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Le théâtre de Jean Anouilh fourmille de noms propres, noms de lieux et surtout noms de personnes, les uns empruntés à une littérature antérieure ou choisis dans une réalité lointaine ou proche, les autres forgés par l’auteur. On ne s’intéressera pas ici aux noms de lieux, mais seulement, et la tâche est déjà grande, aux noms et prénoms portés par les personnages présents en scène, ainsi qu’à ceux, beaucoup plus nombreux, de personnes ou de familles imaginaires évoquées au cours des dialogues. Parmi ces noms, nous négligerons ceux que le dramaturge s’est vu imposer par son sujet quand il a repris un épisode historique ou mythologique, pour nous pencher seulement sur ceux qu’il a lui-même choisis ou inventés. Une telle recherche, certes, est en grande partie vouée à l’échec. Il nous faudrait connaître, non seulement les amitiés et les relations de l’auteur depuis ses premières années, mais aussi ses lectures de jeunesse ou les spectacles auxquels il a pu assister : qui sait si l’on ne retrouverait pas l’origine de tel nom dans la liste de ses camarades de classe, et de tel autre dans l’oeuvre de quelque écrivain aujourd’hui oublié ? On découvre pourtant, en y regardant de plus près, quelques pistes : si l’origine de bon nombre de ces dénominations nous demeure mystérieuse, il est des créations dont on peut deviner l’intention ou du moins le tenter, et c’est surtout le retour dans l’oeuvre de certains prénoms et, davantage encore, de certains patronymes, qui souvent donne à penser : s’agit-il toujours d’un retour du même personnage, ou plus exactement d’un personnage similaire ? Ces récurrences peuvent-elles apporter un éclairage sur la vision anouilhienne du monde, et sur le dramaturge lui-même dans les cas, assez fréquents, où il s’incarne dans ses créatures ? Peut-être vaut-il la peine d’explorer ces différentes pistes.

Anouilh accorde une grande importance au prénom, pour désigner et définir un être, comme l’a souligné Benoît Barut dans sa très intéressante étude de la pièce intitulée La répétition ou L’amour puni[1]. Toutefois, on doit constater que les prénoms attribués par le dramaturge à ses créatures, à la différence des patronymes, ne sont presque jamais forgés par lui, mais plutôt choisis parmi ceux qu’il connaît. Il lui arrive de les puiser dans l’oeuvre d’un prédécesseur. La jeune fille de L’hermine, par exemple, s’appelle Monime comme l’héroïne de Mithridate ; ni sa situation, ni son destin ne sont pourtant inspirés de la pièce de Racine, non plus que du personnage historique évoqué par ce dernier[2]. L’auteur se recommande beaucoup plus explicitement de Shakespeare en intitulant Roméo et Jeannette une pièce où la situation est censée rappeler celle des amants de Vérone ; et s’il a appelé son héroïne Jeannette, c’est probablement parce que ce prénom fait écho à celui de Juliette par son initiale et sa terminaison, et peut se substituer à lui dans le titre (on imagine mal quelque « Roméo et Thérèse » !). C’est chez Marivaux que Jean Anouilh cherche des prénoms, quand il s’inspire de son oeuvre, dans La répétition ou L’amour puni : on y retrouve une Lucile, une Hortensia (s’il n’y a pas d’Hortensia chez Marivaux, il y a un Hortensius) ; on retrouve aussi dans Cécile ou L’école des pères le prénom d’Araminthe, plusieurs fois employé par Marivaux qui l’orthographie Araminte ; mais celui de Cécile, dans la même pièce, rappelle plutôt Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, où l’on voyait aussi une Cécile amoureuse d’un chevalier de Malte, ou encore Il ne faut jurer de rien d’Alfred de Musset, dont les pièces ont inspiré d’autres détails de celle d’Anouilh[3]. De même, dans L’hurluberlu, le personnage central, ouvertement calqué, quant à lui, sur l’Alceste de Molière, a une soeur, « Tante Bise », dont le prénom et le caractère rappellent fort Bélise, soeur de Chrysale dans Lesfemmes savantes. Plus tard, il sera question dans Pauvre Bitos d’une « petite Louison » qui pourrait bien venir du Malade imaginaire, et l’on verra dans La culotte une servante Flipote qui vient, à coup sûr, du Tartuffe. C’est en pensant à un poème de Rimbaud, « Les mains de Jeanne-Marie », que Jean Anouilh a nommé Marie-Jeanne la cuisinière de La grotte ; il l’avoue par la bouche de « l’Auteur » qu’il a mis sur la scène, dans cette pièce ouvertement inspirée de Pirandello. Et c’est probablement en souvenir du Siegfried de Giraudoux, pièce qui a éveillé sa vocation[4], qu’il a choisi pour le héros du Voyageur sans bagage, avant son amnésie, le prénom de Jacques : l’amnésique de Giraudoux s’appelait, avant la guerre, Jacques Forestier. Anouilh peut aussi, à l’occasion, puiser un prénom dans une oeuvre antérieure sans intention d’hommage, et seulement à cause d’une association de sonorités : n’aurait-il pas donné le prénom de Sidonie à la mère de Julien Paluche, dans Ne réveillez pas Madame, parce qu’il se souvenait du titre de film Sidonie Panache[5] ? Il n’y pas loin de « Sidonie Panache » à « Sidonie Paluche ».

Un autre jeu auquel s’adonne parfois le dramaturge consiste à évoquer au passage, à la façon des chansonniers, non plus une oeuvre célèbre, mais une personnalité bien connue de son public[6] ; il arrive que le prénom, sans le patronyme mais avec quelques détails supplémentaires, y suffise : ainsi, on entend dans Le boulanger, pièce créée en 1968, des amoureux qui souhaitent avoir un fils et le nommer Charles : « Il sera très grand, très beau et nous lui ferons préparer Saint-Cyr[7] » ; l’allusion au général de Gaulle, alors chef de l’État, est d’autant plus irrévérencieuse que la jeune fille met sur le même plan la naissance de ce fils et l’achat de casseroles en émail. Même après le décès du général, l’auteur a pu reprendre dans Chers zoiseaux le surnom de Madame de Gaulle, « Tante Yvonne », pour en faire l’enseigne d’un cabaret de travestis. L’effet comique était assuré, du fait surtout que cette dame s’était montrée très sévère sur le plan des moeurs.

Dans la plupart des cas, les choix de l’auteur, quand ils ne sont pas exigés par un sujet emprunté au mythe ou à l’histoire, répondent à un souci de vraisemblance. On ne s’étonne pas de voir un Américain s’appeler Toby, une Anglaise, Emily ou Gwendoline, une Irlandaise, Maureen, une Allemande, Trude[8], et les personnages du Directeur de l’Opéra, italiens, porter des prénoms de leur pays[9] ; on ne s’étonnera pas davantage de voir l’auteur distribuer les prénoms à ses personnages selon leur âge, leur milieu social et l’époque où ils vivent ; les jeunes gens portent des prénoms à la mode du temps, tels Philippe, Marc, Robert, Jacqueline ou Anne-Marie quand l’action se déroule au milieu du XXe siècle, tandis que les prénoms démodés sont réservés aux personnes âgées, ou appartenant à une époque révolue, ou encore venant d’un milieu modeste où les modes ont tardé à s’imposer ; c’est le cas, par exemple, des Émile, des Joseph, des Adèle, qui sont souvent des domestiques[10] ; si une jeune bourgeoise peut porter le prénom d’Anne-Marie, une « vieille demoiselle de compagnie effarouchée[11] » s’appellera plutôt Marie-Anne ; le prénom Louise, alors démodé, est réservé, dans Le voyageur sans bagage et Pauvre Bitos, à deux « tante Louise » que l’on imagine d’un certain âge, ainsi qu’à « la vieille Louise », ancienne nourrice du héros dans Y avait un prisonnier, et il est attribué, dans L’hermine comme dans La sauvage, à des personnes plus jeunes, mais originaires de milieux populaires. À l’inverse, il y a des noms de baptême qui semblent distingués, et bien assortis à des patronymes aristocratiques : on découvre par exemple un Norbert de La Prébende, une Ariane de Saint-Loup, une Ghislaine de Sainte-Euverte. Anouilh n’oublie pas non plus que certaines personnes croient préférable de changer de prénom, pour des raisons diverses : dans La répétition, le juif polonais Jonathan Messerschmann, installé en France, se fait appeler Romuald. L’ancien valet de ferme irlandais Jim Barnett, devenu riche, a préféré s’appeler plus majestueusement Archibald. Il y aura deux « Yasmina » dans l’oeuvre, celle de L’hurluberlu, actrice, ayant quitté le prénom de Julie, et celle de Monsieur Barnett, serveuse, celui de Simone. De même, le vieux comédien Philémon du Rendez-vous de Senlis se nomme en réalité Ferdinand ; il appartient, comme « Madame Alexandra » de Colombe et « Carlotta » de Cher Antoine, à une génération d’acteurs qui limitaient souvent leurs pseudonymes à un seul mot, un prénom ou parfois un nom plus ou moins fantaisiste[12].

