Abstracts
Résumé
En cherchant à repérer les traces que la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, a laissées dans le théâtre de Jean Anouilh, on espère montrer que ces deux auteurs ont en commun la quête de l’Absolu. Si Rostand, qui meurt à la fin de la Première Guerre mondiale, en fait jusqu’au bout l’étendard de ses batailles, Anouilh, vivant dans un monde marqué par l’échange marchand et la relativité de tout, mettra en scène des personnages qui devront, douloureusement, faire le deuil de la civilisation qui s’effondre en 1918.
Abstract
Tracing the impacts of Edmond Rostand’s play Cyrano de Bergerac on Jean Anouilh’s theatrical output should help prove that both men shared a common quest for the Absolute. Rostand, who died around the end of World War I, used the Absolute as his flag-bearer. Anouilh, however, lived in a mercantile world filled with relativity, leading him to stage characters who experienced the painful 1918 disappearance of civilization.
Article body
Comme de nombreux écrivains de sa génération, Jean Anouilh a été marqué par la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, créée au théâtre de la Porte Saint-Martin en 1897. Encore qu’il n’en ait jamais fait officiellement mention, Anouilh a dû compter avec ce chef-d’oeuvre encombrant, qui marquait à la fois la fin d’une époque et le commencement d’une autre. Que peut-on apprendre sur cet auteur en cherchant la place secrète qu’a tenue dans son imaginaire la comédie héroïque de Rostand ? Quelle lumière la connaissance de l’oeuvre de Rostand apporte-t-elle à celle du théâtre d’Anouilh ?
Mondor et Tabarin
On ne possède pas d’information sur la période exacte pendant laquelle Jean Anouilh découvre le personnage de Rostand, mais cette découverte remonte certainement à sa première enfance. Comment pourrait-il en être autrement pour un garçon né en 1910, dans un milieu de moyenne bourgeoisie, intéressé par la littérature et l’art, le public même auquel Edmond Rostand s’adresse en priorité[1] ? Au cours de l’été 1918, le jeune Anouilh, âgé de huit ans, découvre à Royan un spectacle de marionnettes géantes inspiré de Roméo et Juliette qui l’impressionne vivement[2]. C’est sans doute à cette occasion que naît sa vocation théâtrale. Il doit découvrir Cyrano de Bergerac peu après, ainsi que le théâtre d’Alexandre Dumas. A-t-il assisté à une représentation de la pièce qui continue sa carrière triomphale depuis le décès de Coquelin l’aîné en 1909 ? En 1917, c’est Jean Daragon qui reprend le rôle et deux ans plus tard, en janvier 1919, Pierre Magnier. Des échos de Cyrano se font sentir très vite dans la vie du jeune garçon. Bernard Beugnot affirme qu’il « aurait écrit sa première pièce, inspirée de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand » pendant l’année 1922[3]. Pour sa part, dans une entrevue donnée à Pierre Lagarde pour Les nouvelles littéraires le 27 mars 1937, Jean Anouilh fait cet aveu : « À dix ans, j’écrivais déjà des pièces en vers, où je copiais Edmond Rostand. J’ai refait Cyrano[4]. » Quoi qu’il en soit de la date exacte, la découverte qu’Anouilh fait de Cyrano doit être associée à l’origine de sa vocation d’écrivain. En effet, le premier texte dramatique que nous possédions de lui est un manuscrit de vingt-six pages, in-4o sur papier rayé comme en utilisaient alors tous les écoliers de France. Ce texte est conservé aujourd’hui à la Bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale, aux États-Unis. Il s’agit d’une tragi-comédie, en cinq scènes et en alexandrins où le jeune homme, âgé d’à peine quatorze ans, imite Edmond Rostand (et accessoirement Alexandre Dumas). La pièce s’appelle Mondor et Tabarin, elle est datée par l’auteur de juin 1924[5]. La note ajoutée par la personne en charge de la transcription du manuscrit mérite d’être citée :
Premier essai dramatique de Jean Anouilh, âgé de quatorze ans. Cette tragi-comédie en alexandrins, dans le style d’Alexandre Dumas et d’Edmond Rostand, met en scène deux bateleurs qui ont jadis recueilli une orpheline, enfant trouvée un soir d’hiver, et dont ils sont bien entendu au fil des ans tombés tous deux amoureux. Au début de la pièce, elle va revenir de son couvent pendant que nos bateleurs font leur parade. Nous ne saurons hélas jamais la suite de l’histoire car seules les 26 premières pages sont parvenues jusqu’à nous et nous ignorons si Jean Anouilh a continué sa pièce. Ce que nous en possédons suffit à montrer l’extrême précocité de l’auteur. Les scènes sont bien équilibrées, le dialogue vif, incisif, si les alexandrins sont parfois un peu boiteux. La « parade » devant une nuée d’habitués du Pont-Neuf est remarquablement menée. En quelques répliques, l’action est bien posée. Un talent aussi précoce qu’évident est une rareté dans les lettres françaises.
