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Ainsi fonctionnait l’esprit humain. Ainsi fonctionnaient les médias.

Jean-Jacques Pelletier[1]

La fiction policière et d’espionnage récente met souvent à profit les possibilités d’investigation offertes par le développement des médias sociaux. La consultation d’une page Facebook permettra, par exemple, de tout connaître – ou presque – d’un personnage jusque-là demeuré dans l’ombre. Le suivi d’un flux Twitter ou d’un blog pourra donner une idée de l’influence exercée par un autre. La lecture exhaustive d’un compte de courriel ou de message texte révélera parfois des liens insoupçonnés entre des individus n’ayant par ailleurs pas de contacts apparents. Une telle approche de l’enquête, rendue possible par la représentation constante de soi sur le Web 2.0, illustre bien l’indistinction et l’interpénétration de plus en plus marquées des sphères publique et privée. Elle s’inscrit de ce fait dans un courant plus vaste de critique des dispositifs de surveillance électronique, des caméras de sécurité aux écoutes téléphoniques et traques par satellite. Le savoir qui en découle par écran interposé permet en outre une certaine omniscience sans que cela ne déroge pour autant au canon du roman moderne, dont la focalisation narrative demeure en général plus restreinte.

L’auteur québécois de thrillers internationaux Jean-Jacques Pelletier propose une perspective originale sur le phénomène. Ses derniers romans mettent l’accent non seulement sur le contenu factuel des médias sociaux, ce qui renvoie aux procédés énumérés ci-dessus, mais également sur leur mode de production de discours, leur fonctionnement rhétorique. En une actualisation révélatrice du thème du complot, ces textes dévoilent le potentiel de manipulation de l’opinion de ces plateformes électroniques. Machine God met ainsi en scène un terroriste post-moderne qui se dote de « chatbots », ou agents conversationnels, afin d’infiltrer le Web 2.0 et d’en orienter le contenu :

C’est une fabrication […]. Des robots Internet qui répandent la rumeur sur Twitter, sur Facebook […]. Des sortes de virus […]. Ils répandent des messages sur les blogues et dans les réseaux sociaux. Ils font ça pour propager des rumeurs. Pour faire croire que beaucoup de gens parlent d’un sujet. Ça crée un buzz[2].

Le but de l’opération n’est cependant pas cette seule appropriation des médias socionumériques. Il s’agit, en une stratégie savamment calculée, de mettre à profit l’influence que ceux-ci exerceront immanquablement sur la parole publique en son ensemble :

C’était la beauté des réseaux sociaux. Il suffisait qu’une information y fasse un buzz pour que tous les médias se sentent obligés d’en parler, que des journalistes se mettent en quête de sources ou simplement de gens qui avaient une opinion sur le sujet. Et alors, d’hypothèses en témoignages, de suppositions en interrogations, un point de vue finissait par s’imposer comme un fait[3].

L’intrigue du roman de Pelletier joue de cette façon sur l’exacerbation de certains effets pervers propres à l’univers virtuel, notamment en ce qui a trait à la circulation du contenu dans les réseaux sociaux et aux résonances que ceux-ci entretiennent par ailleurs avec les médias traditionnels. Guillaume Pinson nomme « imaginaire médiatique[4] » ce type de conceptualisation fictionnelle d’un medium, de ses propriétés et des effets qu’il exerce :

Que ce soit par des représentations directes des différents acteurs […], par des moyens plus métaphoriques ou encore à travers l’usage de récits de fiction, toutes les sociétés de la modernité ont développé leurs manières de rendre compte de la place des médias et de ce qu’ils modifient, au fil de leurs évolutions, dans le fonctionnement de la communication humaine. Construit sur des scénarios récurrents mais captivants, l’imaginaire remplit une fonction de régulateur social : il permet à ses contemporains de s’approprier le flux médiatique dans lequel ils sont continument plongés[5].

Des romans comme Les Visages de l’humanité (2012), Dix petits hommes blancs (2014) et Machine God (2015) constituent des exemples emblématiques de ce type de démarche. On tentera ici de déterminer en quoi ces récits permettent, comme le postule Pinson, « d’apprivoiser un régime médiatique de plus en plus envahissant, aux effets sociaux multipliés[6] ».

