Durant la seconde moitié du XXe siècle, dans le domaine francophone, la figure auctoriale et le rôle qu’elle joue dans la communication littéraire ont fait l’objet de nombreux débats. Dans cette histoire, désormais bien connue, la remise en question du binôme fameux de « l’homme et l’oeuvre » a été cruciale. Le constat de décès prononcé par Roland Barthes en 1968 a été l’un des points d’orgue de cette lame de fond. Elle n’a cependant pas empêché la « fonction-auteur » – décrite au même moment par Michel Foucault comme un principe de régulation de certains discours, dévolu à la figure auctoriale, celle du fonctionnement des textes, notamment de leur constitution comme « oeuvre », et celle de leur circulation (y compris les discours produits à leur sujet) – de continuer à opérer, selon des inflexions renouvelées par les mutations des champs littéraire et médiatique. En ce qui concerne les études littéraires, la place cardinale de l’écrivain s’en est trouvée quelque peu minorée et a pendant un temps fait l’objet d’une forme d’interdit au regard de la nouvelle doxa qui s’était imposée. Pour autant, au tournant des années 1990 et 2000, le questionnement sur la figure auctoriale a été relancé et ses modes d’approche transformés, permettant notamment une interrogation sur les modes de constitution de l’image des écrivains et leur circulation dans l’espace public. Les variations de la place consentie à l’auteur dans le monde littéraire et au sein des études dont il fait l’objet ont été accompagnées, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la période contemporaine, par un phénomène éditorial marquant. L’émergence et le développement de collections de monographies illustrées consacrées aux écrivains constituent indéniablement une des tendances de fond des Trente Glorieuses, avec une prolongation jusque dans les années 1980-1990. Si elles ont connu quelques précédents ponctuels, comme « Les Grands Écrivains français », à la fin du XIXe siècle, le monde éditorial des décennies suivantes ne semble guère avoir favorisé la poursuite de telles entreprises. En vertu de leur teneur, de leur format et de leur prix relativement attractif, ces ouvrages se destinent pour l’essentiel à un large public cultivé, notamment estudiantin. Leur taille le plus souvent modeste les inscrit dans la dynamique du livre de poche qui va constituer la forme matérielle, dans le monde de l’édition, de cette facilitation de l’accès aux oeuvres. Désormais, le livre perd le caractère quelque peu sacré dont il était doté jusqu’alors. La facture de la plupart de ces ouvrages, souvent peu luxueux (leur papier n’est pas toujours de première qualité), les destine en effet à un rapport familier, qui rapproche de leurs lecteurs ces individus d’exception dont ces collections assurent dans le même temps le statut patrimonial. Ces collections nées dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale participent d’une entreprise de démocratisation généralisée de l’accès à la culture, qui suppose une accessibilité aussi large que possible à la connaissance des oeuvres et de leurs créateurs, et qui va bénéficier d’une conjoncture économique particulièrement favorable, qui affecte notamment le monde universitaire, dont les effectifs étudiants vont être significativement multipliés. Alors que la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore complètement achevée, le jeune Pierre Seghers lance, en 1944, la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Cette série pionnière inaugure une véritable formule, qui inspire d’autres éditeurs. Désireux de prendre position dans le domaine des sciences humaines en même temps que dans celui de la littérature, les directeurs des Éditions du Seuil, maison encore relativement jeune en cette fin des années 1940, flairent une opportunité à saisir. Cet attrait les conduit à concevoir, en prenant Seghers pour …
Appendices
Références
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