Mais pourquoi tel prénom plutôt que tel autre ? Ici intervient sans doute le hasard d’un souvenir, d’une lecture, d’une rencontre, et le goût de l’auteur qui préfère tel prénom ou le juge assorti à l’idée qu’il se fait de son personnage. C’est le cas lorsqu’il forge le prénom d’Humulus, pour sa première pièce Humulus le muet : il déforme le mot latin homullus, qui signifie « pauvre petit homme », de manière à le rendre plus amusant par la répétition de la voyelle « u », la syllabe centrale « mu » devant revenir en écho dans le mot « muet » : un tel prénom vouait ce « pauvre petit homme » au mutisme ! Il lui arrive aussi de déformer un prénom connu, tel celui d’Adèle qui devient Ardèle pour désigner une femme qui est elle-même déformée, physiquement comme la bossue de la pièce Ardèle ou La marguerite, ou moralement comme certaines épouses acariâtres que nous évoquerons par la suite ; un autre prénom déformé par l’auteur est celui d’Emmeline, devenu Ermeline pour désigner dans La grotte une cuisinière qui portait ce nom jusqu’à ce que « l’Auteur », présent en scène, se soit décidé à lui accorder une sorte de dignité en l’appelant Marie-Jeanne, comme on l’a dit plus haut ; deux autres Ermeline seront une musicienne très vulgaire dans L’orchestre, puis une femme de chambre obséquieuse dans Le boulanger. En revanche, il est plus difficile de dire pourquoi il a formé sur le prénom Camille celui de Camomille, pour l’attribuer à la fille du héros des Poissons rouges, qui reste « très jolie » bien qu’enceinte à quinze ans ; peut-être est-ce la déception qu’elle cause à son père[13], peut-être l’amertume des propos qu’elle lui adresse, qui lui valent ce nom de tisane.

D’autres prénoms, rares ou inconnus jusque-là, sont visiblement choisis pour ce qu’ils évoquent : celui de l’héroïne de Colombe la voue à la grâce et à la légèreté : de fait, elle sera constamment assimilée à un « petit oiseau ». Celui de Marie-Pêche, dans Ornifle, désigne une fille facile, et particulièrement pulpeuse et appétissante[14]. Celui d’Évangéline, dans La répétition, convient à une douce jeune fille idéalisée dans le souvenir d’un personnage ; il conviendra de même à la Comtesse de La grotte, qui est animée par la charité chrétienne. On peut voir aussi un personnage français porter un prénom qui semble étranger : c’est le cas de Frantz dans L’hermine : il n’est pas étranger par sa nationalité, mais par son origine sociale, dans le milieu où il vit ; il y aura un autre Franz dans Pauvre Bitos, Français et fils de bourgeois, mais qui a été mis au ban de son milieu et de la bonne société. Il est plus difficile de dire à la suite de quelles réflexions l’auteur a inventé pour les deux personnages masculins de La répétition les prénoms étranges de Tigre et de Héro[15]. D’autre part, si la plupart des prénoms semblent choisis pour s’accorder au mieux avec le personnage qu’ils désignent, on constate que le plus étranger de tous au monde humain, puisqu’il a une dimension surnaturelle (fait exceptionnel chez Anouilh et qui semble inspiré de Giraudoux[16]), porte paradoxalement un prénom assez banal : il apparaît dans Eurydice et se nomme « Monsieur Henri ». Il est le seul, dans toute l’oeuvre d’Anouilh, pour qui l’auteur a librement choisi ce prénom, les autres Henri qu’il évoque étant des personnages historiques[17]. Un autre prénom est exceptionnel dans cette oeuvre, bien que des plus courants dans la réalité, et c’est le sien, Jean. Il n’apparaît que dans La petite Molière, et désigne Molière lui-même, lequel, comme on sait, se nommait Jean-Baptiste ; or, ce prénom double n’est utilisé qu’au début de la pièce d’Anouilh, après quoi on l’entendra nommer simplement Jean, comme Jean Anouilh[18], qui a sans doute voulu par là le rapprocher de lui.

Certains prénoms reparaissent plusieurs fois dans l’oeuvre, soit que l’auteur ait pour eux une prédilection, soit qu’ils lui reviennent à l’esprit parce qu’il les a déjà attribués à un personnage similaire. Ainsi, les prénoms des enfants, plus précisément de l’insupportable progéniture du héros de la pièce, sont presque invariablement Toto et Marie-Christine. Celui de Toto, diminutif de Victor[19] et de quelques autres prénoms, a été par une sorte de convention attribué au personnage du petit garçon, dans les comédies comme dans les histoires drôles, au cours du XIXe siècle et longtemps encore par la suite : il y a des Toto dans les pièces de Labiche et de Feydeau[20], et les « blagues » populaires plus récentes offrent souvent des « mots d’enfant » de Toto (ou parfois de Lili, son équivalent féminin beaucoup moins cité). Anouilh avait utilisé dès sa jeunesse ce prénom enfantin, pour faire vivre un petit garçon dans des scénarios de films publicitaires[21] ; il le reprendra ensuite dans les pièces dont le personnage central est père de famille. Dans Ardèle, Toto ayant dix ans, sa cousine, du même âge, se nomme Marie-Christine : un tel choix, dont le motif initial nous échappe, s’avère déterminant, ce prénom s’imposant dès lors à l’égal de celui de Toto. Dans L’hurluberlu, Marie-Christine est la soeur de Toto, et semble un peu plus âgée que lui ; en tout cas, c’est une gamine trop précoce. Le boulanger est la seule pièce où l’enfant Toto, qui a une dizaine d’années, bénéficie de la sympathie de l’auteur au point de devenir peu à peu le personnage central, alors que sa soeur Marie-Christine, nettement plus jeune, demeure un personnage muet. Toujours frère et soeur dans Ne réveillez pas Madame, et âgés de neuf et onze ans, Toto et Marie-Christine restent des enfants insupportables. Dans les pièces plus tardives, le héros vieillit et ses enfants grandissent ; on ne les voit pas dans Cher Antoine, car ils sont en pension ; là, le frère de Marie-Christine ne s’appelle plus Toto mais Philippin (leur père Antoine, qui est un auteur dramatique, les évoque dans son oeuvre sous les noms de Marie-Françoise et Augustin). Dans Les poissons rouges, Toto n’a que huit ans, alors que sa soeur, qui a quinze ans, s’appelle Camomille. Le héros du Directeur de l’Opéra, plus âgé que ceux des pièces précédentes, a un fils et trois filles déjà grands (comme Jean Anouilh à l’époque où il écrit la pièce), et, l’action se déroulant en Italie, le garçon qui a une vingtaine d’années a pu garder le prénom de Toto et la plus jeune des filles, âgée de quinze ans, se nomme Maria-Christina. Les enfants du héros de L’arrestation auront respectivement seize et quatorze ans à la fin de la pièce, Marie-Christine devenant l’aînée et son frère se nommant Jean-Christophe. Dans Chers zoiseaux, où les enfants du « Chef » sont de jeunes adultes, le fils est devenu Arthur et aucune des deux filles ne porte le nom de Marie-Christine, mais dans La culotte, on voit revenir un Toto de vingt ans et une Marie-Christine de dix ans. Enfin, on retrouvera dans Le nombril une Marie-Christine dont le frère se nomme Arthur, tous deux incarnant la jeunesse moderne.

