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L’image de la bouteille à la mer, que Celan reprend à Mandelstam, a traversé les siècles de la littérature. Le poète, face à l’océan, confronte sa propre finitude à l’éternité aléatoire de l’oeuvre. Il compare la densité du bronze dans lequel, il l’espère, est gravée son oeuvre à la fluidité du destin : la longue vie du poème est tributaire des vagues du temps et des éventuels lecteurs qui pourront l’apprécier. Vigny évoque ainsi la mort, naufrage imminent, dans « La bouteille à la mer », poème-testament de 1853 :

Quand un grave marin voit que le vent l’emporte […]

Il lance la Bouteille à la mer, et salue

Les jours de l’Avenir qui pour lui sont venus. 

Et il s’écrie, avec le vieux Capitaine :

Ci-joint est mon journal, portant quelques études

Des constellations des hautes latitudes.

Qu’il aborde, si c’est la volonté de Dieu !

[…]

Jetons l’oeuvre à la mer, la mer des multitudes,

Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port[1]

La bouteille-oeuvre a donc un destinataire providentiel, inconnu du poète et inconnaissable. Ce destinataire reste imprécis, aléatoire, il n’a pas, pour Vigny, la présence intense qu’il aura pour Mandelstam et Celan. L’oeuvre est ouverte à tous, sur « la mer des multitudes », elle n’atteindra son destinataire que par la grâce de Dieu. Le mystère fascine, mais il reste insondable. Seul Dieu connaît et régit les trajectoires de toute chose et peut « conduire au port ». Ou le destin. Le hasard est le maître[2]. Dans le Coup de dés, Mallarmé reprend l’image du naufrage, mais transforme la bouteille en dés. Le geste du poète demeure, on jette les dés comme un objet à la mer, mais la destination reste ignorée.

Mandelstam reprend l’image en l’inversant[3]. Pour lui, la force du poème tient précisément dans sa capacité à rencontrer le lecteur. Il retourne le geste. Il anticipe la rencontre, il la vit. Il centre l’attention non plus sur le geste du lanceur de message, mais sur celui du récepteur. Il magnifie la découverte du message dans la bouteille, la force du lien qui se crée à l’occasion de cette lecture, qui est rencontre, reconnaissance, entre le poète et son lecteur-destinataire. Dès 1913, dans un article intitulé « De l’interlocuteur », il refonde ainsi autrement l’image usitée de la Bouteille en énonçant ce qui sera pour lui le fondement de la poésie : le statut et la fonction du destinataire :

Tout homme a ses amis. Pourquoi le poète ne pourrait-il s’adresser aux siens, à ceux qui lui sont naturellement proches ? Lorsque survient l’instant décisif, le navigateur jette à l’océan la bouteille cachetée qui renferme son nom et le récit de son aventure. Bien des années après, vagabondant parmi les dunes, je la découvre sous le sable et, à la lecture de la lettre, j’apprends la date des évènements et les dernières volontés du défunt. J’étais en droit de la lire. Je n’ai pas ouvert une lettre adressée à autrui : la lettre cachetée dans la bouteille est adressée à celui qui la trouve. Je l’ai trouvée. J’en suis donc le destinataire secret[4].

La réception du message est révélatrice d’une amitié clairement affirmée. L’énoncé est d’abord général (« [t]out homme », « le poète ») ; Mandelstam s’inclut, comme poète, parmi les hommes, qui, « naturellement », ont leur cercle d’amis. Puis un « je » émerge, « vagabondant parmi les dunes » qui, par affirmations successives, scande les étapes de l’acte de découverte et érige son être de destinataire avec autorité : « [J]e la découvre […] j’apprends […] J’étais en droit […] J[’ai] ouvert […] Je l’ai trouvée. J’en suis donc le destinataire ». La lecture du poème autorise l’émergence d’un « je » sûr de lui, qui affirme son droit de destinataire personnel, devient ainsi la haute figure de l’interlocuteur. C’est sur lui que se concentre toute la force de l’image. Ainsi le poète est-il, dans cette évocation, tout à la fois celui qui adresse aux autres son oeuvre et celui, plus important encore, qui reçoit et découvre. Comment s’opère le déplacement d’un être à un autre ? D’une oeuvre à l’autre ? Qu’en est-il, réellement, de cette proximité « naturelle » mais paradoxale, qui unit le poète au lecteur, au point d’en faire le double du poète ?

