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En 2004, Jacques Chevrier propose le néologisme de la migritude pour caractériser une nouvelle génération d’auteurs d’origine africaine installés en France. Il évoque alors une « Afrique [qui] n’a plus grand-chose à voir avec les préoccupations de leurs aînés[1] ». Cette délimitation renforce un contour générationnel tracée par Waberi en 1998 autour d’une « vingtaine d’écrivains vivants pour la plupart en France[2] ». Ces écrivains, que l’on peut considérer comme sortant de la cuisse des écrivains du désenchantement, sont débarrassés

des schémas idéologiques de leurs prédécesseurs dont la ferveur tiers-mondiste n’avait d’égale que la foi sans faille en une littérature d’engagement et d’éducation des masses et [ils] sont écoeurés par les errements politiques en cours dans leur pays d’origine quand ce n’est pas carrément l’implosion de l’État-nation. [Ils] sont séduits et tentés peut-être par les succès des écrivains de la World fiction[3].

Ce tracé, sur la base de la mobilité et de la migration[4], s’encastre dans une dynamique plus ancienne qui a fait mettre en circulation l’expression « écritures migrantes » sous la plume de Robert Berrouët-Oriol dans la revue Vice versa (décembre 1986-janvier 1987) et grâce aux travaux de Régine Robin, complétés par ceux de Yannick Gasquy-Resch[5] et, plus récemment, de Simon Harel[6]. Le Dictionnaire du littéraire définit la « littérature migrante » comme une pratique qui s’est développée « à côté de la littérature de l’exil » et qui comprend :

[L]es auteurs et les thèmes qui traduisent les vastes déplacements de population suscités par le développement capitaliste occidental. Cette littérature largement acculturée par les pays d’accueil et qui développe une interrogation identitaire spécifique est produite par les migrants eux-mêmes, mais également par la deuxième ou la troisième génération de leurs descendants[7].

La notion est ainsi devenue un véritable concept qui a migré de la littérature québécoise vers le champ littéraire de l’Afrique noire francophone, où on la convoque pour désigner les oeuvres produites par des auteurs africains résidant en France essentiellement. Le concept semble y avoir connu une bonne fortune : des travaux, de plus en plus importants en nombre et en qualité, se sont penchés sur l’analyse de cette écriture à partir du paradigme de la migration[8].

Dans le champ critique, certains analystes estiment, cependant, que la thématique de l’immigration en France des auteurs ou de certains de leurs personnages n’est pas nouvelle dans le roman. En ce sens, Odile Cazenave rappelle que « le parisianisme », ressuscité par Jules-Rosette, remonte aux années 1950-1960[9]. Dans le numéro que Palabres consacre au thème de « l’immigration et ses avatars »[10], Frédéric Mambenga-Ylagou précise que la première phase de la littérature de l’immigration[11] des années 1950-1960 est celle où « les premiers écrivains comme Ferdinand Oyono, Bernard Dadié, Aké Loba et Yambo Ouologuem voyaient la situation d’immigrés de l’extérieur[12] ». Avec pour titre « Être ou ne pas être : la littérature africaine de l’immigration n’existe pas », son article montre que le paradigme de l’immigration a toujours existé dans cette littérature.

Or, ce qui a changé et qui, peut-être, fait sens ou renouvellement du sens, c’est que l’écriture migrante, telle qu’elle émerge de la littérature québécoise, « s’inscrit dans la mouvance plus générale du postmodernisme qui, dans son “aveu de l’excès des savoirs”, […] remet en question l’unicité des référents culturels et identitaires[13] ». Ainsi, « les enfants de la postcolonie » se caractérisent à la fois par la possession de deux ou plusieurs passeports et par leur discours souvent frappé du sceau de la répudiation sans ambages d’une certaine catégorisation identitaire et du rejet des « étiquettes ethniques au profit des inclusions dans les appellations globalisantes, du genre “écrivains francophones” ou “écrivains”[14] ».

Une problématique de recherche nous semble s’articuler autour des points suivants : le niveau méthodologique que communiquent les écritures migrantes dans le roman de l’Afrique au sud du Sahara ; la rupture cognitive que ces textes présentent et qui autorise à les constituer en corpus autonome d’analyse ; la reconfiguration discursive, esthétique et épistémologique qu’ils introduisent dans la littérature francophone ; et, surtout, le paradigme théorique convoqué pour lire le déploiement de la « migrance littéraire » dans son sens le plus ouvert. Cette migrance serait le potentiel de la mobilité : une mobilisation des paramètres susceptibles de cerner (ou mesurer) la création, la production et la diffusion du produit littéraire.

Partant du postulat selon lequel la littérature migrante subsaharienne a émergé dans les années 1990, la présente analyse s’appuie sur l’hypothèse suivante : l’expression littéraire nouvelle de la migration, qui constitue l’écriture migrante, peut se lire dans un réaménagement de l’ethnoscape, concept établi par l’anthropologue Arjun Appadurai[15], en ethnoscopie littéraire.

Nous nous appuierons sur un échantillon de quatre oeuvres choisies de sorte à couvrir les décennies 1990 et 2000 : Un rêve utile[16] (1991) de Tierno Monénembo, Bleu, blanc, rouge[17] (1998) d’Alain Mabanckou, Place des fêtes[18] (2001) de Sami Tchak et L’Homme qui m’offrait le ciel[19] (2007) de Calixthe Beyala. Écrits par des auteurs installés en France au moment de leur parution – Monénembo est retourné, depuis, en Guinée –, ces textes thématisent tous l’immigration en France avec des narrateurs d’origine africaine.

