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Ken Bugul (la « bannie », en wolof) est l’une des écrivaines majeures de la littérature sénégalaise et africaine d’expression française. De son vrai nom Mariétou Mbaye, elle a une trajectoire sociale particulièrement riche d’expériences diverses (sans-abri à Dakar, épouse d’un marabout polygame, immigrante exploitée à Bruxelles, animatrice culturelle à Porto-Novo, fonctionnaire internationale, etc.) qui lui a souvent offert la matière première de ses romans. Longtemps établie au Bénin pour des raisons familiales et aujourd’hui revenue dans son pays natal, Ken Bugul entretient une aventure littéraire qui dure depuis plus de 30 ans et qui lui a valu une reconnaissance internationale ainsi que de nombreuses distinctions comme le Grand prix littéraire d’Afrique noire (1999). Parmi ses oeuvres les plus célèbres figurent Mes hommes à moi (Présence africaine, 2008), Rue Félix Faure (Hoëbeke, 2005), Riwan ou le chemin de sable (Présence africaine, 1999) et Le Baobab fou (Nouvelles éditions africaines, 1982).
Edem Awumey est un jeune écrivain « néoquébécois » originaire du Togo. Prototype du nouvel auteur francophone migrant, il s’est tour à tour établi en Italie, en Allemagne, en France et à Gatineau, où il vit aujourd’hui. Rapidement détecté par de grandes maisons d’édition et nominé du Prix Goncourt 2009, son talent précoce est couronné de plusieurs bourses et prix (Rolex Mentor 2007, UNESCO-Aschberg 2000), dont le Grand prix littéraire d’Afrique noire (2006). Edem Awumey poursuit une exploration littéraire qui place le personnage en voyage au coeur de la narration, confronté aux idées sur « l’Autre », critique vis-à-vis de toute identité exclusiviste et ouvert à l’enrichissement mutuel. Ami de l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, Awumey est, en quelques publications, l’auteur d’une oeuvre déjà puissante avec des titres comme Explication de la nuit (Boréal, 2013), Rose déluge (Boréal, 2011), Les Pieds sales (Édition du Seuil, 2009) et Port-Mélo (Gallimard, 2005).
Ken Bugul : « Je suis allée au Café du Rond-point et j’ai commencé à écrire »
Mbaye Diouf : Bonjour Ken Bugul et merci de m’accueillir si gentiment chez vous ici à Dakar. Une première question pour aller droit au but : y a-t-il quelque chose de prématuré qui vous a conduit à l’écriture ? Qui vous aurait « plongé » dans l’écriture ?
Ken Bugul : Bon… l’écriture, c’est une chose, la littérature c’est autre chose. Parce que si c’est écrire, j’étais douée pour cela : des lettres, de bonnes rédactions à l’école, de bonnes dissertations, des résumés et commentaires, cela a toujours été facile pour moi.
MD : Vous vous adonniez déjà à l’écriture même jeune en dehors de l’école ?
KB : Non, non. J’ai plutôt écrit des lettres pour des gens dans mon village, des rapports, etc. Moi, je n’écrivais pas pour moi. Je n’ai jamais été quelqu’un qui rêvait tout petit de devenir écrivain. Je ne rêvais de rien, moi. Vaguement, je me suis dit que je voulais m’orienter vers les gens faibles, les handicapés, le travail social. Aider les gens, les enfants… Cela m’a toujours attirée plutôt que l’écriture. Le Baobab fou est sorti j’avais trente-cinq ans, je n’avais pas vingt ans. J’avais trente-cinq ans en 1982, donc… Et si j’ai écrit, comme je le dis tout le temps partout, c’est par nécessité. J’ai un vécu tellement intense que je ne pouvais pas le partager avec les gens. Je ne voulais pas occuper le temps et l’espace : le temps des gens et l’espace pour raconter ma vie. Cela aurait pris des mois d’écoute. Qui a le temps même d’écouter aussi longtemps ? Aller chez le psy, ce n’était pas dans notre culture. Je crois que ce ne l’est toujours pas. Puis avoir un vécu étouffant, vouloir le raconter, ce n’est pas aussi bien vu dans nos relations socioculturelles traditionnelles. On excuse ou on explique c’est tout. Au fur et à mesure, j’ai accumulé mes problèmes et mes vécus en moi, je ne les ai pas partagés avec les miens. J’ai vécu en solitaire, toujours seule, ou alors dans des milieux, des groupes où on n’avait pas de liens. Je n’avais pas la capacité de raconter, ni à des gens, ni à des filles, ni rien du tout. Donc c’est là que l’écriture s’est imposée.
MD : Vous étiez seule en quelque sorte…
KB : Quand on commence à écrire, le papier lui ne se plaint pas, il est disponible. C’est différent pour les individus et quels individus… Il fallait trouver quelqu’un. Cette personne potentielle était un grand ami à moi et s’appelle Abdou Salam Kane, maintenant décédé. J’allais le trouver dans son bureau de l’UNICEF à Dakar, en plein travail, pour lui raconter des bribes de ma vie. Je passais souvent le voir, pour qu’il me dépanne un peu aussi car j’étais fauchée à l’époque. Je n’avais rien. J’étais dans une situation très difficile de précarité, je ne dirais pas existentielle, mais matérielle. Où habiter, où me reposer, où trouver ceci, cela… Mais dans ma tête, je me sentais très très bien. J’ai quand même vécu des choses extraordinaires et j’ai puisé dans ces réserves positives pour me soutenir. Et c’est cet ami qui m’a dit un jour : « Tout ce que tu me dis là, il faut l’écrire. » Ce fut une bonne chose et c’est lui qui m’a offert 1000 francs CFA pour que j’achète un cahier et un Bic. Je suis allée au Café du Rond-point et j’ai commencé à écrire.
MD : C’est comme ça que tout a commencé !
KB : Voilà… Je n’avais pas de dessein littéraire, comme un projet d’écrire des livres.
MD : Donc l’engouement pour la littérature est venu plus tard ?