Paul Celan est, comme il l’énonce lui-même, le destinataire de Mandelstam. C’est à lui que nous devons la première parution en français de l’article de Mandelstam, « De l’interlocuteur ». Il demanda à Jean Blot de le traduire en 1966 dès la création de la revue L’éphémère, dont il était membre du comité de rédaction[5]. Mandelstam était presque un inconnu en France. Celan doit sans doute à son compatriote Emmanuel Raïs, émigré lui aussi de Tchernovtsy, d’avoir découvert Mandelstam à Paris, où il s’installe en 1948. Il est peu probable qu’il l’ait lu de manière significative en Roumanie. En 1947 Emmanuel Raïs avait fait paraître en France une étonnante Anthologie de la poésie russe, préfacée par Stanislas Fumet, où figurait en bonne place « Joseph Mandelstam (1891-1943 [sic])[6]  ». Il y présentait le poète succinctement mais avec une grande acuité, donnant à découvrir les traductions d’une douzaine de poèmes importants édités dans les recueils et les revues soviétiques des années 1920. C’était juste au moment où, en URSS, venait de s’opérer une violente reprise en mains de la littérature, à la suite des condamnations officielles énoncées par Jdanov contre les écrivains en 1946. On ne parla guère en France de cette anthologie remarquable par son pluralisme. Elle fut sans doute aussitôt occultée par d’autres ouvrages plus conformes aux directives soviétiques en matière de poésie russe, que parrainaient les éditions soviétiques, sous l’égide d’Aragon et d’Elsa Triolet. Mais c’est vraisemblablement par l’entremise de ce passeur discret que Celan a pu découvrir véritablement la poésie de Mandelstam. Il pouvait lui-même la lire en russe, pour ce qui en avait été édité, mais il ignorait, on y reviendra, le destin tragique du poète. Et, en 1959, il publie en Allemagne un choix de poèmes de Mandelstam qu’il a traduits du russe en allemand et qu’il présente à son tour succinctement[7]. Il doit sans doute à son compatriote de l’avoir « rencontré ».

Puis, en 1960, Celan, dans Le méridien, définit le poème, en écho à Mandelstam, par le cheminement et la rencontre :

Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est simplement donné pour la route.

Mais pour cela même, ne voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre — dans le secret de la rencontre[8] ?

Et, trois ans plus tard, les vers de La rose de personne sont dédiés « à la mémoire d’Ossip Mandelstam » ; ils disent cette rencontre :

[L]e nom d’Ossip vient à ta rencontre, tu lui racontes

ce qu’il sait déjà, il le prend, il t’en décharge, avec des mains,

tu détaches le bras de son épaule, le droit, le gauche,

tu ajustes les tiens à leur place, avec des mains, des doigts, des lignes,

— ce qui s’est arraché, à nouveau se rejoint —

là tu les as, prends-les, tu les as tous les deux,

le nom, le nom, la main, la main,

prends-les en gage,

cela aussi il le prend, et tu as

de nouveau ce qui est tien, fut sien[9].

La charge émotionnelle provoquée par la rencontre était déjà présente dans l’article « De l’interlocuteur ». Mandelstam, développant l’image de la bouteille à la mer, y précisait ce qu’il advient du lecteur découvrant un poème, en l’occurrence des vers de Baratynski :

Lisant ces vers […], j’éprouve le même sentiment que s’il m’était tombé une bouteille entre les mains. De toute la puissance des éléments, l’océan lui a porté secours, l’a aidée à remplir sa mission, et celui qui la découvre est pénétré du sens du providentiel. Tant dans le geste du coureur des mers abandonnant la bouteille aux vagues, que dans celui de Baratynski pour l’envoi de sa poésie, il y a deux choses évidentes et claires : pas plus la lettre que les vers ne s’adressent à quelqu’un de particulier. Néanmoins l’un comme l’autre ont un destinataire : pour la lettre, celui qui aura remarqué par hasard la bouteille dans le sable, pour les vers, le « lecteur de la postérité ». Or qui donc, je vous le demande, tombant sur ces vers de Baratynski, ne sursauterait et frémirait de joie comme s’il s’entendait appeler par son nom[10].