L’examen des prénoms attribués aux adultes ne montre pas de récurrences à ce point systématiques. Il en est pourtant qui reviennent plusieurs fois au cours de l’oeuvre, et souvent dans des pièces de la même période, comme s’ils continuaient à hanter un certain temps l’esprit de l’auteur. Le prénom de Frédéric, par exemple, est celui de trois personnages de premier plan qui n’ont d’autres points communs que leur prénom, les deux premiers figurant dans deux pièces consécutives, Roméo et Jeannette et L’invitation au château, le troisième, beaucoup plus tard dans L’arrestation. Le prénom de Georges est apparu dans trois pièces consécutives, Y avait un prisonnier[22], Le voyageur sans bagage et Le rendez-vous de Senlis, tous ces Georges ne se ressemblant guère ; il reviendra plus tard, pour désigner dans Colombe l’habilleuse Mme Georges[23], que tout le monde au théâtre appelle simplement Georges ; ce prénom sera aussi celui du héros d’Ornifle et celui du coiffeur de Monsieur Barnett[24]. Parfois, cependant, on voit des personnages semblables porter le même prénom. Ainsi, on a pu faire la connaissance d’un premier Hector dans Humulus le muet : il s’agit du baron Hector de Brignoc, hôte et parent de la duchesse du même nom, qui est la grand-mère d’Humulus ; c’est un « grand hobereau maigre et faisandé », qui porte monocle. Dans Léocadia, la Duchesse d’Andinet d’Andaine est également accompagnée d’un cousin, le baron Hector, qu’elle domine et qui est tout à sa dévotion ; il est décrit exactement dans les mêmes termes que celui d’Humulus, et ne semble pas plus sûr de lui que son prédécesseur : l’un mettait son monocle tantôt à l’oeil droit, tantôt à l’oeil gauche, l’autre, quand il chante sur la demande de la duchesse, ne sait trop s’il faut imiter ou non les gestes d’un violoniste. Il y aura un troisième baron Hector dans Ardèle ou La marguerite : c’est le personnage assez ridicule de Villardieu, qui accompagne partout le comte et la comtesse, étant l’amant de cette dernière ; comme le comte son rival, dont il est le parfait sosie, et comme les barons Hector précédents, il porte monocle. Ainsi, le retour du prénom Hector dans l’oeuvre d’Anouilh correspond à un retour de personnages similaires, tous nobles à une exception près, celle du Bal des voleurs ; encore le voleur Hector apparaîtra-t-il déguisé en « don Hector », gentilhomme espagnol.

Un autre prénom qui revient plusieurs fois est celui d’Albert. Il a pu être attribué à un chauffeur de maître, absent de la scène, dans L’hermine ; et il sera porté, beaucoup plus tard, par l’étonnant maître d’hôtel de La belle vie ; aucune ressemblance entre ces personnages et les deux autres Albert de deux pièces presque consécutives composées entre-temps : l’un, que l’on ne verra pas en scène, est psychiatre dans Le voyageur sans bagage, et l’autre, très présent au contraire, est un prince dans Léocadia ; et ces deux-là ont un point commun : chacun d’eux est le neveu d’une vieille duchesse qui l’adore et lui est toute dévouée ; il semble bien que le retour dans l’oeuvre de ce personnage de duchesse et de cette relation de tante à neveu ait provoqué, avec le retour de l’expression « mon petit Albert », le choix du même prénom pour le docteur Jibelin et le prince Troubiscoï. Nous ne saurions en revanche trouver de traits communs à tous les personnages nommés Gaston, qui sont assez nombreux : Gaston est le prénom du beau-frère du héros dans Y avait un prisonnier, il est aussi le prénom que l’on avait donné à l’amnésique du Voyageur sans bagage avant de l’identifier et d’apprendre qu’auparavant il s’appelait Jacques ; dans Léocadia, la duchesse s’adresse souvent à son défunt époux, qui s’appelait aussi Gaston ; ce prénom revient dans Ardèle, porté par le Comte ; dans La valse des toréadors, Gaston est le secrétaire du Général, et s’avère à la fin être son fils naturel ; dans Le nombril, ce nom est porté par le camarade d’enfance du personnage central, un camarade qui l’envie et qui finira par être envié de lui. On notera seulement que le prénom de Gaston n’est jamais porté par un domestique, à la différence d’Albert, et surtout de Jules et de Léon, prénoms considérés comme démodés à l’époque où Jean Anouilh écrit ses pièces[25].

« Monsieur Jules » est en effet le nom du maître d’hôtel de la famille Renaud, dans Le voyageur sans bagage, et « le vieux Jules », celui du baron Bélazor, dans L’hurluberlu ; c’est ainsi également que se nommait le valet de la défunte marquise, « le pauvre Jules », dont on se souvient dans La répétition ; c’est encore à un chauffeur nommé Jules que l’on fait transmettre un ordre dans Ornifle, et le barbier de Molière, dans La petite Molière, s’appelle Jules. Ce prénom peut être attribué aussi à des personnes que l’on a perdues de vue, tels le cousin Jules du Voyageur sans bagage, le petit « Julot », ami d’enfance de Jeannette dans Roméo et Jeannette, ou encore Jules Salvator-Dupont, l’ancien amoureux dont se souvient Madame Alexandra dans Colombe. On nomme ainsi un être imaginaire, le « capitaine Jules » des jeux d’enfants de L’hurluberlu, ou bien on cite ce prénom au hasard : « La moindre pisseuse, vexée parce que Jules lui a préféré Josette[26]… ». Le prénom du Sicilien Grazziano qui menace la famille du Chef dans Chers zoiseaux sera de même Julio. Ce Julio demeurera invisible, comme la plupart des « Jules », vivants ou non, de l’oeuvre d’Anouilh. Quelques-uns pourtant sont présents sur la scène ; outre le maître d’hôtel du Voyageur sans bagage déjà cité, on verra un « baron Jules » et sa femme, la « baronne Jules », des mondains superficiels, dans deux brèves scènes de La grotte, dont l’action se déroule vers 1900 ; on apercevra un autre Jules, machiniste de théâtre dont le rôle est muet, dans Ne réveillez pas Madame ; et seuls les spectateurs les plus attentifs de La foire d’empoigne auront remarqué que le duc de Blacas est interpellé une fois sous le prénom de Jules que le dramaturge lui a faussement attribué[27] ; on apprendra de même, au passage, que le choriste Poltrone, dans Le directeur de l’Opéra, s’appelle Jules. Ce prénom est donc fréquemment cité — il y a quinze Jules, seize si l’on inclut dans cette liste « la baronne Jules » qui est désignée par le prénom de son mari —, mais jamais il n’est attribué à un personnage de premier plan[28].

« Léon » est assurément le prénom masculin qui revient le plus souvent tout au long de l’oeuvre d’Anouilh. Longtemps, il l’emploie comme au hasard : Madame Alexandra, dans Colombe, évoque un certain Léon Salvator-Dupont, cousin de ce Jules qui l’avait aimée ; un machiniste de son théâtre s’appelle également Léon, comme d’ailleurs l’un des machinistes présents dans Ne réveillez pas Madame, l’autre se nommant — inévitablement ! — Jules ; dans Roméo et Jeannette, Léon est un coq, tué par la mère de Frédéric au grand désespoir de Jeannette[29]. Dans La petite Molière, Léon est un garçon d’auberge, et dans La grotte, Léon est le cocher qui a tué la cuisinière dont il était l’amant. Dans Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, la scène onirique du mariage comporte la présence d’un « oncle Léon » ; dans Le songe du critique, l’un des personnages imagine une pièce classique jouée en costumes modernes, et un Orgon « vêtu comme l’était l’oncle Léon[30] ». On entendra aussi l’un des révolutionnaires de Pauvre Bitos parler d’un Léon qui est son beau-frère ; ce prénom sera porté par l’un des choristes en grève du Directeur de l’Opéra (l’autre se nommant Jules, comme on l’a dit), ainsi que par le concierge de l’hôtel, dans L’arrestation, et le domestique du « Chef », dans Chers zoiseaux. Mais le dramaturge semble s’être aperçu peu à peu que ce prénom, qui ressemble au cri d’un paon, se prête tout particulièrement aux appels insupportables d’une épouse exigeante : aussi nommera-t-il Léon ceux de ses personnages qu’il a nantis d’une telle épouse. Dans Épisode de la vie d’un auteur, une dame abandonnée par un certain Léon ne cesse de téléphoner par erreur à « l’Auteur » qui ne porte pas ce prénom. Dans Ardèle comme dans La valse des toréadors, le personnage central, nommé Léon, est un général en retraite, et sa femme Amélie, infirme ou qui feint de l’être, l’appelle sans cesse. Un peu plus tard, le pianiste de L’orchestre, nommé lui aussi Léon, a également chez lui une femme infirme, devenue pour lui un fardeau qu’il ne se décide pas à quitter ; si l’on n’entend pas résonner l’appel « Léon ! », c’est que l’action ne se déroule pas à leur domicile ; on a encore moins de chances de l’entendre dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, où le pianiste Léon est nanti, non d’une épouse malade, mais d’un fils paralysé et aphasique. Dans Le scénario, c’est le patron de l’auberge qui s’appelle Léon, et c’est à peine si l’on apprend qu’il existe une patronne. Mais on ne tardera pas à retrouver le couple du vieux Léon, qui n’est plus général mais écrivain, et de sa femme insupportable, ainsi que le cri « Léon ! », dans les dernières pièces : cet appel de l’épouse malade résonne déjà dans Chers zoiseaux, confondu comme dans Ardèle avec le cri d’un paon, mais il semble s’adresser au domestique, nommé Léon, à moins que le mari, constamment appelé « le Chef », ne porte aussi ce prénom. En revanche, c’est bien le mari qui se nomme Léon dans La culotte, et sa femme, pour n’être pas infirme, n’en est pas moins tyrannique. Et il s’appelle encore Léon, et se trouve toujours nanti d’une épouse odieuse, dans Le nombril, ultime pièce d’Anouilh ; on l’y voit recevoir des « caisses d’ennuis », apportées par un déménageur qui s’appelle lui aussi Léon... Au total, on ne compte pas moins de vingt et un « Léon » dans l’oeuvre d’Anouilh[31] ! Nous aurons l’occasion de revenir plus tard, à propos de leurs patronymes respectifs, sur ceux d’entre eux qui, comme les « Julien » et les « Antoine », sont des incarnations de l’auteur[32].

