Volume 48, Number 1-2, 2019 Le carnet pour lui-même Guest-edited by François Dumont
Table of contents (14 articles)
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Présentation
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Le carnet du lettré : objet matériel, objet mental
Andrei Minzetanu
pp. 13–18
AbstractFR:
Cette note de recherche présente très brièvement les hypothèses et les résultats d’une thèse de littérature comparée et d’un livre consacrés à l’histoire du carnet de lecture (Carnets de lecture, généalogie d’une pratique littéraire, 2016). J’essaie d’y révéler les tensions très fortes qui existent entre une dimension auctoriale du carnet et sa dimension éditoriale, et de proposer plusieurs notions issues des sciences humaines et des études littéraires (« objet », « trace », « geste de lecture », « pratique », « représentation » et « posture ») qui nous permettent de comprendre le carnet comme un objet matériel et comme un objet mental.
EN:
This research note very briefly presents the hypotheses and the results of a thesis on comparative literature and of a book on the history of the notebook (Carnets de lecture, généalogie d’une pratique littéraire [Notebooks, genealogy of a literary practice], 2016). I attempt to reveal the very strong tensions that exist between an auctorial dimension of the notebook and its editorial dimension, and to propose several notions from humanities and social sciences (“object,” “trace,” “reading gesture,” “practice,” “representation,” and “posture”) that allow us to understand the notebook both as a material object and as a mental object.
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Les discours pour soi et sur soi dans l’Antiquité : les pratiques de l’intime dans les Pensées et les lettres de Marc Aurèle et chez quelques prédécesseurs
Pascale Fleury
pp. 19–32
AbstractFR:
La présente recherche vise à observer les témoignages antiques pouvant être rapprochés de la pratique moderne des carnets, et particulièrement les Pensées de Marc Aurèle, dans leur rapport aux notes (hypomnemata / commentarii), aux comptes rendus philosophiques découlant de la meditatio et aux lettres. La comparaison avec les processus à l’oeuvre dans la correspondance de Marc Aurèle avec Fronton permet de saisir tous les refus sociaux et culturels qu’implique le choix d’écrire les Pensées.
EN:
This research aims to examine ancient accounts that can be compared to the modern practice of the notebook, and in particular Marcus Aurelius’ Meditations, in their relationship to notes (hypomnemata/commentarii), philosophical accounts derived from meditatio, and letters. The comparison with the processes at work in Marcus Aurelius’ correspondence with Fronto makes it possible to grasp all the social and cultural refusals involved in the choice to write the Meditations.
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Des liasses de papier dont on fit un « oreiller » : le registre de l’écriture de Sei Shônagon
Evelyne Lesigne-Audoly
pp. 33–48
AbstractFR:
Les Notes de chevet (v. 1000) ont servi de source d’inspiration, au Japon comme ailleurs, pour permettre une écriture fragmentaire et discontinue, moyen d’expression spontané pour une écriture de l’intime. Pourtant, ce texte attribué à Sei Shônagon est avant tout le reflet d’une activité intellectuelle collective. Cet article présente et commente plusieurs extraits de l’oeuvre pour étayer cette affirmation.
EN:
The Pillow Book (c. 1000) has served as a source of inspiration, in Japan and elsewhere, to allow a fragmentary and discontinuous style of writing—a spontaneous means of expression for writing the intimate. However, this text attributed to Sei Shônagon is above all a reflection of a collective intellectual activity. This paper presents and discusses several excerpts from the work to support this statement.
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Montaigne carnettiste
Laurent Gerbier and Irène Langlet
pp. 49–65
AbstractFR:
Des Essais de Montaigne, nous n’avons pas les carnets ; n’y a-t-il pas cependant une certaine fécondité théorique à essayer de lire les Essais eux-mêmes comme des carnets ? Une telle lecture, qui emprunte à la théorie des textes possibles son coup de force herméneutique tout en s’appuyant sur la théorie du carnettisme littéraire contemporain, met en évidence dans le constant travail d’annotation et de griffonnage de Montaigne une inversion inattendue : dans les Essais, le carnet vient après le livre, et non pas avant. Cette hypothèse, qui s’inscrit dans une poétique du support matériel plutôt que de la forme, permet également d’examiner l’enjeu moral de ce griffonnage carnettiste.
EN:
We do not have the notebooks of Montaigne’s Essays; however, is there not a certain theoretical fruitfulness to try to read the Essays themselves as notebooks? Such a reading, which borrows from the theory of possible texts its hermeneutical coup while relying on the theory of contemporary literary notebook, highlights in Montaigne’s constant work of annotation and scribbling an unexpected turnaround: in the Essays, the notebook comes after the book, and not before. This hypothesis, which is part of a poetics of the material support rather than a poetics of the form, further allows to examine the moral stake of this notebook scribble.
