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Le retard de la littérature sur les arts plastiques et la musique

Le monde littéraire se scandalise encore très sérieusement de canulars vieux comme le monde, de plagiats ou de faussaires qui feraient glousser de rire ou d’incrédulité les mondes des arts visuels et numériques, de la musique ou de la science[1].

Dans son travail récent, et plus particulièrement dans son livre intitulé Uncreative Writing, Kenneth Goldsmith constate et déplore l’archaïsme du monde littéraire contemporain, en retard tout particulièrement sur le monde de la musique et de l’art : la littérature n’a pas su tirer les conséquences des pratiques d’avant-garde devenues aujourd’hui un quasi-académisme dans les milieux artistiques. Il interroge en ce sens dans le champ de la littérature les notions d’invention, de propriété, d’originalité, travaillées et mises en cause dans des oeuvres comme celles de Marcel Duchamp, Jeff Koons, Richard Prince ou Lawrence Weiner. Il ressort de cette confrontation une série de concepts radicaux, comme ceux de unoriginal genius, moving information, et donc de uncreative writing, par le transfert des pratiques, fréquentes dans l’art contemporain, de la citation, du copier-coller, de l’encadrement comme geste créateur, ou du moins, poïetique. Ce qui fait oeuvre pouvant correspondre depuis Duchamp à quelque chose comme la valeur d’exposition d’une matière, d’un objet, Goldsmith postule que « l’écrivain d’aujourd’hui ressemble davantage à un programmeur conceptualisant avec brillance, construisant, programmant et mettant en action une machine d’écriture, qu’à un génie torturé[2] ».

C’est cette notion d’écrivain « programmeur », « mettant en action une machine d’écriture », qui va guider notre approche des rapports contemporains existant entre littérature et mathématiques. Mais pour nous approcher de la notion de stochastique, il faudra d’abord nous pencher sur les apports d’une conception mathématique dans la musique moderne et contemporaine.

La musique a en effet, comme les arts plastiques, su remettre en cause de manière radicale tant les modes de production d’une oeuvre, que les attentes d’un auditeur face à celle-ci. Cette « conversion de l’oreille[3] » – selon l’expression d’Adorno – opérée par la musique moderne reposait sur l’abandon des notions ayant guidé la composition dans l’histoire de la musique, dite classique, occidentale : harmonie, tonalité, mélodie, appelant ainsi de même une modification de ce qui doit être entendu, ou écouté, voire même vécu, dans la réception d’une oeuvre musicale.

Un des premiers grands coups portés à la conception traditionnelle de la musique fut celui de Schönberg et du sérialisme, qui proposait de déléguer à une logique mathématique le processus de développement de l’oeuvre. La série, déclinée de manière combinatoire – directe, rétrograde, miroir – délègue donc le développement de l’oeuvre, en grande partie, à un dispositif, décidé par le compositeur en avant de l’oeuvre, en amont de la composition. L’utilisation du modèle mathématique – permettant pour Schönberg d’éviter toute polarisation tonale, ou de se concentrer sur d’autres aspects de la musique comme le timbre, l’intensité, l’énergie[4] – permet de remettre en cause de manière radicale le phénomène de composition, d’invention, ainsi que la place et la valeur cultuelle du compositeur.

Ce recours à des dispositifs de forme mathématique remettant en cause le travail traditionnel de composition va se poursuivre et se radicaliser au cours du XXe siècle, notamment dans l’utilisation de procédés aléatoires. Par exemple, John Cage délèguera, dans les années 1950, une partie de sa composition aux procédés de tirage au sort, en se basant sur la consultation du Yi-King, avec Imaginary Landscape  4 et  5. De même, en 1956, avec son Klavierstück XI, Karlheinz Stockhausen compose une des premières oeuvres musicales ouvertes, correspondant à la forme multivalente (vieildeutige Form), à savoir des oeuvres composées à partir de lois de probabilités. La partition groupe ainsi sur une feuille unique un ensemble de dix-neuf séquences musicales que l’interprète peut jouer dans l’ordre de son choix, en choisissant aussi l’intensité, le rythme... L’oeuvre prend ainsi un nombre de formes finales possibles inouï[5].

