Volume 44, Number 1, Winter 2013 L’aventure comme possibilité. Le roman français de la première moitié du XXe siècle Guest-edited by Mathieu Bélisle
Table of contents (10 articles)
Études
La possibilité contrainte : le poids des déterminismes
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L’aventure est-elle possible ? De la protogénétique dans la littérature française au tournant du siècle
Jean-François Chassay
pp. 27–39
AbstractFR:
Cet article examine comment la littérature française récupère le propos médical et hygiéniste (eugénisme, dégénérescence) au tournant des XIXe et XXe siècles pour le transformer en une véritable aventure de la dégénérescence autour de figures singulières. À partir de la novella « Les gestes » de Paul Bourget et du roman Tribulat Bonhomet de Villiers de L’Isle-Adam, il s’agit de montrer, sur le mode psychologique et tragique ou sur le mode burlesque, comment le discours sur l’hérédité et les réflexions biologiques permettent de projeter, sur le plan imaginaire, l’aventure du vivant.
EN:
This article looks at how French literature at the turn of the 19th and 20th centuries integrated the health and hygiene discourse (including eugenics and regression) to recast it as an individual character’s adventure in degeneration. Using Paul Bourget’s novella Les gestes and Villiers de L’Isle-Adam’s novel Tribulat Bonhomet as starting points, we see how the notion of heredity and biological considerations help translate reality into the imaginary, from either a psycho-tragic or a burlesque viewpoint.
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Arsène Lupin hors jeu : Maurice Leblanc et le « complexe de Holmes »
Maxime Prévost
pp. 41–54
AbstractFR:
En 1905, Maurice Leblanc relève le défi de l’éditeur Pierre Lafitte, acceptant de créer pour le périodique Je sais tout un personnage incarnant les qualités nationales et pouvant servir de locomotive à la revue, comme le faisait Sherlock Holmes pour The Strand. Implicitement, l’éditeur l’invitait ainsi à créer un personnage qui exercerait sur le lectorat français le même ascendant que le célèbre limier de Baker Street sur celui de la Grande-Bretagne. Défi relevé et mission accomplie, Maurice Leblanc, tout comme Conan Doyle, se trouve captif de son succès : l’auteur qui aspirait à devenir le successeur de Maupassant et la gloire du naturalisme tardif se verra contraint, pour répondre aux demandes du public, de créer sans cesse de nouvelles aventures d’Arsène Lupin, personnage mille fois mis à mort, mille et une fois né de ses cendres. Pour Maurice Leblanc et son personnage, l’aventure n’est pas une possibilité, mais une nécessité. Pierre Bayard nomme « complexe de Holmes » cette propension qu’ont les créateurs de mythes à se sentir fragilisés, voire menacés, par leurs créatures. Pendant la Grande Guerre, ce complexe mène Leblanc à créer une trilogie romanesque, constituée de L’Éclat d’obus (1916), du Triangle d’or (1918) et de L’Île aux trente cercueils (1919), trilogie marquée par la quasi-absence de son héros, lequel cède le pas à d’autres personnages auxquels la possibilité de l’aventure sera offerte, mais comme à contrecoeur : Arsène Lupin, qui ne met jamais sa propre vie en jeu et, intervenant comme un Deus ex machina, n’intègre jamais véritablement le fil de l’aventure, jette cependant une ombre démesurée sur les autres personnages du cycle, notamment sur le Paul Delroze de L’Éclat d’obus, le Patrice Belval du Triangle d’or et le Stéphane Maroux de L’Île aux trente cercueils, auxquels échappe la gloire complète de la geste héroïque. Cet article cherche à comprendre pourquoi Maurice Leblanc soustrait Arsène Lupin à l’aventure, sans pour autant doter ses autres personnages des mêmes possibilités d’action.
EN:
In 1905, Maurice Leblanc answered publisher Pierre Lafitte’s challenge by giving birth to a character embodying national traits and who could carry the monthly Je sais tout, much like Sherlock Holmes was doing for The Strand. The publisher had implicitly invited Leblanc to create for French readers a character who would be just as captivating as the famous Baker Street investigator was to their British counterparts. Challenge accepted and mission accomplished! Much like Conan Doyle, Maurice Leblanc became a victim of his own success. Even though he aspired to succeed Maupassant and become the figurehead of late naturalism, instead, he had to keep writing new adventures for his — oft-killed yet always reborn — character Arsène Lupin. Both Leblanc and Lupin view adventure as a necessity, not a mere possibility. The “Holmes complex” is what Pierre Bayard calls many a myth creator’s propensity to feel weakened or even threatened by their creatures. This complex is behind Leblanc’s drive to craft during World War I a trilogy of novels comprised of L’Éclat d’obus (1916), Triangle d’or (1918) and L’Île aux trente cercueils (1919). This trilogy almost completely dispenses with Arsène Lupin, relying instead on other characters also faced, albeit quasi reluctantly, with the possibilities of adventure. However, those characters are greatly overshadowed by Arsène Lupin, who never risks his own life nor ever fully becomes one with his adventures, behaving instead like a deus ex machina. Thusly overshadowed are L’Éclat d’obus’ Paul Delroze, Triangle d’or’s Patrice Belval and L’Île aux trente cercueils’ Stéphane Maroux, none of whom can lay claim to the complete fame of heroism. This article seeks to understand why Maurice Leblanc kept Arsène Lupin away from these adventures while depriving his other characters of similar action possibilities.