Ainsi, nous tenterons, à partir du concept d’ethnoscape, d’interroger la désignation d’un ensemble de romans comme écritures migrantes, les configurations discursives que ces romans engendrent sous cette terminologie et leur rapport au contemporain.

1. De l’ethnoscape à une ethnoscopie littéraire ?

Étymologiquement, la « migration » renvoie au déplacement, « déplacement de population », « déplacement en groupes ». Daniel Chartier propose une dissection presque entomologiste des littératures gravitant autour de la mobilité nouvelle[20]. De façon générale, il distingue l’écriture migrante, qui ne constitue pas une simple expression de l’immigration et de la thématique de la difficulté d’intégration que cette dernière implique. Fondée sur l’immigration, l’écriture migrante prend en charge aussi la mobilité, l’hybridité et ses formes particulières, en somme le « passage migratoire » et le déplacement, qu’elle intègre comme facteurs de modification de l’imaginaire dans la création.

Pour analyser la nouvelle dynamique ainsi observée, Jacques Chevrier a formé, sur le principe de la « négritude », celui de la « migritude », qui prend essentiellement en compte la migration comme élément de base, avec une définition inscrite dans une perspective chronologique cherchant le point de rupture. L’itinéraire tracé est bien celui du passage d’une écriture de l’héroïsme, qui est mythifiante, vers des textes de la démythification[21], textes de la survie en Occident. Cette conceptualisation suggère que le discours de ces écrivains « se trouve décalé, décentré, dans la mesure où ils se trouvent placés en position d’expatriés par rapport à un continent qu’ils ont quitté (volontairement ou non), que peut-être ils n’ont pas connu sinon par ouï-dire[22] ». À l’analyse, il s’agit plus d’un paradigme qui remplit essentiellement un rôle de facteur discriminant ou de « trait pertinent » (dans le sens où les linguistes utilisent cette notion). La migritude dit la rupture, l’accroche à des positions, à des localisations spatiales qui infléchissent la production littéraire sans offrir concrètement un outil textuel d’analyse.

L’ethnoscopie littéraire semble offrir un outil approprié pour analyser ces textes. Référence presque incontournable dans l’analyse des flux globaux, les outils conceptuels d’Appadurai, souvent cités, ne bénéficient pas d’une exploitation systématique de nature à souligner l’opérationnalité des notions mises en circulation. Compte tenu de la difficulté de lecture de la culture dans le contexte des flux globaux, Appadurai propose de prendre en compte cinq champs homogénéisés, traversés à la fois par une force disjonctive et une autre de superposition. Disjonctive, la démarche débouche sur la nomenclature des « scapes » (c’est-à-dire les paysages) : le mediascape, le finanscape, le technoscape, l’ideoscape et l’ethnoscape. Cet appareillage génère une prise de conscience de la mobilité des éléments culturels, mais il permet aussi, d’un point de vue analytique, de les isoler comme éléments de connaissance.

Dans ce système complémentaire soumis aux flux, l’ethnoscape est l’ensemble des « paysages des mondes imaginés[23] ». Le concept d’ethnoscape d’Appadurai définit le paysage constitué par l’immense variété démographique en mouvement. Cette caractérisation des flux migratoires globaux, jalons pour une anthropologie transnationale, est suffisamment souple dans son opérationnalité pour permettre l’analyse de la complexité des situations. L’ethnoscape serait ce lieu du nouveau projet ethnique où « les groupes migrent, se rassemblent dans des lieux nouveaux, reconstruisent leur histoire et reconfigurent leur projet ethnique[24] ». La forme de ce « fondu enchaîné », cet espace fuyant, non localisé, bref ce « paysage imaginaire », se mesure « sur la vaste étendue duquel sont dispersées des identités déplacées, recomposées, inventées[25] ». Au niveau analytique, l’ethnoscape serait d’abord une approche descriptive des objets en transit ; puis une pragmatique de l’axiologie de leur production de sens et de signification ; et enfin, une prise en compte du défi épistémologique (autant par rapport à la reconnaissance de l’objet à analyser qu’à la question de la contemporanéité de la lecture) que ces transferts engendrent.

De nature descriptive, l’ethnoscape – qui facilite une « phénoménographie », une analyse de la performance et l’axiologisation de la mobilité des éléments culturels – est un concept pertinent pour lire nombre d’effets de la globalisation actuelle et peut être, à l’occasion, un efficace outil d’analyse textuelle. Au-delà de son crédit cognitif, le concept fournit un outil d’évaluation pour une lecture pragmatique des textes dont l’enjeu épistémologique serait lié au statut de la représentation dans un paysage de la mobilité, du transfert, de la vitesse.

Toutefois, comme paysage, peinture ou représentation figée, cet outil, qui « engage une ethnographie mobile[26] », peut poser aussi des problèmes pour déterminer comment le paysage s’est retrouvé là, quels sont les véhicules de ce transfert, et quelles sont les forces mises en branle. C’est que la mobilité, flux globaux compris, est le terme générique qui englobe l’ensemble des opérations du déplacement, de la translation, de la dynamique, du changement, de l’évolution, du dépassement de la frontière, du to beon the road. Ainsi, pour définir la mobilité, John Urry convoque, dans une perspective sociologique, les métaphores du fluide, du nomadisme et du tourisme et, au niveau politico-économique, celles liées à la région/société (État-nation) du flux et des réseaux[27]. Dans une perspective littéraire critique, comment exploiter ce réseau métaphorique ?