Et ce sont ces valeurs aléatoires guidant la composition, le recours à un dispositif extérieur, le dépôt de la composition dans les mains d’une machine d’écriture qui vont être développées et synthétisées par Iannis Xenakis sous le nom de musique stochastique, conceptualisée et définie dans l’essai Musiques formelles[6]. À partir de Pithoprakta, en 1956, son oeuvre va radicaliser l’attaque mathématique de la forme musicale, l’attaque mathématique du primat et de l’absolue subjectivité du compositeur. Cette oeuvre utilise ainsi

les lois de Laplace-Gauss et de Poisson pour calculer des événements sonores de masse agglomérant les particules sonores émises par les 46 cordes jouant individuellement : le compositeur définit d’abord globalement ces états et ces évolutions par des critères de « vitesse », de « densité », de « température », etc., et c’est ensuite qu’il calcule individuellement, en s’aidant éventuellement de l’ordinateur, les coordonnées individuelles de chaque son de l’oeuvre, autour des moyennes fixées[7].

Cette intention de délégation au calcul mathématique de la composition et du développement de la musique débouchera, dès les années 1960, sur l’utilisation de machines IBM pour des compositions assistées par ordinateur, et sur l’invention en 1977 de l’UPIC permettant de composer à partir d’une tablette graphique, convertissant les formes en ondes sonores.

L’écriture stochastique comme construction de dispositifs

Il s’agira donc, dans l’optique d’un regard porté sur les rapports entre littérature et musique au XXIe siècle, de se pencher sur l’application des principes, développés plus haut concernant la musique, à la littérature, à la création poétique, en déplaçant plus particulièrement le terme de stochastique, importé par Xenakis depuis les mathématiques. Étymologiquement, la racine stokhos désigne le but, la conjecture, et le terme stochastique peut être globalement considéré comme répondant à ce qui met en oeuvre une variable aléatoire.

Appliqué à l’écriture, stochastique serait donc le procédé de création proposant le dépli autonome d’un matériau, sans décision ultérieure à la création du dispositif. On pourrait élargir le terme à tout dispositif aidant à la création par une structure ou une décision pré-initiale, à tous les dispositifs de développement aléatoires, de développement déléguant plus ou moins la création à un schéma mathématique préexistant à l’oeuvre. La stochastique relèverait ainsi du recours pour le développement de l’écriture – terme qu’il faut pour le moment préférer à celui de littérature – à l’aléatoire, à la combinatoire, au calcul de probabilités, au hasard. L’écrivain se faisant, conformément à la remarque de Goldsmith, « programmeur », « programmant et mettant en action une machine d’écriture »[8], d’un dispositif se saisissant du langage. Dispositif qu’il s’agira de penser avec Giorgio Agamben :

J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables, et pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif [9].

En ce sens, Georges Pérec a utilisé un dispositif d’ordre mathématique pour composer La Vie mode d’emploi : un bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 lui permettant de déterminer mathématiquement, dans une logique sérielle, sans répétition, la place des éléments du roman. Ce dispositif s’installe ainsi au niveau dynamique de l’oeuvre (au sens de la puissance aristotélicienne), afin de guider son actualisation (energeia). L’écriture stochastique installe ainsi un procès de déploiement autonome, de dépli, de production d’une machine d’écriture, de forme mathématique, imposée par l’écrivain à son oeuvre.