On découvre beaucoup moins de récurrences dans l’utilisation des prénoms féminins, qui sont extrêmement variés. La plupart d’entre eux n’apparaissent qu’une seule fois dans l’oeuvre du dramaturge ; il en est pourtant un certain nombre qui reparaissent deux ou même trois ou quatre fois, sans que ce retour du prénom corresponde à un retour du même personnage : rien de commun, par exemple, entre les quatre Jeannette, à savoir la confidente de Thérèse dans La sauvage, la maîtresse du héros dans Le rendez-vous de Senlis[33], l’héroïne de Roméo et Jeannette, enfin une servante d’auberge, personnage très secondaire du Scénario. On ne voit pas davantage de ressemblance entre Estelle, fille « sans grâce » du héros de La valse des toréadors, et Estelle, veuve d’Antoine, dans Cher Antoine ; ni entre les deux Juliette, dont l’une est la jeune héroïne du Bal des voleurs, l’autre, une femme de chambre dans Le voyageur sans bagage ; non plus qu’entre les deux Léa, les deux Amanda, les trois Josyane, les deux Rosa, les deux Sidonie, les deux Ada, les trois Ermeline, les nombreuses Josette dont aucune n’apparaît en scène, etc. On peut cependant remarquer que l’auteur a donné le prénom d’Isabelle à deux charmantes jeunes filles, au temps des Pièces roses et des Pièces brillantes, qu’il a appelé une domestique Adèle dans trois pièces consécutives des années 1960, une jeune femme de moeurs plutôt libres Maria-Josepha ou Marie-Josepha dans deux pièces consécutives en 1970 et 1971[34], et que, plus tard encore, dans les Pièces farceuses, il est revenu deux fois au prénom de Lucie pour désigner la déplaisante fille aînée du personnage âgé en qui il s’incarne.

Mais c’est surtout avec les épouses de ses héros successifs que l’auteur nous fait assister à des récurrences de prénoms qui correspondent bien à des retours d’un personnage dans l’oeuvre. Celle du Général, dans L’hurluberlu, et celle de Julien, dans Ne réveillez pas Madame, sont jeunes et jolies, étaient naguère amoureuses des hommes qui les ont épousées et qui les aiment encore, et se montrent décevantes autant que déçues ; très proches de Colombe qui les a précédées dans l’oeuvre[35], elles se nomment Aglaé, comme l’une des trois Grâces antiques[36]. Dans les autres pièces, il n’y a plus du tout d’amour de part ni d’autre ; Jean Anouilh avait déjà appelé Ardèle la femme de « l’Auteur » dans Épisode de la vie d’un auteur, avant de donner ce prénom à la soeur bossue de Léon dans la pièce Ardèle ou La marguerite ; plus tard, il fait jouer le rôle d’une « doña Ardèle », dans une fausse pièce espagnole, à l’Aglaé qui est l’épouse du héros de L’hurluberlu, et plus tard encore il nommera ainsi la femme du personnage central dans Le nombril. Deux de ces Ardèle, au moins, sont des épouses insupportables[37] ; et les Charlotte ne valent guère mieux[38] ; la femme d’Adolphe, dans Le boulanger, se nomme Charlotte dans la vie, Élodie dans ses rêves, car c’est ainsi que l’avait surnommée l’ancien amoureux auquel elle pense toujours ; dans Les poissons rouges, Charlotte garde son prénom, reste fidèle tout en rêvant à d’autres amours, et n’en est que plus hargneuse. Parfois, l’auteur donne d’autres noms à l’odieuse épouse : c’est Dona Anna dans Le directeur de l’Opéra, Ada dans La culotte, qui n’ont rien à envier aux Ardèle ni aux Charlotte. À l’époque où il crée tous ces personnages, le dramaturge s’est déjà montré, si possible, encore plus misogyne en faisant vivre à deux reprises, dans Ardèle et dans La valse des toréadors, le vieux couple de Léon et d’Amélie[39] dont nous avons parlé : la vieillesse a changé la femme, affreuse, infirme, jalouse, en une sorte d’animal qui lance le cri du paon ; on ne sait si la femme du « Chef » s’appelle encore Amélie dans Chers zoiseaux, on ne la verra pas, on entendra seulement ce cri obsédant. La dernière Ardèle, celle du Nombril, subit une autre métamorphose animale : elle hennit. La différence est grande entre ces harpies et les héroïnes de la jeunesse d’Anouilh. Ces retours systématiques de prénoms féminins d’une pièce à l’autre, qui s’imposent de plus en plus, correspondent à des redites dans la conception des personnages : les Aglaé sont destinées à devenir des Charlotte ou des Ardèle, et dans leurs vieux jours, des Amélie : l’épouse acariâtre est conçue toujours sur le même modèle, chez Anouilh comme chez un Courteline ou un Feydeau.

L’examen du choix des prénoms dans l’oeuvre d’Anouilh a déjà mis en lumière quelques traits caractéristiques de sa création : inspiration puisée chez des prédécesseurs, prédilection de l’auteur pour tel ou tel prénom, récurrences de certains personnages, de Toto et Marie-Christine au « baron Hector », à « mon petit Albert », à la série des épouses désastreuses, au couple de Léon et d’Amélie… Mais sur le seul plan des prénoms, l’imagination de l’auteur est bridée par son souci de vraisemblance : non seulement il ne s’autorise qu’assez rarement à inventer un prénom ou à déformer un prénom existant, mais il choisit les prénoms, comme on l’a dit, d’après l’âge de ses personnages, l’époque où ils sont censés vivre ou avoir vécu, et le milieu social où il les a fait naître ou évoluer.

Il en est bien autrement de l’invention des patronymes : dans ce domaine, le dramaturge a, de plus en plus au cours des années, lâché la bride à son imagination. Il arrive qu’il s’amuse à emprunter les noms de ses personnages à d’autres écrivains, comme il le fait pour les prénoms, mais de façon plus gratuite et plus fantaisiste. Certes, les pièces inspirées de Marivaux offrent, outre des prénoms puisés chez ce devancier, quelques patronymes proches des siens : ainsi, les noms de Monsieur Damiens et de Monsieur Orlas, dans La répétition et dans Cécile, ont dû être forgés à partir de ceux de Monsieur Damis et de Monsieur Orgon[40]. On peut penser aussi que le policier de L’arrestation se nomme Javron en souvenir du policier Javert, inventé par Victor Hugo dans Les misérables. Mais le plus souvent, Anouilh puise ses noms propres chez des écrivains, comme au hasard, sans qu’il y ait la moindre ressemblance entre ses personnages et les leurs. Ainsi, on trouvera, dans Le voyageur sans bagage, un avocat nommé Me Picwick, qui n’a pourtant guère de points communs avec le Mr Pickwick dont Dickens a raconté les aventures… Il y aura aussi plusieurs emprunts à Proust, assez peu déguisés : ce n’est pas un compositeur, mais un joaillier qui s’appelle Vinteuil dans La sauvage ; il y aura aussi des demoiselles Pinteuil dans Colombe ; Gilberte Swann figure (avec une certaine Odette dont le prénom évoque Proust lui aussi) parmi les femmes qui ont éveillé la jalousie de la Générale dans Ardèle, où d’ailleurs le plombier s’appelle Cotard (avec un seul « t », il est vrai), le médecin de La recherche du temps perdu se nommant Cottard ; un autre médecin proustien, celui de Combray, s’appelait Percepied, et ce nom sera attribué à « la Fille » de L’arrestation ; c’est le nom de Mme de Saint-Euverte, présente chez Proust, qui a dû inspirer celui de Mlle de Sainte-Euverte dans La valse des toréadors. Le nom de jeune fille de l’épouse d’Ornifle était Ariane de Saint-Loup. La Comtesse de La grotte a une « tante de Guermantes », dont nous ne saurons pas si elle est duchesse. Dans cette même pièce, il est question d’autre part d’une certaine Madame de Merteuil, homonyme de l’héroïne de Choderlos de Laclos, mais plus préoccupée de chasse à courre que de « liaisons dangereuses ». Le nom de Mlle Capulat, dans L’invitation au château, pourrait bien être une déformation de « Capulet » et dès lors renvoyer à Roméo et Juliette de Shakespeare. Le nom de Patrice Bombelles, dans la même pièce, semble venir de L’aiglon d’Edmond Rostand où l’on voit le Comte de Bombelles côtoyer la veuve de Napoléon[41]. Le nom du notaire allemand, Munchlausen, dans Cher Antoine, semble calqué sur celui du Baron de Münchhausen, héros de la littérature allemande[42]. Le gendre d’Antonio, dans Le directeur de l’Opéra, se nomme Peponne, à peu près comme l’adversaire de Don Camillo, qui se nomme Peppone, dans le roman de Giovanni Guareschi intitulé Le petit monde de don Camillo[43].

