Abstracts
Résumé
Cet article examine la question classique du rapport entre le roman de Proust et l’architecture médiévale, sous un angle particulier : celui de l’art de la mémoire, système de mémorisation antique et médiéval redécouvert dans la seconde moitié du XXe siècle par Frances Yates. Proust ne connaissait pas ce système en tant que tel mais, en s’inspirant de l’architecture médiévale pour construire son roman comme un bâtiment de mémoire, il s’inscrit dans la longue tradition de cet art polymorphe.
Abstract
Using the particular lens of the art of memory, this article looks at the classic relationship between Proust’s novel and medieval architecture. Rediscovered by Frances Yates in the second half of the 20th century, the art of memory is a form of mnemonic systems used in Antiquity and the Middle Ages. While Proust did not know of such systems per se, his drawing on medieval architecture as a mnemonic frame for his novel is a continuation of this long-standing polymorphous art form.
Article body
Le rapport entre l’oeuvre de Proust et l’architecture médiévale est une question classique qui a donné lieu à d’importants travaux[1]. Je l’aborderai ici sous un angle très particulier, celui de l’ars memoriae, l’art de la mémoire, système de mémorisation antique et médiéval redécouvert dans la seconde moitié du XXe siècle grâce aux travaux de Frances Yates[2]. Mon hypothèse est que Proust a réinventé pour son propre compte cet art qu’il ne connaissait pas, ou plutôt qu’il en a inventé une forme singulière, romanesque et moderne, que l’on peut inscrire dans la longue tradition de cet art polymorphe, depuis son invention par Simonide de Céos au Ve siècle avant notre ère jusqu’à La vie mode d’emploi de Georges Perec[3]. Le roman de Proust est un bâtiment de mémoire, un système architectural de lieux et d’images, conforme aux règles de l’ars memoriae. Les données du problème sont au nombre de trois : l’art de la mémoire, l’architecture médiévale, À la recherche du temps perdu. On étudiera successivement les trois côtés de cette relation triangulaire. Le rapport entre l’architecture médiévale et le roman proustien est avéré et explicite chez Proust lui-même. Le lien entre art de la mémoire et architecture médiévale a été bien établi par Frances Yates puis Mary Carruthers. On verra enfin comment l’architecture médiévale a pu constituer une médiation entre l’art de la mémoire et le roman proustien, médiation qui permet de rattacher Proust à une tradition très riche et en même temps de saisir la singularité de son roman.
Proust et l’architecture médiévale
La passion de Proust pour l’architecture médiévale en général et pour les cathédrales gothiques en particulier est bien connue. En témoignent ses visites de monuments, sa traduction de deux livres de John Ruskin, ses articles sur le même auteur réunis dans Pastiches et mélanges, ou encore sa lecture assidue de la thèse d’Émile Mâle[4] — autant d’éléments qui transparaissent dans sa correspondance et dans À la recherche du temps perdu, à travers de nombreuses descriptions et de nombreuses allusions à l’architecture médiévale. Mais cet intérêt soutenu concerne plutôt le style, l’aspect ornemental et iconographique des monuments, plutôt que l’architecture proprement dite, au sens de la construction, du traitement de l’espace et de l’organisation des différents lieux. Selon Richard Bales, l’église fictive de Saint-André-des-Champs, évoquée dans Du côté de chez Swann, « est moins importante du point de vue architectural qu’en tant qu’elle fournit des images, quand elle est reliée à divers personnages[5] ». Dans Le temps retrouvé, la cathédrale apparaît sur un mode mineur, liée au pressentiment de la mort : « Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! » Puis ce modèle du livre à venir est mis à distance au profit d’un autre : « […] je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe[6]. » Or, comme nous le verrons plus loin, c’est la dimension structurelle de l’architecture qui importe au premier chef dans l’art de la mémoire.
Le signe le plus important d’une efficacité du modèle architectural sur la composition du roman, dans le discours explicite de Proust, est une lettre fameuse de 1919 à un certain Jean de Gaigneron, en réponse à une lettre qui ne nous est pas parvenue :
[Q]uand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche I, Vitraux de l’abside, etc. pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait du manque de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties. J’ai renoncé tout de suite à ces titres d’architecture parce que je les trouvais trop prétentieux[7].