Si Jean-Jacques Pelletier est surtout connu pour son oeuvre narrative, il a aussi fait paraître, au cours des dernières années, quelques essais qui viennent compléter sa production fictionnelle. L’ancien professeur de philosophie a en effet publié une dizaine de romans depuis 1987, dont le cycle des Gestionnaires de l’Apocalypse[7] qui spécule sur les conséquences d’un effondrement social : « Lorsque les formes du pouvoir se décomposent, la société entière se désintègre. La représentation dramatique de cette désintégration sociale a pour nom l’apocalypse[8]. » Cette perspective sociologique a récemment inspiré une trilogie d’essais[9] consacrée à la « montée aux extrêmes[10] », soit les multiples phénomènes d’intensification de l’existence au quotidien, lesquels seraient « particulièrement visible[s] dans les domaines qui sont liés à une forme ou une autre de mise en spectacle, qu’il s’agisse des spectacles eux-mêmes, des médias ou des productions artistiques[11] ». La démonstration qui suit s’appuiera sur ces deux ensembles textuels pour montrer de quelle manière, dans les trois derniers romans de Jean-Jacques Pelletier, la logique narrative préalable de l’auteur ainsi que ses réflexions théoriques en cours convergent dans la création d’une forme romanesque originale. L’analyse soulignera du même coup l’apport de cette approche fictionnelle à un débat plus vaste au sujet des réseaux socionumériques et de leur possible contribution à la désinformation ou à la propagation de théories du complot ; ainsi que ses éventuelles limites, ou taches aveugles.

Un imaginaire médiatique

L’oeuvre de Pelletier se distingue par sa mise en scène de conspirations élaborées, dont les ramifications s’étendent souvent d’un roman à l’autre. Cette matière revêt un intérêt double pour l’auteur. D’une part, l’interprétation sélective du réel qu’implique une théorie du complot ne va pas sans rappeler le travail de structuration et d’agencement préalable à toute forme de narration :

[L]a mise en complot et la mise en récit, sans se confondre, sont très près l’une de l’autre. On pourrait voir le complot comme la forme élémentaire et fondamentale du récit. Les deux visent à introduire un ordre dans le disparate des événements[12].

D’autre part, les dynamiques d’influence et de pouvoir ainsi révélées offrent un aperçu privilégié du fonctionnement de la société actuelle. Il s’agit alors de « mettre en scène des logiques de pouvoir et d’intérêts dont on peut percevoir des manifestations morcelées dans la réalité. La narration sert à rendre ces logiques perceptibles en créant des liens entre des événements en apparence étrangers[13] ». Bien qu’il repose sur un grossissement du trait, le récit de complot s’avère, pour l’écrivain, un moyen privilégié d’interroger l’imaginaire. D’où la visée de « proposer des histoires de complots qui ne soient pas réductrices, qui mettent en scène les angoisses contemporaines, les discours manipulateurs et les naïvetés qui les confortent[14] ».

L’intérêt de Pelletier pour la manipulation de l’opinion se traduit notamment par une prise en compte attentive de la parole médiatique, laquelle en vient, au même titre que les dialogues entre les personnages, à faire partie intégrante de la narration. Cette inclusion d’une source d’information complémentaire au récit va dans le sens de l’omniscience romanesque contemporaine évoquée précédemment. Elle revêt toutefois également, à en croire l’auteur, une fonction critique, si ce n’est autoréflexive. Les médias auraient, dans cette optique, « à la fois le statut du choeur grec (un choeur éclaté et proliférant), qui témoigne de la réaction du peuple ; celui de dispensateur de propagande ; et celui d’enjeu politique de pouvoir[15] ». Il s’agit, dans tous les cas, d’une lutte pour le contrôle de la représentation – et donc de l’interprétation dominante – de la réalité. Les divers tomes des Gestionnaires de l’Apocalypse incorporent ainsi, à même la trame de l’intrigue, des extraits d’articles de journaux, de bulletins de nouvelles radiophoniques et télévisés, ou de propos tenus à l’occasion de lignes ouvertes. Ce procédé permet à l’auteur une représentation polyphonique de la sphère médiatique, où chaque source correspond à un point de vue socialement déterminé et s’adresse à un public-cible dont les intérêts sont clairement situés. On note, à cet égard, que Le Devoir adopte conséquemment une perspective différente du Journal de Montréal sur l’actualité. De même, le commentaire d’un journaliste de Radio-Canada diffère de celui d’un participant à une vox pop de TVA. Cette approche ouvre également la porte, du point de vue du développement de l’intrigue, à la corruption de certains journalistes et présentateurs, ce qui mène à la diffusion d’informations fausses et aux conséquences sociopolitiques qui en découlent.