KB : Non, non. J’avais de l’engouement parce que je lisais beaucoup et j’avais une grande culture littéraire. Dans les années 1962-64 au Lycée Gaston Berger de Kaolack, on lisait tous les auteurs, qu’ils soient d’Amérique du Nord, d’Amérique latine, des auteurs russes, slaves, d’Europe de l’Est… Et toute la littérature française était déjà au programme. Et moi j’étais passionnée de lecture et j’étais très douée en littérature. Je battais tout le monde. Mais je n’avais toujours pas de projet d’écrivain. D’ailleurs, je n’aime pas toujours qu’on me dise « écrivain ». Si je continue à écrire, peut-être un jour pourrais-je prétendre devenir… Je préfère être un bon, un grand écrivain qu’un écrivain tout court. Je veux continuer à écrire si mes forces physiques me le permettent pour devenir un grand écrivain.
MD : Quel signe de modestie…
KB : Non, non. C’est pas ça. Je crois qu’il faut être exigeant, ne jamais dans la vie prendre quelque chose pour acquis. On peut toujours faire mieux. On ne fait jamais trop bien.
MD : « Écrivain » reste donc un projet pour vous.
KB : Non, pas écrivain. Devenir un grand écrivain. En fait, c’est plutôt un objectif.
MD : Un objectif utopique ?
KB : Non, un objectif c’est précis. L’utopie est quelque chose qui semble invraisemblable, impossible à réaliser, qui relève du domaine de l’irréalisable. On entend dire : « C’est une utopie, une pure utopie, c’est pas possible. » Le projet, c’est ce que je suis déjà en train d’écrire, je veux continuer à écrire, je veux écrire de bons livres, je veux finir ma vie en écrivant. Écrire des pièces de théâtre, de la poésie… Ça c’est le projet global. Mais l’objectif dans le projet, c’est de devenir un grand écrivain.
MD : Pourtant, il y a une appréciation très positive de ce que vous avez écrit jusque-là…
KB : Ouais, ouais, bon… mais pas toujours, hein ? Il y des gens qui « cassent » parfois, ça ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas. Ils apprécient, mais… C’est pour ça que j’aime la critique et malheureusement on n’a pas assez de bons critiques littéraires dans nos pays. On a des gens qui font des résumés, des commentaires, etc. Dans un livre de trois cents pages, ils peuvent ne s’intéresser qu’à seulement un chapitre et rester dans le fait divers. Pour moi, un livre n’existe que dans sa globalité : l’écriture, le style, le prétexte d’écriture, bien écrit, sans beaucoup de longueurs, sans qu’on s’y perde, qu’on ait envie de continuer à lire, etc. Et les gens n’en parlent pas souvent. On retient l’histoire de l’auteur qui est allé en Europe, qui s’est drogué, etc., après on dit : « Ah ! Le Baobab fou est l’histoire d’une fille qui était allée en Europe parce que sa mère l’avait abandonnée au Sénégal et elle était malheureuse. » Ceci est le prétexte d’écriture, car tout est prétexte d’écriture. Mais c’est complètement différent de l’écriture. Tout le monde a une histoire à raconter. Les gardiens, les vendeuses, les gens qu’on rencontre dans la rue ici, là, derrière… ont des vécus beaucoup plus denses, mais c’est la manière de les écrire. Dans Rue Félix Faure, tout est dans l’ambiguïté du matin : pas de soleil, ces lampes à pétrole, les quatre points cardinaux, la rue déserte, ce cadavre sur le trottoir, le corps découpé en mille morceaux, mais dont les yeux n’étaient pas morts… Je voulais fixer une atmosphère de matin ou de soir. Tout est dans la pénombre qui préside au crime, quoi. Ce que je cherche, c’est un décor magique, des personnages rares. J’aurais pu prendre des Mauritaniens ou des Vietnamiens, mais j’ai choisi des Portugais, la rue des coiffeurs capverdiens, la musique « morna »… Mais même cette hésitation, c’est de la création. J’aime réhabiliter les endroits où j’ai vécu, faire un peu de racolage par-ci, par-là…
MD : Un peu de racolage… Dans quel but ?
KB : Pour les réinventer un peu… Mes hommes à moi se passe dans un bar du XIIIe arrondissement de Paris où travaillait réellement un garçon qui s’appelait Marc. Maintenant, il n’est plus là-bas, mais les repreneurs du bar me demandent toujours de venir y faire une séance de lecture du roman. Je le ferai peut-être un jour. Je connais bien aussi le XIe, tout ce qui est Bastille, Léon-Blum jusqu’à Père-Lachaise, Ledru-Rollin, Gare de Lyon, République… Ce sont des quartiers que j’ai longtemps fréquentés. C’est différent de Cendres et braises qui se passe plutôt dans les VIe et VIIe arrondissements, entre Saint-Germain-des-Prés et le Faubourg Saint-Germain. J’ai habité là-bas aussi.
MD : Vous connaissez mieux Paris que Bruxelles alors ?
KB : Ah non ! Non. Pas du tout. Je connais encore mieux Bruxelles. Ah Bruxelles ! C’est mon Bruxelles ! Même quand je suis à Paris et que je dois faire des courses, je prends le train et je vais à Bruxelles. Je m’y retrouve mieux… Donc vous voyez, la création a aussi ses lieux. La nature, les rues, l’air, l’espace, les couleurs, tout cela joue un rôle très important dans ma vie. Et si je suis comme ça dans la vie, je le suis aussi en création, c’est personnel.
MD : Pour parler d’autre chose Ken Bugul, puisque cette entrevue rentre dans le cadre de la préparation d’un numéro de revue où il sera question de « transnationalisme », j’aimerais qu’on parle un peu des écrivains africains d’aujourd’hui, notamment de leur statut national ou binational, dont la frontière est souvent mal définie, et des problèmes d’édition et d’institution qui viennent avec. Comment appréciez-vous cette question ?
KB : C’est une question trop vaste pour moi. Je dis simplement que, oui, il existe bien des binationaux. On dit « l’écrivain franco-machin », « le chanteur franco-congolais », « franco-ceci », « franco-camerounais », « franco-congolais », ou « québéco quelque chose »… Donc ils ont déjà un statut à part. Là où ils habitent, ils sont aussi influencés par une certaine vision, une perception littéraire, culturelle, par rapport à la réalité de ces pays-là. Et leur capacité ou leur volonté d’intégrer les milieux littéraires où ils vivent fait qu’ils veulent se mettre au même diapason.
MD : Est-ce qu’ils ne se sentent pas en même temps un peu écartelés entre deux cultures ?