Plus qu’un signe, on serait tenté de voir là une preuve irréfutable. Mais un certain scepticisme s’impose, quant à la véracité et à la valeur précise de ce qui se présente comme une confidence exclusive et authentique. Est-ce que Proust ne cherche pas avant tout, comme il le dit lui-même dans cette lettre, à réfuter les arguments de ses détracteurs qui critiquent dans son livre un manque de composition ? Est-ce qu’il ne flatte pas son correspondant — comme il lui arrive très souvent de le faire dans ses lettres — en accréditant l’interprétation de ce dernier ? À supposer même que Proust soit sincère, puisque, comme à la parution de Du côté de chez Swann en 1913[8], il s’efforce de rendre intelligible un projet romanesque dont la dernière partie, indispensable à la compréhension de l’ensemble, n’est pas encore parue, est-ce que l’écriture proliférante des volumes intermédiaires, à partir de 1913, n’a pas fini par rendre caduc le projet fortement structuré en « temps perdu » et « temps retrouvé » ? La cathédrale est du reste un lieu commun de la littérature romantique et symboliste — pensons à Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et à La cathédrale de Huysmans[9] —, et une référence culturelle presque incontournable dans le milieu traditionaliste et réactionnaire que Proust fréquente, sans y adhérer pleinement.
La lettre à Jean de Gaigneron n’est pas en elle-même une preuve irréfutable mais elle constitue néanmoins une pièce à conviction importante dans le cadre d’une démonstration plus large, qui s’appuie sur une analyse approfondie des brouillons et de l’oeuvre de Proust. On se reportera pour cela aux travaux de Luc Fraisse[10], dont on retiendra ici une idée déterminante : la lecture de la thèse d’Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France, a permis à Proust de donner unité et cohérence à son écriture qui jusque-là échouait à faire oeuvre. L’écrivain a trouvé dans l’art médiéval, non seulement dans l’iconographie mais aussi dans l’architecture religieuses telles qu’elles sont analysées dans ce livre, le modèle d’une pensée parfaitement investie dans une forme esthétique. À la différence des romantiques et des symbolistes, Mâle décrit la cathédrale comme la transposition symbolique rigoureuse d’une pensée théologique. De même, le roman proustien — expériences, intrigues, personnages — sera l’illustration d’une doctrine — lois et vérités énoncées pour la plupart dans Le temps retrouvé. D’où l’importance d’une architecture romanesque ordonnée, inspirée de l’art médiéval. Que cette architecture ne soit pas perceptible d’emblée aux yeux du lecteur n’est pas un défaut de construction : cela tient à la nature spécifiquement romanesque et temporelle de l’oeuvre proustienne. La spatialité d’un roman est secondaire et métaphorique par rapport à celle d’un édifice réel dont l’ensemble existe simultanément et peut être perçu d’un seul regard. Le roman exige une lecture exhaustive, du premier au dernier volume, pour être perçu dans sa totalité, d’autant que Proust joue du décalage temporel entre expérience vécue et dévoilement de la vérité à travers le point de vue privilégié du héros-narrateur.
L’art de la mémoire et l’architecture
Le rapport entre art de la mémoire et architecture a été bien récapitulé dans une conférence de Frances Yates devant la Société britannique d’architecture, conférence postérieure de quatorze années à son célèbre ouvrage — lequel témoignait d’un certain scepticisme à l’égard des techniques de mémoire mises au jour, tandis que cette conférence porte la trace d’une croyance sincère[11]. Ce rapport se manifeste très concrètement dès l’origine de l’art de la mémoire, c’est-à-dire dès le récit mythique de son invention par Simonide de Céos, au VIe ou Ve siècle avant notre ère. Le poète grec est invité à réciter un poème chez un noble de Thessalie, du nom de Scopas, son commanditaire[12]. Ce dernier attend un éloge exclusif de sa propre personne et il refuse de donner au poète l’intégrité de son salaire, sous prétexte qu’une partie du poème a été consacrée à l’éloge des dieux Castor et Pollux. Au cours du banquet qui suit la récitation, Simonide est appelé hors de la maison par deux jeunes gens. Quand il se rend sur le seuil, le poète ne trouve pas ceux qui l’ont fait appeler mais à cet instant précis, une catastrophe se produit : la maison s’effondre. Les deux jeunes gens n’étaient autres que Castor et Pollux venus en personne récompenser Simonide pour son éloge, en lui sauvant la vie. À l’intérieur, les victimes sont écrasées sous les décombres, au point que les familles venues récupérer les corps de leurs proches ne les reconnaissent pas. Seul Simonide parvient à les identifier, en se remémorant la place qu’ils occupaient dans la salle du banquet. C’est ainsi que, selon la légende, l’art de la mémoire a été inventé : en plaçant des images dans l’espace architectural de la maison. Dans son commentaire de cet épisode, Louis Marin insiste très justement sur la signification de la catastrophe, l’effondrement de l’architecture, qui préside paradoxalement à l’invention de la mémoire architecturale[13]. Simonide répond à l’anéantissement de la réalité par la puissance de sa mémoire et de son imagination. L’événement catastrophique est une explication mythologique, en quelque sorte, du passage de l’architecture empirique à l’architecture mentale.