Ainsi Mandelstam, fasciné lui aussi par le mystère de la destination, la conçoit comme une interpellation : le lecteur, « appel[é] par son nom », est requis personnellement pour une réponse immédiate. Dans l’espace relationnel de la rencontre s’opère entre le poète et lui une reconnaissance joyeuse. Le destinataire n’est pas tant celui qui reconnaît le message poétique, que, par ce geste même, celui qui est reconnu, hélé par le poète-source. La rencontre est dès lors dénomination mutuelle (« s’entend[re] appeler par son nom »), et retrouvailles vivifiantes d’amis à la fois proches et inconnus. L’interlocution s’instaure.

La distance est donc à la fois abolie et rendue nécessaire. Le poète ne peut pas s’adresser à un lecteur proche, connu de lui. Mandelstam en donne la raison : « Le fait de s’adresser à un interlocuteur concret coupe les ailes au vers, le prive d’air, d’élan. Si l’on s’adresse au connu, on ne peut exprimer que du connu[11]. »

Si elle est garante de l’élan, la distance n’implique cependant aucune arrogance : à la différence de « l’homme de lettres » qui, pour imposer sa leçon, doit se jucher sur un piédestal et surplomber les lecteurs, le poète est un « roturier » :

La différence entre poésie et littérature réside en ceci : l’homme de lettres s’adresse toujours à un auditeur concret, à un vivant représentant de son époque […]. Conformément au principe des vases communicants, ce qui appartient à l’homme de lettres passe à son contemporain. C’est pourquoi il ne peut se situer qu’« au-dessus », « éminemment au-dessus » de la société. L’édification, voilà le nerf de la littérature. Par conséquent, son représentant a besoin d’un piédestal. La poésie, c’est tout autre chose. Le poète est seulement lié à un interlocuteur providentiel. Il n’est pas tenu d’être au-dessus de son époque, ni meilleur que la société dans laquelle il vit. François Villon, encore lui, est bien en-dessous de la moyenne morale et intellectuelle de son époque[12]

Cette conception du poète comme « roturier » est tout à fait importante, elle tient à la certitude de la rencontre, forme ouverte, résolument, et qui ne ressortit à aucun élitisme. Ainsi François Villon est-il appelé dans un poème de 1937 qui lui est consacré, « ami », « frère de sang », et aussi « le garnement de l’assemblée céleste » :

Qu’est-ce à voir avec toi, frère de sang, mon aimé,

Le chantre, pécheur et consolateur,

Dont parviennent à nous les grincements de dents

De champion du droit à l’insouciance[13]

Malgré sa vie de dévoyé, ou peut-être à cause d’elle, Villon est vu par Mandelstam comme un maître, auquel il rend un ultime hommage. Un maître du dialogue, comme il l’avait montré dans l’article « François Villon » de 1910 : il fait de lui un portrait qui traduit l’identification réciproque :  

Le poète lyrique est par nature un être bisexué susceptible de dédoublements à l’infini, au nom de son dialogue intérieur. Nulle part ailleurs ne s’est manifesté de manière aussi éclatante cet “hermaphrodisme lyrique”, si ce n’est en Villon[14].

Comme le souligne la traductrice, il s’agit là d’un portrait renvoyant autant à Mandelstam qu’à Villon. Et pourtant, ainsi qu’on le verra pour Dante, il est étonnamment juste.

Cette distance qui, paradoxalement, permet de constituer le lien de proximité est à la base de l’acte poétique même. La fonction de la distance est au coeur de l’Odyssée. Dans un poème de 1917, voici en quels termes le poète s’adresse à Ulysse :

Te rappelles-tu la maison grecque et l’épouse aimée de tous,

Pas Hélène, l’autre : elle a brodé si longtemps[15] ?