L’aventure rêvée ou le plaisir de la procuration
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L’état d’aventure
Christophe Pradeau
pp. 55–66
AbstractFR:
Le roman nouveau, dont Rivière postule l’avènement dans Le Roman d’aventure, devra, pour réaliser la vocation du genre, être écrit « en état d’aventure ». L’expression virtualise l’aventure. Qu’elle soit conçue comme un état implique qu’elle s’intériorise : elle relève moins de l’action que de la réflexion. Son lieu propre est le labyrinthe de la mémoire. Les romans d’Alain-Fournier, de Proust et de Gide inventent, dans une relation complexe à l’essai de Rivière, un romanesque des possibles, en réactualisant la métaphore existentielle du chemin de la vie et, plus décisivement, en faisant de la créance un enjeu.
EN:
To be true to its name, the new form of novel advocated by Rivière in Le Roman d’aventure must be written in a “state of adventure”, one in which adventure becomes virtual. Conceiving adventure as a state requires its internalisation, whereby it is more a product of thought than action. Its proper environment is memory’s labyrinth. In a complex relationship with Rivière’s essay, novels by Alain-Fournier, Proust and Gide give rise to a genre of possibilities by reinventing the existential metaphor that is the path of life and, more importantly, by making reliance a stake.
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« Je serai trappeur, mineur… » : Aventuriers sans aventures et voyageurs en chambre dans les romans de Philippe Soupault
Ivanne Rialland
pp. 67–79
AbstractFR:
Perçus à l’époque comme typiques du « nouveau mal du siècle », tel que le nomme en 1924 Arland dans La Nouvelle revue française, les romans de Soupault mettent en leur coeur l’aventure pour montrer l’impossible adhésion au monde de l’homme occidental moderne : l’homme blanc n’y trouve qu’ennui tandis que l’écriture romanesque empêche tout départ véritable en perpétuant la chaîne des souvenirs. Il ne reste au romancier qu’à se faire le témoin émerveillé de l’énergie de l’homme noir. Celui-ci introduit non seulement dans la prose narrative un autre rapport au monde et au temps, mais ce faisant bouleverse l’écriture en la fragmentant : au lieu de dissoudre le réel dans le souvenir et l’ennui, la prose parvient alors à lui rendre son opacité signifiante.
EN:
Labelled at the time as representative of the “new plight of the century” as defined in 1924 by Arland in La Nouvelle revue française, Soupault’s novels delve on adventure to illustrate how impossible it is for the modern man to embrace his world: in it, the white man finds only boredom; from it, escape is never completely possible once trapped by the sequence of memories captured by the author. The latter can only wonder at the black man’s energy. The novelist not only adds another relationship with time and place to narrative prose but, in so doing, also unsettles writing by fragmenting it: rather than diluting reality with memories and boredom, prose successfully returns its defining opacity.
L’aventure, entre le désir et l’involontaire
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Contre une littérature de l’épuisement : Solal ou l’ivresse de l’aventure
Maxime Decout
pp. 81–92
AbstractFR:
Alors que le début du XXe siècle tend vers une intériorisation de l’aventure qui en diminue la prégnance au sein du réel, Albert Cohen choisit, avec Solal, de s’opposer à tout ce qui pourrait ressembler à une forme ou une autre de littérature de l’épuisement. Faisant du héros qu’est Solal le pivot du romanesque, ce récit tente le pari risqué de maintenir ensemble toutes les formes possibles de l’aventure : épique, chevaleresque, amoureuse, sociale, mythique, biblique, imaginaire, discursive, symbolique… Avec ce roman, Cohen multiplie, pour les essayer et les mettre à l’épreuve, les modèles intertextuels de l’aventure pour en refonder les possibilités. Dans ce jeu de tous les excès, c’est bien une autre façon de concevoir le roman qui est en germe et qui livrera tous ses fruits avec le chef-d’oeuvre de l’auteur, Belle du Seigneur.