L’art de la mémoire dans sa version classique, qui constitue l’une des cinq parties de la rhétorique ancienne, reçoit sa formulation la plus complète dans la Rhétorique à Herennius, traité du Ier siècle avant notre ère longtemps attribué à Cicéron et cité par tous les grands penseurs de la mémoire du Moyen âge. L’une des règles fondamentales est la construction d’un espace de mémoire, qui prend le plus souvent une forme architecturale — c’est pourquoi Mary Carruthers définit l’art de la mémoire comme une « mnémonique architecturale » ou le qualifie de « méthode architecturale[14] ». On place des images frappantes, qui permettent de retenir les différentes parties du discours, dans un bâtiment que l’on a l’habitude de parcourir mentalement. Les images sont inventées pour chaque nouveau discours, mais le bâtiment est toujours le même : chaque individu a son bâtiment de mémoire, qu’il maîtrise parfaitement et qu’il a l’habitude de parcourir toujours dans le même sens, de sorte que quand il place des images dans cet édifice, il se les rappelle toutes dans l’ordre. Il peut ainsi réciter de mémoire les parties successives de son discours sans que cette opération mentale transparaisse pour les auditeurs. La Rhétorique à Herennius précise que ces bâtiments de mémoires peuvent être soit inventés, soit trouvés dans la réalité[15]. Dans les deux cas, il est fort probable que les orateurs, pour fixer solidement un ensemble de lieux dans leur esprit, se soient inspirés des édifices qu’ils connaissaient dans la réalité et qu’ils avaient l’habitude de parcourir physiquement. Soit ils les inscrivaient tels quels dans leur esprit, soit ils opéraient certaines modifications imaginaires qui ne devaient pas affecter la structure de l’ensemble ; d’où le rapport étroit entre l’art de la mémoire et l’architecture d’une époque donnée. Catherine Baroin, dans un livre récent intitulé Se souvenir à Rome, insiste sur la pratique des orateurs et sur le pouvoir de rappel des lieux, notamment les lieux réels de la ville de Rome, par exemple le Capitole, mentionné dans tel discours comme le support d’un souvenir que l’orateur veut communiquer à ses auditeurs[16].
Mais ce n’est qu’à partir du Moyen âge qu’un certain nombre de documents représentant les réalisations individuelles de l’art de la mémoire nous sont parvenus : bâtiments de mémoire prenant pour modèle l’architecture civile ou religieux, monastères, églises et cloîtres, châteaux, tours et amphithéâtres. Car l’art de la mémoire prend à cette époque une nouvelle dimension, éthique et esthétique. C’est ce que Frances Yates appelle « la métamorphose médiévale de l’art classique de la mémoire ». Il ne s’agit plus seulement d’une technique de mémorisation destinée aux orateurs. Sous l’influence des théologiens comme Thomas d’Aquin qui commentent et adaptent les textes antiques à leurs préoccupations, l’art de la mémoire devient un système de représentation qui répond à l’exigence de mémoriser certains notions théologiques, notamment la liste des Vices et des Vertus, les tourments de l’Enfer et les récompenses du Paradis. Les images et les lieux de mémoire qui étaient contenus dans l’esprit des orateurs antiques en viennent ainsi à s’extérioriser dans l’iconographie religieuse. L’itinéraire que suit Dante dans la Divine comédie et les images qu’il rencontre sont figurés d’après les règles de l’art de la mémoire[17]. L’une des réalisations architecturales les plus fameuses que cet art ait inspiré n’est autre que la chapelle de l’Arena à Padoue, que Proust a visitée en 1900 et qui a beaucoup influencé son esthétique. Les fresques de Giotto représentent, sur le mur Sud de la nef, les allégories des Vertus, sur le mur Nord, les allégories des Vices, qui mènent respectivement au Paradis et à l’Enfer peints sur le revers de la façade, grâce à la disposition spatiale de la chapelle[18]. En se basant sur les travaux d’Erwin Panofsky, selon lequel la cathédrale est l’expression architecturale de la théologie thomiste, Frances Yates avance également l’hypothèse suivante : la cathédrale serait la réalisation empirique de l’architecture mentale pratiquée par Thomas d’Aquin[19]. Émile Mâle avait déjà perçu et expliqué la correspondance entre discours théologique et architecture gothique.