S’inspirant du concept d’ethnoscape d’Appadurai, Laurier Turgeon propose l’ethnoscopie[28] pour lire la présence d’un paysage ethnique basque au Québec, dans la municipalité régionale de comté (MRC) des Basques, dont le « paysage [était] saturé de signes qui renvoyaient à un au-delà du temps et de l’espace, à une altérité radicale : une bien lointaine ethnicité basque[29] ». Sa démarche, qui s’appuie globalement sur celle des flux globaux d’Appadurai, propose de considérer « le paysage [comme étant] formé par des individus qui construisent le monde mouvant dans lequel nous vivons[30] ». Avec l’article de Turgeon, l’ethnoscape, plus qu’un outil de lecture systémique, devient une grille d’évaluation,

un système en équilibre, […] continuellement mi[s] en déséquilibre par l’existence d’une multiplicité de lectures possibles du paysage, par l’existence d’une multiplicité de tensions qui font qu’[il] entretient un rapport nécessairement dialogique avec un ensemble plus large, qui l’englobe, soit un contexte de mondialisation[31].

De façon indirecte, ce passage de l’ethnoscape vers une ethnoscopie littéraire pour lire et analyser la textualité des écritures migrantes francophones opère un retour insidieux de la problématique de recherche développée par Deleuze dans Image-mouvement[32]. En effet, dans cet ouvrage où il bâtit surtout la connaissance et la spécificité du cinéma autour du mouvement distinguant une image-mouvement et une image-instant, il recommande d’« extraire des véhicules ou des mobiles le mouvement qui est en la commune, d’extraire des mouvements la mobilité qui en est l’essence[33] ». Cette décomposition met à nu une forme (le véhicule), la translation (le mouvement) et la force motrice, l’énergie qui en serait le principe de mobilité. Face à la difficulté de saisir et d’analyser le mouvement et la mobilité, il a inscrit ces derniers dans les horizons de la durée et du « Tout »[34]. Au centre du système deleuzien – de nature matérialiste, déconstructiviste et relativiste –, l’analyse favorise donc les plans et les cadres où les découpages sont fonctionnalisés et favorisent leur non-limitation.

L’un des enjeux de l’ethnoscopie littéraire se loge dans le rapport que les écrivains migrants entretiennent avec les trois niveaux de l’écriture migrante : l’expérience du pays d’origine, celle de la migration/mobilité et celle du devenir du pays d’accueil. L’ethnoscopie littéraire serait une grille de lecture qui dirait l’écriture, la représentation, la mise en texte de la mobilité ethnique en tant qu’ensemble des traits culturels repérables. Ainsi, l’écriture migrante est la représentation, le landscape (paysage) où le point de départ est la déterritorialisation et où le point de chute est le flux bariolé de ce paysage et les péripéties de sa tentative de reconstitution ou de recomposition dans le pays d’immigration. Entre les deux se trouvent le trajet et la dynamique qui l’anime. Appadurai conclut d’ailleurs à une « ethnicité, qui était autrefois un génie contenu dans la bouteille d’une sorte de localisme [et qui] est désormais une force globale qui se glisse sans arrêt dans et à travers les fissures entre États et frontières[35] », rejoignant nombre d’auteurs migrants qui refusent même la notion d’identité[36].

Outil analytique de l’écriture migrante, l’ethnoscopie littéraire est intégrée comme matériau d’analyse en fonction du trait transversal de l’immigration ; sa représentation va au-delà de la migritude et de sa vision taxinomique.

2. Ethnoscopie et configuration discursive de l’écriture migrante

Selon Jacques Chevrier :

[U]n certain nombre de configurations discursives qui prévalaient jusque-là […] vont donc rechercher leur légitimité littéraire en se désengageant simultanément de la culture d’origine et de la culture d’accueil, en vue d’inscrire leur démarche dans un nouvel espace identitaire dont les frontières font éclater les cadres ordinaires[37].

Deux traits s’imposent d’emblée par rapport aux limites de l’ethnoscopie littéraire ainsi tracées à grands traits : une centralité de la topique de la mobilité et de la figure du migrant.

Une topique de la mobilité : question de véhicule

Pour Patrice Nganang, la symbolique significative du bateau négrier serait profondément inscrite dans le roman de l’émigration, ce qui lui donne une profondeur historique[38]. Dans Un rêve utile, les formes textuelles de ce symbole se perçoivent par le train que Galant Metro, installé à Loug, attend à la gare tous les mercredis[39] pour voir venir sa promise du village. C’est ce train qui a vu aussi débarquer le narrateur à Loug[40]. Dans Bleu, blanc, rouge, il s’agit de l’avion qui transporte Massala-Massala en France et celui qui le ramène menotté au pays[41]. Dans le cadre d’une autre étude, nous avons abordé cette dimension, évoquant le « régime nocturne accompagnant le trauma du départ… une trajectivité du nocturne qui produit un discours de la clandestinité, de la précarité, du squat[42] ». Le train, l’avion, le migrant dans les fers…

Bleu, blanc, rouge articule l’un des discours les plus actualisés sur le phénomène de la migration. Il insiste sur la maturation de la décision du départ, sur les conditions (les pressions) avant le départ et le voyage vers Paris. Au surplus, comme la critique l’a souligné[43], la structure textuelle répond à cette dualité de l’espace Afrique/France, mais aussi de l’être et du paraître réinjectés dans le motif très référentialisé de l’ambiance des sapeurs (sorte de dandysme à l’africaine). Sewanou parle même d’un régime du binaire qui est le propre de l’écriture de Mabanckou. Ainsi, parmi des personnages dédoublés qui animent son « univers romanesque dans le jeu de la symétrie et dans le contraste, Massala-Massala [est] le doublon malheureux de Charles Moki, cet immigré trafiquant qui réussit, lui[44] ».