On ne citera pas ici les nombreuses allusions nominales à des personnes réelles, mais seulement des noms forgés de manière à les évoquer : le maître de danse de L’invitation au château se nomme Raspoutini : il porte le nom du célèbre moine russe, accommodé à l’italienne ; le neveu de la duchesse, dans Léocadia, est un prince Troubiscoï, déformation drolatique du nom de la famille Troubetskoï ; les personnages de Ne réveillez pas Madame jouent un drame de Tchilov, nom fabriqué sans doute à partir de celui de Tchekhov ; un personnage de ce drame s’appelle Boulganine, comme un dignitaire soviétique dont le public contemporain pouvait se souvenir[44]. L’allusion à une certaine « dona Pétaci », dans Ne réveillez pas Madame, et la présentation du docteur Raphaello Pettaci, dans Le directeur de l’Opéra, rappellent le nom de Clara Petacci, la maîtresse de Mussolini qui a partagé sa triste fin[45] ; une danseuse de l’Opéra, dans cette même pièce, porte le nom de Menotti, emprunté à un compositeur contemporain[46]. Quand on lit au cours de L’hurluberlu la pièce d’un Français nommé Popopief, c’est une allusion à l’origine étrangère des principaux auteurs du Nouveau Théâtre : ce nom semble formé sur celui de « Popov », que l’on attribue conventionnellement aux Russes, et pourrait en cela évoquer Adamov[47], mais la pièce lue est un pastiche de Beckett ; Eugène Ionesco est plus nettement mis en cause quand, dans Les poissons rouges, on entend : « Popescu, lui, fait rire par l’absurde[48] ». Dans La culotte, satire du féminisme, on verra une Simone Beaumanoir très visiblement calquée sur Simone de Beauvoir, dont elle arbore la coiffure en turban, les opinions féministes en contraste avec une origine bourgeoise, et presque le nom.

S’il reprend, surtout dans ses premières oeuvres, des patronymes banalement français, comme Renaud, Lemoine, Durand ou Dulac, Anouilh s’amuse souvent par la suite à ériger en patronymes des noms communs empruntés au vocabulaire courant, Courtepointe, Lapomme, Groscaillou, Parapluie, ou bien une rencontre de mots plus ou moins évocatrice, Desmermortes, Chasseloup, Friselaine, Michepain, Fausseporte, Le Poublanc, et parfois très saugrenue, Chantepierre, Cornebise, etc.[49] Le nom d’Urbain Gravelotte, dans L’hurluberlu, rappelle curieusement une bataille de la guerre de 1870. Certains noms font sourire d’autant plus qu’ils sont accompagnés d’un double prénom prétentieux — Stanislas-Xavier Pincefroid — ou de plusieurs prénoms — Jean-François-Marie Piédelièvre[50] — ou encore d’un titre de noblesse — le vicomte Piémordu. Il arrive aussi qu’Anouilh invente des noms doubles, Salvator-Dupont et Dupompon-Reynaud, dans Colombe, ou qu’il s’en tienne à une initiale, et appelle un producteur de cinéma « Paul Zède » dans Épisode de la vie d’un auteur. Exceptionnellement, il recourt à l’argot ; avec le nom de Bitos, qui signifie « chapeau » ; celui qui porte ce nom arbore un melon, coiffure très incongrue puisqu’il est déguisé en Robespierre. Un autre nom argotique est celui de Paluche, dont il sera question par la suite.

La fabrication de noms étrangers, à partir de noms existants ou de mots que connaît son public, amuse visiblement Jean Anouilh. Il semble que le nom de Lady Hurf, dans Le bal des voleurs, soit formé sur le terme populaire « urf », qui signifie « distingué, élégant[51] ». Quant à l’Espagnol dont on usurpe l’identité dans la même pièce, il est nommé tout au long : « Son Altesse Sérénissime le duc de Miraflor y Grandes, marquis de Priola, comte de Zeste, de Galbe… » : entre le nom « Grandes », bien assorti à sa qualité de grand d’Espagne, et des mots français choisis apparemment au hasard, figure le titre d’une pièce d’Henri Lavedan, créée en 1902, Le marquis de Priola. Quant au voleur qui se fait passer pour cet Espagnol, il s’appelle Peterbono, nom à demi anglais, à demi faussement italien (« bono » au lieu de buono) et qui de surcroît fait penser au chef de la fameuse « bande à Bonnot », bref un nom aussi équivoque que le personnage. Il est question dans L’invitation au château d’un duc de Médino-Solar[52], lequel duc « était amoureux fou de Lady Forgotten[53] » (bien « oubliée » depuis lors, sans doute, comme son nom le dit). Les spectateurs du Boulanger ont pu sourire aussi au nom d’un Italien, le comte Pericoloso Sporgersi : il suffisait, pour connaître ces mots, d’avoir voyagé en chemin de fer[54]. Cette désinvolture d’Anouilh dans la création de noms étrangers apparaît avec évidence dans la fausse pièce russe répétée dans Ne réveillez pas Madame : s’il cherche parfois à nommer ses personnages à la manière russe, par leur prénom suivi du prénom de leur père avec un suffixe « vitch » ou « vna » (fils de, fille de), puis de leur patronyme, il lui arrive aussi de fabriquer n’importe comment leurs trois noms « russes » : « Roussia Titaina Smelvelna », « Ivan Romanoloff Cerchine[55] ».

Parfois, les noms des personnages, ou des personnes auxquelles il est fait allusion dans une pièce, relèvent de la fantaisie pure, et de plaisanteries faciles, de celles qu’Anouilh appelait lui-même des « plaisanteries de garçon de bains ». Il était particulièrement en verve pour certaines pièces. Dans Ornifle, le héros se nomme bizarrement Ornifle de Saint-Oignon, ce qui fait penser à renifler des oignons[56] ; l’ami de ce personnage s’appelle Machetu, création plutôt curieuse elle aussi, et dont on voit mal l’origine[57] ; la secrétaire d’Ornifle, laide et amoureuse de lui, est Mlle Supo, mot qui est l’abréviation habituelle de « suppositoire » ; son médecin est le Dr Subitès, nom formé sans doute d’après ceux des médecins de Molière, Tomès et Des Fonandrès (dans L’amour médecin) et qui fait penser à une mort subite ; un autre médecin venu en renfort est le Professeur Galopin, nom qui se passe de commentaire (dans Le nombril, une autre sommité médicale s’appellera Abject). Quant au jésuite ami d’Ornifle, c’est le Père Dubaton, ce qui pourrait évoquer la brutalité, mais qui est plutôt une allusion gaillarde à un sexe en érection, en contraste avec la chasteté obligée de l’ecclésiastique (on verra, dans Les poissons rouges, un abbé Mouillette ; ce mot, en argot, signifie « langue »). Il est question aussi, dans Ornifle, de « mademoiselle Marie Tampon », dont le derrière est photographié sur la couverture d’un magazine[58]. Une autre pièce où le dramaturge s’amuse particulièrement à fabriquer des noms est Le directeur de l’Opéra, qui se passe en Italie ; le plus agressif des choristes en grève se nomme Leopardo et le plus timide, Poltrone, tandis que le comptable du théâtre, qui est professionnellement leur adversaire et qui finira par incarner la mort, est connu sous le nom prédestiné d’Impossibile ; dans cette même pièce, la fille du Directeur a pour amant le comte Pipi[59] ; il y est question aussi d’un « commandante di Santi-Pellegrini », dont le nom rappelle de bien près celui de l’eau gazeuse « San Pellegrino ».