La production subséquente de l’auteur vient toutefois proposer une variation intéressante sur cette représentation des médias que l’époque qualifie désormais de « traditionnels ». Les Visages de l’humanité dénonce ainsi la consolidation des sources d’information et la pensée unique qui, souvent, s’en dégage. Or, à la toute fin du roman, le dirigeant de l’empire médiatique dominant constate que son influence demeure, malgré tout, insuffisante, et qu’une nouvelle stratégie doit être adoptée :

Nous allons favoriser un journalisme d’intervention. Il ne suffit plus de répercuter les buzz dans nos médias. Il faut les créer. C’est la seule façon de les maîtriser et de les exploiter au mieux. En conséquence, nos journalistes vont constituer des groupes d’intervention sur Twitter, Facebook… sur les blogues les plus influents dans leur domaine[16].

Le roman suivant, Dix petits hommes blancs, développe cette idée d’une manipulation de l’opinion non plus seulement par le biais des supports institués, mais également au travers des possibilités offertes par le Web 2.0. Les comploteurs ont alors recours, comme il en a été question précédemment, à des « chatbots » : « Ce sont des sortes d’automates, des agents virtuels. Des espèces de virus informatiques […], mais programmés pour bavarder, alors que les virus servent habituellement à saboter… Ils se promènent sur le web, laissent des messages sur les blogues, ils tweetent[17]… » De tels adjuvants virtuels

parcourent les blogues et les sites des médias comme s’ils étaient de vrais internautes, recueillent des phrases et des commentaires de lecteurs quand ils correspondent à leurs paramètres, les reproduisent un peu partout, sur d’autres blogues, sur des pages Facebook, parfois en changeant des termes, parfois en les écourtant. Ils retweetent ce qu’ils jugent pertinent[18]

Cette stratégie consistant à gonfler artificiellement une part avérée de l’opinion publique en disséminant à plus grande échelle certains propos existants trouve son apogée dans Machine God. Les conspirateurs y « utilise[nt] des robots Internet pour multiplier les interventions sur les blogues, sur Twitter, sur Facebook[19] ». Ce faisant, ils « mobilise[nt] les réseaux sociaux et les médias pour imposer leur message[20] ». La logique médiatique tridimensionnelle (« choeur » ; propagande ; enjeu de pouvoir) de l’oeuvre de Pelletier se maintient donc, mais elle s’automatise en grande partie et ouvre son influence à une autre sphère d’expression. Machine God insiste de ce fait sur l’idée, fondamentale dans la dernière trilogie de l’auteur, selon laquelle le détournement des médias traditionnels passerait désormais par une manipulation préalable des réseaux sociaux. Dans cette optique, la presse traditionnelle n’est plus la pourvoyeuse de la nouvelle : elle peine au contraire à suivre l’actualité telle qu’elle s’affiche – voire se crée – sur la toile. L’Agence France-Presse (AFP) évoque donc une « vidéo, qui fait présentement un buzz sur Internet[21] » ; le Huffington Post interviewe le porte-parole d’une institution qui considère qu’« [i]l est particulièrement troublant […] que de telles rumeurs soient propagées dans les médias sociaux[22] » ; Global News Channel constate que « [d]ans les réseaux sociaux, c’est […] une tout autre histoire[23] » ; Rue 89 fonde une nouvelle sur « les rumeurs[24] » qui circulent dans la toile. De même, le Web 2.0 n’attribue pas les faits qu’il rapporte à des sources reconnues et autorisées : il se contente de faire référence à lui-même pour légitimer – en apparence, du moins – son propos. Une utilisatrice de Facebook remarque alors : « Tout le monde le sait. Sur les réseaux sociaux, c’est clair[25] » ; tandis qu’un autre observe : « C’est le nouveau buzz dans les réseaux sociaux[26]. »

Il en résulte, pour les acteurs de la diégèse, une désinformation massive qui passe d’autant plus inaperçue qu’elle n’émane pas d’auteurs uniques oeuvrant dans les médias traditionnels, mais de commentateurs anonymes – le plus souvent robotisés – qui sévissent, en grand nombre, dans l’univers déstructuré et non-hiérarchisé des réseaux sociaux. L’« imaginaire médiatique » observable dans les romans de Pelletier tire donc sa force et sa pertinence de cette exploration de certains effets pervers de l’Internet dit « social » et de leurs possibles répercussions structurales en termes de manipulation et de formatage de l’opinion.