Proust, l’architecture et l’art de la mémoire
Pour relier les trois côtés du triangle — pour appliquer au roman proustien l’idée d’architecture mentale en jeu dans l’art de la mémoire —, on pourrait développer une étude de l’espace romanesque. La géographie proustienne prend la forme privilégiée du « bilatéralisme[20] ». La position relative des lieux de la fiction structure le roman comme un bâtiment de mémoire symétrique. Au-delà des lieux proprement dits, les expériences et les événements racontés se font écho dans le cours de la narration, suivant une disposition savante. Certains personnages revêtent un caractère allégorique, de façon à suggérer une analogie entre la structure de la Recherche et celle de la chapelle de Giotto. Si Proust a renoncé au projet de titre de chapitre « Les Vices et les Vertus de Padoue et de Combray », annoncé comme « Pour paraître en 1914 » à la fin de l’édition Grasset de Du côté de chez Swann (1913), une analyse du découpage en volumes, des titres de parties et de chapitres, contribuerait néanmoins à la réflexion, car la plupart de ces données paratextuelles sont en relation directe avec la structure bilatérale et allégorique de l’espace romanesque : « côté de chez Swann » et « côté de Guermantes », « Sodome » et « Gomorrhe », « temps perdu » et « temps retrouvé », etc.
Plutôt qu’une réinterprétation de ces données bien connues, je proposerai ici une brève analyse d’un motif discret mais déterminant : celui de la pierre fondatrice — pierre fondatrice de l’architecture romanesque, qui est thématisée dans le texte. Il faut citer, ici encore, Mary Carruthers : la version médiévale de l’art de la mémoire « véhicule des résonances non romaines qui transforment et enrichissent le “bâtiment” de mémoire de l’orateur » ; ce sont des résonances bibliques[21]. En effet, les théologiens du Moyen âge justifiaient l’emprunt d’un système de pensée païen au moyen de références puisées dans l’Ancien et le Nouveau testaments. Pour justifier le recours à la « méthode architecturale », ils citaient par exemple la première épître de saint Paul aux Corinthiens : « Selon la grâce de Dieu qui m’a été accordée, tel un bon architecte, j’ai posé le fondement[22] ». Or, les critiques proustiens comme Alberto Beretta Anguissola et Julia Kristeva[23] ont montré que le motif biblique de la pierre fondatrice transparaît dans la Recherche, sous la forme des « pavés inégaux », dans une scène décisive du Temps retrouvé : le héros bute sur des pavés « mal équarris » dans la cour de l’hôtel de Guermantes à Paris, ce qui lui rappelle la sensation éprouvée plusieurs années auparavant quand il avait foulé les dalles du baptistère de la basilique Saint-Marc à Venise. Il fait à cette occasion une expérience parfaitement lucide et décisive de la mémoire involontaire — à la différence de l’expérience de la madeleine — et la pierre contre laquelle il bute lui rappelle précisément une cathédrale : Saint-Marc de Venise. Cynthia Israel, auteure d’un article méconnu et précurseur sur Proust et l’art de la mémoire, fait également le lien entre la basilique Saint-Marc et la réalisation du projet artistique du narrateur : « Là, pour la première fois, dans son Saint-Marc mental, le narrateur voit la structure de l’église autour de lui, c’est-à-dire la forme que prendra son roman[24]. »
Une autre série de références bibliques parallèle à la précédente — mais à laquelle les auteurs médiévaux ne se référaient pas pour justifier leur reprise de l’art de la mémoire — peut être évoquée pour décrire une mémoire architecturale spécifiquement proustienne. Il s’agit d’une phrase du Psaume 118 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs / est devenue la tête de l’angle[25] », phrase citée par Jésus dans l’Évangile de Matthieu, par Pierre dans sa première Épître et par Paul dans l’Épître aux Romains. Comme l’écrit Alberto Beretta Anguissola à propos des pavés inégaux du Temps retrouvé : « Sur cette pierre qu’aurait écartée n’importe quel ouvrier consciencieux, sur ce détail totalement insignifiant qu’aurait ignoré n’importe quel romancier de talent, Proust construit au contraire toute sa cathédrale romanesque[26]. » De plus, dans la partie finale du roman, plusieurs passages évoquent l’idée d’un déséquilibre, d’un vacillement, voire d’une destruction architecturale. Dans le passage sur les pavés inégaux, le héros-narrateur se met à « tituber », « un pied sur le pavé plus élevé, l’autre