Remettre l’ordre et l’enchaînement des éléments thématiques, faire des mathématiques l’outil de sélection sur l’axe syntagmatique entraînent, de manière plus ou moins importante suivant le degré de contrainte imposé, comme pour le compositeur, l’effacement de l’écrivain. Et donc, dans une certaine mesure, le rêve mallarméen : « L’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots[10]. »

Le dispositif mathématique peut ainsi permettre de tendre vers une absolue nécessité, vers un ordre inattaquable dans l’agencement de l’oeuvre. Le modèle mathématique ouvre au rêve d’une oeuvre close sur elle-même, d’une constellation parfaite, d’un coup de dés qui abolirait le hasard[11].

Outre ce désir de nécessité, la création stochastique, combinatoire, peut aussi permettre de créer de l’inouï, du jamais-lu. Au sens d’ailleurs où Webern pouvait écrire : « Bach voulait exposer tout ce qui pouvait être extrait d’une seule idée. Dans la pratique, les détails de la musique dodécaphonique sont différents, mais en tant qu’ensemble, elle se fonde sur une même façon de voir les choses[12] ». Logique dont l’achèvement serait la bibliothèque de Babel rêvée par Borgès.

Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelques divers qu’ils soient, comportent des éléments égaux : l’espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l’alphabet. Il fit également état d’un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges (…), la traduction de chaque livre dans toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres[13].

De fait :

Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple

  • Dhcmrlchtdj

que la divine Bibliothèque n’ait déjà prévue, et qui dans quelqu’une de ses langues secrètes, ne renferme une signification terrible[14].

En un certain sens, cette structure combinatoire est au centre, plus ou moins, de toute oeuvre littéraire : Yukio Mishima semble ainsi, de livre en livre, décliner et varier la scène primitive de lui, jeune homme, face au Saint-Sébastien de Guido Reni. De même, de manière exemplaire, Les 120 Journées de Sodome de Sade se développent comme l’ensemble combinatoire, ou la linéarisation de toutes les possibilités ouvertes par une situation de base assez simple : 4 hommes face à 42 victimes. L’oeuvre consiste ainsi en le dépli des possibilités, des structures de torture, faisant le récit de plus de 600 perversions. La structure de l’oeuvre de Sade est ainsi mathématique, stochastique dans le modèle de son développement, développement d’un dispositif initial, dont la rigueur de la torture n’est finalement que l’écho, que la reprise métaphorique. Structure mécanique, combinatoire, ouvrant à une oeuvre inarrêtable, inachevable, offrant la possibilité d’une prolifération, d’un développement fou. Sade ne fait pas autre chose que de déplier les possibilités stochastiques des dispositifs de jouissance, et de jouir justement de la production mécanique de ces mêmes dispositifs[15].

Ainsi, en se basant sur des procédés de développement d’inspiration mathématique, l’écrivain répond à une autre exigence mallarméenne, celle pour la littérature de reprendre à la musique son bien – non pas dans l’aboli bibelot d’inanité sonore[16], mais bien dans l’idée d’un agencement de rythmes silencieux, de masses architecturales.

Tout est là. Je fais de la musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano. Vraiment entre les lignes et au-dessus du regard cela se passe, en toute pureté, sans l’entremise de cordes à boyaux et de pistons comme à l’orchestre, qui est déjà industriel ; mais c’est la même chose que l’orchestre sauf que littéralement ou silencieusement. Les poëtes de tous les temps n’ont jamais fait autrement et il est aujourd’hui, voilà tout, amusant d’en avoir conscience. Employez Musique dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports ; là, plus divine que dans son expression publique ou symphonique[17].

Une attention à une détermination de l’écriture plus rigoureusement mathématique accompagne ainsi l’histoire de la littérature occidentale, comme le montrent la création et l’utilisation de la sextine « ongle et oncle » par Arnaut Daniel. L’écrivain du XIIe siècle radicalise dès l’origine le besoin de contrainte et de stochastique qui sera visible dans la popularité de la forme du sonnet.

