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Qui se souvient de Jeanne Lapointe ? Qui connaît aujourd’hui l’importance du rôle qu’elle a joué dans la modernisation du Québec et des perspectives critiques dans l’enseignement et la recherche universitaires ? Le présent dossier a justement pour objectif de mettre en valeur sa riche contribution au domaine des études littéraires. À fréquenter ses archives, déposées au service des archives de l’Université Laval ainsi qu’à Bibliothèque et Archives Canada, à découvrir ses textes, à lire le passionnant et rigoureux mémoire de Claudia Raby[1], à prendre connaissance des éloquents témoignages réunis par Chantal Théry dans Jeanne Lapointe. Artisane de la Révolution tranquille[2] ainsi que des quelques articles qui lui ont été consacrés ces dernières années, dont on trouvera les références en bibliographie[3], nous sommes rapidement venues à la conclusion que l’oeuvre de Jeanne Lapointe demeurait encore trop peu connue et par conséquent peu lue, et qu’il restait beaucoup à faire pour que cette grande intellectuelle puisse occuper la place qu’elle mérite dans la mémoire institutionnelle et collective du Québec.

Dans un texte soulignant l’originalité de la pensée de Jeanne Lapointe, Gilles Marcotte écrivait : « On peut regretter, eu égard à sa très vaste culture littéraire, à ses intérêts théoriques, notamment en psychanalyse, à la qualité d’une écriture abondante en formules frappantes (aux deux sens du mot ?) qu’elle n’ait pas plus écrit[4]. » À consulter la bibliographie réalisée par Claudia Raby pour le présent dossier, on hésitera à partager l’avis de Marcotte. Jeanne Lapointe a beaucoup écrit, mais il demeure vrai que si son héritage reste encore à redécouvrir, c’est sans doute qu’en plus d’appartenir à une époque où le Québec comptait très peu d’intellectuelles, très peu de femmes influentes, elle n’a laissé ni monographie ni recueil d’essais contrairement aux autres critiques de sa génération (les Le Moyne, Élie, Marcotte, pour n’en nommer que quelques-uns). Son oeuvre écrite demeure donc pour le moment une oeuvre éparse, disséminée dans les revues et journaux ainsi que dans l’abondante correspondance et dans les textes de communication déposés dans ses fonds d’archives. Bien qu’il pose problème aux chercheur(e)s, le caractère non-circonscrit et parfois collectif – pensons au Rapport Parent dont Guy Rocher dira qu’elle en a été la principale rédactrice – de la contribution de Lapointe au savoir s’avère cependant assez représentatif de la carrière intellectuelle de la professeure de littérature de l’Université Laval. Plusieurs contributions s’attachent à tisser des liens entre la figure intellectuelle et l’action de Jeanne Lapointe et les caractéristiques particulières de son oeuvre critique pour en révéler la grande cohérence. En effet, la pensée de Jeanne Lapointe participe toujours d’une « éthique du dialogue[5] » aussi bien dans le contenu de ses textes que dans le mode de publication périodique où sa voix prolonge, questionne ou confronte celle des autres. Lapointe se montre d’ailleurs très ouverte au débat comme en témoignent ceux qu’elle engage avec Félix-Antoine Savard, Pierre Gélinas et Jean-Thierry Maertens. C’est pourquoi le présent dossier s’inscrit en complémentarité avec les travaux précédents sur Lapointe consacrés à l’étude de ses textes critiques et à la définition des principaux jalons de sa pensée[6].