Comment ne pas s’étonner que soit ainsi promue indirectement Hélène ? Elle est à la fois nommée et niée : « pas Hélène », alors que le nom de Pénélope, auquel le lecteur s’attend, n’est même pas prononcé, elle n’est que « l’autre ». Qui l’emporte, dans cette confrontation des épouses ? Par sa dénomination, Hélène supplante Pénélope dans le poème, car elle valorise le voyage, l’exil et la distance, plutôt que le retour. Ordonnatrice du départ, Hélène a créé le dynamisme, source de poésie. Elle a créé l’écart, qui, fondamentalement, importe plus que la fidélité immobile de Pénélope et le retour à Ithaque.

La distance est garante de proximité et d’effusion, tel est l’oxymore qu’on trouve aussi chez le poète grec Constantin Cavafy. Dans le poème « Ithaque », on lit cette même défiance à l’égard du retour et de l’identité, de l’immédiateté. C’est un éloge de l’exil et des rencontres bienheureuses qu’il fonde :

Ithaque t’a donné le beau voyage

Tu n’aurais pas sans elle, pris la route.

Maintenant, elle n’a plus rien à te donner.

Et si elle te paraît chétive, au moins elle ne t’a pas leurré.

Sage comme tu l’es, après tant d’expérience,

Tu as déjà compris ce qu’elles signifient, les Ithaques[16].

Ainsi, chez Mandelstam, seule la distance permet qu’advienne la « reconnaissance », qui est synonyme de « douceur », comme le dit le poème de Tristia :

J’ai étudié la science des adieux,

Tout a été, tout se répètera

Et seul est doux l’instant de la reconnaissance[17].

Le titre du recueil est emprunté à Ovide et valorise l’exil, revendiqué comme statut du poète. Dix ans plus tard, en 1934, l’exil devient cependant une réalité terrible, puisque Mandelstam est condamné à la relégation, assigné à résidence à Voronej. L’isolement qui lui est infligé devient presque total et le conduit à la déchéance et à la mort lente. C’est pourtant pendant ce terrible exil qu’ont été écrits une grande part des poèmes, de ceux qui exaltent le plus nettement la force de la vie.

La distance est féconde et engendre d’autres proximités. « Ce n’est pas d’acoustique qu’il faut se soucier […]. C’est de distance. Les messes basses avec le voisin, on s’en lasse. Mais échanger des signaux avec Mars, voilà une tâche digne d’un poète lyrique[18] ». La distance est dynamique, vivifiante, elle est la condition de la poésie, qui est élan vital. On se souvient que Mandelstam a été, très jeune, l’auditeur à la Sorbonne des cours de Bergson. Il voit dans la rencontre avec l’ami distant ce qui permet « l’envol de la poésie ». Il énonce, à propos de Dante, mais sans doute aussi de lui-même, la loi de la poésie : « [L]a loi d’une matrice poétique convertible, en constante mutation, et qui n’existe que par l’élan qui l’interprète […] Étudier Dante, dans l’avenir, ce sera, je l’espère, étudier la relation d’un texte à son envol[19] ».

La force suractive de la lecture participe donc de la création poétique en elle-même. La bouteille à la mer n’est pas un legs dont on peut hériter passivement. « Ce qui compte, en poésie, c’est la compréhension active, c’est l’interprétation et non la passivité, la répétition, la paraphrase. Le sens perçu comble d’une plénitude comparable à celle que procure un ordre exécuté[20] ».

Le lecteur-ami exécute joyeusement l’ordre qu’il reçoit du poème, il prolonge le geste du poète, il l’accomplit. Par son ardeur perceptive, il se fond dans le désir du poète, la source et la cible se confondent en poésie comme dans l’effusion amoureuse. Cet échange magnifié, offrande réciproque, est au coeur du poème « Prends pour ta joie[21] » :

Prends pour ta joie dans le creux de mes paumes

Un peu de soleil et un peu de miel —

Tel est le voeu des abeilles de Perséphone.

Le destinataire du poème est à la fois femme aimée et lecteur lointain. La référence à la ruche est une métaphore récurrente de la poésie, qui se construit par alvéoles et emprunts. Mais l’impératif « prends pour ta joie » indique bien que le destinataire est sommé d’être actif, il reçoit l’ordre avec joie, venant lui-même au-devant du poète se saisir de ce qui lui est offert. La cinquième strophe reprend :

Prends pour ta joie mon sauvage cadeau,

Ce collier simple et sec d’abeilles mortes,

Qui ont le miel transformé en soleil.

