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Dans son essai sur l’imitation, Maxime Decout cède à son tour à la fascination pour un sujet inépuisable, qu’on n’ose à peiner nommer, celui de l’inaccessible, ou du moins indéfinissable, originalité. L’auteur n’y échappe pas, comme pris de vertige par les abîmes de la création littéraire et les fantasmes de chef-d’oeuvre. Pour tenter de conjurer la tentation de l’imitation et d’approcher l’indicible original, il aura tout lu ; pour preuve, des notes de bas de page copieuses, dument consignées, et un référencement de citations scrupuleux, irréprochable. Il aura tout passé au crible, de toute cette littérature « seconde », intertextuelle et « palimpsestueuse », mettant ses pas dans ceux qui avant lui auront prétendu en finir avec les démons de l’imitation.
L’éditeur l’aura sans doute cruellement blessé en faisant l’économie d’un index et même d’une bibliographie : point de colonnes vertigineuses en fin de volume sur lesquelles juché, Maxime Decout aurait contemplé des siècles de lectures abattues. À moins que ce ne fût pour lui épargner l’ivresse douloureuse de pavés typographiés « parallélogrammatiques[1] », qui en disent plus qu’ils ne sont longs. N’est pas roi de Bohême qui veut. D’ailleurs, c’eût été trop refaire du Nodier-Sterne-Swift-Wilkins-Cyrano et les autres[2], déjà refaits par les Genette et autres compagnons illuminés de la citation et du plagiat.
L’angoisse de l’origine de l’original horrifique hante Maxime Decout, assiégé de « terreurs nocturnes et diurnes qui ruissellent en nous lorsque des mots étrangers nous colonisent, cette panique de se sentir visité […], ces irrésistibles attractions vers l’autre et sa plume qui nous hypnotisent[3] ». Quel remède contre le sentiment d’« anéantissement de soi dans l’autre ? », et comment dénouer « ce noeud où le Moi et l’autre s’étreignent et se séparent, s’admirent, s’énamourent, se déchirent et se battent » ? Diagnostic : l’auteur souffre d’une union érotique impossible avec sa bibliothèque. Pathologie partagée depuis l’origine de la littérature, la première littérature − qui d’ailleurs est inconnue, Giraudoux dixit[4]. Alors l’écrire, ce mal de l’origine, à défaut de faire de l’original. Repousser le modèle en s’érigeant soi-même en modèle imitant : astucieuses « stratégies mimétiques pour juguler l’angoisse[5] ». Répéter, saisir le déjà-dit (déjà dit) s’impose à l’amoureux éconduit de la littérature, peut-être en dernier recours, une fois les illusions perdues.
Toute la première partie, intitulée sans biaiser « Malaises dans l’imitation », consiste à s’acquitter de sa dette à l’égard des prédécesseurs, à en finir avec la culpabilité : passeport obligé, laisser-passer pour redire sans craindre l’opprobre et le reproche de brigandage, les notes de bas de page règlent vite leur compte aux ouvrages sur la question : entre mille et trois références, un certain Du plagiat[6], Le Faux littéraire de Martineau, le numéro double 663-664 de la revue Critique de 2002, Les Voleurs de mots de Michel Schneider et l’incontournable Palimpsestes de Genette qui égrène un bon nombre de notes suivantes. La transparence citationnelle dissipe furtivement le « malaise » initial. On sent le plaidoyer pro domo par anticipation, le besoin d’une justification pourtant inutile face à la liberté de réécrire la réécriture. Mais l’introduction évoque déjà le scepticisme de l’auteur quant à la possibilité d’apprivoiser « cette intrusion de l’autre en soi[7] » chez ceux mêmes qui croient pouvoir mater l’imitation comme « une amie » ou simplement « une habitude ». Tôt ou tard, l’« alarme » réveille la peur.