La ferme volonté qui au coeur m’entre
ne peut ni langue la briser ni ongle
de médisant qui perd à mal dire son âme
n’osant le battre de rameau ni de verge
sinon en fraude là où je n’ai nul oncle
je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Quand je me souviens de la chambre
où pour mon mal je sais que nul homme n’entre
mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle
tremblent tous mes membres jusqu’à l’ongle
ainsi que fait l’enfant devant la verge
tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme
[…]
Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle
pour plaire à celle qui de sa verge à l’âme
son Désiré son prix entre en sa chambre[18].

Le schéma de permutation est le suivant : « On passe de l’ordre des mots-rimes de la première strophe à l’ordre des mots-rimes de la deuxième par la permutation [:] (entre, ongle, âme, verge, oncle, chambre)$\mapsto$ (chambre, entre, oncle, ongle, verge, âme) ou encore (1,2,3,4,5,6) $\mapsto$ (6,1,5,2,4,3)[19] ». À cette structure, à ce dispositif, peut d’ailleurs être associée une forme mathématique, plus précisément ici en spirale.

Source : Michèle Audin, « Poésie, spirales, et battements de cartes » [en ligne], Images des mathématiques, CNRS, 2009 [https://images.math.cnrs.fr/Poesie-spirales-et-battements-de-cartes.html].

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Ce travail d’Arnaut Daniel a trouvé des échos dans les pratiques poétiques contemporaines, tout particulièrement dans l’oeuvre d’Oskar Pastior (1927-2006), poète allemand affilié à l’Oulipo, qui a radicalisé et étendu le principe combinatoire de la sextine à l’échelle du mot, de la syllabe, du phonème, dans ce qu’il a nommé des minisextines.

Sestine Nachtigall

Buchen Finken, weichen Thales Vettern Eichen.

Eichen Buchen Vettern, finken Thales Weichen.

Weichen Eichen Thales Buchen, finken Vettern.

Vettern weichen Finken, Eichen buchen Thales.

Thales fettern Buchen weichen Eichenfinken.

Finken Thales Eichen vettern weichen Buchen.

Thales Eichen finken.

Sestine mit fehlendem So

Modi Mido Fersa

Samo Ferdi Domi

Mi Sado Modifer

Fermi Disa Modo

Dofer Momi Sadi

Dido Safer Mimo

Mimosa[20].

Le travail de Pastior marque une étape importante : en appliquant le dispositif combinatoire au mot, Pastior franchit la barrière qui lie l’écriture littéraire au sens, à la signification. Sa tentative peut alors être associée à toutes les expériences de la poésie concrète, dont l’enjeu est de traiter le langage lui-même comme un matériau. Une de ses productions les plus contemporaines, d’inspiration mathématique, se trouve dans les productions du poète japonais contemporain Shigeru Matsui, « purs poèmes », qui s’approchent au plus près des codes alphanumériques binaires qu’on trouve en informatique. Écrits sur les grilles 20/20 du papier japonais standard, chacun de ces « purs poèmes » consiste en 400 caractères, chacun étant un nombre de 1 à 3.

1007-1103

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I III III II I II II III II III III I II II I I III I II III[21]

Outre l’aspect expérimental et ouvert, comme souvent dans l’avant-garde, à la provocation, les purs poèmes de Shigeru Matsui – puisque nous devons donner foi à son appellation – doivent rendre compte de ce que la poésie d’aujourd’hui propose, en rapport avec les mathématiques, auxquelles elle emprunte finalement le fonctionnement linguistique. La poésie concrète traite le langage comme un matériau, travaillant le non-sens d’une langue mathématique utilisée ici à vide pour en sortir quelque chose comme une promesse de sens.

Deux conséquences peuvent ainsi apparaître de l’application d’un dispositif mathématique à la langue : avec Pastior, l’application du dispositif mathématique rigoureux affectant l’intérieur du mot fragmente la langue, entraîne la perte de la signification. Symétriquement, chez Matsui, la volonté d’employer une langue mathématique de manière vide procède d’un fonctionnement inverse : le lecteur cherche à aller vers un sens sans y parvenir, la signification s’agite dans le lointain, impossible à rejoindre.