L’émigration – dont le point de chute est les bords de la Seine – rejaillit sur le petit monde du Congolais, au même titre que Moki dont le père, « un petit homme de rien du tout[45] » qui avait mis au monde un grand fils (quelqu’un qui a réussi en France, un Parisien), a vu son existence changer d’un coup grâce à la réussite de son fils. La mobilité sociale, l’ascension et le gîte en dur du père de Moki lui avaient attiré un respect et une place incontestables dans le conseil du quartier. L’émigration des enfants d’Afrique devient un ressort narratif, une causalité narrative puissante où la distance ouvre la voie au rire. La question du véhicule implique ainsi une motilité, soit une capacité à produire des mouvements, selon la sociologie de la mobilité. Ces motivations de la mobilité rendent légitime le mouvement.

Cet impact de l’émigration, doublé de l’apparition quêtée de ce fils lors de ses retours au village, montrent peut-être, dans le rire et l’exagération, les motivations du départ d’une jeunesse sans espoir d’avenir véritable sur place et pour laquelle Paris est encore le lieu de tous les possibles. Le rapatriement de Massala-Massala, « dans un avion qui peine dans les nuages[46] », correspond pour lui au retour d’une cyclicité plutôt qu’à un retour définitif au pays : « C’est une affaire d’honneur. Oui je repartirai pour la France[47]. » Dans cet extrait, « l’ici » situe un peu plus Bleu, blanc, rouge dans le paradigme de la mobilité. Dans l’incipit, l’espace est flou, confirmant une désorientation qui situe d’emblée l’énonciation dans l’incertitude, dans une subjectivation presque absolue : « Je ne sais plus de quel côté se lève ou se courbe le soleil. […] Je n’ai plus aucun repère ici. […] J’ai fini par ériger dans mon for intérieur l’espace qui me fait défaut[48]. » Puis le texte se déroule sur cette incertitude de « l’ici » et c’est à la fin du roman que l’on saisit que Massala-Massala est en attente de son rapatriement dans son pays natal, après avoir passé dix-huit mois en prison.

Poussée à l’excès, l’indétermination du lieu instaure une sorte de prison intérieure subjective, d’où surgissent les propos du narrateur, comme pour rattraper les événements. Véritable « non-lieu[49] », une écriture de l’ici de l’énonciation subjective désigne Bleu, blanc, rouge comme une écriture de franchissement des frontières : la frontière est liquide, mouvante, et la mobilité inonde le texte. Si, pour le migrant, « Paris est [devenue] déjà familière[50] », son rapport à l’Afrique l’amène à considérer Paris, la France et l’Occident, de façon générale, comme une terre détachée. Dans Un rêve utile, le dispositif péritextuel évoquant « non de l’art mais de la ratée de Soudan et de Dahomey[51] », citation d’Antonin Artaud, renvoie à cette dérive et à sa représentation.

Dans Place des fêtes, on retrouve l’image caractéristique du narrateur quittant la banlieue pour s’installer à Paris et conscient de « l’importance d’une adresse, [de] la nécessité de n’avoir pas une identité banlieue quand on a déjà une couleur trop tendance[52] ». Plus comiquement, on retrouve aussi sa cousine aux gros seins qui, vivant en banlieue, « s’était taillée une adresse dans le XVIe tout en vivant dans une ville trop tendance de la banlieue[53] ». Elle avait couché pour avoir cette adresse, pour pouvoir faire semblant ; une adresse qu’elle brandissait à tout bout de champ comme motif d’intégration. Ce syndrome du déplacement est si présent dans Place des fêtes que le papa du narrateur se fait établir un contrat qui lui permet de « rapatrier lui-même son cadavre avant que ça ne soit trop tard[54] ».

La prise en compte de ces mouvements pendulaires dit le mobile, le transfert, le passage et ses moyens, lieux privilégiés du roman migrant qui y élit les marques d’une littérature de la mobilité nouvelle. Ce point conduit au déplacement des hommes, des objets, des cultures, somme toute à l’ethnoscape, sorte de lecture des identités en transit, en transfert ou transférées.

La figure du migrant : les identités mouvantes

Dans une lecture collective, des lieux ethniques existent bien dans les textes soumis à l’analyse (pensons à un Château Rouge dans Bleu, blanc, rouge, à la description du XVIIIe dans Place des fêtes, ou à la petite communauté de Noirs à Loug dans Un rêve utile). Dans Place des fêtes, le narrateur décrit ainsi le quartier du XVIIIe où vivent les parents de son ami décédé :

[Les parents du défunt ami malien du narrateur] vivent dans le plus ethnique coin du XVIIIe arrondissement de Paris […]. Il y a trop de regroupement racial là-bas. Et là où il y a regroupement racial, il y a toujours tendance ethnique et c’est un peu comme si la République reculait. Parce que ces gens ils ne se gênaient pas pour faire comme s’ils étaient toujours chez eux là-bas, avec des vraies manières de chez eux. Parfois pires que chez eux parce qu’ils sont plus libres en France que chez eux. […] Du coup, ça engendre vite le bordel et la crasse[55].