Il faut donc cette première partie, hommage minutieux à tout le cortège des prédécesseurs, inlassablement convoqués pour baliser un territoire déjà trop ensemencé. L’auteur file doux entre l’obsession d’une conquête impossible et la crainte − « la peur », dit-il − des « réprobations », titre du premier chapitre, et des « justifications », titre du deuxième. On navigue en mer moralisatrice et il faut bien du courage à l’auctor pour s’aventurer dans de tels « vertiges identitaires », titre du troisième chapitre. Tout dit, dans cet ouvrage, la dictature de L’Origine avec un grand O, comme dans le tableau ou dans l’histoire. On n’en a pas fini.
Victoire : une fois passées les fourches caudines des hommages obligés, la deuxième partie affirme la volonté émancipatrice de l’auteur. La peur exorcisée. Par quel remède ? « Imiter pour ne plus imiter », jolie pirouette ressassée ressassante. Ce titre du chapitre inaugural de la deuxième partie a fait fi des vieilles terreurs et culpabilités embarrassantes. On convoque Proust pasticheur ou Montaigne cueilleur de fleurs chez le voisin. Las, les « maléfices mimétiques[8] » ne le cèdent pas aux traitements homéopathiques. À y lire de plus près, on sent le refoulé rousseauiste chez Stendhal, et Flaubert désabusé s’en remet à des copieurs boulimiques, Bouvard et Pécuchet.
Encore un espoir ? « Vous êtes toujours un imitateur[9] ? », s’interroge, dédoublé, copie de sa copie, l’auteur persévérant. Il se fait Homme, prescripteur enfin libéré de ses chaînes :
Emparez-vous de ces mots qui vous font peur, jouez-en, repérez-y ce qui vous agace, ce qui tend au tic, forcez le trait. […] Mais faites attention à ne pas vous laisser impressionner, à ne pas tomber dans le mauvais goût, à ne pas disparaître devant l’identité écrasante du modèle.
La transgression textuelle aurait le dernier mot, satire et parodie de préférence, en ultime recours contre l’aliénante imitation. En finir avec le recopiage sacralisant pour dompter le fantasme vertigineux de l’originalité. Être soi contre l’autre, telle est la ruse pour anéantir les démons de l’imitation et sauver son moi d’auteur. Las, un auteur encore bien naïf, soucieux du bon « goût » et encore très impressionnable… « De nouveaux affolements[10] » ne tardent pas, assaillent derechef celui qui s’aventure dans cette « zone de turbulence[11] ».
Maxime Decout a de belles formules pour évoquer le mystère insondable de l’origine. La question de l’imitation et de l’originalité nous ramène en effet à notre propre contingence. On mesure à quel point les tentatives quantificatives de l’analyse textuelle informatisée et de prétendus logiciels de détection de plagiat manquent irrémédiablement leur cible : entre le relatif et l’absolu, les nuances s’étalonnent à l’infini et le chef-d’oeuvre se joue de nos ambitions textométriques.
Ce que Maxime Decout découvre à son tour dans son essai, c’est le plaisir de redire en son nom propre ce qu’il a fait sien des autres en s’offrant lui-même comme un nouvel hypotexte en puissance.
Appendices
Notes
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[1]
Charles Nodier et Tony Johannot, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle Frères, 1830, p. 216.
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[2]
Ibid., voir la page 26.
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[3]
Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2017, p. 83.
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[4]
Jean Giraudoux, Siegfried, acte I, scène 6, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1982, p. 16 : « Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue. »
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[5]
Maxime Decout, op. cit., p. 155.
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[6]
Acte manqué : Maxime Decout cite la version « originale » − la première − de 1999 aux Presses universitaires de France, omettant celle de 2011, augmentée d’une centaine de pages avec une nouvelle introduction, et actualisée, chez Gallimard (Folio).
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[7]
Maxime Decout, op. cit., p. 9.
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[8]
Ibid., p. 93.
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[9]
Ibid., p. 115.
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[10]
Ibid., p. 140.
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[11]
Ibid., p. 137.
Références
- Decout, Maxime, Qui a peur de l’imitation ?, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2017.
- Giraudoux, Jean, Siegfried, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1982.
- Nodier, Charles et Tony Johannot, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle Frères, 1830.