Médias et complot

La réflexion de Jean-Jacques Pelletier sur les réseaux sociaux et leurs possibles effets pervers ne se limite toutefois pas à sa production romanesque. Les essais de la Trilogie extrême développent à cet égard le personnage conceptuel de « Néo-Narcisse », lequel cumule tous les travers du monde occidental contemporain. Comme ces essais sont supposément écrits en collaboration avec Victor Prose, l’un des principaux protagonistes des plus récents romans de l’auteur, et comme ce dernier revendique la paternité des titres en question dans les romans, le lien entre pensée et fiction se voit d’autant plus accentué. L’essai Les Taupes frénétiques propose ainsi un commentaire sur la logique auto-publicitaire qui prévaut dans les réseaux socionumériques :

[C]hacun est en concurrence avec des millions d’autres individus et entreprises. Il faut qu’il attire l’attention, qu’il se démarque. Pour ce faire, le meilleur moyen demeure le spectaculaire. Il faut qu’il affiche quelque chose qui détonne. Quelque chose susceptible de déclencher une vague de bouche à oreille par clavier interposé. Un buzz[27]

Cette quête de distinction ou de singularité contribue, si l’on en croit ce qui est postulé dans La Prison de l’urgence, à exacerber les opinions tranchées : « Une telle attitude, surtout quand elle est partagée par un nombre significatif de personnes, amène les opinions à se camper – presque naturellement – aux extrêmes du spectre de n’importe quelle prise de position[28]. » La controverse qui en résulte mène alors au maintien de certains thèmes et sujets – pas forcément les plus pertinents ou les plus intéressants – dans l’actualité médiatique.

Pelletier considère qu’un tel débat artificiel en vient par le fait même à s’imposer comme barème de l’opinion. En émerge une « majorité qui ne vit que dans le bruit des médias et que l’on entraîne à synchroniser sa pensée par le tri de ce qui est médiatiquement (et donc socialement) important[29] ». Un renversement fondamental s’opère ainsi, du point de vue de l’auteur, dans la mesure où les excès des réseaux sociaux en viennent à prendre le dessus sur les faits dont il est question, sur la supposée réalité qui les alimente. Pareille inversion sémiotique constitue le socle même sur lequel est bâtie la conspiration racontée dans les trois derniers romans de Pelletier. Or, il est important de le souligner, celle-ci ne peut fonctionner que parce que les usagers ordinaires du Web 2.0 en sont complètement inconscients. S’ils reconnaissent la possibilité d’une manipulation, celle-ci ne concerne, comme le rappelle là encore La Prison de l’urgence, que les autres :

[B]ien que se croyant libre et imperméable à toute manipulation, Néo-Narcisse souscrit volontiers à de multiples théories du complot. Que la majorité des gens soient manipulés, il en est sûr. Mais lui ne l’est pas. […] Il est incapable de se concevoir comme personnellement manipulé par les discours collectifs et les préjugés qui forment l’air du temps[30].

C’est donc, paradoxalement, sur une volonté d’affirmation personnelle dépourvue en principe de toute forme de cynisme que repose, selon Pelletier, la faille fondamentale des réseaux socionumériques.

L’écrivain a précisé sa pensée dans un article consacré aux formes implicites ou invisibles de censure dans le paysage médiatique actuel, publié dans la foulée de Machine God. Le principal formatage du contenu induit par le système en place résiderait, selon Pelletier, dans la fausse liberté d’expression que permet le Web social et la participation (ou la réaction) des usagers à laquelle celui-ci invite :

On ne s’intéresse plus à ce qui existe, mais à ce que tout le monde en pense. Chacun est de plus en plus libre de s’exprimer, mais sur un nombre de plus en plus réduit de faits, produits et vérifiés par un nombre de plus en plus restreint de gens ou d’organisations[31].

Il en résulte un important déséquilibre structurel, où ce qui est dit d’une nouvelle ou d’une réflexion acquiert plus d’importance, à la fois physiquement (remarques générées à l’infini sur un texte initial restreint) et symboliquement, que la chose en soi : « [O]n en arrive à avoir de moins en moins d’informations de première main sur des faits et de plus en plus de commentaires. Et de commentaires sur les commentaires[32]. » Cette tendance se voit exacerbée par la dynamique propre aux plateformes socionumériques :

Les réseaux sociaux représentent l’aboutissement de cette tendance, où la liberté d’expression paraît presque totale, mais devient futile : les informations pertinentes y sont noyées dans un océan de commentaires. […] La différence entre les faits avérés et les rumeurs devient pratiquement indiscernable[33].