Le destinataire ainsi interpellé partage l’effervescence d’une création commune, effectuée au risque de la mort, qui attend les abeilles éloignées de la ruche.

Ces mains qui donnent sont aussi chez Celan la condition non seulement de la poésie mais aussi de toute littérature. Le poète répète à l’envi sa reconnaissance à Mandelstam dont il reprend les figures marquantes, principalement celle des mains donatrices du poète :

Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes. Je ne vois en principe aucune différence entre un serrement de mains et un poème. […] Les poèmes, ce sont aussi des cadeaux — destinés à ceux qui sont attentifs. Des cadeaux qui transportent avec eux du destin[22].

Le « geste doux de la reconnaissance » passe par la réminiscence intertextuelle hautement affirmée. Dans les poèmes de Mandelstam sont incessamment cités Pouchkine et Dante, deux grandes figures de l’exil, qui cheminent avec lui à travers son oeuvre et à travers le temps. Ils sont partie prenante d’une mémoire familiale : « Toute famille s’appuie sur des intonations, des citations et des guillemets ». Mais cette mémoire n’est pas nostalgie du passé et source de réminiscences purement rétroactives. Car le poème est éternelle recréation. Ainsi, « les vers de Sologoub, une fois écrits, ne sont pas de simples signes en survie : ils continuent à vivre en qualité d’événements[23] ». Quel est le lien qui s’instaure entre ces événements passés et toujours à advenir ?

La transmission s’opère sur le mode interactif, celui d’un aller et retour entre le passé et le futur. Le temps de référence n’est pas le temps vectoriel, qui reléguerait dans l’antériorité et le révolu les poèmes déjà écrits. Le temps de la poésie, pour Mandelstam, est celui de l’archéologie ou de la géologie :

La poésie est la charrue qui affouille le temps afin d’en faire émerger les couches profondes, le tchernoziom. Or à certaines époques l’humanité, insatisfaite du quotidien, vient à se languir des couches profondes du temps et aspire, comme le laboureur, aux terres vierges du temps. La révolution, dans le domaine de l’art, mène inéluctablement au classicisme[24].

Le poète crée de nouvelles strates en les atteignant dans les entrailles de la terre, qu’il ouvre, image récurrente des poèmes, comme le laboureur avec le soc de la charrue. Ou, autre image, qu’il explore avec « la lampe d’Aladin qui pénètre les ténèbres géologiques des temps à venir ». Ce qui éclaire la signification du terme classicisme : « N’est-ce pas là du reste, le signe spécifique de toute poésie classique qu’elle soit perçue non comme ce qui a été, mais comme ce qui doit être[25] » ?

Dans cette temporalité particulière, comme abolie, l’éclairage se fait à double sens. Et l’interlocuteur appartient au passé comme à l’avenir. C’est pourquoi Mandelstam interpelle un ami à travers les époques avec le même ton de familiarité assurée par lequel il interpelle Dante, auquel il s’assimile, car Dante, lui-même, dialogue amicalement avec Virgile. L’Entretiensur Dante est à la fois identification et conversation avec Dante : il reçoit son oeuvre, qui lui a été adressée et il lui renvoie la sienne comme on se renvoie les répliques d’un dialogue. 

On comprend mieux pourquoi, dans le geste de la bouteille à la mer, le poète est celui qui à la fois émet et reçoit le poème. C’est dans ce double geste d’envoi et d’accueil que s’ouvre le champ très vaste de la poésie comme communauté de lecture. Le dialogue qui s’y crée, l’interlocution, nie la linéarité temporelle. Le dédoublement, l’identification, la réciprocité par va-et-vient ne sont jamais aussi éclatants chez Mandelstam que dans l’Entretien sur Dante, où se donne à lire une compréhension profonde et originale de l’oeuvre de Dante[26]. On y trouve aussi bien la lecture de Dante par Mandelstam que celle, dirait-on, de Mandelstam par Dante. Mandelstam y est révélé, comme si Dante le lisait. La logique de l’enchaînement chronologique est abolie, comme elle l’est chez Dante. Dans l’Enfer, Mandelstam le souligne, Dante côtoie des poètes que les siècles séparent : Homère, Virgile, Horace. Avec Dante, Mandelstam se complaît dans le hors-temps :

Sa méthode [dit-il de Dante], c’est l’anachronisme […]. En conciliant l’inconciliable, Dante a altéré les structures du temps ou bien c’est à rebours : s’il a dû recourir à la glossolalie des faits, à la synchronisation d’évènements, de noms et de traditions disjointes par les siècles, c’est parce qu’il percevait les harmoniques du temps[27].