Quelques-unes de ces créations plus ou moins fantaisistes sont propres à caractériser les personnages ainsi désignés : dans La sauvage, Florent France est le beau nom d’un musicien de génie, pourvu de surcroît de toutes les qualités ; au prénom du compositeur Florent Schmitt, Anouilh ajoute le surnom de Claude Debussy, qui était « Claude de France ». Mais ce cas est exceptionnel ; en général, les personnages sont caricaturaux et leurs noms contribuent à la création de ces portraits-charges. Les noms des familles qui se disputent l’amnésique dans Le voyageur sans bagage, Brigaud, Bougran, Grigou, ont déjà été traduits par Bernard Beugnot : « des brigands, des bougres, des avares[60] » ; on peut y ajouter Legropâtre, moins péjoratif mais évoquant quelque rusticité. Dans Colombe, l’académicien s’appelle Émile Robinet, et les alexandrins coulent de lui comme d’un robinet, comme le dit Anouilh par la voix d’un personnage de la pièce[61], tandis que le directeur de théâtre se nomme Desfournettes, probablement parce que ses réalisations sont souvent des « fours ». Dans L’hurluberlu, le nom du baron Bélazor semble un nom de chien (bel Azor), et celui de Ledadu, vu la sottise du personnage, peut signifier « le dadais » (mais d’où vient le nom de Lebelluc, qui est celui du troisième compère, c’est ce qui est plus difficile à découvrir ; or, ce nom reviendra dans La culotte). Dans Les poissons rouges, la belle-mère d’Antoine se nomme Mme Prudent ; sa maîtresse, qui manque de distinction, s’appelle Edwiga Pataquès[62] ; et le héros se souvient d’un officier, gentilhomme élégant autant qu’héroïque, qui s’appelait le capitaine de Grandpié ; sans doute vivait-il « sur un grand pied ». Certains noms doubles en disent long sur la dame qui les porte, tel celui de Mme Dupont-Fredaine dans La valse des toréadors, ou celui de Mme Fripon-Minet, dans Épisode de la vie d’un auteur. D’autres inventions, au contraire, trouvent leur intérêt dans leur caractère inattendu. Il est surprenant de trouver dans Antigone des noms aussi peu grecs que Jonas, qui est issu de la Bible, Durand, Flanchard et Boudousse, qui sont français, le dernier apparemment méridional[63]. Un tel choix contribue à souligner la dimension universelle du mythe d’Antigone. L’auteur reprendra les noms de Durand et de Boudousse dans L’alouette avec plus de vraisemblance (et même plus de vérité, puisque Durand était bien le nom, ou plus exactement le prénom, de l’oncle de Jeanne d’Arc, qui s’appelait Durand Laxart).

Certaines récurrences de patronymes dans l’oeuvre, comme celles des prénoms, correspondent aux retours des personnages qu’ils désignent : ainsi le « docteur Bonfant » est le psychiatre qui avait d’abord soigné l’amnésique dans Le voyageur sans bagage ; il est ensuite le médecin qui examine le Général de La valse des toréadors, et celui dont on suit les conseils dans L’arrestation. Ce nom est-il formé sur « bon enfant » ? Le fait est qu’aucune de ces figures de médecins n’est caricaturale, à la différence de celles que l’on découvre, par exemple, dans Ornifle. Une maison de haute couture s’appelle Réséda Soeurs dans Léocadia, Roeseda Soeurs dans L’invitation au château. Un autre nom, double celui-là, celui de Dupont-Dufort, est attribué à des personnages qui s’arrogent une certaine importance : dans Y avait un prisonnier, c’est le nom de la famille de grands bourgeois à laquelle doit s’allier la belle-fille du héros ; et dans la pièce suivante, Le voyageur sans bagage, on voit la Duchesse Dupont-Dufort (sans particules de noblesse[64]) s’occuper du sort de l’amnésique ; c’est encore ainsi que s’appellent les deux financiers ridicules du Bal des voleurs ; enfin, il est question, dans Le rendez-vous de Senlis, d’un avocat nommé Dupont-Dufort. Le nom de Mlle Tromph, qui évoque vaguement une trompe d’éléphant[65], fait imaginer, tant dans L’hurluberlu que dans Le boulanger, une vieille fille rébarbative. Un personnage aigri (ou suri) par l’envie se nomme La Surette, dans Colombe comme dans Épisode de la vie d’un auteur et dans Les poissons rouges. Un industriel s’appellera Chancrard, « le Chancrard des sucres » (nom qui rend le sucre peu appétissant), aussi bien dans Colombe que dans Le nombril. Quand on évoque un collègue ou un ancien camarade, il s’appelle Bizard dans Jézabel, Buzard dans Ne réveillez pas Madame et dans Monsieur Barnett. Quand les enfants du héros jouent avec un autre petit garçon, c’est le fils Perper, dans Le boulanger comme dans Les poissons rouges et dans Le directeur de l’Opéra. Le patron d’un café ou d’une brasserie, qui a engagé un petit orchestre pour l’agrément des consommateurs, dans La sauvage comme dans L’orchestre, s’appelle Monsieur Lebonze, nom qui évoque une fausse importance ; de fait, les musiciens craignent son autorité, comme le héros du Boulanger craint son chef de bureau qui s’appelle, lui, Fessard-Lebonze, ce qui allie à cette autorité un certain grotesque : on imagine une silhouette fessue. Les Fessard sont nombreux dans l’univers d’Anouilh, qu’ils apparaissent ou non sur la scène ; c’est le nom du régisseur du théâtre dans Ne réveillez pas Madame, c’est celui d’un mécanicien dans Pauvre Bitos (tandis qu’un membre de l’Institut, dans la même pièce, s’appelle Lepet) ; deux personnages de L’arrestation portent ce nom : le speaker de la radio dont on entend la voix, et la belle-mère du héros, dont on apprend qu’elle est née Fessard. C’est encore le nom du plombier de Chers zoiseaux, et l’une des dames présentes dans Les poissons rouges s’appelle Gabrielle Fessard-Valcreuse. À ces six Fessard, on peut ajouter une variante noble, « de Fessu », qui est citée dans Le boulanger.

Quand il situe ses oeuvres dans le monde du spectacle, Anouilh aime à inventer, pour les comédiens, les pseudonymes dont ils n’ont pas manqué de se pourvoir, et qu’ils jugent plus harmonieux, plus élégants ou plus assortis à l’idée qu’ils se font de leur personnalité, que leurs patronymes véritables. Quelques-uns, comme on l’a dit, se contentent d’un prénom : Philémon, Alexandra, Carlotta, mais d’autres ont opté pour un faux patronyme : dans Le rendez-vous de Senlis, une comédienne âgée, qui s’appelle Émilienne, est devenue pour son public Madame de Montalembreuse[66]. Dans Colombe, un autre vieil acteur a repris le nom à particule d’un poète du XVIe siècle, Du Bartas. Une danseuse peut se nommer Lina Veri, dans Le bal des voleurs, une cantatrice, Leocadia Gardi, dans Léocadia, mais on ne saurait dire s’il s’agit là de pseudonymes ; en revanche, il est probable que l’actrice Liliane Trésor, évoquée dans Épisode de la vie d’un auteur, ne s’appelle pas ainsi dans la vie. Le pseudonyme est assorti au genre de spectacle où se produit une artiste : c’est sous le nom de Rita Zoum que la maîtresse du héros de L’arrestation a réussi dans le strip-tease ; elle s’appelait en réalité Marie-Josepha Percepied. Dans Ne réveillez pas Madame, la vieille comédienne Sidonie Paluche se fait appeler Rita Perdilava, et dans Chers zoiseaux, la « jeune première » Mélusine Mélita, qui n’avoue pas qu’elle est grand-mère, finit par reconnaître qu’elle s’appelle Jeanne pour l’état civil. Le clinquant du pseudonyme est constamment opposé à la banalité prosaïque du nom véritable, et contribue fort à l’impression d’artifice qui émane de toutes ces figures de faux artistes.