Ces pratiques stochastiques peuvent ainsi ouvrir la voie à une réflexion sur une définition négative du fait littéraire : les points d’arrivée des deux oeuvres étudiées au-dessus se situent dans deux catégories génériques différentes. L’Oulipo a sa place dans les manuels de littérature, comme les poèmes dadaïstes, là où l’oeuvre de Matsui se diffuse dans des galeries d’art contemporain[22]. Limitant le littéraire au sens, certaines oeuvres de l’Oulipo devraient en être exclues. Mais il est plus sûrement juste pour la littérature de vouloir reprendre à l’art contemporain son bien, de rendre au domaine des études littéraires toute une part de son actualité, rejetée dans les galeries comme en son temps le théâtre romantique dans les salles de vaudeville.

Car finalement, ces oeuvres, par l’application d’un dispositif mathématique, permettent d’accomplir ce que Giorgio Agamben pose comme définition du travail poétique :

Qu’est-ce en effet que la poésie sinon une opération dans le langage, qui désactive et désoeuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible ? Ou, dans les termes de Spinoza, le point où la langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-même et contemple sa puissance de dire. En ce sens, la Commedia ou les Canti ou Il seme del piangere sont la contemplation de la langue italienne ; la sextine d’Arnaut Daniel, la contemplation de la langue provençale ; les poèmes posthumes de Vallejo la contemplation de la langue espagnole ; les Illuminations de Rimbaud la contemplation de la langue française ; les Hymnes de Hölderlin et la poésie de Trakl la contemplation de la langue allemande[23].

Au-delà de la référence à la sextine d’Arnaut Daniel, ou par elle justement, la réflexion d’Agamben nous montre à quel point l’écriture stochastique peut aboutir à une dimension véritablement poétique. Même en traitant le langage comme matériau, le poème convoque le fonctionnement de la langue, sans actualisation. Ce qui s’expose, pour le lecteur ayant accepté une conversion de l’oeil, c’est la présence brute, non actualisée, « pré-grammaticale[24] » de la langue. Le poème rend ainsi conscient le fonctionnement de la langue, comme finalement le définit Agamben. Le dispositif marque une langue à l’arrêt, non encore actualisée, à l’état d’enfance, accomplissant l’essence de l’écriture poétique, littéraire.

Écrire signifie : contempler la langue, et qui ne voit pas et n’aime pas sa langue, qui ne sait pas épeler sa frêle élégie ni percevoir son hymne étouffé, celui-là n’est pas un écrivain[25].

Ainsi, le dispositif peut, et doit sans doute, être contemplé en tant que tel, à l’arrêt. C’est un autre aspect de l’efficacité mathématique appliquée à l’écriture. Dans une fusion du phénomène de retrait du dispositif (dynamis), et son actualisation (energeia), s’installe une production minimale et maximale, baroque.

Les sculptures planes de Carl André, illustreraient [...] l’unité extensive de l’art dit minimal, où la forme ne limite plus un volume, mais embrasse un espace illimité dans toutes ses directions[26].

Le dispositif peut rendre sa production, son dépli, son actualisation, un épiphénomène. Et l’esprit peut jouir de la contemplation de la possibilité du développement infini. En ce sens, l’oeuvre Cent mille milliards de poèmes de Queneau[27] réside davantage dans l’objet en soi, dans la puissance de l’oeuvre, que dans l’actualisation effective, toujours décevante, de chaque sonnet produit.

Temurah et machines d’écriture

Une autre application contemporaine de la logique stochastique à l’écriture serait celle pratiquée par Jacques Derrida. L’oeuvre de ce philosophe dévoile à celui qui s’y penche non seulement une théorisation de l’écriture, à laquelle sa pensée accorde la place centrale, mais aussi une pratique littéraire d’une incroyable richesse.