sur le pavé plus bas[27] ». Ensuite, au cours des réminiscences suivantes, le narrateur se dit « plus hébété » que le jour où il se demandait s’il était vraiment invité chez la princesse de Guermantes « ou si tout n’allait pas s’effondrer[28] ». Quelques pages plus loin, il explique que « la sensation commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa masse » de sorte que la « salle à manger marine de Balbec » avait ébranlé « la solidité de l’hôtel de Guermantes » au point d’en « forcer les portes » et de faire « vaciller un instant les canapés autour de [lui][29] ». L’art de la mémoire proustien s’appuie donc sur l’idée de pierre angulaire et de cathédrale mais il se distingue du modèle médiéval, dans la mesure où ce dernier faisait abstraction de la pierre d’achoppement au profit d’un modèle plus stable et rationnel. L’architecture de la Recherche maintient dans son plan l’idée d’un déséquilibre fondateur et la menace de la destruction. Proust renoue ainsi avec le récit mythique de Simonide, pour réinventer l’art de la mémoire sous une forme originale. « Le bal de têtes » dans Le temps retrouvé, où tous les personnages du roman reparaissent une dernière fois, vieillis par le temps et littéralement défigurés, est un nouveau banquet de Simonide.
En d’autres termes, la version proustienne de l’art de la mémoire conserve une dimension temporelle irréductible tandis que la version classique et médiévale se caractérisait par une transposition sans reste du temps en espace, de la mémoire en architecture. L’espace proustien intègre la dimension du temps, à l’image de l’église de Combray,
édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions — la quatrième étant celle du temps —, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives[30].
Au début de son projet, Proust prévoyait sans doute une composition architecturale stable et équilibrée, appuyée sur les deux piliers du « temps perdu » et du « temps retrouvé ». Mais ce projet comprenait également l’idée de contingence et de temporalité — de mémoire involontaire. Le développement du cycle de « Sodome et Gomorrhe » à partir de 1913-1914 a encore approfondi la dimension temporelle de l’oeuvre et l’a communiquée au lecteur.
À chaque époque où il a été en vigueur, l’art de la mémoire a entretenu un rapport très étroit avec l’architecture contemporaine. Encore en 1978, Georges Perec modelait l’espace romanesque de La vie mode d’emploi sur l’architecture d’un immeuble parisien de son temps. Un ouvrage récent de Sébastien Marot, théoricien du « sub-urbanisme » contemporain, consacre ses principaux chapitres à l’artiste américain Robert Smithson, célèbre représentant du land art, et à l’architecte suisse Georges Descombes, dont les réalisations donnent une dimension proprement mnémonique au paysage[31]. Il se réfère non seulement aux travaux de Frances Yates, mais à une comparaison de Freud entre la mémoire humaine et la ville de Rome, ainsi qu’à la conception du « locus » de l’architecte Aldo Rossi. Pourquoi ramener la structure du roman proustien à l’architecture médiévale, plutôt qu’à l’architecture gréco-latine, renaissante ou moderne ? Pourquoi Proust ne s’est-il pas inspiré d’un immeuble haussmannien ou d’une maison d’Illiers pour concevoir la forme de son oeuvre et pour lui donner une dimension mnémonique ? L’explication tient peut-être à l’histoire discontinue de l’art de la mémoire. Si cette histoire n’avait pas été interrompue, si elle s’était poursuivie avec la même constance de l’Antiquité au XXe siècle, peut-être les retours en arrière n’auraient-ils pas été nécessaires pour en retrouver l’inspiration première, après une période de déclin et d’oubli. Le Moyen âge correspond à l’époque où l’art de la mémoire s’est extériorisé en dehors de l’esprit des orateurs, en des formes esthétiques accomplies — ce qui rejoint la lecture de Mâle par Proust. L’explication tient aussi sans doute à la spécificité des monuments architecturaux, à leur solidité et à leur fragilité propres, qui donnent une force d’évocation particulière aux monuments les plus anciens et aux vestiges d’une époque révolue, surtout lorsqu’ils ont résisté à l’anéantissement et qu’ils se trouvent de nouveau menacés. C’était le cas des cathédrales aux yeux de Proust[32] et c’est pourquoi, au-delà des clichés littéraires, l’architecture médiévale a pu constituer pour lui le moyen de renouer avec l’antique tradition inaugurée par Simonide.