C’est précisément ce renversement heuristique, où le buzz observable sur le Web 2.0 en vient à avoir préséance sur les événements eux-mêmes, qui fait l’objet de la dernière trilogie romanesque de l’auteur.

Un tel point de vue, s’il est intéressant car émanant de Pelletier lui-même et donc constituant un possible métacommentaire de son oeuvre, ne s’en inscrit pas moins dans un courant de pensée plus vaste. Les spécialistes du journalisme numérique Jean-François Fogel et Bruno Patino considèrent à cet égard que, à l’instar de ce qui est mis en scène dans Les Visages de l’humanité, Dix petits hommes blancs et Machine God, ce serait la vague de terreur récente qui aurait le mieux révélé la nouvelle dynamique de production et de consommation de l’information :

Au début du XXIe siècle, c’est à l’aune du terrorisme que se lit un impact médiatique. Les attaques meurtrières menées en moins d’un lustre contre New York, Madrid et Londres ont à chaque fois exposé le champ d’action d’Internet, la forme et l’influence des informations qui y circulent. Chacun de ces trois remous du monde a donné la mesure du réseau mondial désormais devenu la référence des médias[34].

Les auteurs observent ainsi « cinq traits négatifs » dans le paysage médiatique contemporain, lesquels seraient « tous créés ou bonifiés » par les nouvelles plateformes en place :

[D]éveloppement d’un cycle ininterrompu de l’information, montée du pouvoir des sources face à celui des journalistes, possibilité ouverte à tous de diffuser de l’information, progrès de la polémique au détriment de l’information, gonflement de sujets chocs pour rassembler une audience dispersée dans les médias[35].

Le passage d’un modèle vertical de journalisme à une dynamique horizontale de partage infini des données génère ainsi, selon Fogel et Patino, le même type d’effets pervers que ceux observés par Pelletier.

Le politologue Pierre-André Taguieff abonde dans le même sens, cette fois dans la perspective – qui est également celle de Dix petits hommes blancs ou de Machine God – d’une désinformation volontaire. Le chercheur constate en effet « l’émergence, grâce à Internet, d’une nouvelle culture populaire mondiale à base de thèmes complotistes[36] ». Celle-ci, à l’instar de ce qui est mis en scène dans les romans de Pelletier, reposerait sur la rapidité de circulation des images et énoncés, lesquels échapperaient dès lors à toute forme de filtre ou de contrôle, dans les réseaux socionumériques :

Il faut pointer […] la vitesse croissante de l’information, qui parfois précède l’événement, l’invente, le crée. L’information vraie, fausse ou douteuse circule à grande vitesse, alors que l’établissement et la vérification des faits prennent du temps. La vitesse croissante de l’information favorise le délire interprétatif dénué de toute base empirique autant que la crédulité. La pensée critique vient toujours après coup, elle est nécessairement en retard par rapport à l’information fausse ou douteuse. Elle vient ou intervient trop tard, quand le mal est fait ou que le pli est pris. Une fois mise en orbite, la rumeur circule, en dépit des mises au point plus claires[37].

Taguieff en arrive ainsi à une conclusion similaire à celle formulée par Pelletier : « Dans le cyberespace, ce qui est simplement imaginable, une fois mis en circulation, devient rapidement une évidence, puis une idée reçue[38]. » Chez l’un comme chez l’autre, les possibles permis par l’univers numérique ne mènent pas à une transparence accrue, mais bien au contraire à un surcroît d’opacité.