Pour commencer, il faut noter que l’écrivain français s’est toujours fortement intéressé aux nouvelles techniques et qu’il a très tôt exploité les capacités offertes par les ordinateurs : cet apport se manifeste par une série de contraintes imposées à son texte le plus directement autobiographique, Circonfession[28], construit en regard du développement de l’outil informatique, ici plus particulièrement en fonction de l’espace d’écriture offert par un Macintosh.

Source : Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Édition du Seuil, 1991, p. 37.

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  • Ce texte a été rédigé entre janvier 1989 et avril 1990, au moment de l’agonie de sa mère, et deux ans avant la première version du Monolinguisme de l’autre. Jacques Derrida avait 59 ans. Le texte est composé de 59 bandes d’écriture, chacune étant constituée d’une seule phrase, une par année de vie, qu’il appelle des « périodes ou périphrases ». Elles courent au bas de la page, formant 59 anneaux successifs qui sont aussi 59 blessures, 59 reprises du prépuce circoncis. Dans le tapuscrit, chacun des cycles est réglé selon un corps Macintosh. Jacques Derrida s’est servi d’un programme qui lui indiquait la fin d’un paragraphe au bout d’environ 25 lignes. C’est une règle dont il dit qu’il ne l’a pas choisie, mais qu’il a suivie docilement (Papier Machine p155). Il est à noter que 59 est un nombre premier. C’est aussi le nombre de chapitres du roman de Faulkner, Tandis que j’agonise, et le nombre de vers prononcés par le Ghost dans l’oreille d’Hamlet (Acte 1, scène 5)[29].

Cette attention va avec une autre pratique, non connue dans la pratique d’écriture de Derrida, que j’ai pu découvrir en consultant ses archives, conservées à l’IMEC, à Caen, et plus particulièrement les carnets relatifs à son grand projet jamais abouti – inachevable – d’un grand livre sur la circoncision, sur sa circoncision, carnets dont des passages sont d’ailleurs cités dans Circonfession.

S’y fait jour une pratique proche d’une pratique de lecture et d’interprétation kabbalistique, celle de la temurah[30]. C’est un procédé d’arrangement et de combinaison des lettres selon divers systèmes combinatoires (tserouf). Pratique liée à l’essence consonantique de l’hébreu, destinée à libérer un sens caché à l’intérieur du mot, procédé, ou dispositif herméneutique, devenu parfois procédé de divination.

Source : Archives de l’IMEC.

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La pratique combinatoire dans l’écriture derridienne apparaît à divers moments dans les carnets : comme les substitutions autour du nom de la mère, Esther. Cette pratique combinatoire semble chercher à laisser l’initiative aux mots afin d’en libérer une potentialité secrète. Des séquences de mots se mettent ainsi en place, ouvrant à des associations de sens inouïes – donnant sans doute une source à l’exceptionnelle inventivité conceptuelle de Jacques Derrida : « Mohel / Mot-elle / motel / mortel / moelle / moztel – morsel – morcel », ou « L’exis. Lexis. L’excisée[31] ».

Ce travail du nom, de forme stochastique, associe dans les Carnets la pratique d’écriture à l’invention d’un code, d’une combinatoire :

Dans Elie, tout se dirait à la première personne, je, je, je. Et jamais ce ne serait, d’une phrase l’autre, le même : illisible. A moins d’un code (par ex la séqu. de verbe ou un autre fait grammatical ou non grammatical) qui me guiderait dans l’écriture et permettrait au lecteur attentif ou laborieux de reconstituer la trame et la scénographie des (non sens ?). Comme si je pouvais faire passer des traits de couleur différente par exemple de 1 à 5 de 2 à 3 de 4 à 7 cela révélerait le travail de récit ou de points de vue enchevêtrés[32].

Ce paragraphe est suivi d’une forme de schéma proposant un schéma d’inspiration combinatoire.