Ces espaces de contact soulignent le premier aspect d’un spectre du mélange, de l’hybridation, du métissage entre l’ici et l’ailleurs. La saisie de la transposition des « éléments ethniques », dans le sens anthropologique des flux globaux, son dépassement par la dynamique des mouvements, des rencontres, présentent la face simple de l’ethnoscopie. Car l’intérêt réside à la fois dans le lien de ces espaces ethniques au reste de la société, tout autant que dans les certificats d’hébergement magiques ou les acquisitions de passeports qui peuvent changer la situation du migrant.

Au niveau individuel, il y a le personnage du migrant, entité « intradiégétique » dont la représentation est influencée par l’auteur, la figuration et la discursivité du premier étant liées à la présence et à la spécificité des conditions de vie de l’écrivain migrant.

On retrouve Andela, sa fille Lou ainsi que Rosa, sa servante, dans L’Homme qui m’offrait le ciel ; le narrateur et sa famille dans Place des fêtes ; Massala-Massala et l’ensemble des Parisiens dans Bleu, blanc, rouge ; le narrateur et la petite communauté d’immigrés de Loug dans Un rêve utile. La liste pourrait être allongée au gré des textes migrants. Dans ce lot de personnages, il y a ceux qui sont venus d’Afrique, qui y sont nés et dont l’arrivée en France correspond au déplacement d’un imaginaire, d’une vision du monde. Ils sont les migrants (émigrants ou immigrants), selon la position de l’énonciateur. Leurs enfants, de plus en plus nombreux dans les textes migrants, constituent la deuxième génération, celles des Français descendants de l’immigration. C’est ceux-là que l’on définit, en général, comme les sujets transnationaux. Avec eux, dit Paterson, « il y a une mise à distance d’un certain discours identitaire restreint au profit de l’éclatement, de l’hétérogène et de la mouvance[56] ».

L’ensemble de Place des fêtes est bâti autour d’un personnage qui use volontiers d’une localisation de la distanciation. Il décline une énonciation ambiguë et évoque constamment l’Afrique de son père, de ses grands-parents, dans une véritable contre-écriture du poème Afrique de David Diop[57]. Il s’agit manifestement d’une écriture de la distanciation entre un ici posé comme « une possession », « un patrimoine », et un là-bas, un chez eux, un ailleurs : « Leur pays là-bas[58] », dit-il continuellement. Ou encore : « Papa, c’est un nègre de là-bas, leur dialecte de là-bas[59] » ; « c’est leur coutume de là-bas…[60] » ; « c’est que leur problème, ce n’est pas la France, c’est l’impasse chez eux, c’est que chez eux, il n’y a que l’agonie[61] ». Ce relevé indicatif se veut l’écho d’un usage similaire dans Un rêve utile où, par le recours à des stéréotypes similaires, le racisme ne se déploie pas en une théorie ouverte, mais sous la forme insidieuse de propos anodins qui, en se répétant, martèlent l’immigré et affirment la pensée profonde du locuteur français de Lyon, notamment celle de Jean-Claude : « C’est qu’avec vous autres, Kagnawouroudais, faut pas hésiter à se méfier » ; « c’est vrai que chez vous, pour ce qui est de la gastronomie… » ; « c’est vrai que chez vous, pour ce qui est du savoir » ; « c’est vrai que vous, pour ce qui est de diriger… » ; « c’est vrai que, chez vous, il en faut pas beaucoup dans la tête pour entrer au gouvernement » [62]. Ainsi, cette récupération du positionnement et du discours du Français participe d’un discours de l’intégration qui se paye d’un positionnement idéologique ambigu pour l’Africain.

Un point qui réunit le migrant et ses descendants est ce rapport singulier au système onomastique. La récurrence de l’anonymat souligne qu’il y a une crise du nom, ou une crise de la nomination, et si la technique peut être liée à une tendance d’écriture plus ouverte (depuis au moins le Nouveau Roman français), son analyse, dans le cas spécifique du roman migrant africain, peut livrer aussi des raisons différentes. Il peut sembler curieux que ce soit dans la deuxième partie de Bleu, blanc, rouge, au sous-titre « Paris », que le personnage de Massala-Massala rappelle son nom, mais cela relève d’une technique de cohérence et de lisibilité textuelles qui accentue la crise, la perte, l’oubli ou la dérision : « Massala-Massala. Le même nom répété deux fois [et qui] veut dire : ce qui reste, ce qui demeure demeurera[63]. » Alors qu’il pensait, avant d’entrer dans l’espace de Paris, avant l’émigration, que « le nom était éternel, immuable [et] reflétait l’image d’un passé, d’une existence, d’une histoire de famille, […] que le nom était sacré », Massala-Massala s’est vu obligé d’adopter des noms nouveaux (Marcel Bonaventure et Eric Jocelyn-George), devenant une sorte de véritable caméléon ou d’acteur de cinéma, « Massala-Massala, alias Marcel Bonaventure, alias Eric Jocelyn-George[64] ». De fait, dans le petit monde des immigrés qu’il fréquente, tous ont des sobriquets, des noms de circonstances. Entre les Préfet, Conforama, Italien, Zaïrois, Benos, Le Piocheur et autres, tout ce monde joue à être quelqu’un d’autre.