Et il semblerait bien que Dante puisse, à un détour de l’Enfer, y rencontrer Mandelstam. Tout comme Virgile, du fait qu’il accompagne Dante, a la joie de rencontrer grâce à lui Le Stace : il n’aurait jamais pu espérer croiser ce poète dans la réalité, puisque Le Stace a vécu après lui. Virgile, heureux de cette rencontre avec un homme né vingt ans après sa propre mort, dit étonnamment « en avoir entendu parler ». Dans cet Enfer, les poètes sont tous contemporains. Ils se lisent mutuellement, sans égard pour la chronologie et fondent ainsi une terre d’amitié.

L’anachronisme est bien aussi la méthode de Mandelstam, qui crée un univers de contemporains. S’identifiant à Dante, il voit en lui « le roturier malhabile », qui, à l’instar de l’autre frère, Villon, est peu apte à la reconnaissance sociale. Il s’adresse à lui, avec tendresse en l’appelant « le doux maître », tout comme Virgile est le doux maître de Dante.

Pour Dante, le temps est le contenu d’une histoire sentie comme un acte synchronique unitaire. Inversement, le contenu de l’histoire, c’est de maintenir le temps, ensemble, tant que nous sommes, compagnons et frères, dans la même poursuite et conquête du temps. Dante est anti-moderniste. Son actualité est inépuisable, incalculable, intarissable[28].

Ainsi se crée un univers de communication par la reconnaissance à la fois rétroactive et anticipatoire, qui abolit les contraintes et limitations temporelles et spatiales. Mandelstam crée une utopie de l’échange poétique et de la joyeuse reconnaissance où il côtoie Virgile, Villon, Dante et d’autres, qui l’ont interpellé. Il n’est pas anodin de souligner que Dante, inventeur de la « méthode anachronique », subissait les épreuves de guerres civiles et d’exils qui marquent aussi terriblement le destin de Mandelstam. L’Entretien sur Dante a été écrit entre 1930 et 1933. La détérioration, en Russie, de l’espace social qui tourne, dès 1929, à la tragédie, contribue sans doute à cet élan du poète vers un espace idéal, qui est autorisé par la bienveillance et l’attente des poètes passés et à venir[29]. On peut voir agir dans cette communauté des lecteurs-poètes le sens, multidirectionnel, de la « nostalgie » de Mandelstam, attiré vers ce qui n’est pas mais que la poésie crée, « la nostalgie de la culture européenne ». La langue russe, dénuée d’articles, dit de la même manière « la nostalgie d’une culture européenne », qui ne serait pas tant le fruit du regret rétroactif qu’un élan vers ce qui est toujours à créer.

La poésie engendre ainsi l’utopie d’une communauté transtemporelle, qui est à la fois une grande famille transnationale :

Ainsi, en poésie, les frontières nationales tombent ; et les forces vives de la poésie se répondent d’une langue à l’autre par-delà l’espace et le temps, car toutes les langues sont liées d’union fraternelle qui s’affirme précisément dans l’esprit de famille propre à chacune, et dans la liberté au sein de laquelle elles constituent une grande famille et se hèlent comme de vieilles connaissances[30].

Cette uchronie poétique, basée sur l’amitié-reconnaissance, permet à son tour à Celan de s’identifier à Mandelstam, dans une reconnaissance qu’il conçoit, lui aussi, comme réciproque, par-delà un intervalle de trente ans. Espace temporel qui est celui aussi de la guerre et des camps dont la mémoire est insupportable à Celan. C’est alors que s’opère la rencontre : « [L]e nom d’Ossip vient à ta rencontre, tu lui racontes / ce qu’il sait déjà, il le prend, il t’en décharge, avec des mains… ».