Il est intéressant de noter que cette mise en oeuvre d’un dispositif stochastique, d’une machine d’écriture accompagne dans la pensée de Derrida la conceptualisation justement de l’écriture sous l’angle de la machine.

Il s’agira presque constamment, dans ce livre, d’interroger la relevance de la limite. Et donc de relancer en tous sens la lecture de l’Aufhebung hégelienne, éventuellement au-delà de ce que Hegel, en l’inscrivant, s’est entendu dire ou a entendu vouloir dire, au-delà de ce qui s’est inscrit sur la paroi interne de son oreille. Cela implique la paroi dans une structure délicate, différenciée, dont les orifices peuvent toujours rester introuvables, l’entrée et l’issue à peine praticables ; et que le texte – celui de Hegel par exemple – fonctionne comme une machine d’écriture dans laquelle un certain nombre de proposition typées et systématiquement enchaînées ( on doit pouvoir les reconnaître et les isoler ) représentent l’« intention consciente » de l’auteur comme lecteur de son « propre » texte, au sens où l’on parle aujourd’hui de lecteur mécanique[33].

De manière synthétique, celui qui écrit est chez Derrida toujours le lecteur d’un texte lu, glané depuis un des côtés du tympan – il travaille et développe ainsi la métaphore de l’oreille – depuis l’autre côté de ce même tympan, depuis un ordre inconscient[34], depuis une langue pleine et totale, machine d’écriture, impossible à rendre pleinement, qui condamne l’écriture et la parole à la trahison par devoir nécessaire de sélection, de lisibilité.

Source : Archives de l’IMEC.

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L’écrivain est quelque part, donc, pour Derrida, toujours déjà écrit par quelque écriture antérieure, par ce qu’il nomme archi-écriture[35]. Et de même, la trace produite par celui qui écrit se fait à son tour machine d’écriture, porteuse d’une capacité de développement dont pourra se saisir un autre écrivain, un autre lecteur, un autre dispositif d’écriture et de libération :

Écrire, c’est produire une marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice, que ma disparition future n’empêchera pas principiellement de fonctionner et de donner, de se donner à lire et à réécrire. Quand je dis « ma disparition future », c’est pour rendre cette proposition plus immédiatement acceptable. Je dois pouvoir dire ma disparition tout court, ma non-présence en général, et par exemple, la non-présence de mon vouloir-dire, de mon intention-de-signification, de mon vouloir-communiquer-ceci, à l’émission ou à la production de la marque[36].

Le dispositif stochastique n’est pas ainsi qu’une simple volonté de détruire la subjectivité au profit de l’objectivité mathématique. Son ambition peut ainsi se faire lyrique, par l’ouverture vers de l’inouï, du jamais lu, mais aussi par la production de cet irréel sensible dans lequel Hugo Friedrich pouvait trouver l’essence du lyrisme rimbaldien[37]. La pratique combinatoire, en libérant les possibilités inconscientes contenues dans le nom, dans la langue, débouche sur un fonctionnement autonome du langage, du moins non-référentiel : un langage produisant sa propre référence, non pas un langage qui agence les signifiés, mais qui les produit, qui les invente. Dispositif lyrique aussi en ce qu’il permet à l’écrivain de découvrir les fondements inaccessibles de sa propre subjectivité, à la fois dans la langue brute, pré-grammaticale (lyrisme donc du tout-homme), mais aussi de la propre accumulation de son expérience, et de son expansion incontrôlée. La combinatoire permet ainsi plus que jamais de faire de l’écrivain, faudrait-il dire de l’écrivant, le lecteur automatique de la machine d’écriture qui l’habite, ou qu’il habite.

Cette pratique se retrouve de manière étonnante dans l’oeuvre La Rose de personne de Paul Celan, dont Jacques Derrida était particulièrement proche. Dans le poème, Celan développe de manière stochastique le nom d’Ossip Mandelstam, poète russe à qui le recueil est d’ailleurs dédié :

Denn es blühte des Mandelbaum.
Mandelbaum, Bandelmaum.
Mandeltraum, Trandelmaum.