Une catégorie très représentée dans le théâtre d’Anouilh est celle de la noblesse, pour laquelle l’auteur invente des quantités de noms, souvent d’après des noms de localités, plus ou moins déformés. Dans la noblesse française, on note ceux de Brignoc dans Humulus (il existe plusieurs communes appelées Brignac), de Granat, dans L’hermine (il y a une commune de Gramat[67]), de Lépaud qui apparaît dans L’hurluberlu et dans L’arrestation (il y a une commune de Lepaud), de Montmachou, dans Les poissons rouges et Le nombril (il y a une commune de Montmachoux). L’auteur recourt aussi à différentes compositions à partir du mot « ville », qu’elles existent comme Villetaneuse, dans Le boulanger[68], ou qu’il les crée en déformant un nom existant, comme Villardieu à partir de Villedieu dans Ardèle[69], ou encore qu’il les invente : Villebosse dans La répétition[70], et même Villeville dans L’invitation au château ; le nom du bonapartiste d’Anouville, dans La foire d’empoigne, évoque celui d’un dignitaire de l’Empire, Canouville, et celui de la commune d’Annouville, mais peut-être aussi, tout simplement, celui d’Anouilh[71]. Quelques-uns ont une apparence aristocratique, comme Norbert de la Prébende[72] ou Fabrice de Simieuse[73], ou encore Pontadour qui rappelle Pompadour ; mais quelquefois aussi, le dramaturge s’amuse : le gentilhomme maladroit qui a provoqué en duel le baron Jules, dans La grotte, s’appelle « des Épinglettes » : il va « piquer l’avant-bras » du baron, et cette expression contribue avec son patronyme à faire imaginer une piqûre inoffensive[74]. Certains noms sont visiblement inventés par jeu, comme celui, déjà cité, de Saint-Oignon, celui du général de Saint-Mouton, dans L’invitation au château, ceux de Rochemarsouin et de La Rochefoutras, respectivement dans L’invitation au château et L’hurluberlu, et surtout le nom de la famille d’Andinet d’Andaine, dans Léocadia, ou Dandinet-Dandaine dans L’invitation au château, qui ressemble à un refrain de chanson, « mironton, mirontaine[75] ». Mais quels que soient les défauts conventionnellement attribués aux nobles, et soulignés par Anouilh qui parfois ridiculise tels d’entre eux, il faut bien remarquer que ce misanthrope montre un peu plus d’indulgence pour eux que pour le reste de l’humanité : c’est à quelques-uns d’entre eux qu’il attribue les qualités qui lui plaisent, à savoir le goût de la légèreté voire de la frivolité, allié à la générosité, et à l’occasion à l’héroïsme — en un mot, l’élégance, sous toutes ses formes : le prototype en est le Comte Tigre de La répétition, dont on ignore le patronyme ; deux autres nobles, le capitaine de Grandpié et le commandante di Santi-Pellegrini, évoqués respectivement dans Les poissons rouges et Le directeur de l’Opéra, sont créés sur le même modèle. Et ce n’est pas un hasard si plusieurs des incarnations scéniques de l’auteur portent des noms à particule. On y reviendra.

D’autres noms, aux consonances germaniques ou slaves, font deviner l’origine juive, et plus précisément ashkénaze, de certains personnages, qui sont presque tous des riches. Pour nombre d’entre eux, l’auteur précise cette origine. Le riche financier juif Messerschmann qui joue un rôle important dans L’invitation au château, a l’occasion d’évoquer un autre banquier du groupe adverse, Ossowitch[76]. On ne voit pas le banquier juif Blumenstein dans La répétition, mais Héro nous apprend que sa douce fiancée Évangéline a épousé pour son malheur cet homme brutal ; de même, dans Monsieur Barnett, la jeune fille dont on a refusé la main à Jim Barnett, qui était pauvre, a épousé « le gros Kaufmann », plus précisément « Élie-John Kaufmann », dont le premier prénom peut indiquer une origine juive, et qui probablement était plus riche. Dans la même pièce, on entend le nom de Monsieur Golderman, client de la manucure, qui pourrait bien être Juif lui aussi et dont le nom évoque l’or. La dame que l’on cite dans Les poissons rouges, pour son assiduité à l’Opéra et pour les « cabochons » qu’elle y exhibe, s’appelle Ida Rubeintein, nom bien proche de celui de la danseuse russe, mécène de la danse, Ida Rubinstein (une autre demoiselle riche s’appelle curieusement « la fille Renégat » !). Le dramaturge d’ailleurs ne s’interdit pas dans Colombe une allusion à une famille bien réelle, celle des Rothschild, dont l’alliance a pu sauver un industriel qui s’était ruiné au jeu : « Et il a fini par se tuer tout de même ? — Non. Il a épousé une Rothschild. — Aïssa ? — Non. Rachel[77]. »

Dans les milieux du spectacle tels qu’Anouilh les évoque, on rencontre aussi un grand nombre de noms d’origine juive ; et assez souvent, il s’agit encore d’argent : « Le cinéma est une industrie, mais, malheureusement, c’est aussi un art, que voulez-vous ? » dira l’un d’eux[78]. Des producteurs de cinéma s’appellent respectivement Goldenstock (nom qui évoque un stock d’or) dans Les poissons rouges, Loubenstein et Nathan, dans Le scénario, le premier étant un personnage important de cette pièce, enfin Loubeinstein, dont il est question dans Le nombril. L’impresario Hartman de La sauvage, ami du compositeur Florent France, est-il ou non Juif, on ne le saura pas, mais on sait qu’il a renoncé pour sa part à la musique et qu’il est devenu un homme d’affaires[79]. D’autres Juifs sont des metteurs en scène de cinéma : Bourbenski dans Le rendez-vous de Senlis, Bourbanski[80] dans Épisode de la vie d’un auteur. Dans Ne réveillez pas Madame, Julien reçoit une invitation à la Nuit des Étoiles, envoyée par un certain Zoubiansky, qui est vraisemblablement très connu dans le monde du spectacle, on ne sait à quel titre. Quelquefois, le doute est permis sur l’éventuelle origine juive d’un personnage, du fait que le patronyme semble la révéler alors que le prénom la dément : c’est le cas des deux Bachman, Roger dans Ne réveillez pas Madame[81], Alberto dans L’arrestation. Mais dans la pièce Chers zoiseaux, qui se déroule après les événements de mai 1968 et raille une certaine bourgeoisie éprise par snobisme d’idées révolutionnaires, l’auteur ne manque pas de remarquer la présence de Juifs parmi les « gauchistes », voire à la tête du mouvement : Lucie a pour amant un certain Sterman, ce qui lui vaut les invectives de son mari — « ce petit Juif ! Ce gauchiste à la manque ! » — et le camp révolutionnaire comporte « une majorité néo-trotskiste, nuance Gessman-Loubstein[82] », le nom « Gessman » étant apparemment formé sur celui d’Alain Geismar, qui était l’un des meneurs du mouvement de mai 1968. Le fait est qu’à la seule exception de Moutchkine[83], le peintre famélique dont Julien raconte l’histoire dans Le scénario, les évocations de Juifs du théâtre d’Anouilh sont liées à la notion de richesse ou à celle de réussite sociale, fût-ce dans le domaine de l’art, fût-ce dans une action politique qui épouse les idéologies à la mode et permet d’accéder à quelque célébrité.

On relève aussi dans l’oeuvre d’Anouilh un certain nombre d’appellations qui révèlent l’accession de Juifs à la noblesse. On ne saura pas comment le « duc Samuel », nommé dans Le rendez-vous de Senlis, a acquis son titre, mais on croit deviner que « la comtesse douairière de Montmachou, née Dreyfus », nommée deux fois tout au long dans Les poissons rouges, a obtenu le sien grâce à sa dot ; à l’inverse, le faire-part cité dans L’hurluberlu mentionne « Madame Paul Lévy-Dubois, née de La Rochefoutras » (elle a épousé un banquier, mais ne veut pas laisser oublier son nom noble, fût-il malsonnant !). Ce triple nom (Lévy, Dubois, La Rochefoutras) montre les étapes de l’insertion d’une famille juive dans une société française attirée par l’argent. Un autre mode d’insertion semble être la conversion religieuse : il est question, dans Colombe, d’un certain Lévy-Bloch, financier, qui a fait baptiser sa fille. De tels détails, plus encore que le retour obstiné de patronymes juifs dans l’oeuvre, peuvent faire taxer Anouilh d’antisémitisme[84].

Il faut noter toutefois que l’auteur se contente de citer ces noms ici ou là, sans exprimer d’antipathie pour ceux qui les portent, si ce n’est pour certains d’entre eux, le banquier Blumenstein et — à supposer qu’il s’agisse d’un Juif — l’acteur Alberto Bachman. Le regard de l’auteur sur d’autres, et justement ceux que l’on voit de plus près, n’est pas dénué de sympathie : l’impresario Hartman, par exemple, dont l’origine n’est pas précisée non plus, est un confident très dévoué, voire un mentor, pour le musicien de génie de La sauvage ; dans L’invitation au château, le financier Messerschmann, parvenu à la fortune après avoir connu une grande pauvreté, est prêt à tous les sacrifices pour assurer le bonheur de sa fille ; le producteur Loubenstein du Scénario est peint lui aussi sans acrimonie[85]. Du reste, le dramaturge gardait un assez bon souvenir de ses relations avec certains producteurs juifs[86]. Mais, comme tel ou tel de ses personnages, en particulier le Général « réactionnaire » de L’hurluberlu, il manifeste une assez nette xénophobie, du moins une méfiance devant le grand nombre de personnes, juives ou non, qui ont apporté en France un nom d’origine étrangère, et qui se targuent parfois de connaître le français mieux qu’un autochtone ; le metteur en scène Julien Paluche se fait traiter de raciste, quand il renvoie sa traductrice russe : « Cette bonne femme qui vient on ne sait d’où, enveloppée de ses visons, prétendait m’apprendre le français. Elle, Madame Rachinoschosky, à moi, Paluche[87] ! » Ces gens venus d’ailleurs tiennent le haut du pavé dans l’art aussi bien que dans la finance, se permettant même d’incarner, non sans talent, le théâtre français d’avant-garde, comme les imaginaires Popescu et Popopief ; l’oeuvre du second est d’ailleurs présentée par un jeune homme fort introduit dans le « Tout-Paris » et bien représentatif du cosmopolitisme moderne, puisque son nom est composite et renvoie à plusieurs origines : David-Edward Mendigalès. « En tout cas, ce n’est pas un nom breton[88] », dit le Général. Anouilh a repris ces termes deux ans plus tard dans un article, à propos des noms de Beckett, Adamov et Ionesco : « Rien de très breton ni de périgourdin là-dedans[89] » ; il avouait pourtant que leurs chefs-d’oeuvre forçaient son admiration.

