d’un auteur, alors que l’Histoire se construit par accumulation de causes mineures. Je nous épargne un retour à la narratologie classique (quoique l’équation mathématique[20] de Gérard Genette serait commode ici) qui déjà, pourtant, savait admettre que toute intrigue narrative n’a pas une direction (Ferguson suppose le contraire : que l’on pourrait prévoir ce que le texte prépare). Or, ce qui vient plus tard dans un récit ne dépend de ce qui précède que dans la mesure où l’oeuvre est motivée (dans le sens narratif compris par Genette), ce qui n’est pas le cas de toute la littérature narrative (on s’en doute). Genette assure l’existence de récits sans motivation. D’ailleurs, les oeuvres narratives postmodernes « diffractées » auxquelles s’intéresse René Audet correspondent, dans un sens, à une telle esthétique ; c’est que la cohérence ne tient plus seulement au respect de la vraisemblance, mais aussi à un système dynamique de signes. Si Bruno Blanckeman dégage l’esthétique « ruiniforme » de certaines écritures contemporaines, cela rejoint le sens des propositions romanesques de Sébastien Brebel (de la croissance ou de l’empilement des idées de ses narrateurs aussi) : « [U]ne fiction s’élabore sur sa propre ruine, épurant le matériau romanesque premier, charriant des rebuts, élaborant l’histoire sur ses combles, sur ses décombres[21]. » Quant à la vision (qu’adopte Ferguson) de l’auteur en maître déterministe, elle n’est pas fausse (même si AD spécifie qu’une grande part de l’écriture est manoeuvre accidentelle). Elle m’est cependant surtout commode pour mettre en évidence (justement) la poétique de la ruine qui caractérise l’oeuvre de Brebel ; la convergence (dans ses trois romans) d’une recherche de l’idéal et de l’échec d’une pensée prédictive à atteindre cet idéal, donnant lieu au déclin de l’idée (à son anéantissement), comme à l’affaissement des personnages sous les structures instables auxquelles (malgré tout) ils s’accrochent durablement. La théorie mathématique du chaos donne corps concret (par la forme) à ce qui s’exécute abstraitement dans ces narrations fictionnelles et qui, du côté du lecteur ou de la lectrice, semblerait pure rupture de la linéarité, exercice perturbateur de l’écriture. Il n’en est rien, en fait (montrons-nous). Les détournements et les dislocations dans les narrations ne sont pas laissés au hasard : ils exhibent la précarité d’un déterminisme de la pensée. Inversement, ils invitent à revoir jusqu’à l’interaction (dans le monde) de ce qui peut paraître incompatible, indépendant. Ils créent un informe, curieux et accidenté, devant lequel on peut se fasciner de ne pas connaître d’avance la mathématique parfaite (car après tout, qui sait si un second papillon n’arrivera pas dans le paysage, là-bas, pour voler à contrecourant du premier ; qui sait si les battements d’ailes contraires ne feront pas en sorte d’éteindre la tornade dévastatrice qui se préparait ici ; qui sait si, à la fin, nous ne venons pas [de justesse] d’anéantir l’idée de la fin ?).