Appendices
Note biographique
Guillaume Perrier, professeur agrégé de Lettres modernes en France, est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée Le fonctionnement de la mémoire contextuelle dans la lecture d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Albertine disparue et Le temps retrouvé, soutenue en 2009 à l’Université Paris-Diderot (Paris 7). Il a publié plusieurs articles sur Proust, concernant la philosophie du roman, sa réception, la mémoire et l’oubli — notamment un article complémentaire de celui du présent volume : « Proust et l’art de la mémoire : l’allégorie médiévale » dans le Bulletin d’informations proustiennes, n° 39 (2009), p. 101-111.
Notes
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[1]
Citons notamment : Richard Bales, Proust and the Middle Ages, 1975 ; Theodore Johnson Jr., « Proust et l’architecture : considérations sur le problème du roman-cathédrale », Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, n° 25 (1975), p. 16-34 ; Kay Bourlier, Marcel Proust et l’architecture, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1980 ; Luc Fraisse, L’oeuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale, Paris, Librairie José Corti, 1990.
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[2]
Frances Yates, L’art de la mémoire, traduit de l’anglais par Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1975 [1966]. Sur Proust et l’art de la mémoire, on peut trouver certains éléments dans : Cynthia Israel, « Montaigne and Proust : Architects of Memory » [1994], RLA Archive, Purdue University, [en ligne]. http://tell.fll.purdue.edu/RLA-Archive/1994/French-pdf/Israel,Cynthia.pdf, p. 1-5 ; Katherine Elkins, « Middling Memories and Dreams of Oblivion : Configurations of a Non-Archival Memory in Baudelaire and Proust », Discourse, vol. 24, n° 3 (2002), p. 47-66 ; l’introduction d’Antoine Compagnon (dir.), Proust, la mémoire et la littérature, Paris, Collège de France et Odile Jacob, 2009 ; Guillaume Perrier, « La Recherche et l’art de la mémoire : l’allégorie médiévale », Bulletin d’informations proustiennes, n° 39 (2009), p. 101-111. Par rapport à ce dernier travail consacré aux images médiévales, il s’agit ici de réfléchir aux « lieux », l’autre composante de l’art de la mémoire ; mais les deux composantes sont étroitement liées.
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[3]
Georges Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978. Jacques Roubaud a démontré que Perec avait construit son roman en utilisant des traités sur l’art de la mémoire ; voir Jacques Roubaud, « Hypothèses génétiques concernant la perecquation de la forme roman (communication du 6 juin 1993. au Séminaire Perec de Paris 7) », Le cabinet d’amateur, n° 4 (1995), p. 9-23.
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[4]
Marcel Proust, Préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, Paris, Bartillat, 2007 [1904] (éd. d’Yves-Michel Ergal) ; traduction de John Ruskin, Sésame et les lys, Bruxelles, Complexe, 1987 [1906]. Voir Marcel Proust, Pastiches et mélanges (avec Contre Sainte-Beuve et Essais et articles), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971 [1919] (éd. de Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre). Voir aussi Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, Librairie Générale Française (Le livre de poche), 1987 [1898].
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[5]
Richard Bales, Proust and the Middle Ages, op. cit., p. 50 (ma traduction).
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[6]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. IV Le temps retrouvé, 1989 [1922], p. 610.
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[7]
Marcel Proust, « Lettre à Jean de Gaigneron » (1er août 1919), Lettres, 2004, p. 913-915 (je souligne).
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[8]
L’année de la lettre à Jean de Gaigneron, 1919, correspond à la deuxième vague de publication du roman, chez un nouvel éditeur, La NRF, sans compter Pastiches et mélanges et la campagne pour le prix Goncourt obtenu à la fin de la même année.
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[9]
Voir Joëlle Prungnaud, Figures littéraires de la cathédrale, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008.