KB : « Écartelés » non, je ne crois pas… Le mot est un peu violent. Ils ont fait un choix. Ils sont contents d’être des binationaux. Ils en tirent beaucoup d’avantages, ils ne le regrettent pas, du reste. Et beaucoup de gens ici, des artistes, des écrivains, des peintres et tout, aimeraient aller vivre ou travailler aux États-Unis ou au Canada ou en Europe pour mieux se développer. Parce les conditions sont quand même plus faciles. La communication, la promotion, les contacts… Il y a beaucoup de salons, beaucoup de festivals, beaucoup de rencontres qu’on n’a pas ici. Ici, pour qu’un écrivain émerge, il lui faut vraiment un talent extraordinaire qui « frappe » l’attention, sinon c’est difficile pour un jeune écrivain. On a ici les Cheikh Hamidou Kane, les Aminata Sow Fall, les Boubacar Boris Diop qu’on ne présente plus parce qu’ils sont mondialement connus. Mais il y a aussi toute une nouvelle génération talentueuse qui habite et travaille ici : les Seydou Sow, les Fama Diagne Sène, Nafissatou Dia Diouf, ou Sokhna Benga ou Louis Camara, etc.
MD : Fatou Diome…
KB : Fatou, je ne la considère pas parmi ce groupe parce qu’elle est binationale, elle est française et s’en sort plutôt bien. Pour ce qui est des binationaux, il y en a tellement. Il y a des auteurs africains qui vivent aux États-Unis, d’autres au Canada, d’autres en France, en Allemagne, en Norvège… Ils sont partout et ils ont souvent des professions en dehors de l’écriture.
MD : Plusieurs sont engagés par des universités…
KB : Ils enseignent, oui. Il y en a qui sont journalistes aussi, ils travaillent en tout cas. Alors qu’ici, plusieurs personnes qui se disent « écrivain » ne travaillent pas… ou plus. Aminata Sow Fall avait fait une demande de disponibilité depuis longtemps pour se consacrer uniquement à l’écriture. Mais vous voyez, parfois on a des problèmes matériels, il faut manger, il faut s’occuper de la famille, etc. Moi, l’arrivée d’une facture d’électricité me traumatise à chaque fois… C’est encore plus difficile pour les jeunes auteurs qui vivent ici ou ailleurs en Afrique. Ils ressentent beaucoup le manque de promotion, car la littérature n’est pas dans les priorités nationales, les écrivains ne sont pas soutenus. Nos romans ne nous font pas vivre ici… Moi-même, je suis revenue m’installer à Dakar depuis un an et je n’ai jamais été invitée dans une activité locale ou nationale. C’est plutôt l’Ambassade de France qui m’invite ou l’Ambassade d’Allemagne, donc les milieux étrangers dans mon pays. Les binationaux installés dans les pays occidentaux, eux, même s’ils ne travaillent pas, peuvent être invités dans des écoles, des salons, des festivals, etc., et ils sont plus faciles à déplacer. Tu prends un train, un TGV, un bus et tu es sur place. Tandis que déplacer un écrivain à partir d’un pays africain, la prise en charge est très chère. C’est beaucoup de problèmes, hein ? C’est pourquoi il faut développer l’infrastructure culturelle ici. Il existe une Association des écrivains du Sénégal, mais elle a des problèmes structurels. Qui est dedans, qui n’est pas dedans, on ne sait pas… La plupart des grands écrivains sénégalais n’y sont pas membres. Ils ne nous associent pas, mais nos photos sont affichées dans leur siège. J’irai d’ailleurs enlever la mienne, car ils l’ont placardée là-bas à mon insu… [rires] Bon, après tout, tous les écrivains du Sénégal, même ceux qui ont quitté le pays, forment quand même le patrimoine national…
MD : Est-ce que cela va mieux du côté de l’édition ?
KB : Les maisons d’édition ici ne sont pas renflouées. Elles souffrent depuis les années 1982 avec les Programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale qui avaient demandé l’annulation des subventions pour tout ça… fermer les internats, fermer les centres culturels, etc. Le milieu de l’édition en a pris un bon coup. Le nouveau gouvernement n’a encore rien proposé. Du temps de Wade, comme il était membre de l’Association et président d’honneur, un geste avait été fait. Il avait donné un milliard pour refinancer l’édition, mais la Direction du livre a distribué l’argent à des individus qui se sont créés, entre amis, de nouvelles maisons d’édition au lieu de renflouer les Nouvelles éditions africaines qui ont produit tous les classiques du Sénégal et même d’Afrique.
MD : C’est une question qui paraît en effet très complexe… Mais j’aimerais qu’on revienne un peu sur le sujet de la « création » dont vous avez parlé tantôt. Il me semble qu’on ne peut pas la dissocier de la langue, et notamment de la langue française pour votre cas. Est-ce que vous avez des rapports particuliers avec cette langue française ?
KB : Ah oui ! D’abord ici à la maison on ne parle même pas wolof. Ma fille ne parle pas wolof. Elle est née à Brazzaville, elle a grandi au Togo, puis au Bénin, puis aux États-Unis et est revenue l’année passée. Elle a quelques bribes mais ne parle pas wolof. Elle a habité au Kenya où les gens ne parlent pas wolof mais communiquent en anglais et rarement en français. Au Congo, les gens parlent lingala ou swahili ou d’autres langues que je ne comprends pas. Nous avons donc gardé le français. Au Togo, c’est pareil, ils parlent le mina, l’éwé et nous leur parlions en français pour nous faire comprendre. Au Bénin, c’était pareil, on ne comprend pas les langues, alors à la maison on ne parle que français. Même quand je vois des Sénégalais qui parlent wolof, au début je parle français, mais rapidement je me mets au wolof ensuite…
MD : Donc vous parlez souvent wolof quand même…
KB : Ah oui ! Je parle un très bon wolof même, très authentique. Je viens du Ndoucoumane moi, dans le Saloum. Il faut dire qu’en matière de création littéraire, ce n’est pas une question de langue française ou wolof ou yoruba, mais plutôt de langue qu’on maîtrise le mieux. Par exemple, j’ai le projet d’écrire un jour un livre en anglais, mais avec mon anglais ! C’est-à-dire que la compréhension et la maîtrise que j’ai de cette langue peuvent m’amener à écrire un livre en anglais. Pas « l’anglais », mais mon anglais. Donc, c’est ma langue que j’écris, c’est ça. J’utilise le français comme un outil. Je maîtrise aussi l’anglais et je peux m’exprimer couramment pendant deux heures sans m’arrêter, sans chercher mes mots et me faire comprendre. Un professeur m’avait dit un jour à Yale, aux USA, que puisque je parle aux étudiants en anglais, ils me comprendront mieux si j’écris un livre en anglais. Ils comprendront mieux ma manière de faire des phrases, car c’est avec un rythme qui ne vient ni de la langue française ni anglaise. C’est ma culture et mon vécu qui influencent tout ça. Aux USA, quand une université m’invite pendant un semestre, trois mois ou un mois, je travaille dans les départements francophones, mais en anglais avec les étudiants. Mais en entendant la manière de m’exprimer, les gens disent souvent : « Ah ! Son écriture est influencée par l’oralité. » Pour moi, ça ne veut rien dire. Ce n’est pas de l’oralité parce que dès que c’est écrit, ce n’est plus de l’oral. Je suis plutôt influencée par une atmosphère, des sonorités, par là où je suis née, les langues qu’on parlait… wolof, sérère, toucouleur et autres, car celui qui m’a enseigné le Coran était un Toucouleur. Le wolof de mon Ndoucoumane natal n’est pas le wolof feutré de Saint-Louis. C’est un wolof bruyant, plus expansif, plus ouvert, plus entraînant. C’est cette atmosphère culturelle et linguistique qui influence ma manière de parler et d’écrire, que ce soit en français ou en anglais.
