Entretiens

« Réponse à Pierre Schoentjes ». Traverser les frontières du roman[Record]

  • Laurent Mauvignier

Pour commencer, j’aimerais revenir sur la réaction face à l’agression de Viosna. Sur le fait en lui-même, on ne sait pas ce qui se passe après, à savoir si Viosna porte plainte, et, si elle le fait, contre qui. Dans mon esprit, peut-être qu’elle le fait, peut-être que les deux copains de Samuel sont accusés d’agression sexuelle ou de tentative de viol, mais la complicité de Samuel ne me semble pas à mettre sur le même plan. D’autant plus que, dans mon idée, je pense que Viosna ne portera pas plainte. J’en suis même à peu près certain, et c’est pour cette raison que je n’ai pas approfondi ce point. Elle ne fera rien, c’est ce qui est sans doute le plus grave dans cette histoire, car, au fond, tout le monde aura envie de minimiser l’affaire. Très vite, on se focalise sur la réaction des parents, qui est symptomatique de leur différence, mais aussi d’une différence fondamentale dans la société française entre hommes et femmes, et malheureusement pas que dans la société française. Ce qui compte ici, c’est la place qui est faite aux femmes et le peu de cas qu’on accorde à la violence qui leur est faite. Le père (Benoît) veut une punition exemplaire, une correction face à ce qu’il considère être « une connerie ». Mais j’allais dire qu’il considère que c’est « seulement une connerie », quelque chose de l’ordre de l’erreur parce qu’elle vous conduit en prison et non parce qu’elle est grave. Pour lui, c’est une bêtise, mais pas tant que ça une faute morale, un crime. Sybille, au contraire, décide qu’il y a plus qu’une matière à punition. Elle pense que la passivité de son fils n’est pas une simple lâcheté ou qu’une simple « erreur de jeunesse », mais un acte d’une gravité totale, dont elle se sent assez responsable pour penser qu’il implique l’identité entière de son fils, son rapport aux femmes, aux autres, à la vie. Elle se sent responsable parce que, soudain, elle comprend que son fils bascule dans un monde où l’autre n’est rien, où les femmes sont seulement des objets de haine (« c’est une pute »), de mépris. Sybille décide d’agir, comme si cet épisode éveillait chez elle une prise de conscience : après cette nuit où elle est passée de la peur pour Samuel (l’attendre des heures durant) au dégoût, à la colère contre lui (dégoût de le voir si haineux et impliqué dans cette affaire), elle comprend qu’il faut intervenir dans la vie « morale » de son fils. Ce déclic, ce n’est pas dit dans le livre, mais c’est le coeur même de ce qui s’y joue : il intervient après vingt ans de soumission, de renoncement, de résignation. Comme si ce que lui rappelait son fils, ce à quoi il lui intime sans le savoir l’ordre de réagir, c’est à l’abolition de sa vie de femme. Elle ne le sait pas encore, ou alors confusément, mais ce qui se réveille à travers le corps de Viosna et l’indifférence de son fils, c’est sa souffrance tue à elle, c’est sa résignation à vivre pendant si longtemps avec un homme qu’elle n’a pas aimé. Comme elle a pu réagir face à son mari et quitter Benoît parce qu’elle a appris (le lecteur ne le saura qu’à la fin du livre) qu’il avait poussé une femme au suicide, c’est pareillement parce que son fils aura nuit à une femme qu’elle trouvera la force de réagir. Comme si elle avait renoncé à tout, d’abord à elle-même pendant vingt ans, et que les deux seules fois …

Appendices