Celan est donc le destinataire, celui qu’interpellait Mandelstam : « Prends pour ta joie dans le creux de mes paumes ». Le jeu de mains se poursuit, lancinant, dans une longue connivence gestuelle d’échanges de mains, de bras, de doigts :

Tu détaches le bras de son épaule, le droit, le gauche,

tu ajustes les tiens à leur place, avec des mains, des doigts, des lignes,

— ce qui s’est arraché, à nouveau se rejoint —

là tu les as, prends-les, tu les as tous les deux,

le nom, le nom, la main, la main,

prends-les en gage,

cela aussi il le prend, et tu as

de nouveau ce qui est tien, fut sien[31]

Cet échange intense, semblable à un rituel empreint de solennité et de ferveur, figure l’amitié poétique, utopie où ni le temps ni l’espace n’ont de rigidité coercitive. La rencontre a lieu dans le poème de La rose de personne alors que Mandelstam est mort en Sibérie, vingt-cinq ans plus tôt, en 1938, dans l’isolement le plus atroce.

À l’offrande joyeuse que proposait Mandelstam répondent la reconnaissance grave et l’échange rituel plus dramatique de Celan, la réciprocité gestuelle et poétique de l’ami lointain, devenu plus que frère par-delà l’adversité.

Est-il besoin de préciser quelques éléments de réalité, qui pourraient faire de cette familiarité rêvée et créée par les poètes une sorte de filiation presque concrète ? Mandelstam, Juif originaire de Lituanie, dont les parents s’étaient établis à Saint-Pétersbourg mais dont les grands-parents ne parlaient que le yiddish, était né d’une mère russophone de première génération. Mais son père, dont il resta très proche, lui écrivit jusqu’au bout ses lettres en allemand. Celan était né, lui aussi, d’une mère russophone, mais l’allemand, que parlait son père, était la langue de sa ville et de sa culture. Langue aussi de la tragédie qui engloutit, parmi tant d’autres, ses deux parents. Chacun des poètes s’inscrit donc dans une langue qui embrasse la multiplicité, celle des empires multiethniques qu’étaient la Russie et l’Autriche-Hongrie, celle peut-être aussi du « chaos judaïque », tel que le décrit Mandelstam[32]. Ce dialogue initial des langues permet de tisser, pour chacun d’eux, une langue poétique d’une très grande inventivité. Mais il fonde aussi une liberté et une communauté neuves, cette « grande famille » poétique qu’instaure Mandelstam.

L’élan fraternel de Celan vers Mandelstam va jusqu’à lui inspirer une biographie erronée du poète russe. Mandelstam, on le sait aujourd’hui, a été arrêté en 1938, et est mort peu de temps après dans un camp de transit près de Vladivostok. Or, Celan, en 1959, date où il écrit sa notice, ne pouvait guère être plus informé que ne l’était E. Raïs en 1947. Il imagine, dans la postface consacrée au poète qui clôt le recueil de ses traductions, une version très étrange de la mort du poète. Dans une sorte d’empathie fraternelle, il donne à sa déportation, dont il ignore les détails, une autre résonance, il émet l’hypothèse qui convient à son coeur :

Mandelstam fut déporté en Sibérie. Y trouva-t-il la mort, ou, comme le Times Literary Supplement croyait pouvoir l’indiquer, après son retour de Sibérie, dans la partie de la Russie occupée par les nazis, dut-il partager le sort de tant d’autres Juifs[33] ?

Autrement dit, il imagine que Mandelstam serait mort dans l’Ukraine soviétique, où se trouvait désormais intégrée la Bucovine de sa jeunesse. Ainsi l’élan fraternel le conduit à inventer une biographie de pur fantasme, une mort qui rapprocherait Mandelstam de sa mère, leur ferait partager le même sort, comme lui-même se reproche de n’avoir pas su le faire. Par-delà l’erreur grossière (qui revient du goulag en 1940 ?), l’invention est significative. En faisant de Mandelstam son frère jumeau, celui qui aurait accompagné ses parents à sa place dans les camps et partagé avec eux cette mort terrible, il porte avec lui le fardeau et le sombre éclat du témoin, celui d’une même tragédie, où Allemagne et Russie ont fait basculer le XXe siècle.