La quête du scoop (pour se démarquer d’autrui) et la profusion de commentaires (pour se rattacher néanmoins à l’actualité quand elle émane d’un autre) ne suffisent cependant pas à expliquer entièrement la diffusion massive de faits, si ce n’est de rumeurs, invérifiés. Les travaux de Mark S. Granovetter, souvent invoqués pour commenter le fonctionnement des médias sociaux, viennent apporter la précision manquante (et ce, autant par rapport aux idées de Pelletier qu’à celles de Taguieff ou Fogel et Patino). Selon le sociologue, ce seraient les « liens faibles » permis par la constitution de réseaux qui favoriseraient la circulation de faits pas toujours avérés :

[W]hatever is to be diffused can reach a larger number of people, and traverse greater social distance [], when passed through weak ties rather than strong. If one tells a rumor to all his close friends, and they do likewise, many will hear the rumor a second and third time, since those linked by strong ties tend to share friends. If the motivation to spread the rumor is dampened a bit on each wave of retelling, then the rumor moving through strong ties is much more likely to be limited to a few cliques than that going via weak ones ; bridges will not be crossed[39].

Dans cette perspective, la stratégie des terroristes mis en scène dans Dix petits hommes blancs et Machine God consiste à utiliser des robots ou agents conversationnels pour mettre à profit cette connectivité fondée sur le désir de nouveauté (et donc de distinction et d’originalité), ou, comme le dirait Granovetter, pour créer de vastes réseaux de liens faibles donnant lieu à des prises de position qui n’entraînent pas nécessairement de consensus.

L’« imaginaire médiatique » de Pelletier est de ce fait en phase avec les travaux universitaires réalisés dans le domaine : en témoigne la résonance entre ses propos théoriques et des réflexions en cours sur la diffusion de l’information (Fogel et Patino), si ce n’est de rumeurs (Granovetter) ou de théories du complot (Taguieff), permise par Internet et les réseaux sociaux. Il n’empêche que l’auteur a non seulement produit des essais et des articles sur le sujet, mais également – et surtout – des romans. Reste alors à voir en quoi la mise en scène littéraire de cette problématique de la conspiration 2.0 apporte quelque chose de plus, ou de différent, au traitement savant de la question.

Résonances médiatiques

La représentation proposée des réseaux socionumériques dans les trois derniers romans de Pelletier paraît, de prime abord, constituer une démonstration appliquée des idées développées dans les essais. Un premier postulat invoqué (implicitement) par la narration est celui de la banalité, alors que la redondance de ce qui peut se raconter sur la toile demeure imperceptible pour la majorité : « L’échange de tweets qu’il venait de lire ressemblait aux cinq précédents. Les mêmes opinions tranchées, les mêmes certitudes, les mêmes indignations… et la même absence totale d’arguments[40]. » Ce constat d’un éternel retour du même mène à un second postulat (tout aussi implicite), soit celui de l’hégémonie imposée par la circularité discursive :

L’affirmation péremptoire et la répétition étaient en train de devenir les arguments dominants. Si suffisamment de gens martelaient la même opinion, s’ils le faisaient avec suffisamment de conviction, si suffisamment de sites la reprenaient, elle devenait vraie. Sans que cela semble créer le moindre problème à qui que ce soit[41].

Une telle réitération structurale aboutit ainsi à l’indistinction, évoquée précédemment, entre vérité et fabulation, ou, en termes plus concrets, entre faits et rumeurs.

Il en résulte, dans la société représentée par l’auteur, un règne apparemment infini du simulacre. La parole publique, comme il l’est par ailleurs suggéré dans l’article « Plus insidieux que la répression[42] », ne se nourrit pas de l’événement lui-même, mais plutôt de la ronde infinie de représentations, de commentaires qui en ont découlé. S’impose dès lors une logique de la réaction au détriment de l’observation et de la réflexion, sans que la source originelle d’un tel flux discursif ne puisse jamais être clairement identifiée. Cet état de fait se voit illustré de manière particulièrement marquante par l’image, inspirée sans doute par Boris Vian, du « piano à opinions[43] » dont joue avec virtuosité une animatrice télé : à l’instar de la gamme tempérée à laquelle renvoie le clavier, les pensées en circulation dans l’espace social demeurent inféodées à une harmonie dominante. Tout l’intérêt des romans de Pelletier est justement (en une spécificité qui ne se voit revendiquée ni dans les essais, ni dans les remarques métatextuelles de l’auteur) de proposer un complément révélateur à la théorie des réseaux, telle que développée notamment par Granovetter. Alors que ce dernier considérait que l’activation de « liens faibles » permettait de rompre la circularité des communautés familiales ou amicales en y introduisant des idées et paroles nouvelles, des romans comme Dix petits hommes blancs ou Machine God postulent au contraire que les réseaux socionumériques – que ne pouvait pas connaître le sociologue qui écrivait dans les années 1970 – multiplient lesdits liens faibles au point où ceux-ci en viennent à exercer un effet de répétition et de cloisonnement similaire à celui des « liens forts ». On plonge ainsi dans une véritable « réalité virtuelle », dans la mesure où ce n’est plus l’imaginaire, mais l’écran (et les médias qui l’alimentent) qui fait office d’interface entre l’individu et le monde.