Dans Un rêve utile et Place des fêtes, le « je » réfère à la fois au personnage principal et au personnage narrant. Il faut attendre la page cent seize d’Un rêve utile pour savoir que le narrateur-personnage se nomme Mamadou. Toutefois, la mention unique de son nom par un étranger (au nom parodique de Tartarin) donne toute la mesure de la circonspection avec laquelle il faut la prendre. Le narrateur de Place des fêtes, sous le couvert de la technique du déjà entendu (sorte de quiproquo couvert) tourne le lecteur en ridicule : « Je vous ai déjà dit mon nom ? Très bien. Quel vilain nom ! Ne riez pas, soyez gentils et compatissants. Vous savez, je ne l’ai pas fabriqué moi-même. Ce sont les origines de mes parents qui veulent ça[65] ! » Dans une oeuvre comme L’Homme qui m’offrait le ciel, aucun des personnages n’a de nom patronymique. Si, chez Beyala, l’écriture de l’intime et de l’autofictionnalisation bute contre un artifice de la fictionnalisation, les personnages se contentant de simples noms (François, Andela, Lou, Rosa et autres), le narrateur de Place des fêtes use d’un système nominatif à caractère affectif, mais trempé dans une dérision où la truculence le dispute au sacrilège. Ses parents sont « papa », « l’improbable géniteur »[66], « maman, qui fait pute au pays des hommes intègres » ou dont « le derrière a le casier judiciaire très chargé »[67], sa « cousine qui a de gros seins » , ses « deux soeurs qui font la pute en Hollande »[68]. Tous les personnages du texte, à l’exception de la chanteuse Lââm, sont dans ce registre de désignation.

Pour Lydie Moudileno, le migrant des textes de la nouvelle génération a acquis un « sens de l’orientation qui se manifeste par le manque de vertige et de saisissement au milieu de la foule blanche[69] », par toute chose qui se concrétise « dans un travail préalable d’appropriation de la topographie parisienne par l’imaginaire[70] ». On pourra ajouter qu’une partie de l’identité mouvante est liée à cette nouvelle stratégie de conquête pour mieux s’intégrer. L’entrée dans un espace nouveau signifie la perte identitaire dans un paradigme de la transfiguration à la limite.

Ce trait de la débrouillardise dangereuse explique, en partie, les multiples identités des personnages. Le déplacement même d’un paysage ethnique, son errance, explique cette remise en cause identitaire. En effet, l’écriture de l’ethnoscopie ne peut être celle de l’identité fixe, fixée. Elle est plutôt celle de la dislocation/recomposition, celle d’une dérive, d’un largage des amarres et du déplacement.

Il est juste de parler de stratégie de contournement (à partir de ces noms fluctuants, camouflés, banalisés ou recomposés), mais une telle écriture donne le sentiment d’une débrouillardise malsaine de la communauté dont elle participe de la mise à l’index, tout autant que le lectorat africain goutte de moins en moins à cette écriture qui s’éloigne de ses réalités. Il est vrai que nombre de migrants ont tant « fantasmé leur pays natal qu’il[s] ne souhaite[nt] plus y vivre[71] ». Leurs identités mouvantes et recomposées, la migration et la mobilité de l’imaginaire participent d’une écriture de la mobilité lisible dans l’émergence d’espaces de contact et de recomposition des identités.

L’ethnoscopie, le paysage ethnique recomposé, en mouvement ou en transit, est ainsi une tentative de nommer et de figer… l’entre-deux. Or, ce lieu, ou cet « entre états », qui nourrit les écritures migrantes, pose la question de sa propre analyse et de sa réception.

3. Entre-deux, une marche sur des sables mouvants

De ces textes migrants, la critique rappelle une certaine extranéité de leurs discours qui souvent méconnaissent la profondeur des réalités sociales et politiques des États africains en crise de croissance et en quête de repères solides. C’est que ces récits produisent, bien souvent, un discours dont la toile de fond est la secondarité.

Écriture de l’impertinence : question de ton

Sans entreprendre ici une lecture fouillée de la question des affects, à partir de travaux comme ceux de Karen Gould[72] et de Walter Moser[73] – qui opèrent une lecture des textes à partir de l’affect nostalgique qui traverse les récits contemporains –, l’on peut se poser la question de la lecture de l’écriture migrante à partir d’affects qui la traversent. Si l’exil forcé, l’immigration professionnelle, la conquête du paradis du nord peuvent produire la mélancolie ou la nostalgie qui sont les affects avec lesquels nous pensons aujourd’hui, selon Moser, la tonalité générale engendrée par ces affects semble être l’impertinence.

L’entre-deux, la distance, autorise l’impertinence, l’outrecuidance, le crime de lèse-majesté et de frustrations ainsi que le persiflage à l’encontre des autorités des pays d’origine. En installant, dans la distance, la mobilité – mais aussi l’esquive et la métaphore de la liquidité spatiale – comme point focal, l’écriture migrante appelle la loquacité, l’hardiesse du discours des auteurs. Or, pour le lecteur installé en Afrique et qui a un horizon d’attente précis, façonné par la conception d’un art presque toujours utilitaire, l’agacement resurgit comme l’effet produit par ces textes qui se désintéressent de l’Histoire du pays natal et dont le dénominateur commun est d’être un discours d’apparence ludique. Des auteurs migrants comme Kossi Efoui ont rappelé leur refus de l’engagement, tout comme Monénembo a rejeté « l’identité badge ». Simon Harel parle d’une « résistance réelle [de] certaines écritures d’auteurs à l’égard d’[une] normalisation de l’identité collective[74] ». La volée de bois vert que certains critiques ont infligée à ces auteurs, « traîtres » à la patrie et au continent, illustre cette résistance.