EN:
While the early 20th century favours an internalisation of adventure that weakens its standing in the real world, Albert Cohen’s Solal goes against any expression of literature that would condone exhaustion. With Solal, the hero, anchoring the romantic, this tale attempts to juggle together all possible types of adventure: epic, chivalrous, amorous, social, mythical, biblical, imaginary, discursive, symbolic… Cohen’s novel calls upon and tests inter-textual models of adventure to recast their possibilities. This all-out game is in fact the birth of a new approach to writing novels that will culminate with the author’s masterpiece, Belle du Seigneur.
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Vies parallèles des hommes insignifiants, par Marcel Aymé
Pedro Pardo Jiménez
pp. 93–101
AbstractFR:
Dans l’oeuvre romanesque de Marcel Aymé, l’aventure fonctionne comme le mécanisme qui permet à l’auteur de confronter la vie quotidienne de ses personnages avec une autre vie possible, une vie nouvelle tantôt recherchée — en vain —comme un moyen d’échapper à la médiocrité de l’existence, tantôt survenue, au contraire, comme une encombrante expérience d’ordre surnaturel. La philosophie qui se dégage de cette confrontation de vies parallèles tient en même temps de la résignation et du scepticisme : l’homme ne peut ou, respectivement, ne veut se soustraire à sa condition. La vie quotidienne constitue un acquis trop précieux pour le compromettre dans des projets évanescents, susceptibles d’élargir la casuistique déjà instable de l’imprévu. Ainsi, le plus sage est de ne pas désirer ce qu’on n’est pas ou ce qu’on n’est plus, de s’accommoder de son destin, car en fin de compte, on n’y peut rien changer. Une telle attitude est propre à Marcel Aymé, mais peut-être aussi au moment historique où il écrit, un temps où l’on aspire non pas à vivre d’heureuses aventures, mais à vivre tout court.
EN:
Marcel Aymé’s novels use adventure as a tool for the author to offer his characters a possible life other than their own, an alternative either sought out without success as a means to escape the mediocrity of their actual life or experienced as a cumbersome supernatural existence. The philosophy arising from the confrontation of parallel lives thusly suggests both resignation and scepticism: a person cannot — or, respectively, will not — escape his existence. Daily life is too valuable an asset to risk on ephemeral projects that could only further fuel the instability of the unknown. Rather than wishing to be what one is not or is no longer, the wisest course of action is to embrace one’s destiny, a destiny that, ultimately, cannot be changed. While characteristic of Marcel Aymé, this approach may also reflect his times, back when one merely hoped to live, let alone live happy adventures.
La possibilité au risque de la déréalisation
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L’aventure vécue comme possibilité : l’exemple de Loin de Rueil de Queneau
Mathieu Bélisle
pp. 103–117
AbstractFR:
Si au tournant du XXe siècle la découverte de l’ordre des possibles semble ouvrir pour la pensée et l’imagination un espace infini, et par là même enivrant, les romans de Raymond Queneau, qui paraissent dans le second tiers du siècle, expriment un point de vue plus dubitatif. C’est que contrairement par exemple au personnage proustien qui peut contempler les vies possibles sans jamais se confondre avec elles, c’est-à-dire sans jamais que le je se perde dans les méandres de la virtualité, les personnages de Queneau vivent une situation plus précaire : ils ne jouissent pas d’une vie intérieure telle qu’elle leur assurerait, à tous les moments de leur parcours, la solidité du lien de soi à soi au fondement du principe d’authenticité : pour aussi belle et séduisante que la possibilité lui apparaisse, quelque chose comme une conscience inaliénable de soi le retient de s’y abandonner complètement et partant, de se perdre dans le dédale de ses fantasmes. Ainsi, tandis que le moi proustien se présente comme un astre qui attire dans son orbite tous les possibles « satellisés », c’est-à-dire des possibles qui viennent enrichir le moi et en confirmer aussi bien le pouvoir attractif que la réalité effective, le moi quenien cède successivement à l’attraction des divers possibles qu’il rencontre.