MD : Cela veut dire que vous n’avez pas encore de projet d’écrire un livre en wolof… comme l’a fait Boubacar Boris Diop ?
KB : Non, non, pas du tout. Quand je parle wolof, je le parle parfaitement bien, je préfère le parler bien pour me faire comprendre plutôt que de dire « je vais transcrire le wolof », même si je ne sais pas le faire, même si je transcris selon la phonétique que moi-même je peux comprendre. Par exemple pour le son « gne » je vais mettre /gn/ parce que c’est ça que je connais au lieu de /ň/ ou d’autres signes non français. Je n’irai pas m’inscrire dans une école pour y apprendre le wolof écrit, déjà que je suis tellement paresseuse et recommencer encore des études… En plus, même si j’écris en wolof, je vais devoir donner mon texte à quelqu’un qui connait bien la phonétique wolof pour faire la transcription. Mais la transcription en wolof va-t-elle bien faire ressortir la sonorité, le volume du mot ou le sens que je recherche ? En plus, c’est long à déchiffrer car si je dois mettre trente secondes pour comprendre un mot, comment de temps je vais faire pour lire une ligne, une page, deux cents pages, trois cents pages ? C’est bien, c’est courageux d’écrire en wolof et c’est même expérimentalement bon, mais pour quel lectorat ? C’est une question compliquée et c’est une question de génération aussi. On ne va pas demander à Annette Mbaye D’Erneville d’écrire des poèmes en wolof, à moins de la remettre en classe de phonétique à quatre-vingts ans ! J’utilise mon wolof pour m’exprimer en français, car il y a toute une culture derrière. Mais les autres disent que c’est de « l’oralité ». Il y a de l’oralité en français aussi, en anglais aussi, de la tradition orale en suédois, etc., etc. La Chine a une immense civilisation orale ! Regardez les poètes de l’ancienne Mésopotamie. Les prophètes mêmes, que ce soit Mohamed, Jésus, Moïse, ils ont été transcrits, ils ont vécu oralement ! Par la suite, des langues pour transcrire l’expérience et les religions humaines ont apparu : l’araméen, l’hébreu, le mandarin, l’arabe… La Chanson de Roland est une retranscription… Il y avait en Europe « un art de parler », les troubadours, etc. Même Dieu n’a pas écrit, on a rapporté son « Verbe ». L’oralité a toujours existé partout, elle fait partie de la culture humaine. Mais j’ai l’impression qu’elle est seulement attribuée à l’Afrique. C’est grave… Par exemple, quand j’écris quelque chose comme : « L’homme marchait d’un pas pressé, il courait presque parce que de loin il apercevait son enfant disparaitre à l’horizon et il s’est écrié Euïïïïï ! Euïïïïï ! » En écrivant ce « Euïïïïï ! », j’essaye de matérialiser une voix, de la mettre en contexte émotif et ça, c’est de l’écriture.
MD : Une écriture qui pose aussi des problématiques sociales, des questionnements humains…
KB : Absolument !
MD : Vos personnages, par exemple, semblent si allergiques à tout ce qui est dogme. Ils tentent tout le temps de fuir les cadres étroits.
KB : C’est mon tempérament déjà, donc… Et même quand ils y sont, je fais tout pour les en sortir. J’ai une passion pour la liberté en toute chose. Mes personnages ont besoin d’air et d’espace. Peut-être que cela est aussi lié à mon village natal, Malem Hodar, des paysages à perte de vue, de l’espace infini. J’ai l’impression qu’il y a tant d’espace, qu’il n’y a pas d’horizon. Cette gestuelle ample des gens, cette passion pour la liberté, ce n’est pas idéologique, c’est juste… je suis née dedans. Notre maison était si grande… Je suis la dernière de parents très vieux. Je n’étais pas un enfant qu’on canalisait. Je n’ai jamais entendu des trucs comme « assieds-toi là, mange ça, finis ton assiette, vas te laver les dents, vas te coucher ». Ah non, non, non ! Parce que mon père, quand je suis née, avait plus de quatre-vingt-cinq ans, donc quand j’en avais cinq, il en avait quatre-vingt-dix, quand j’en avais dix, il en avait quatre-vingt-quinze. Il avait perdu la vue. Comment un vieux de quatre-vingt-quinze ans, aveugle, peut courir après un enfant de dix ans pour lui dire « tiens-toi là, assieds-toi, vas te coucher, c’est l’heure d’aller à l’école, etc. » ? On ne m’a jamais rien dit à moi. On ne m’a pas dit non plus que j’étais une fille ; je n’ai pas été éduquée en Jigueen, je n’ai pas eu d’éducation canalisée. Tout ça a fait que j’ai besoin physiquement d’espace. Mes personnages aussi. Y compris dans les pays des grands froids, avec des -20 degrés secs. Pour sortir, aller marcher dans la forêt, où j’ai l’impression que l’air est plus pur et le soleil plus lumineux. C’est très froid, mais plus beau. Les gens aiment le printemps, mais je me dis que l’éclosion de toutes ces fleurs et le pollen développent des allergies.