Monénembo avoue avoir écrit Un rêve utile comme il le voulait, sans aucune pression éditoriale, après la consécration de son roman Les Écailles du ciel (Grand prix d’Afrique, 1986). Cela explique peut-être cet aveu de la dérive : « Non de l’art mais de la ratée de Soudan et de Dahomey[75]. » Ce refus des contraintes, allant de soi pour ces écrivains, est insoutenable pour les critiques constamment en quête de stratification, de délimitation pour catégoriser, classer les auteurs et les faire rentrer dans des mouvements, des époques ou, plus simplement, des anthologies. Où classer des auteurs qui refusent d’être Africains pour être simplement des écrivains ? Où classer des textes comme L’Homme qui m’offrait le ciel, avec une histoire presque rose, loin des réalités africaines ? Andela n’effectue qu’un seul voyage au Togo et si elle évoque de temps en temps que « les souvenirs de l’Afrique l’envahissent[76] », c’est pour mieux vitupérer l’avidité des uns et l’incapacité des autres. Sa conduite rappelle l’analyse selon laquelle les écrivains et les personnages migrants marquent de plus en plus « leur volonté de s’intégrer à la société[77] » occidentale. Sous cet angle, l’historiographie des auteurs africains installés sur les bords de la Seine semble marquée par le passage progressif d’une écriture de l’engagement des premières générations, qui se mue chez nombre de ces écrivains de la migritude en écriture de l’agacement, voire de « langagement », selon l’expression de Lise Gauvin[78]. Le résultat est souvent une déception du lectorat et des critiques africains.

En effet, comment lire les élucubrations lubriques du narrateur de Place des fêtes ? L’agacement du lecteur y est lié à cet impertinence du ton du narrateur dont la naissance de la parole dans un espace autre, « un pays où on [lui] a donné au biberon la liberté de parole[79] », lui permet de « causer avec sa liberté tricolore[80] » et d’être un simple « obsédé sexuel et textuel intraitable[81] ». Comment lire L’Homme qui m’offrait le ciel et y trouver un intérêt quand l’intrigue, presque anecdotique, porte sur la relation amoureuse d’une écrivaine (noire, il est vrai), Andela, et d’une célébrité, François Ackermann, quand la représentation du continent ou même de la communauté noire de Paris y est minimale et caricaturale ?

L’agacement est multiple : il y a celui du critique qui se demande, à l’analyse, ce que ces textes, en dehors de leur relief particulier, apportent à la littérature francophone subsaharienne. Il y a aussi l’agacement d’un lectorat africain qui ne se retrouve plus, sinon de moins en moins dans ces textes à la facture très éloignée de ses préoccupations. Agacement, car l’édition propose, à ce lectorat, des textes qui, en définitive, ne semblent pas lui être destinés prioritairement dans le pacte d’écriture des auteurs.

L’impertinence trouve l’un de ses fondements dans la faiblesse de l’historicité de ces textes, qui dépasse de loin l’analyse selon laquelle

lorsque l’écrivain s’engage sur la voie du mythe, de la légende, c’est un récit qui effectue un travail de l’imaginaire destiné à capturer un pan d’Histoire collective, et à confronter le présent à un passé glorieux, mais aussi, parfois lourd de contradictions et de faiblesses[82].

Le rapport houleux du narrateur de Place des fêtes à son géniteur confirme cette question de l’identité. Dans leur rapport à l’Histoire de l’Afrique, ces textes s’installent dans une démarche de déconstruction. Ainsi, dans Place des fêtes, entre ce fils impertinent et son père qui le traite de « vendu », s’enfile une métaphore, une allégorie de l’écriture migrante qui joue de tout, à commencer par l’Histoire de l’Afrique, peut-être parce que l’essentiel du niveau axiologique se loge dans une écriture de la secondarité.

L’écriture de la secondarité : question de profondeur

L’agacement est le corollaire direct de cette réorientation de l’horizon d’attente de nombre de ces textes et de leur ton, faisant entorse à la bienséance : des textes inscrits résolument dans une exacerbation de l’écriture du sexe, de la crudité, du goût pour le scatologique, du morbide, du sadique, de la puanteur, souvent du tératologique. De fait, le paradigme est celui de l’écriture jouissive, à partir de thèmes jusqu’alors pudiquement évoqués dans le roman africain (l’homosexualité, l’inceste et autres) ; ce que Pierre N’Da nomme le « dévergondage textuel[83] ». Mais Simon Harel ne mettait-il pas déjà en garde en décrivant le tournant de la littérature migrante comme le passage de l’écriture « d’une mémoire culturelle individuelle et non synthétique qui s’oppose à la mémoire nationale commémorative[84] » ? Aussi faudrait-il soumettre ces oeuvres dites migrantes à une pragmatique nouvelle de la lecture, pour leur donner des chances de survie et mieux rendre compte de leur richesse.

Dans un chapitre intitulé « le paradoxe du lectorat[85] », Cazenave met en lumière les risques d’une mauvaise interprétation des textes migrants africains. Le risque plane sur le lectorat africain (dans un contexte d’urgence, une bonne partie de celui-ci a des attentes presque figées car forgées, dans une vision utilitaire de l’art et de la question de l’engagement de l’intellectuel) ou même sur le lecteur occidental (au regard de la position de ces textes qui montrent souvent le migrant resquillant les règles et les lois sociales pour pouvoir s’intégrer). Globalement, le risque est de « passer à côté de la charge ironique du texte, ne pas en voir l’ambivalence, le récit va se lire au premier degré, et les limites entre fiction et réalité risquent de se confondre[86] ».