Dans Loin de Rueil (1944), roman auquel la présente étude est consacrée, la possibilité devient plus forte que la réalité ; plutôt que de la compléter, elle l’écarte ou la supplante avec pour résultat que son héros, Jacques L’Aumône, ne jouit pas d’un enrichissement qui viendrait de l’addition des possibles. Le personnage « abdique » plutôt à chaque occasion une identité pour une autre, jusqu’à se perdre lui-même ou, du moins, jusqu’à ce qu’il ne soit plus rien d’autre qu’une image, dès lors moins un personnage qu’un dispositif. Le roman de Queneau est ainsi l’occasion d’exploiter le potentiel d’un roman et d’un personnage en mettant en évidence le fourmillement des possibles et de s’interroger sur leur nature et leur valeur. Que faire de toutes les existences « irréalisées », de tous les fantômes de ces vies possibles qui nous accompagnent et ne cessent de rappeler à quel point notre vie, notre seule vie, se campe à l’intérieur de bornes étroites ? La vie que nous menons, avec son histoire, ses exigences, sa trajectoire et sa fin possible, est-elle la seule qu’il nous soit donné de mener ?
EN:
The unearthing of the realm of possibilities at the beginning of the 20th century may well have presented thought and imagination with an infinite, and thusly exhilarating, playground. However, Raymond Queneau’s novels, published over the second third of the century, express a more doubting viewpoint. Indeed, contrary to a Proustian exponent who may observe possible paths without ever embracing them (i.e. without ever allowing the self to become entangled with a virtual reality), Queneau’s characters are more precarious. They do not have the benefit of an interiority that would at all times secure a direct link to the principle of authenticity: no matter how attractive and welcoming a possibility, some element akin to an intrinsic self-consciousness prevents the character from embracing it fully and losing himself to his fantasies. Whereas the Proustian self is a star orbited by all “satellite” possibilities that both enrich the self and confirm its attractiveness and its effective reality, the Quenian self successively gives in to all the possibilities it encounters.
In the 1944 novel The Skin of Dreams (Loin de Rueil) that is the topic of this article, possibility overtakes reality: rather than complete it, the former casts the latter aside or subsumes it in a way such that the hero, Jacques L’Aumône, cannot benefit from the enrichment that would accrue from successive possibilities. Instead, Jacques keeps changing identities at every turn to the point where he loses himself, or rather becomes nothing more than a representation, a conduit more than a character. Queneau’s opus is therefore the means to exploit the potential of a novel or character by bringing a myriad of possibilities to the fore in order to question their nature and worth. What are we to make of all these “unsubstantiated” lives, all these ghost possibilities that we carry around and that remind us of the narrow confines of our — only — existence? Our life, our background, our constraints, our goals and our possible end, are these all to which we can aspire?
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« [L]a vie ne se rejoignait pas à elle-même » : le possible comme voie de sortie du roman dans Un balcon en forêt de Julien Gracq
Véronique Samson
pp. 119–130
AbstractFR:
Si la première moitié du XXe siècle pense l’aventure romanesque comme une prolifération des possibles, la seconde verrait apparaître les limites de cette conception héritée de Jacques Rivière. En prenant comme cas de figure Un balcon en forêt (1958), le dernier roman de Julien Gracq, cette étude suggère que l’expérience de la « drôle de guerre » aura engendré, au coeur de la carrière littéraire de l’écrivain, une crise toute paradoxale, issue du désir de maintenir les possibles ouverts pour son personnage dans un monde devenu inhabitable.
EN:
In Viewed as a proliferation of possibilities during the first half of the 20th century, romantic adventure departs from this definition derived from Jacques Rivière and narrows in scope over the next 50 years. Using as an illustration Julien Gracq’s last novel, A Balcony in the Forest (1958), this article suggests that Phoney War may have caused a paradoxical storm in the author’s literary career, one pitting his desire to safeguard the possibilities afforded his character against a now inhospitable world.
Analyse
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Lecture et écriture de l’objet : la géographie imaginaire chez Balzac et Butor
Pierre-Olivier Bouchard
pp. 133–144
AbstractFR:
Par l’entremise du discours critique, Michel Butor, dans ses Improvisations sur Balzac (1999), ouvre la voie à un dialogue entre sa propre oeuvre et La comédie humaine. Pour explorer cette filiation, cet article vise à démontrer comment l’écriture de Butor récupère et renouvelle l’idée de poétique de l’objet, développée par Balzac, afin de représenter le territoire géographique dans ses textes. En se basant sur les analyses développées dans les Improvisations, il y est démontré qu’il existe un effet de continuité entre ces deux oeuvres, et que le portrait que Butor dresse de Balzac est susceptible d’expliquer certaines facettes de sa propre écriture.
EN:
Michel Butor uses critical discourse in his 1999 Improvisations sur Balzac to foster a dialogue between his oeuvre and La comédie humaine. This essay delves into this link and seeks to illustrate how Butor’s writings appropriate and renew the notion of poetic objects that Balzac developed to depict geography in the latter’s creations. Relying on the analyses outlined in the Improvisations, this essay proves not only the continuity between the two works but also that Butor’s depiction of Balzac can explain some aspects of the former’s writings.