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Monsieur Raymond Joly (Rimouski, 17 décembre 1933 — Montréal, 29 juillet 2010), docteur de l’Université de Heidelberg, professeur au Département des littératures de l’Université Laval, membre de l’École freudienne du Québec ainsi que du Cercle psychanalytique de Montréal, a grandement contribué à la création de la revue Études littéraires et, pendant des années, avec minutie, abnégation et souci de la qualité académique que devait rencontrer une livraison savante, il a corrigé articles après articles de la revue, leur donnant une excellence qui leur doit beaucoup, sans que son nom paraisse. Il est bien plus : musiciens, critiques littéraires, et ses amis et collègues du « Pont Freudien » et du « Gifric » (Québec) le savent et, comme nous, regrettent son départ. Le texte ci-dessous espère rendre compte des sentiments de ses proches et de ses amis justement nombreux. Mais il n’est aucun texte qui puisse jamais le faire, fût-il aussi souriant à la vie que celui, La naissance du jour, de Colette, que Monsieur Raymond Joly relisait, parmi d’autres, sur son lit à l’hôpital ou se faisait lire par extrait par un infirmier ou des amis.

Ce qui suit est ma dernière lettre à Raymond, je l’ai écrite sans savoir qu’il ne pourrait la lire : il est passé le 29 au matin à 0 h 4 min).

* * *

Québec, le 28 juillet, 23 h 30.

Mon très cher Raymond,

C’est une belle carte postale que je voulais t’envoyer, mais je tremble trop pour écrire à la main : oui, ton départ m’angoisse, mais ne porte pas les peines des autres, en tout cas, pas la mienne ; aujourd’hui, j’ai accepté le fait irréversible et, à mon tour, de te dire, comme je le crois pour toi, que je suis en paix, mais non moins profondément triste. Je sais ton souci entier et constant de ne pas t’imposer aux autres, mais d’aller vers eux, curieux de les connaître et empathique par avance, avec une élégance impeccable dont témoignent aussi tes textes scientifiques.

J’ai appelé ce mardi soir, comme convenu : tu te reposais. Nous n’avons pu nous parler ; aussi, je t’écris ce soir.

Je sais que ce n’est pas une consolation, mais comme les insomnies s’accumulaient, j’ai relu ton livre sur Pharsamon de Marivaux : ce qui m’a plu une fois encore, mais de manière plus émotive, cette fois, c’est ce régal de l’intelligence, de la finesse d’un esprit unique, de la très haute tenue de l’écriture, des points justement fixés, mais d’abord de ta sensibilité et combien ce livre, parmi d’autres de ta main, me fait entendre ta voix, me parle de toi — je ne veux pas dire qu’il n’est pas objectif, il l’est assurément. Mais d’abord, sache, comme certains de tes derniers articles ou de tes communications — dont celle où la page 11 avait disparu, lors d’un Congrès de la Société canadienne d’études sur le XVIIIe siècle, à Québec, il y a quelques années — me donnent et me conserveront ta présence. Elle n’est pas simplement intellectuelle : elle est à ton image, d’abord infiniment et fortement humaine, dans ce qui est le meilleur dans l’homme. Pardon de me projeter dans ton départ ; il me fait horriblement mal.

Raymond, j’admire ta paix intérieure et ta sérénité devant la mort, et me réjouis que les plus proches de toi t’entourent en ces instants ; je sais que tout n’a pas été sans souffrances physiques. C’est un euphémisme depuis que j’ai appris ce que tu as dû endurer ce dernier vendredi, refusant ce qui aurait pu atténuer ta douleur, afin de pouvoir conserver ta lucidité pour achever ton dernier écrit sur Graupner. Tu n’as pu le faire et cela t’a comme arraché à ta force d’âme et à la vie. J’ai compris que tu t’en allais. Ne sois pas plus abattu de maintenant prendre le soin de toi, ce que ta très haute éthique te présente comme une défaite. Cela n’est pas le cas. Bien sûr, on aurait aimé d’abord pour toi que tu finisses ce texte, mais on se console par ceux que tu nous laisses, et par les souvenirs.

Je vais te laisser partir — de quel droit pourrais-je m’y opposer ? — ; c’est ce que tu veux et je le comprends. Pardonne mon égoïsme et mes faiblesses qui t’ont fait miroiter quelques venues que je n’ai pas été capable de faire à Montréal. Nous nous sommes vus finalement et la maladie n’avait rien enlevé à ton regard, à ta présence d’esprit, à ta sollicitude amicale, à ta curiosité bienveillante, à ton élégance et à ta culture universelle. Quand je suis entré dans ta chambre des soins palliatifs de l’Hôpital Notre-Dame, à Montréal, tu étais assis en train de lire un livre en allemand. Tu m’a offert, malgré l’heure matinale, une sublime eau de vie de framboise, que tu avais ramenée et visiblement réservée, de Freiburg, lors de ton dernier voyage en Allemagne, en 2007, ce pays dont tu prisais la langue et la haute culture, comme bien des grands intellectuels et écrivains allemands ou étrangers, affolés comme toi qu’il ait pu aussi être le terreau du nazisme.

Tu es un de mes trois pères spirituels — c’est la chance d’être orphelin à onze ans et de pouvoir se composer une famille selon son coeur, chance que tu m’as donnée —, comme tu l’es pour bien des étudiants à qui tu as enseigné ou que tu as dirigés à la maîtrise et au doctorat ; tu es un savant que j’admire, mais d’abord tu es un ami vers lequel je me suis tourné trop souvent quand j’allais mal et tu as toujours été présent, dans les moments les plus pénibles : tu m’as écouté et remis sur la juste voie. Nous avons eu aussi nos fous rires et ton esprit y était pour beaucoup.

De tout cela, je n’ai pu te remercier dans ces derniers jours que bien maladroitement. Je me sens assommé par le faix de cette lettre et de l’adieu qu’elle contient, car je ne te rends pas justice de tout ce que tu es. Je te promets une chose : ta voix, intérieure, restera en moi. Ma psychologue m’a dit : « Continuez à faire des “Petits dinosaures” à l’exemple de votre ami » ; elle voulait dire que, certes, l’exercice académique est une exigence intellectuelle, mais d’abord une complicité d’âmes. Tu ne mesures pas combien ce voeu s’est déjà accompli.

J’espère — on m’a dit que c’était le cas — que tu ne souffres plus à présent, et la médecine n’est ici plus en cause. Je devine que les heures à venir sont angoissantes, et je sais les soins délicats et toujours prévenants de tes proches et du personnel de l’hôpital. Laisse-toi aller en paix. Je ne sais comment dire ces choses.

J’ai vraiment été très heureux de te connaître, cela a été un réel bonheur — pardonne la redondance — et ce bonheur ne finit pas, ce soir ; j’aurais simplement aimé qu’il soit plus réel un peu plus longtemps. Je t’aime du plus profond de mon coeur, je t’y garderai jusqu’à mon dernier souffle et je te ferai aimer à ceux qui ne t’ont pas connu, sois-en sûr : tu nous laisses tant de raisons de le faire.

Je t’embrasse très fort,