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Des tessons éparpillés
Étienne Beaulieu
pp. 67–74
AbstractFR:
« Quel est mon art ? », se demande Joubert, ne sachant exactement ce qu’il est en train de faire en griffonnant sur le papier des pensées se changeant sans avertissement en petits dessins (des fleurs, sa femme en robe et à chapeau, des personnages de Villeneuve, des épis de maïs, son billard où il aime entendre les boules s’entrechoquer, etc.). Sans trop s’en douter, mais en pressentant néanmoins quelques conséquences de son geste, Joubert invente une nouvelle manière d’écrire, sinon l’écriture elle-même, au sens où elle se distinguera quelques décennies plus tard, avec le romantisme plus précisément, des belles-lettres héritées de l’Ancien Régime, c’est-à-dire de l’éloquence, de la belle parole, des règles du bien dire, en un mot de la rhétorique classique.
EN:
“What is my art?,” asks Joubert, not knowing exactly what he is doing by scribbling thoughts on the paper that turn into doodles without warning (flowers, his wife in a dress and hat, characters from Villeneuve, corn cobs, his pool table where he likes to hear the balls clatter, etc.). Without really suspecting it, but nevertheless anticipating some consequences of his gesture, Joubert invented a new way of writing, if not writing itself, in the sense that it would distinguish itself a few decades later, with romanticism more precisely, from the belles-lettres inherited from the Ancien Régime, that is, eloquence and the art of using language effectively and persuasively—in a word, classical rhetoric.
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Les carnets de Julien Gracq : « la promenade entre toutes préférée »
Isabelle Daunais
pp. 75–85
AbstractFR:
Durant toute sa vie d’écrivain, mais de façon de plus en plus exclusive au fil du temps, Julien Gracq a pratiqué ce qu’il appelle une « littérature fragmentaire », composée de notes et de « notules », de cahiers et de souvenirs, de textes critiques et d’essais brefs, publiés sous la forme de carnets (même s’il ne recourt que très rarement à ce terme). Si cette écriture du fragment s’oppose, chez Gracq, à l’effort et à la dynamique de continuité qui caractérisent, à ses yeux et dans sa pratique, l’écriture romanesque, elle est aussi une façon de rendre une certaine mesure du monde, qui est aussi bien une manière de l’habiter. La préférence de Gracq pour les lieux clos et abrités, pour les instants hors du temps, pour ce qui se suffit à soi-même, pour ce qui n’est pas suspendu à une suite, trouve dans l’écriture du fragment une forme d’expression non seulement privilégiée, mais aussi la plus adéquate possible.
EN:
Throughout his life as a writer, but in an increasingly exclusive way over time, Julien Gracq has practiced what he calls “fragmentary literature,” composed of short notes and annotations, diaries and memories, critical texts and short essays, published in the form of notebooks (although he only very rarely uses this term). If the writing of the fragment contrasts, in Gracq’s case, with the effort and dynamics of continuity that characterize, in his eyes and in his practice, fiction writing, it is also a way of rendering a certain measure of the world, which is also a way of inhabiting it. Gracq’s preference for closed and sheltered places, for moments out of time, for what is selfsufficient, for what does not depend on a sequel, finds in the writing of fragments a form of expression not only privileged, but also the most appropriate possible.
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Les « écritures confuses » d’Henri Thomas : perspectives poétique, générique, génétique
Sophie Hébert
pp. 87–102
AbstractFR:
Les carnets d’Henri Thomas développent une poétique singulière et se révèlent supports d’écriture privilégiés chez celui qui fit de la traversée de l’espace sous toutes ses formes un mode d’être-au-monde particulier. Immédiates, succinctes, frappantes, fusées poétiques destinées à éclairer leur auteur sur lui-même, les notes carnettistes d’Henri Thomas sont autant d’autobiographèmes cherchant à devenir expression quintessenciée de toute expérience de vie. L’étude des carnets manuscrits de cet auteur encore trop méconnu permet d’entrer plus avant non seulement dans les mystères de la création littéraire, mais aussi dans le processus qui mène le manuscrit à la publication.
EN:
The notebooks of Henri Thomas develop a singular poetic style and prove to be the preferred writing medium for the author who made the crossing of space in all its forms a particular way of being in the world. Immediate, succinct, striking, poetic rockets designed to enlighten the author about himself, Henri Thomas’ notebook annotations are autobiographemes seeking to become the quintessential expression of any life experience. The study of the manuscript notebooks of this still little-known author allows us to delve deeper into the mysteries of literary creation, but also into the process that leads the manuscript to publication.