MD : Vos personnages féminins ont pourtant beaucoup de misère à conquérir cette liberté.
KB : C’est tout le sens de mon travail littéraire, car il faut les sortir de ça. Il faut les mettre au combat. Ils doivent être en mesure de se révolter. Mais c’est différent de la victimisation des femmes. C’est depuis les années 1975, avec ce truc de l’Année de la femme, que tout ça a commencé. Peut-être qu’on n’est pas si malheureuses que ça, en tout cas ici au Sénégal. Maintenant, il y a toujours des pesanteurs : on ne sort pas quand on est marié, oui on va toujours au marché, on va au puits, on va aux champs, on travaille beaucoup… En campagne, si on a les moyens, on peut avoir un âne, un cheval qui aident pour le travail. On peut avoir accès à un puits qui n’est pas loin ou carrément un robinet dans la maison. On peut avoir accès à des moulins pour moudre le grain. Ce sont des moyens pour alléger, mais ça, toutes les sociétés du monde en étaient là. La machine à laver apparaît quand en France ? Les gens frottaient et grattaient avant de l’avoir ! Il n’y a pas longtemps que les gens ont la télé en France ou la machine à laver ou le fer à repasser. Et il y a encore des gens dans les villages qui n’ont pas la machine à laver en France. Mais eux, on les a fait passer pour des victimes, on les plaint. Moi je n’aime pas les gens qui passent leur temps à se plaindre. Surtout les femmes. Quand on est dans une situation insupportable, on s’en libère, c’est tout. Une femme a le pouvoir de dire « niet » quand ça ne lui convient pas, de refaire son baluchon quand elle n’est pas bien dans un ménage. Aller nettoyer les escaliers des immeubles ou vendre des cacahuètes sur le bord de la route pour s’occuper de ses enfants. Voilà. Moi j’y crois. Ce n’est pas parce que le professeur Diouf a dit que quelque chose n’est pas normal que j’en ferais forcément une anomalie. Ça peut être anormal pour lui et me convenir parfaitement. Je cherche mon bonheur là où je me sens en harmonie avec moi-même. Si je suis bien dans quelque chose, où est le problème ? On dit à la femme africaine qu’elle travaille trop, qu’elle est dans un système patriarcal alors que le système dominant en Afrique est le matriarcat. Mais c’est elle qui porte l’Afrique à bout de bras ! C’est elle le moteur du développement de ce continent ! Il faut faire attention à certains discours. En même temps, je ne veux pas qu’elles soient victimes de maladies curables, de fous pervers, de violences, de discriminations, etc. Il faut surtout que les femmes aillent à l’école. Il faut se battre pour l’éducation pour tous, l’accès aux soins de santé, l’accès au microcrédit, l’accès à la propriété, l’accès au même salaire pour le même diplôme et le même travail. Moi, c’est ça que je veux.
MD : Ce sont encore des défis pour de nombreux pays…
KB : Quand j’étais en France récemment, on ne parlait que de violences faites aux femmes, de femmes battues ou assassinées. Les statistiques disaient que chaque jour une femme meure ou tombe malade suite à la violence conjugale. Mais ici au Sénégal, avec la presse qu’on a, combien de fois on rapporte la mort de femmes suite à la violence conjugale ? Des accusations, il y en a et il faut réagir, mais ce n’est pas courant. Qui ose aujourd’hui agresser ou frapper une femme de mon âge dans la rue ou à la maison ? Mais ça porte malheur ! En Afrique, nous avons quand même des croyances qui protègent. On dit que si tu veux réussir dans la vie, il faut respecter ta mère et toutes les autres mères. C’est une protection sociale symbolique…
MD : Pourquoi les femmes ici ne traduisent-elles pas cette reconnaissance sociale en programme politique ?
KB : Mais parce que c’est encore le domaine des hommes ! Dans notre pays et partout en Afrique, les femmes se contentent de jouer les seconds rôles en politique et n’intéressent les acteurs politiques que pour leur capacité de mobilisation communautaire. Ce sont elles qui dirigent les GIE [Groupements d’intérêt économique], les coopératives, les tontines, d’où leur potentiel électoral…
MD : Faire de la littérature pour vous, c’est prendre en compte tous ces sujets ?
KB : Oui, bien sûr. Bien sûr.
MD : Je ne vais pas finir cet entretien, Ken Bugul, sans qu’on parle un peu de vos nouveaux projets maintenant que vous êtes de retour à Dakar.
KB : Des projets, j’en ai toujours. J’en ai sur les grandes préoccupations du monde, sur la mondialisation, sur l’intégrisme religieux aux frontières du Sénégal. Je pense beaucoup à écrire une trilogie dakaroise. Sur le Dakar des années 50 aux années 60, puis des années 60 aux années 80 et des années 80 à nos jours. J’aimerais décrire le Dakar que j’ai connu depuis mon enfance, quand j’étais à l’école primaire. Cette belle ville d’antan, cette société équilibrée, ces citadins très religieux mais sans fanatisme, etc. Ce sont des projets que j’espère avoir la santé de mener à terme.
MD : Eh bien merci beaucoup Ken Bugul de m’avoir accordé cet entretien très convivial.
KB : C’est moi qui vous remercie de vous être déplacé jusqu’ici.
Propos recueillis à Dakar le 5 juin 2014.
Edem Awumey : « Je suis quelque part un écrivain de la route »
Mbaye Diouf : Bonjour Edem Awumey et merci d’avoir accepté de faire avec moi cet entretien qui entre dans le cadre de la préparation d’un numéro de revue portant sur la dimension « transnationale » des littératures africaine et antillaise. Alors j’ai pensé tout de suite à vous et je vais aller droit au but en vous demandant comment, en tant qu’écrivain du XXIe siècle, vous percevez l’irruption de toute cette terminologie moderne en « trans » ? Est-ce que ça vous fait peur ?