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[10]
Luc Fraisse, Le processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, Paris, Librairie José Corti, 1988 ; L’oeuvre cathédrale, op. cit. ; « Émile Mâle et le secret perdu de la Recherche », Marcel Proust aujourd’hui, n° 1 (2003), p. 9-33.
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[11]
« Ce système marche. Beaucoup de personnes s’en servent aujourd’hui sans connaître son usage durant l’Antiquité. Beaucoup d’acteurs s’en servent, me dit-on. Les orateurs romains l’avaient porté bien entendu à un degré de perfection très élevé » (Frances Yates, « Architecture and the Art of Memory », 1980, p. 4 ; ma traduction).
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[12]
La version le plus complète de ce récit se trouve chez Cicéron ; voir Frances Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 14.
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[13]
Louis Marin, « Le trou de mémoire de Simonide », Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992 [1987], p. 197-209.
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[14]
Mary Carruthers, Le livre de la mémoire, traduit par Diane Meur, 2002 [1990], p. 112, 183. Précisons que Mary Carruthers distingue plusieurs « arts de la mémoire » et emploie les expressions citées à propos de l’un d’entre eux, le plus important, hérité de l’Antiquité.
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[15]
[Anonyme], Rhétorique à Herennius, texte édité et traduit par Guy Achard, 1989, p. 118.
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[16]
Voir Catherine Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin (Antiquité au présent), 2010, chap. 10, en particulier l’étude du discours de Manlius Capitolinus rapporté par Tite-Live, p. 226-229. On constate ici une légère divergence par rapport aux thèses de Frances Yates, qui restent néanmoins une référence incontournable pour Catherine Baroin.
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[17]
Frances Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 108-109.
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[18]
Ibid., p. 105-106. Voir aussi Theodore Johnson Jr., « Proust and Giotto : Foundations for an Allegorical Interpretation of À la recherche du temps perdu », dans Larkin B. Price (dir.), Marcel Proust : a Critical Panorama, Chicago, University of Illinois Press, 1973, p. 128-205.
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[19]
Frances Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 92.
-
[20]
Ce terme peut désigner les deux « côtés » du roman, mais il fait signe aussi vers le concept cher à Marcel Jousse qui sert précisément à définir le caractère mnémonique des cultures traditionnelles ; voir L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard (Tel), 2008 [1974-1978].
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[21]
Mary Carruthers, Machina memorialis, traduit par Fabienne Durand-Bogaert, 2002, p. 29.
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[22]
I Cor III, 10-17 (voir id.).
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[23]
Julia Kristeva, Le temps sensible, 2000 [1994], p. 191-194 ; et Alberto Beretta Anguissola, « Pèlerinages proustiens à Venise », 1994, p. 54.
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[24]
Cynthia Israel, « Montaigne and Proust : Architects of Memory », art. cit., p. 3 (ma traduction).
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[25]
Ps CXVIII, 22-23. « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, / c’est elle qui est devenue de faîte » (Mt XXI, 42). « […] au lieu de recourir à la foi, ils [Israël] comptaient sur les oeuvres. Ils ont buté contre la pierre d’achoppement, comme il est écrit : Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement et un rocher qui fait tomber ; mais qui croit en lui ne sera pas confondu » (Rm IX, 33, ainsi que IrePe II, 6-7 pour la première épître de Pierre). Voir Julia Kristeva, Le temps sensible, op. cit., p. 191-192.
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[26]
Alberto Beretta Anguissola, « Pèlerinages proustiens à Venise », art. cit., p. 54.
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[27]
Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 446.
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[28]
Ibid., p. 447. Rappel de la soirée Guermantes au début de Sodome et Gomorrhe II.
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[29]
Ibid., p. 453.
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[30]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, IDu côté de chez Swann, op. cit., p. 60.
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[31]
Sébastien Marot, L’art de la mémoire, l’architecture et le territoire, Paris, Éditions de la Villette, 2010.
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[32]
Auteur de « La mort des cathédrales », repris dans Marcel Proust, Pastiches et mélanges, op. cit.
Bibliographie
- [Anonyme], Rhétorique à Herrenius, texte édité et traduit par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres (collection des universités de France, Série latine), 1989.
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- Proust, Marcel, Lettres, Paris, Plon, 2004 (éd. Françoise Leriche).
- Yates, France, « Architecture and the Art of Memory », Architectural Association Quarterly, vol. 12, n° 4 (1980), p. 4-13.
- Yates, France, L’art de la mémoire [1966], Paris, Gallimard, 1975 (trad. Daniel Arasse).