À la lecture du dossier, Jeanne Lapointe apparaît très tôt comme une sorte d’éminence grise, participant activement aux grands projets qui visent à moderniser le savoir relatif aux études littéraires, mais aussi à l’éducation et aux études féministes au Québec, sans chercher jamais à occuper le devant de la scène. Impénétrable, indépendante, discrète et même secrète, Lapointe semble toujours préférer situer son action dans les coulisses des grandes oeuvres, notamment celles d’Anne Hébert et de Marie-Claire Blais, ou alors dans d’importantes commissions d’enquête – les commissions Parent et Bird – qui permettront au Québec et au Canada de faire un grand bond en avant en matière d’éducation et de condition des femmes, en somme des lieux où sa contribution individuelle, sa signature, disparaît au profit du collectif ou de l’oeuvre achevée d’une auteure. Ses contemporains, qu’il s’agisse de « [s]es proches, ses collègues et ses étudiants ignoraient d’ailleurs la plupart des étapes et des réalisations de sa vie professionnelle[7] ». Privilégiant le dialogue et la pensée en mouvement, elle s’est principalement dédiée à l’enseignement et au mentorat littéraire, fonctions qui, chez elle, se sont exercées, du moins on peut le supposer, au détriment de la publication scientifique. Jeanne Lapointe incarne ainsi la figure de l’intellectuelle, telle que la conçoit son amie, la philosophe Françoise Collin, c’est-à-dire celle qui se tient « entre la pensée et l’action, entre le retrait et l’exposition à la scène publique, entre l’élaboration solitaire de la pensée et de l’écriture et l’affrontement des enjeux collectifs[8] ». Cette posture de l’entre-deux convenait alors parfaitement à Jeanne Lapointe, en ce qu’elle était la plus susceptible de lui assurer la liberté et la relative invisibilité dont elle avait besoin pour « déplace[r] les angles de vue, découvr[ir] des paysages inédits[9] ».

La pensée de Jeanne Lapointe est une pensée audacieuse, critique et exigeante, profondément éprise de liberté. Dans le Québec des années 1950, elle intervient sur plusieurs tribunes – Cité libre, Radio-Collège, Le Devoir – en faveur de la modernité littéraire et de l’éducation. Pour elle, l’émancipation individuelle et collective ne se conçoit pas sans une prise en charge responsable et éclairée de sa destinée. Avec les années 1970, sa pensée humaniste s’ouvre naturellement aux approches psychanalytiques et féministes qu’elle contribue à diffuser par son enseignement, ses écrits et ses amitiés, en solidarité avec des écrivaines et philosophes progressistes d’Europe et du Québec, dont Luce Irigaray, Hélène Cixous, qui interviendra dans un cours de Lapointe, Françoise Collin, Madeleine Gagnon et Monique Bosco.

Puisqu’on ne saurait tout explorer dans une seule publication, nous avons choisi de concentrer notre attention sur la contribution littéraire de Jeanne Lapointe, sur les textes et les collaborations qui prennent racine dans sa passion pour la poésie, pour la littérature et les idées, ainsi que les grandes amitiés qui ont accompagné sa remarquable activité de mentore auprès d’écrivaines majeures du Québec, telles Anne Hébert, Gabrielle Roy ou encore Marie-Claire Blais. Les deux premières contributions, celles de Claudia Raby et de Lucie Robert, se penchent sur le rôle déterminant qu’a joué Jeanne Lapointe au sein de l’institution universitaire dans les décennies 1950-1960 en vue de la moderniser et d’en ébranler les dogmes, mais aussi, indirectement par sa trajectoire professorale atypique, les postures. S’intéressant aux textes critiques publiés par Lapointe dans les années 1950, notamment dans la revue Cité libre, Raby montre dans quelle mesure la professeure de lettres renouvelle en profondeur les modalités et les critères de la critique littéraire qui doit, selon Lapointe, se recentrer sur les oeuvres. L’étude de Raby met en lumière les grands enjeux de la révolte humaniste de l’intellectuelle, attisée par le dogmatisme des discours clérical et nationaliste, et qui, selon Raby, constitue le socle de tous ses engagements. Par cette révolte, Lapointe vise à revendiquer pour tous et pour toutes une plus grande liberté dans les domaines de la pensée et de l’action. Pour sa part, Lucie Robert se penche sur la participation de Jeanne Lapointe et d’Éva Kushner au colloque « Littérature et société canadiennes-françaises » organisé en 1964 par la revue du Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Laval, Recherches sociographiques. Lapointe y est invitée à agir comme répondante à l’intervention de Fernand Dumont qui porte sur l’approche sociologique de la littérature. La présence de ces deux femmes, les deux seules parmi l’ensemble des intervenants, incite Robert à réfléchir à la conception de la sociologie et de la littérature en vigueur à l’Université Laval au début des années 1960 ainsi qu’au statut de ces deux professeures sur le plan institutionnel. S’inscrivant dans le prolongement de ces deux articles et de la réflexion sur l’esprit de renouveau qui caractérise la pensée de Jeanne Lapointe, Camille Néron examine, quant à elle, le discours que tient cette dernière sur la poésie entre 1954 et 1996 et cherche à cerner sa conception de ce genre littéraire. En tant que critique et fidèle en cela aux revendications de la génération de La Relève et de La Nouvelle Relève, Lapointe s’intéresse aux oeuvres qui entretiennent un rapport étroit avec le réel, celles qui s’attachent davantage au dévoilement d’une vérité intérieure qu’à la description du pays et de ses habitants, et où la dimension esthétique prime sur les sentiments religieux et patriotiques, puisque c’est précisément par cette voie que la poésie, selon Lapointe, permet à la littérature de s’autonomiser par rapport aux discours et aux critères d’appréciation exogènes.