Edem Awumey : Enfin… c’est intéressant. J’ai quelques collègues écrivains qui regardent cela, qui disent que l’université a ce don de nous rapporter des concepts qui sont à la fois pas très jolis, mais très forts. Non, ces mots ne me font pas peur. Cela traduit plutôt que la recherche évolue et, de plus en plus, [que] la chose est nettement plus complexe. On a peut-être besoin de ces termes-là pour essayer d’y voir clair, de reconnaître des phénomènes à la fois socio-littéraires et autres… Non, cela ne m’effraie pas trop. En réalité, un écrivain peut être profond avec un style plus direct. Je pense à Kourouma qui, quand on évoquait devant lui certains termes assez costauds pour parler de son oeuvre, Kourouma, très franc, on va dire très spontané tel que je le connaissais, il répondait toujours : « Ah bon ? Comment vous avez trouvé tout ça ? » [rires] Mais je trouve qu’en bonne partie, ça dit quelque chose de la réalité des écrivains d’aujourd’hui.
MD : Oui, je perçois l’enseignant dans votre réponse, car je rappelle que vous enseignez aussi à l’université. Mais concernant l’écrivain Awumey, je constate que vos deux derniers romans posent encore la lancinante question de la mémoire. La mémoire douloureuse dans Rose déluge et la mémoire désirée dans Explication de la nuit. Pourquoi cette insistance ?
EA : Pourquoi je fais cette insistance ? Alors je pense que pour ces deux oeuvres-là, cela répond à deux éléments, à deux échos chez moi. D’un côté, Rose déluge parle du continent sud-américain, de la Louisiane, du Mississippi, mais aussi d’un rêve d’enfant. Tu sais, moi, j’étais encore gamin quand mon père avait rapporté à la maison quelques livres qui parlaient des rapports entre Noirs et Blancs aux États-Unis. Il y avait des films d’animation, les Thompson…. et surtout un essai qui m’avait beaucoup marqué Les Noirs dans la civilisation américaine de Margaret Just Butcher. Je sortais à peine de l’adolescence quand j’ai lu ce livre-là dans ma petite ville de Lomé sur la côte ouest africaine. Et c’est l’une de mes premières portes d’entrée dans le monde. Je découvrais la difficile vie des Noirs dans le sud des USA quand on sait que beaucoup de ces Noirs-là sont remontés vers Chicago, vers New-York…
MD : Oui, en effet.
EA : Ensuite, quelqu’un disait : « Comment veux-tu comprendre l’histoire des Noirs américains si tu n’as jamais été dans le Sud ? » J’ai donc lu ce livre et beaucoup d’autres ensuite. Et c’est à partir de ce moment-là que le Sud américain a commencé à me hanter. Et quand on fait des études de littérature, on est en grande partie marqué par la négritude et on découvre que c’est un mouvement qui a été influencé par les écrivains noirs américains, par le mouvement de la Renaissance de Harlem, etc. Le facteur commun de tous ces mouvements est l’exil et des conditions partagées. Il y a donc déjà là quelque chose de « transnational ». Et bien évidemment, moi quand j’étais jeune je ne savais pas encore ça… La littérature africaine écrite n’est pas née à Dakar, ni à Cotonou ou à Abidjan. Elle est née en quelque part à Paris dans les couloirs de la Sorbonne, elle est née également dans les rues de Harlem. Alors, très vite, moi j’étais sous l’influence de ces lectures-là.
MD : Est-ce qu’on peut donc dire que la littérature africaine, dès le début, est « transnationale » ?
EA : Oui, je pense qu’on peut dire ça. Et toute littérature est par définition « transnationale », qu’on le veuille ou non. En particulier la nôtre. La langue française de cette littérature est une langue coloniale que nous avons reçue dans un contexte historique déterminé. Écrire dans cette langue c’est déjà dire les réalités africaines avec une langue qui, au départ, était celle de l’Autre. Et peu à peu, les écrivains ont tenté de se réapproprier cette passionnante langue française.
MD : Ce que vous dites est important parce que cela vient remettre en cause une certaine critique de la littérature africaine qui la veut confinée à l’Afrique, qui parle uniquement de l’Afrique, se fait en Afrique, collée à l’Afrique, etc., alors que la réalité semble être toute autre…
EA : Je dirais une réalité « autre ». Je crois que c’est justement au contact de l’autre en tant qu’espace et l’autre en tant qu’auteur ou culture que cette littérature est devenue celle qu’on connaît.
MD : Est-ce que cela n’induit pas une sorte « d’entre-deux » dans cette littérature ? C’est-à-dire des auteurs pour la plupart migrants, je prends votre exemple, avec des oeuvres orientées vers l’Afrique. Ou encore des auteurs qui sont y installés, qui travaillent et vivent là, mais qui vont « domicilier » si je peux dire leurs actions en dehors de l’Afrique. Cela veut-il dire que les textes se construisent indifféremment sur le mode du voyage et du déplacement ?
EA : De notre temps, oui. Absolument. Il y a, comme tu le sais, toute cette génération de gens qui ont des bourses et qui sont partis à Paris pour les études ou à New York. Depuis New York, des liens se sont noués avec l’Afrique. Il y a bien évidemment ceux qui sont partis, vendus comme esclaves, mais il y a aussi ceux qui sont restés sur la Côte et qui ont assisté à l’arrivée et au départ des négriers et des autres voyageurs, des explorateurs, par exemple. C’est une forme d’ouverture sur le monde. Moi, je viens de Lomé, donc d’une côte, comme Ouidah au Bénin, comme Elmina au Ghana qui ont été de grands ports négriers aux XIVe et XVe siècles. Le contact était établi avec Salvador de Bahia au Brésil parce la plupart des esclaves étaient capturés sur ces côtes-là. Donc, je pense que notre histoire et notre géographie nous laissent très très ouverts sur le monde et la littérature africaine, dès le début, a été condamnée à cette « transnationalité ».
MD : Pour revenir à votre propre littérature, peut-on dire qu’en assumant cette transnationalité, cela la rend aussi nécessairement transculturelle ?
EA : Je pense que oui, dans une large mesure, parce que ce qu’on appelle la « nation » peut être un piège pour l’écrivain. C’est-à-dire quelque chose qui enferme le regard. Je pense que oui, d’une certaine façon, se projeter dans cette transnationalité-là implique forcément la donnée culturelle. Je vois la culture comme quelque chose de plus large. Les nations, pour moi, ce sont des fabrications différentes des cultures qui, elles, peuvent être assimilées à des phénomènes plus naturels. De tous temps, les hommes ont circulé, voyagé, se sont parlés, des contacts se sont faits paisiblement, sans violence. Mais aussi souvent très violemment, je sais. Malgré tout, les hommes ont toujours circulé et cette circulation condamne les cultures à une interpénétration. On a vu des réflexes nationalistes qui pouvaient s’expliquer dans le temps, par rapport à l’histoire, parce qu’à certains moments il a fallu se libérer de la colonisation ou de l’occupation. La colonie, à un moment donné, avait porté à l’avant-plan les questions nationalistes qui, pour moi, sont toujours des questions temporaires. La question culturelle, elle, existe avant nous. Elle est là avec nous et elle continuera après notre petite existence. Grosse question, donc, mais pour me résumer, il me semble qu’avant de dire que tel écrivain est transnational, on doit d’abord dire qu’il est héritier d’une transculture.