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Des fenêtres sur l’infini ? Usages du cahier dans la construction de la posture chez Henry Bauchau
Christophe Meurée
pp. 103–118
AbstractFR:
L’écrivain belge Henry Bauchau utilisait le cahier pour ses manuscrits comme pour ses journaux personnels. À partir du moment où il décide de publier ses journaux, il commence à décorer les couvertures de ses cahiers avec des photographies, des reproductions d’oeuvres d’art, etc., afin de créer une matière d’archive unique. Cette pratique éclaire le processus créateur aussi bien que la façon dont Bauchau s’est construit une posture d’écrivain, en veillant à orienter ses lecteurs aussi bien que ses exégètes.
EN:
The Belgian writer Henry Bauchau used the notebook for his manuscripts as well as for his personal diaries. From the moment he decided to publish his diaries, he began to adorn the covers of his notebooks with photographs, reproductions of works of art, etc., in order to create a unique archive material. This practice sheds light on the creative process as well as on the way Bauchau has built himself a writer’s posture, while making sure to guide both his readers and his exegetes.
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Poétique du carnet dans Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire
Olga Hel-Bongo
pp. 119–135
AbstractFR:
Partant des circonstances rédactionnelles de Cahier d’un retour au pays natal, nous voudrions montrer dans cet article comment Aimé Césaire passe par tous les modes du carnet : carnet de notes ou de brouillon, cahier d’écriture et de doléances, carnet de voyage et de route. Si l’oeuvre est si achevée, c’est sans doute parce que le poète met en place un dispositif d’éléments antinomiques qui font dialoguer les principaux actants de l’histoire antillaise depuis la conquête, la traite, l’esclavage et la colonisation jusqu’aux temps modernes. Le « je » poétique a ceci de particulier qu’il entre, sort et pivote autour d’une dizaine d’instances de parole qui composent son moi, démultiplié en figures et discours relatant l’histoire de la civilisation antillaise. La visée serait de défaire la doxa et les stéréotypes convenus sur des êtres et des choses pour mettre en place un nouvel ordre du discours, plus proche de la vérité du poète-essayiste. Une véritable dialectique de la conscience se joue donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, prise avec délectation dans ses propres mouvements et contradictions.
EN:
Starting from the editorial circumstances of Cahier d’un retour au pays natal [Notebook of a return to the native land], this article seeks to demonstrate how Aimé Césaire makes use of all incarnations of the notebook—rough book, scratch pad, diary, travel journal, or log book. If the work is so complete, it is undoubtedly because the poet sets up a system of antinomic elements that bring together the main actors of Caribbean history from the conquest, the slave trade, slavery, and colonization to modern times. The poetic “I” has the particularity that it enters, leaves, and revolves around about ten instances of speech that compose its self, multiplied into figures and speeches relating the history of Caribbean civilization. The aim would be to undo the doxa and stereotypes agreed upon about beings and things in order to establish a new order of discourse, closer to the truth of the poet-essayist. A true dialectic of consciousness is thus played out, in Cahier d’un retour au pays natal, and caught with delight in its own movements and contradictions.
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Créer une forme de l’informe : Le Poids du monde de Peter Handke
Robert Dion
pp. 137–151
AbstractFR:
Consacré au premier livre de Peter Handke à se présenter tel le fruit d’une écriture journalière et discontinue, cet article vise d’abord à en montrer la singularité par rapport au genre même du carnet et aux pratiques littéraires en général. Le Poids du monde constitue en effet un ouvrage où doit s’inventer une nouvelle façon de percevoir, d’écrire, voire de faire oeuvre, puisqu’il semble que ce soit dans un en deçà de la littérature que doive désormais s’élaborer la nouvelle écriture que revendique Handke. Dans cette perspective, j’entends ici retracer les linéaments d’un tel programme marqué par une défiance systématique vis-à-vis des formes et des réflexes littéraires institués, au sein de l’oeuvre surtout, et dégager les traits généraux de son exécution. Je serai, du même coup, conduit à envisager le rapport au lecteur qu’instaure le carnet-journal, puisqu’une nouvelle littérature implique nécessairement une transformation de l’expérience de lecture de celui qui la reçoit.
EN:
Dedicated to Peter Handke’s first book to present itself as the result of daily and discontinuous writing, the primary goal of this paper is to show the work’s singularity in relation to the very genre of the notebook and literary practices in general. The weight of the world is indeed a work in which a new way of perceiving, writing and even working must be invented, since it seems that it is in a field below literature that the new writing claimed by Handke must now be developed. In this perspective, I intend here to retrace the lineaments of such a programme marked by a systematic mistrust of the forms and literary reflexes instituted, especially within the work, and to identify the general features of its execution. At the same time, I will be led to consider the relationship with the reader that the notebook-journal establishes, since a new literature necessarily implies a transformation of the reading experience of the one who receives it.