Avec la problématique de la secondarité, le roman migrant touche la question du sens dans la littérature et l’art contemporains, depuis au moins le roman dit postmoderne. Walter Moser propose la secondarité comme un des cinq traits de la Spätzeit[87]. Plus simplement, le sens est différé, voire sous-entendu, mais jamais dans l’immédiateté du texte ni dans son sens premier. Moser ne manque toutefois pas de relever la difficulté qu’entraîne un tel système du sens. La secondarité implique un comportement sophistiqué qui « présuppose une compétence réelle de lecture », « une parfaite compétence culturelle et esthétique », « un degré de sophistication et de complexité dans le comportement esthétique ». Le schéma qu’il évoque à propos d’un film qui se veut une critique de la pornographie et finalement « consommé » comme un film pornographique, peut être rappelé dans le cadre de la performance de nombreux textes migrants.

Dans une telle démarche, Place des fêtes apparaît, en son genre, comme une véritable audace, avec un personnage principal qui embouche le discours du Front national ou qui s’installe dans une délectation jubilatoire des frasques lubriques de sa mère racontées avec gourmandise (dans le sens d’un véritable plaisir du texte comme l’entendait Barthes). Hyperréalisme, humour noir ou caustique, les techniques sont nombreuses, dont celle de la forte trame parodique installée comme marque de fabrique des textes. En surprenant sa mère culbutée par un jeune « qui n’a même pas son âge », le narrateur lance :

Moi, je dois vous le dire, je suis très fier de Maman. Vous ne pouvez pas savoir combien ça vous fait plaisir de savoir que votre maternelle, même les gosses à peine sortis de l’adolescence lui rentrent dedans[88].

Comment comprendre un tel extrait ? Technique d’humour noir sur fond de resémantisation lexicale, antiphrase et effet de dialogisme qui installent le texte à la fois dans l’ambivalence et l’indifférence (qui concentrent, entre autres, le dépit et la rage, la différance), techniques du second degré.

Dans Un rêve utile, on se retrouve à suspecter un sens caché dans cette petite communauté de Loug – où tous sont un peu fous, certains hypocondriaques, d’autres exhibitionnistes –, au-delà de ce mythe de Sisyphe de Massala-Massala, le narrateur et personnage central de Bleu, blanc rouge, qu’un Charter ramène en Afrique et qui marque son acharnement à revenir à Paris dès que l’avion l’aura déposé.

Dans le cas spécifique du roman migrant, on est donc réduit à voir une sorte de point aveugle de la secondarité ; secondarité qui servirait systématiquement à dédouaner même les textes insuffisamment écrits. Ainsi, nous autorisons-nous à dire la déception que l’on peut éprouver à la lecture de L’Homme qui m’offrait le ciel. Peut-être ne l’avons-nous pas suffisamment lu. Dans ce contexte, la mise en garde et l’exhortation à un recours à une nouvelle pragmatique de lecture nous rattraperaient et nous situeraient du coté d’une arrière-garde critique sans ménagement. Mais l’on peut aussi avoir raison face à un texte qui donne trop dans le lieu commun d’une écriture autofictionnelle, intimiste, simple, trop simple, qui autorise à la rapprocher de ce que la paralittéraire fait de plus stéréotypé et de codé. Or, les grandes oeuvres nous ont appris que la littérature, à l’ère de l’impureté postmoderne, naît bien souvent des transgressions des genres codés, fussent-ils de la paralittérature.

Si L’Homme qui m’offrait le ciel a été produit et publié pour maintenir la tension d’une présence sur les médias, il donne force à la remarque selon laquelle, en France, certains auteurs d’origine africaine sont entrés dans la dynamique de « bestsellarisation ». Une telle lecture ou interprétation suggère que le roman migrant africain au sud du Sahara s’inscrit bien dans la problématique d’une écriture africaine figée et, plus largement, dans celle de la mondialisation, faite de mobilité des motifs et de mobilité des imaginaires.

À partir de la question initiale, soit comment lire les écritures migrantes alors qu’elles prospèrent sur l’extrême contemporain et le mouvant, l’on a proposé une adaptation de la grille de l’ethnoscape d’Appadurai qui tente une mise en forme des déplacements culturels dans le cadre général de la globalisation. Ce cadrage a permis de démontrer, à partir de quatre romans d’auteurs migrants d’origine africaine, que l’ethnoscopie littéraire peut fournir une spectralité de la mobilité considérée dans ses dimensions physiques, axiologiques et épistémologiques.

Au fond, la difficulté d’analyse est tout aussi bien liée à l’objet d’étude qu’à une habitude de lecture sécularisée. L’entre-deux des écritures migrantes, comme l’ont montré les textes, est un défi face aux attentes du lectorat. Ce dernier est confronté à une exploration de plus en plus hardie d’imaginaires à la dérive et non plus amarrés au pays natal, à « l’identité badge ». La critique se retrouve ainsi avec une production qui, en négociant avec ses propres limites, pousse toujours un peu plus loin les frontières du scriptible et du lisible. C’est une question de frontières meubles, qui bougent, entrainant avec elles l’empire du signe et du sens.