MD : Pour les écrivains installés à l’extérieur de l’Afrique qui assument cette transculturalité, qu’est-ce que cela exige de leur côté ? Est-ce que cela demande une forme de négociation, un renoncement, une décision singulière ?
EA : Non, moi je ne le vois pas comme ça. C’est vrai que j’ai écrit quelques romans qui se prêtent à ce type d’analyse… Quand j’ai écrit le premier, Port-Mélo, je vivais en Europe et c’était la première fois que je quittais mon cercle familial africain. Je crois que le fait d’être parti m’a permis de mieux entrevoir l’Afrique à l’époque, c’est-à-dire que cette sorte de distance m’a permis de mieux voir l’Afrique, de mieux l’interroger, de mieux l’observer. Je crois que c’est ça. J’ai vu combien ses cultures étaient complexes et dynamiques. Donc non, il n’y a pas de négociation encore une fois. Je pense qu’avant de nous retrouver hors de l’Afrique et dans la géographie, les livres et nos lectures, dès le départ, nous ont cassé les portes et les limites du monde.
MD : Cette distance qui vous a permis de voir autrement l’Afrique vous a-t-elle aussi permis de faire autrement la littérature et de mettre en avant une réflexion sur l’Afrique et sur ses problèmes ? Je pose cette question parce qu’il me semble que la question sur l’homme y est une constante. Le devenir de l’homme dans la société, les moyens que l’État peut mettre en place pour préserver l’homme, etc. Et ces questions sont souvent mises en rapport avec l’exil. Est-ce que c’est une tendance forte de votre littérature ?
EA : Bonne question… L’idée qu’il faut être des hommes neufs m’a toujours préoccupé. Ce qui était dès le départ intéressant pour moi, ce n’était pas d’interroger l’homme africain, l’homme européen, l’homme qui est parti et qui revient de temps en temps, l’homme dans sa transculturalité… Non, honnêtement c’est l’homme neuf. Celui dont parle Fanon. Tu sais ce que Fanon voulait dire par là ? Qu’il nous faut dépasser notre condition étroite, nos limites premières. Les limites à la fois de la culture, de la géographie, des préjugés. Les limites d’une histoire qui nous emprisonne. C’est donc de nous recréer au-delà justement de la question, la question piège de la nation. Oui, c’est très intéressant, venant d’un continent où l’on disait : « L’homme c’est aussi la communauté. » L’homme ne se définit pas sans la communauté, sans le cercle, sans la tribu d’où il est issu. Il ne se définit pas uniquement à l’intérieur de ceux-ci non plus.
MD : Et j’ai vu que vous entretenez sur la même thématique une proximité intellectuelle très profonde avec Tahar Ben Jelloun et, notamment, sur la question de l’exil. C’est vrai que vous vous rencontrez sur ce sujet-là ?
EA : Oui oui, c’est vrai. Je n’ai pas toujours l’occasion d’en parler. Il était le jeune esprit curieux dans le Maroc de Mohamed V, comme moi dans le Togo des années 1990. Ce sont des périodes d’interrogation… et le discours de François Mitterrand à la Baule révèle que la plupart de nos pays demeurent encore, pour moi, des colonies françaises. Je le dis et l’assume. Dans la plupart de ces pays-là, c’est par la rue, les manifestations de la jeunesse, les révoltes étudiantes que le changement a commencé. Qu’on a enfin osé défendre la veuve et l’orphelin sous les tropiques… Et on sait combien il y a eu d’émeutes, de répressions, de disparitions, etc. Tahar, qui fut mon mentor pendant quelques années, a vécu tout ça avant, dans les années 60-70. Alors, il me semble que cette période-là a été fondatrice dans son écriture. Ce qui m’a le plus, dès le départ, intéressé chez cet écrivain, c’est son rapport à la route, au voyage, au cheminement. A priori, cela n’avait rien à voir avec la grande question de l’exil. Je pense à ce livre de Tahar qui s’appelle La Prière de l’absent où les personnages font le voyage par la route jusqu’à Fez pour faire leur pèlerinage au mausolée de Moulay Idriss. Il y a quelques années, je suis allé à Tanger pour voir Tahar Ben Jelloun et il m’a dit : « Écoute, on s’en va à Fez. » Et avec lui, j’ai fait la route de Fez, comme les personnages, et ça a été une expérience formidable. C’est la même route de ces personnages qui ont tellement marqué mon adolescence en Afrique ! Tanger aussi a quelque chose de très frappant : c’est la pointe où beaucoup de jeunes gens se tiennent debout, là, face au détroit de Gibraltar, pour tenter de prendre clandestinement un bateau et aller en Espagne. Une réalité que décrit très bien Mathias Enard dans son dernier roman, Rue des voleurs. Donc j’ai vu ces jeunes-là, désoeuvrés, dépourvus de tout sauf de l’espoir et qui se tiennent là. Finalement, c’est ça aussi parler de l’homme, l’homme exilé, l’homme moderne…
MD : L’homme dans son cheminement personnel, voulez-vous dire ? Chez vos personnages aussi, il me semble que leur cheminement est très particulier. Est-ce que cela est révélateur d’une quête, d’une recherche d’eux-mêmes ou d’une trace quelconque, d’un idéal ou même d’une utopie ?
EA : J’ai eu un père qui a fait quelques métiers dans sa vie. Mon père, très jeune, a d’abord travaillé pour un peintre français. Il a été, pendant longtemps, son homme à tout faire. Cuisinier, gardien, etc. Puis mon père est devenu musicien, il a fait partie de l’orchestre Melo-Togo, l’un des tous premiers orchestres créés à Lomé sur la côte ouest à l’époque. Après, il est devenu géomètre, arpenteur, topographe… il aimait prendre des mesures, faire des plans et ainsi de suite. Mon père n’était pas un homme enfermé dans un bureau. Dans l’un de mes livres, j’ai parlé d’un architecte farfelu qui trace les plans. J’ai passé une partie de mes vacances en suivant mon père sur les routes et, très tôt, j’ai été marqué par cela. Je me suis toujours demandé comment cet homme a été construit par ce cheminement-là, par ces différents métiers qu’il a faits durant sa vie.