Les romans de Pelletier, fidèles en cela aux possibilités narratives offertes par le genre (ce qui constitue une autre valeur ajoutée par rapport aux essais), illustrent particulièrement bien cette interaction problématique entre l’individu et un système social – ou, ici, médiatique – qu’il a pourtant lui-même contribué à créer et entretenir. Dix petits hommes blancs met en effet l’accent sur les inquiétudes suscitées, parmi les usagers des réseaux sociaux, par des rumeurs qu’ils ne s’occupent pas moins activement d’alimenter, de colporter, de faire recirculer. Une abonnée parisienne de Facebook fait entre autres part de sa crainte de sortir dans des arrondissements ciblés par les terroristes : « Je ne mets plus les pieds dans le 4e. Ni le 5. Ni le 6[44] ! » ; alors qu’une autre joue les braves : « Moi je ne bouge pas […] faut pas se laisser intimider[45]. » Délaissant quelque peu la question des répercussions dans la vie ordinaire ou le quotidien des individus, Machine God insiste plutôt sur le principe de liberté d’expression dont se revendiquent la plupart des internautes qui participent au commentaire incessant de l’actualité. Une Newyorkaise, titulaire elle aussi d’un compte Facebook, déclare dès lors : « On est dans un pays libre. On a le droit de penser ce qu’on veut[46] ! » De manière plus insidieuse, les romans profitent de la polyphonie, là encore constitutive du genre, pour confronter implicitement des phénomènes que l’analyse logique (tant de Pelletier que d’autres commentateurs de l’actualité) ne pourrait se permettre d’associer directement. Par exemple, après avoir insisté (comme on l’a vu) sur l’aspect « spectaculaire[47] » de la mise en scène de soi dans les réseaux sociaux, Pelletier impute, dans Les Visages de l’humanité, une manière de procéder similaire aux conspirateurs de l’intrigue : « Le terrorisme accomplissait ce qu’il était par essence : mettre en scène du spectaculaire pour rejoindre le plus large public possible[48]. » Le texte ajoute même que les conjurés ont sciemment recours à « la technique de matraquage qu’utilisait la publicité[49] ». La boucle entre terreur, complot et réseaux socionumériques est ainsi complète.

L’oeuvre romanesque de Pelletier paraît, par le fait même, s’en prendre à une double cible (bien que celle-ci ne soit pas toujours désignée ouvertement). Alors qu’un titre comme Machine God et l’intrigue qu’il chapeaute suggèrent une critique du fanatisme religieux et des massacres commis au nom de la foi, l’inclusion constante des médias électroniques et numériques et le regard sévère porté sur ceux-ci par la narration intègrent au passage la dénonciation d’une autre forme de croyance : celle en la réalité « virtuelle » déployée par les réseaux socionumériques. Il est d’ailleurs dit de Victor Prose, l’alter ego revendiqué de l’auteur, que « [l]es médias étaient la seule chose qu’il critiquait autant que la religion[50] ». Le roman joue par conséquent sur deux tableaux en dénonçant à la fois l’erreur des fous de dieu et celle des cyberdépendants. Dans un cas comme dans l’autre, on aboutit à un aveuglement volontaire face à la complexité du réel : « Quand on décourage la pensée à long terme, les réponses complexes et le questionnement, quand on refuse de tolérer l’incertitude et l’ambiguïté… on travaille contre l’humanité[51]. » Machine God offre dès lors, en filigrane, une condamnation de « la religion de l’athéisme[52] », laquelle équivaut, à en croire Prose, à un « un refus de penser[53] ».

L’« imaginaire médiatique » de Pelletier rejoint de ce fait des interrogations plus vastes des sociétés actuelles, qui constatent à leur grand désarroi la décomposition progressive du modèle de pensée et d’organisation collective hérité des Lumières. Il demeure bien évidemment contestable d’associer aussi directement médias sociaux et terrorisme, mais c’est là une des forces du genre romanesque que de grossir le trait de manière à révéler des homologies conceptuelles ou structurales, d’interroger l’imaginaire par le biais de l’ironie ou de l’absurde plutôt que par celui, habituel, de la raison analytique.