Les deux contributions qui suivent, celles de Nathalie Watteyne et de Mylène Bédard, proposent des analyses sur le travail d’accompagnement critique effectué par Lapointe auprès de plusieurs écrivaines québécoises et exposent la riche palette de ses interventions dans la préparation, la diffusion et la consécration des oeuvres littéraires féminines. Par une étude minutieuse de documents d’archives, Watteyne parvient à mettre en lumière les nombreuses démarches entreprises par Jeanne Lapointe, le plus souvent dans le cadre d’échanges personnels, et qui ont été d’une grande importance dans la diffusion et le rayonnement de l’oeuvre d’Anne Hébert, en France notamment. L’étude de Watteyne rend également compte du maillage étroit qui se crée, chez ces deux femmes, entre la relation professionnelle et la relation d’amitié qui les unit depuis l’adolescence. L’article de Mylène Bédard poursuit dans le même sens en explorant le mentorat littéraire auquel s’adonne Jeanne Lapointe auprès des écrivaines telles que Marie-Claire Blais, Louky Bersianik et Gabrielle Roy, mentorat qui témoigne du rapport de l’intellectuelle au savoir et à l’amitié. L’étude de la correspondance que ces écrivaines ont adressée à Lapointe permet de jeter un nouvel éclairage sur le caractère exigeant et rigoureux de la critique littéraire exercée par la professeure de littérature, et ce, même dans un contexte privé, en plus de mettre en évidence l’importance qu’ont eue dans sa vie personnelle et professionnelle les liens entre femmes. Le dossier se clôt sur un texte de Lori Saint-Martin, dernière doctorante de Lapointe qui retrace, à partir de son propre parcours universitaire et l’étude des textes féministes de Lapointe, le cheminement parfois ardu des femmes aux études supérieures ainsi que l’évolution des études féministes au Québec. La lecture que fait Saint-Martin des textes de Lapointe rend compte des origines de la pensée féministe de l’intellectuelle, qui coïncident avec les origines de l’institutionnalisation du savoir féministe à laquelle Lapointe a largement contribué. Et c’est là peut-être le principal fil conducteur de ce dossier que de proposer des allers et retours entre l’héritage intellectuel et littéraire de Jeanne Lapointe à l’échelle des oeuvres singulières et des individus et à l’échelle de l’institution, que celle-ci soit littéraire ou universitaire. Travaillant sans relâche à les rendre moins autoritaires et dogmatiques, Jeanne Lapointe incarne à n’en pas douter une figure importante de l’engagement intellectuel, à une époque pas si lointaine où les femmes au Québec avaient un accès très limité à l’espace public, et un modèle de rigueur et d’audace pour le présent.

Afin de faire entendre la voix de Jeanne Lapointe et donner aux lecteurs et aux lectrices une meilleure compréhension du contexte institutionnel dans lequel elle a évolué, comme professeure de littérature à l’Université Laval et comme critique, ainsi que de son inclination pour le débat et la confrontation des idées, nous avons joint à ce dossier son échange épistolaire avec Félix-Antoine Savard, écrivain et alors doyen de la Faculté des lettres, à propos de son texte « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » paru dans Cité libre en octobre 1954[10].