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Le fil du carnet chez André Major
Michel Biron
pp. 153–163
AbstractFR:
Depuis Le Sourire d’Anton ou l’adieu au roman (2001), André Major a fait du carnet sa forme de prédilection, le fil conducteur de sa vie et de son écriture. Cet article vise à suivre ce fil à partir du « désir d’impersonnalité » auquel le personnage de carnettiste s’identifie au fur et à mesure qu’il prend conscience de lui-même. Dans un premier sens, ce désir d’impersonnalité le conduit à simplement témoigner le plus exactement possible de ce qui l’entoure, de ce qu’il voit, de ce qu’il lit. Mais ce faisant, le carnettiste découvre une paradoxale radicalité dans sa manière en apparence si modérée de se tenir en retrait du monde. Il revendique alors le rôle de déserteur et obéit à ce qui peut sembler une forme de trahison en donnant à celle-ci un sens à la fois moral et littéraire : il s’agit de déserter le monde pour écrire, mais aussi de déserter l’écriture pour vivre. C’est en restant fidèle à ce nécessaire va-etvient que l’écriture du carnettiste trouve sa raison d’être et sa plus grande justesse.
EN:
Since Le Sourire d’Anton ou l’adieu au roman [Anton’s smile or the farewell to the novel] (2001), André Major has made the notebook his preferred form, the guiding principle of his life and of his writing. This paper aims to follow this thread from the “desire for impersonality” with which the character of notebook keeper identifies as he becomes more and more aware of himself. In a first sense, this desire for impersonality leads him to simply record his every impression of what surrounds him as precisely as possible, what he sees, what he reads. But in doing so, the notebook keeper discovers a radical paradox in his seemingly moderate way of staying away from the world. He then claims the role of deserter and obeys what may seem like a form of betrayal by giving it both a moral and literary meaning: it is a question of deserting the world to write, but also of deserting writing to live. It is by remaining faithful to this necessary back and forth that the notebook keeper’s writing finds its raison d’être and its greatest accuracy.
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L’enracinement de Jean-Pierre Issenhuth
Thomas Mainguy
pp. 165–176
AbstractFR:
Cet article examine la démarche poursuivie par Jean-Pierre Issenhuth dans ses carnets en s’inspirant de la notion d’enracinement définie par Simone Weil. La pratique du carnet d’Issenhuth prend d’abord forme à travers un adieu à la poésie, considérée comme un langage trop artificiel pour permettre un contact direct avec le dehors. À l’inverse, les carnets sont conçus pour favoriser les rapprochements avec la « réalité rugueuse ». Ils sont imperméables à l’intériorité et Issenhuth les utilise pour explorer son rapport d’identité avec la nature et les animaux. Cette appartenance au monde lui apparaît toutefois corrélative au travail, à l’action concrète, qu’il priorise avant tout. Ses carnets montrent ultimement qu’il est un lecteur actif, un lecteur qui écrit comme on construit une cabane, conjuguant de ce fait son activité littéraire avec son projet d’enracinement.
EN:
This paper examines Jean-Pierre Issenhuth’s approach in his notebooks, drawing inspiration from the notion of rootedness defined by Simone Weil. Issenhuth’s practice of the notebook first takes shape through a farewell to poetry, considered as a language too artificial to allow direct contact with the outside world. Conversely, notebooks are designed to promote connections with “rough reality.” They are impermeable to interiority and Issenhuth uses them to explore his identity relationship with nature and animals. However, for Issenhuth, this belonging to the world is correlative to work and to concrete action, which he prioritizes above all. His notebooks ultimately show that he is an active reader, a reader who writes as one builds a hut, thus combining his literary activity with his project of rootedness.
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Penser les carnets numériques d’écrivain : écritures médiatisées et réinvestissement de l’idée de publication
René Audet
pp. 177–190
AbstractFR:
Envisageant la possibilité d’une transposition de la pratique du carnet d’écrivain en contexte numérique, cet article examine les enjeux du support sur les écritures littéraires telles qu’elles apparaissent dans des blogues et des sites d’écrivains. La réévaluation du rôle joué par la publication (autonome et médiée) des textes sur le statut d’écrivain et sur leur lectorat conduit à définir la fonction d’implémentation des oeuvres (notion empruntée à Nelson Goodman) comme une clé interprétative de la publication numérique.
EN:
Considering the possibility of transposing the practice of the writer’s notebook into a digital context, this paper examines the stakes of the medium on literary writings as they appear in blogs and writers’ websites. The re-evaluation of the role played by the publication (autonomous and mediated) of texts on the status of writers and their readership leads to defining the implementation function of works (a notion borrowed from Nelson Goodman) as an interpretative key to digital publication.