Une logique circulaire ?

Les derniers romans de Pelletier partent donc du constat selon lequel, pour citer Renaud Carbasse, viendrait, par le biais de l’Internet, se « superposer une logique de rapports horizontaux à celle de rapports verticaux du modèle des médias de masse[54] ». Ils adoptent toutefois une perspective critique par rapport à ce fait, réfutant, à l’instar d’Annabelle Klein, « l’illusion de contrôle que chaque usager tente d’avoir ou croit pouvoir garder sur ses propres productions[55] ». Chez l’auteur de Dix petits hommes blancs et de Machine God, les réseaux socionumériques font ainsi preuve d’une circularité du discours et de la « fausse conscience » qui, inéluctablement, en découle. D’où, comme on l’a vu, une volonté de dénoncer la croyance sous toutes ses formes, fût-elle religieuse ou numérique. Il n’en reste pas moins que, à l’instar de ce qui est dit de l’un de ses personnages, Pelletier paraît parfois « lui-même contaminé par ce qu’il dénon[ce][56] ». La logique du complot mise en scène dans ses derniers romans a en effet ceci de particulier qu’elle ne se voit à aucun moment victime d’une défaillance interne ou d’une confrontation problématique avec le réel. Les internautes de la diégèse embarquent au contraire sans hésitation dans le schéma discursif déployé par les « chatbots » ou agents conversationnels. Pire encore, les rares protagonistes à avoir conscience de ce qui se joue ne tentent d’aucune manière de reconquérir – comme c’est souvent le cas, par exemple, dans la science-fiction – l’espace virtuel.

Cet apparent pessimisme de l’univers de Pelletier, où les réseaux socionumériques semblent irrémédiablement corrompus, découle notamment du fait que rien, dans la narration, ne permet de distinguer entre les interventions des robots et celles des usagers de chair et d’os. On n’a droit qu’à une série d’avatars plus rigolos (et donc plus improbables) les uns que les autres : « Pascal Dupont@pasdup[57] », « Antoinette de Billy@antidebil[58] », « Lucien Debauge@lucide[59] », « Guilian Delaney@guide[60] », etc. Se dégage dès lors l’idée qu’humains et machines se comportent de manière également prévisible, ce qui contribue d’autant plus au déterminisme de l’ensemble. Ce type d’univers dépourvu de la moindre alternative ou échappatoire est typique des savantes dystopies élaborées par ailleurs en science-fiction, mais constitue également un trait distinctif de la pensée conspirationniste. Le sociologue Luc Boltanski rappelle en effet que la forme-complot est

constitutive, non seulement de la politique, mais de la réalité tout entière, dans un cosmos arraisonné par la technique, mise au service, alternativement ou simultanément, de la toute-puissance étatique ou de l’ubris capitaliste. C’est-à-dire dans un cosmos sans échappatoire, dans lequel la possibilité de se soustraire à l’empire du complot et, même, de prendre à son égard une distance suffisante pour l’objectiver et pour en discerner les contours est proprement exclue[61].

Suivant cette idée, des textes comme Dix petits hommes blancs et Machine God en viendraient à souscrire (voire succomber) à leur propre logique interne.

Il est toutefois aussi possible que l’auteur, en forçant de la sorte le trait, ait tout simplement voulu s’opposer à l’optimisme béat qui caractérise généralement la prise en compte des réseaux socionumériques et de leurs effets. Alors que se multiplient les livres et les articles vantant les possibilités de détournement et de subversion permises par l’avènement du Web 2.0 – et ce autant par rapport aux dirigeants politiques qu’aux autorités religieuses et au pouvoir économique (il n’est qu’à penser à tout ce qui a pu se dire au sujet du « Printemps arabe ») –, les dernières oeuvres de Pelletier rappellent obstinément la part de croyance et de mimétisme qui sous-tend toute forme d’expression, si libre puisse-t-elle se considérer. Vus ainsi, des romans comme Dix petits hommes blancs et Machine God auraient l’élégance de supposer que la majorité des internautes seraient manipulés par des robots malveillants, alors que dans les faits ceux-ci seraient, comme le suggèrent à l’inverse les essais de la Trilogie extrême, tout à fait aptes à s’asservir eux-mêmes à une tendance dominante, qu’ils contribueraient de surcroît à entretenir avec enthousiasme.