MD : Cela ne fait pas pour autant de votre littérature une oeuvre entièrement autobiographique…
EA : Je pense que… je ne sais pas… Il faudrait peut-être que chaque écrivain, à un moment dans sa vie, passe par le divan du psychanalyste.
MD : Certains de vos romans mènent loin… Jusqu’en Amérique et je pense encore à Rose déluge… Pourquoi ? C’est en lien avec votre propre parcours ?
EA : Oui, je suis quelque part un écrivain de la route. Écrivain de la route à la fois réelle et rêvée, imaginaire quoi. Car au départ la route fut rêvée. Dans les années 90, la précarité était – et reste encore – la hantise de tout jeune Africain. Donc moi et mes copains, après le bac et les premiers diplômes à l’université, on voulait aller voir ailleurs, on cherchait le bonheur, la liberté. Le bonheur économique, c’est un objectif quand tu viens d’une famille bien modeste. La route rêvée vient de là, de ces chemins d’Europe ou d’Amérique. Elle est tracée par l’histoire. Cette route-là qui conduit droit de la petite côte du golfe de Guinée au sud des USA et vers Salvador de Bahia au Brésil. Moi, je me suis dit : « À quoi ressemble ces mondes-là ? » Moi j’ai grandi avec des copains de classe qui s’appelaient Dosfrez, Ferrera, Oliveira… qui sont des descendants de Brésiliens. Ceux qu’on appelle chez nous des « agoudas ». Kangni Alem a d’ailleurs écrit un très bon roman sur le sujet, qui s’appelle Esclave. C’est-à-dire que ce sont des esclaves pris sur la côte ouest et vendus à Salvador puis [qui] se sont révoltés. Et ceux qui ont été condamnés après ces révoltes ont été renvoyés en Afrique et certains ont gardé les noms de leurs maîtres brésiliens. Certains affranchis et d’autres ne sont jamais revenus. C’est très intéressant…. Et moi, quand j’étais petit, à Lomé, cela ne m’a jamais semblé étrange qu’un copain s’appelle Freida ou Olympio, comme le premier président du Togo, Sylvanus Olympio qui est un « agouda » du Brésil. C’est toute cette histoire que je voulais redécouvrir en Amérique du Nord et du Sud. Ce qui m’a mené de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une route de la peau et du nom. Et puis il y a cette troisième route, toutes ces routes-là qu’on a envie de lire dans le texte. Ça renvoie aux livres de Tahar Ben Jelloun, ça renvoie aux livres de Jack Kerouac, ça renvoie au Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono, à L’Aventure ambiguë…
MD : Ce sera ma dernière question Edem : est-ce que vous pensez que pour les auteurs africains qui ont quitté ou qui sont restés en Afrique, cette littérature de la route ou du voyage sera une tendance forte à l’avenir ?
EA : Une tendance forte, je ne sais pas. Je ne sais pas… Je crois que ça va rester une constante, un paradigme auquel il nous est difficile d’échapper.
MD : À cause de l’histoire ? Des différents déterminismes ?
EA : À cause de l’histoire, justement. À cause du fait que l’on continue de circuler, on continue de voyager, volontairement ou involontairement. À cause du fait que les écrivains qui sont partis, qui sont du côté de Paris, New York ou Montréal écrivent des livres, mais ils font aussi des enfants. Voilà. Les enfants, c’est aussi une façon de continuer à se poser des questions et à y répondre… Ce que je peux dire, c’est qu’on va de plus en plus assister à l’émergence d’une littérature du retour. Le retour physique, en Afrique, parce qu’on ne peut pas toujours cantonner l’Afrique dans les schèmes de la misère et de la violence. Les changements sont longs, mais ça change. Il y a des jeunes qui, après leur expérience à New York ou à Montréal, rentrent au pays. Il y a des retours temporaires aussi. Le dernier roman d’Abdourahman Waberi pose bien cette question. Le retour du personnage à Djibouti est fait de surprises en surprises plus ou moins bonnes. Il y a la curiosité de ceux qui sont partis et qui reviennent quinze, trente ans plus tard, voir l’état des lieux ou comment les choses vont changer. J’ai des amis ici qui n’y sont pas retournés depuis vingt ans. Quand je leur dis que ça change beaucoup et vite, ils répondent : « Ah oui ? C’est vrai ? Comment ? » C’est toujours la première question : « Est-ce que c’est vrai ? » Moi je dis que ça bouge à Cotonou, à Ouagadougou, à Bamako et la nouvelle littérature va traduire ce fait. Donc oui, certes, on est parti et on a raconté ce départ. On a raconté l’exil. Ce serait bête de ne pas raconter ce retour…
MD : Je pense qu’on a bien trouvé notre mot de la fin… qui annonce peut-être en même temps les futurs sentiers de la littérature africaine… Qu’en pensez-vous ?
EA : On va voir…
MD : Écoutez Edem, ça a été un entretien très fructueux et je vous remercie beaucoup d’avoir accepté si vite et si tard de m’accorder cette entrevue. Vraiment, merci.
EA : C’est avec plaisir Mbaye.
Propos recueillis à Québec le 25 août 2014.
Appendices
Note biographique
Mbaye Diouf est professeur adjoint à l’Université McGill. Ses travaux portent sur les écritures identitaires, les énonciations romanesques postcoloniales et les sémiotiques féminines francophones. Il a publié Roman féminin contemporain. Figurations et discours (L’Harmattan, 2014) et codirigé l’ouvrage Société et énonciation dans le roman francophone (Recherches francophones, no 3 [2009]). Il a par ailleurs publié plusieurs articles sur Cheikh Hamidou Kane, Anne Hébert, Léopold Sédar Senghor, Marguerite Duras, Mongo Beti et Fatou Diome. Il coordonne présentement le volume 44 de la Revue de l’Université de Moncton (« Sémiotiques du texte francophone migrant. Traversées et langages », à paraître en 2016).