Und auch der Machandelbaum.
Chandelbaum[38].

Ce jeu, autour du nom Mandelstam qui, écrit comme Celan le fait avec deux « m » à la fin, vient des deux racines Mandel, amande, et Stamm qui veut dire tronc, tribu, souche. Le dépli du nom aimé développe et libère les thématiques juives du chandelier, et de l’amande qui désigne dans la poésie de Paul Celan l’oeil du juif, et le juif en général, habité par un noyau vide. La pratique stochastique, si elle étire le sens, ouvre ainsi à un vertige fou de coïncidences et de machines d’écriture.

I, Robot

A tree in the distance. He looked at the sun again, and then he seized the bottle and said, as if he could see the cold air coming down the stairs A large tree in the distance was already singing and the other was his friend.

The Palmetto State : a general travel in Lexington and the coal ranch had a single color to be found in the country and the trolley cars were too small, and the shops were always…

BP : a gas station in Leesville. The street lights crackled and spread out on the street.

BP : a gas station in Leesville. It was a floor of electric lights and a floor and a strange candle.

It was five minutes until four o’clock in the afternoon. The old man had moved to the kitchen and into the window and was about to fasten his left hand again.

A white bird on the ground lifted[39].

L’aboutissement contemporain de ce parcours doit sans doute se trouver dans le projet conduit par Ross Goodwin, 1 the Road, dans lequel il se fait « writer of writer », c’est-à-dire créateur d’un dispositif d’écriture qui a conduit une voiture à écrire les lignes qui précèdent. Goodwin a ainsi reproduit un voyage de Kerouac avec une Cadillac équipée de caméras, de micros, et d’autres dispositifs permettant de transformer, grâce à une force de calcul, le monde parcouru, les mots entendus en un texte, nourri par l’analyse préalable – par la machine – de plusieurs centaines d’oeuvres appartenant à l’histoire de la littérature anglaise, où le sens, distendu, se maintient, despotique.

Le dispositif stochastique d’écriture, radicalisant l’utilisation des mathématiques dans l’exploitation de la puissance de calcul extraordinaire des machines contemporaines, franchit ici un cap en abandonnant même la main de l’écrivain, et en faisant de la voiture l’écrivain même[40].

Mais en ce sens, le dispositif ne peut, ni ne doit, être pensé comme contraire à l’homme. Reprenons la phrase citée initialement par Agamben :

J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, mes mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre[41].

Ainsi, le langage lui-même est un dispositif contraignant. Et l’homme ne peut, tant le langage le détermine, s’en libérer sinon, nous l’avons vu précédemment, par l’activité poétique. Ainsi, non seulement la pratique stochastique de l’écriture peut permettre de parvenir à un fonctionnement poétique, favorisant la contemplation de la langue en elle-même, mais il permet en même temps de parler de l’homme lui-même, en tant qu’il est pris dans ce dispositif qu’est le langage, ouvrant la voie aux possibilités d’un lyrisme stochastique.

Ainsi, en désoeuvrant l’oeuvre, en la rendant inopérante[42] – selon les termes d’Agamben, le dispositif permet de lutter contre l’illusion de la maîtrise, d’une langue que la littérature souvent endort, tout particulièrement à notre époque où triomphent le résumé et le slogan, époque où la littérature, dans les universités françaises et les librairies, s’endort et transforme plus que jamais la culture en bien commercial, et donc en élément de barbarie, conformément aux annonces de Benjamin[43] et d’Adorno[44].

Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement. […]

  • Le problème de la profanation des dispositifs n’en est que plus urgent[45].

Il faut donc tâcher de penser le lyrisme stochastique comme un dispositif libérateur du potentiel de la langue, de sa puissance, des profondeurs inconscientes du sujet. Mais aussi comme un dispositif possible pour sortir des dispositifs, le dispositif d’une profanation des dispositifs.