De « l’hurluberlu » lui-même, on ne connaît que le prénom, Ludovic[90]. Anouilh en revanche avait donné un patronyme à l’un de ses héros conçu deux ans plus tôt et qui lui ressemble aussi à d’autres égards, puisque, tout à l’opposé de ce « réactionnaire », il cultive le goût de la légèreté, voire de la facilité : c’est le comte Ornifle de Saint-Oignon. On est tenté d’établir une sorte d’équivalence entre ce nom tant soit peu grotesque, qui élève un légume à la sainteté, et celui du dramaturge, que d’aucuns ont trouvé ridicule parce que trop proche de « nouille[91] ». Mais on sait qu’Anouilh se croyait d’origine noble (et adultérine[92]), et il n’a pas manqué d’anoblir son Ornifle, comme un bon nombre des héros en qui il s’incarne.

C’est un peu plus tard, après son silence des années 1960, qu’il s’est mis en scène beaucoup plus nettement, attribuant à ses protagonistes successifs des éléments de son passé et calquant l’entourage du héros sur le sien. Il leur a forgé des noms dont chacun reparaît plusieurs fois, porté par des êtres foncièrement semblables, quoique distincts les uns des autres. L’un de ces noms est partiellement emprunté à une pièce antérieure, à savoir Colombe, où le personnage féminin était au premier plan ; le mari de Colombe, musicien de talent qui sacrifiait tout à son art, et que sa femme frivole rendait malheureux, s’appelait simplement Julien. On retrouve un tel héros, lui aussi artiste passionné et malchanceux en amour, dans Ne réveillez pas Madame. Il s’appelle Julien Paluche ; ce patronyme argotique, « paluche » signifiant « main », est aussi peu élégant que celui d’Ornifle (ou que celui d’Anouilh), et peut-être est-ce là ce qui l’a fait choisir, plutôt que le sens du mot. Tout en complétant ainsi le nom de Julien, le dramaturge l’a rapproché de lui : il en a fait son contemporain, alors que Colombe se déroulait en 1900 ; il ne l’a plus voué à la musique mais à la mise en scène de théâtre, et il en a approfondi l’analyse de manière à bien faire sentir sa parenté profonde avec lui[93]. On découvrira encore, dans Le scénario, un troisième personnage tout semblable, nommé encore Julien Paluche, mais devenu, comme l’était Anouilh lui-même, scénariste de films[94].

Un autre nom qui apparaît plusieurs fois dans l’oeuvre de Jean Anouilh, mais seulement après son retour à la scène de 1968, est celui d’Antoine de Saint-Flour. C’était en Auvergne, et précisément près de la ville de Saint-Flour, que l’auteur avait situé l’action de L’invitation au château. Ce patronyme n’a rien de ridicule ; il est noble, et même assez poétique, puisqu’il évoque une fleur (et non un légume !). L’homme qui porte ce nom est encore plus nettement calqué sur l’auteur que Julien Paluche puisque c’est un dramaturge, mis en cause par la critique qui l’accuse de facilité, du moins dans Cher Antoine et dans Les poissons rouges. Dans Le directeur de l’Opéra, qui se déroule en Italie, il devient Antonio di San Floura, et, comme le dit le titre, il est le directeur d’un opéra. Mais l’entourage familial de cet Antonio est calqué sur celui d’Anouilh, et le ton de sa méditation, axée sur la hantise de la mort, demeure très personnel.

Il est d’autres incarnations de l’auteur, à peu près contemporaines du Directeur de l’Opéra, qui figureront dans les Pièces secrètes, et qui plongent, comme le dit ce titre, au plus secret de lui-même : pour Tu étais si gentil quand tu étais petit, l’auteur n’a pas eu à s’inventer un nom : il reprend le mythe d’Oreste, qui tue l’amant de sa mère et sa mère elle-même (déjà, le Julien Paluche de Ne réveillez pas Madame réglait ses comptes avec l’un et l’autre, de façon moins sanglante). Mais le cas de L’arrestation est plus curieux : le héros qui se rencontre lui-même à plusieurs âges de sa vie, appelé « L’Homme », « Le Jeune Homme » et « Le Petit », est bien une autre incarnation du dramaturge : du moins la vie du « Petit » est-elle calquée sur son propre passé, plus fidèlement que les souvenirs des Julien et des Antoine. Mais le « Jeune Homme » qu’il est devenu a réalisé ce que les autres héros s’étaient contentés de rêver ou d’esquisser : le meurtre de l’amant de sa mère, qui, dans cette pièce du moins, était en fait son père[95]. Dès lors, il est coupable, mène une vie de hors-la-loi et de criminel, « recherché par toutes les polices[96] ». Il se nomme Frédéric Walter ; si l’auteur avait déjà donné le prénom de Frédéric à deux personnages qui ne ressemblent guère à celui-ci, le patronyme Walter n’apparaît dans aucune autre pièce, et les motifs de ce choix demeurent pour nous mystérieux.

Vient enfin le temps des Pièces farceuses, où l’auteur cesse de s’analyser comme de prendre sa propre vie au tragique, et porte la dérision sur lui-même autant que sur le monde qui l’entoure. Dans Chers zoiseaux, il appelle le héros qui l’incarne « le Chef », et l’on ignore le nom de ce « chef » ; mais ensuite, dans La culotte et Le nombril, un autre nom s’impose, qui est curieusement emprunté à des pièces antérieures : c’était celui de deux généraux en disponibilité, présents dans Ardèle et dans La valse des toréadors : l’un se nommait Léon Saintpé, l’autre, Léon Saint-Pé. Ce nom, qui est celui de plusieurs localités du Sud-Ouest de la France, sera attribué au protagoniste des dernières pièces ; il n’est plus militaire, mais écrivain et même académicien dans La culotte, dramaturge « boulevardier » dans Le nombril. L’auteur, en les chargeant de l’incarner peu ou prou, les a anoblis, du moins le premier qui s’appelle Léon de Saint-Pé, tandis que le second s’appelle Léon et parle de sa famille, celle des Saint-Pé, probablement noble elle aussi puisqu’elle est alliée à la famille noble des Montmachou à laquelle on ne manque pas de la comparer. Or, les deux vieux généraux qui portaient ce nom étaient un peu ridicules, un peu pitoyables ; leur bilan de vie était plutôt négatif. Il est donc attristant de voir le dramaturge vieillissant reprendre pour lui ce nom, et assimiler à de telles figures le personnage en qui il s’incarne.

Malgré toutes les incertitudes auxquelles elle s’est heurtée, notre recherche sur les noms propres n’a pas manqué de confirmer un bon nombre des traits caractéristiques du dramaturge que nous avions pu constater par ailleurs ; et d’abord, le goût du jeu, qui apparaît dans ses emprunts capricieux à des prédécesseurs, et dans ses allusions irrévérencieuses à des personnes connues, certaines encore vivantes ; la fantaisie le dispute aux concessions à la vraisemblance, et l’emporte assez souvent, moins dans ses choix de prénoms que dans ses inventions de patronymes plus ou moins évocateurs, plus ou moins surprenants et souvent cocasses. On peut saisir sous ces jeux divers une vision de la société, vision qui est indéniablement, et de plus en plus, pessimiste : artifice des pseudonymes d’artistes, platitude et prosaïsme des noms bourgeois, prétention souvent risible des noms aristocratiques, invasion en France de noms étrangers qui révèlent chez l’auteur une xénophobie de « réactionnaire » et quelque méfiance devant toute nouveauté. Mais on y lit aussi une désillusion croissante face à son propre personnage, lequel, peut-être, ne vaut pas mieux que les autres : le dramaturge qui naguère reprenait pour lui le prénom de Julien, attaché dans Colombe à un jeune homme épris d’idéal, en art comme en amour, s’empare finalement du nom de Léon de Saint-Pé, ce nom qu’il avait d’abord attribué à des hommes âgés, réduits à regretter l’échec de leur vie. En serait-il de même de Jean Anouilh, et sa carrière, pourtant si brillante, sa vie même, ne lui auraient-elles laissé, malgré ses efforts pour se jouer de tout, qu’un insurmontable goût d’amertume ?