Abstracts
Résumé
En 1905, Maurice Leblanc relève le défi de l’éditeur Pierre Lafitte, acceptant de créer pour le périodique Je sais tout un personnage incarnant les qualités nationales et pouvant servir de locomotive à la revue, comme le faisait Sherlock Holmes pour The Strand. Implicitement, l’éditeur l’invitait ainsi à créer un personnage qui exercerait sur le lectorat français le même ascendant que le célèbre limier de Baker Street sur celui de la Grande-Bretagne. Défi relevé et mission accomplie, Maurice Leblanc, tout comme Conan Doyle, se trouve captif de son succès : l’auteur qui aspirait à devenir le successeur de Maupassant et la gloire du naturalisme tardif se verra contraint, pour répondre aux demandes du public, de créer sans cesse de nouvelles aventures d’Arsène Lupin, personnage mille fois mis à mort, mille et une fois né de ses cendres. Pour Maurice Leblanc et son personnage, l’aventure n’est pas une possibilité, mais une nécessité. Pierre Bayard nomme « complexe de Holmes » cette propension qu’ont les créateurs de mythes à se sentir fragilisés, voire menacés, par leurs créatures. Pendant la Grande Guerre, ce complexe mène Leblanc à créer une trilogie romanesque, constituée de L’Éclat d’obus (1916), du Triangle d’or (1918) et de L’Île aux trente cercueils (1919), trilogie marquée par la quasi-absence de son héros, lequel cède le pas à d’autres personnages auxquels la possibilité de l’aventure sera offerte, mais comme à contrecoeur : Arsène Lupin, qui ne met jamais sa propre vie en jeu et, intervenant comme un Deus ex machina, n’intègre jamais véritablement le fil de l’aventure, jette cependant une ombre démesurée sur les autres personnages du cycle, notamment sur le Paul Delroze de L’Éclat d’obus, le Patrice Belval du Triangle d’or et le Stéphane Maroux de L’Île aux trente cercueils, auxquels échappe la gloire complète de la geste héroïque. Cet article cherche à comprendre pourquoi Maurice Leblanc soustrait Arsène Lupin à l’aventure, sans pour autant doter ses autres personnages des mêmes possibilités d’action.
Abstract
In 1905, Maurice Leblanc answered publisher Pierre Lafitte’s challenge by giving birth to a character embodying national traits and who could carry the monthly Je sais tout, much like Sherlock Holmes was doing for The Strand. The publisher had implicitly invited Leblanc to create for French readers a character who would be just as captivating as the famous Baker Street investigator was to their British counterparts. Challenge accepted and mission accomplished! Much like Conan Doyle, Maurice Leblanc became a victim of his own success. Even though he aspired to succeed Maupassant and become the figurehead of late naturalism, instead, he had to keep writing new adventures for his — oft-killed yet always reborn — character Arsène Lupin. Both Leblanc and Lupin view adventure as a necessity, not a mere possibility. The “Holmes complex” is what Pierre Bayard calls many a myth creator’s propensity to feel weakened or even threatened by their creatures. This complex is behind Leblanc’s drive to craft during World War I a trilogy of novels comprised of L’Éclat d’obus (1916), Triangle d’or (1918) and L’Île aux trente cercueils (1919). This trilogy almost completely dispenses with Arsène Lupin, relying instead on other characters also faced, albeit quasi reluctantly, with the possibilities of adventure. However, those characters are greatly overshadowed by Arsène Lupin, who never risks his own life nor ever fully becomes one with his adventures, behaving instead like a deus ex machina. Thusly overshadowed are L’Éclat d’obus’ Paul Delroze, Triangle d’or’s Patrice Belval and L’Île aux trente cercueils’ Stéphane Maroux, none of whom can lay claim to the complete fame of heroism. This article seeks to understand why Maurice Leblanc kept Arsène Lupin away from these adventures while depriving his other characters of similar action possibilities.
Appendices
Références
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