Je me plais à lire dans cette ébauche certains des thèmes qu’Anouilh développera dans son théâtre. Outre l’existence du mythe de l’enfant trouvé qui structure une partie de la littérature française depuis le XIXe siècle[6], on voit aussi à l’état naissant le thème des frères rivaux, jumeaux ou non, qu’Anouilh reprendra dans de nombreuses pièces, en particulier dans L’invitation au château, qui date de 1948, et dans Colombe, en 1951. Nous retrouverons cette seconde pièce plus tard, puisqu’elle éclaire d’un jour particulier la relation qu’Anouilh entretient avec Edmond Rostand.
Tabarino est un type de farceur qui apparaît en Italie à la fin du XVIe siècle et se répand en France au siècle suivant, grâce à un comédien qui l’associa à un autre type, Mondor. Les deux compères créèrent de nombreuses farces qui firent rire la population parisienne peu après la naissance du Cyrano historique. Ces farces furent rassemblées en 1622 dans le Recueil général des rencontres, questions, demandes et autres oeuvres tabariniques, texte qui exerça sans doute une influence profonde sur le jeune Molière. À la fin du XVIIe siècle, Charles Perrault, dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, nous présente les deux farceurs, qui n’ont pas encore été oubliés, par la bouche du Chevalier :
Les dialogues de Mondor et de Tabarin [...] commençaient ordinairement par une question curieuse que faisait Tabarin ; Mondor disait mille choses savantes et pleines d’érudition sur la question proposée et en donnait la solution en homme grave et comme un philosophe qui a pénétré dans les secrets de la nature. Après quoi Tabarin donnait la sienne à sa manière et faisait rire par l’opposition de son ridicule au sérieux du discours scientifique de son maître[7].
Il est peu vraisemblable que le jeune Anouilh ait eu connaissance du texte de Perrault, et encore moins du Recueil des farces tabariniques. A-t-il eu entre les mains une histoire du théâtre ou des spectacles de foire qui aurait pu le guider vers ces deux personnages ? Il se peut qu’Anouilh ait connu une pièce de Paul Ferrier intitulée Tabarin, qui date de 1874. Elle met en scène les deux compères. Constant Coquelin, qui va créer en 1897 le personnage de Cyrano, y tenait le rôle-titre. Mais le plus probable est qu’Anouilh, qui en 1919 aurait pendant trois mois écouté chaque soir toutes les opérettes du répertoire au casino d’Arcachon, connaissait l’opéra de Gabriel Pierné, La fille de Tabarin, qui date de 1901. Le livret en était de Victorien Sardou et de Paul Ferrier ; il en a accommodé l’atmosphère à la manière d’Edmond Rostand. On retrouve dans la parade des deux farceurs des échos directs du premier acte de Cyrano de Bergerac.
Coq-à-l’âne dédié aux gens raisonnables
Deux ans plus tard, en 1926, Jean Anouilh écrit un texte non dramatique qui est son premier ouvrage publié. L’auteur a juste seize ans. Ce texte, intitulé Coq-à-l’âne dédié aux gens raisonnables, paraît dans le bulletin dactylographié de la bibliothèque pour la jeunesse L’heure joyeuse, p. 9-11[8]. On y trouve plusieurs allusions à Rostand, à Cyrano en particulier. Anouilh se place dans le sillage de l’homme au nez protubérant, dans le but d’atteindre cette légèreté (définie ici comme l’envers de la raison) qui sera toute sa vie la marque propre de son théâtre. Dès le début de son texte, ou mieux de sa péroraison, comme le héros de Rostand, le jeune Anouilh utilise indifféremment l’épée ou la plume pour défendre ses idées : « Comme une rapière je tire mon stylographe : à nous deux[9] ! » Ensuite, il s’oppose de front aux gens raisonnables, en se drapant du manteau de Cyrano :
Ce qu’ils vous objectent ? D’abord que vous avez l’air d’un fou (c’est très curieux les gens raisonnables voient des fous partout) ; ensuite que ça ne sert à rien. Et vous avez beau leur dire avec Rostand :
... C’est bien plus beau lorsque c’est inutile
ils haussent les épaules et s’en vont l’air digne, sans tenir compte de la longueur de leurs enjambées.
Mettre quand il vous plaît son feutre de travers
Pour un oui, pour un non se battre, ou faire un vers
dit encore Rostand qui fut un grand poète, donc un grand ennemi de la raison.
Mettre quand il vous plaît son feutre de travers
Est-ce que c’est raisonnable cela ? Mais quoi de plus agréable ? Avez-vous jamais senti toute la poésie d’un chapeau de travers ? Cela témoigne d’une indépendance d’esprit et d’une originalité charmantes[10].
Plus loin dans le texte, l’auteur prend la défense de la chèvre de Monsieur Seguin, qu’il associe implicitement à Cyrano, et la félicite de s’être enfuie dans la montagne : « Tu as encore mieux fait de lutter jusqu’à l’aube comme la vieille Renaude, pour rien, pour le panache[11]. » Il termine enfin sa diatribe par un conseil aux gens : « Soyez insouciant comme la chèvre de M. Seguin, soyez fous comme Cyrano ; rêvez beaucoup, méprisez la raison, et vous n’aurez pas gâché votre vie[12]. »
En s’en tenant à ces deux textes de jeunesse, qui témoignent l’un et l’autre d’une précocité remarquable, on doit en conclure que le héros de Rostand occupe une place importante dans l’imaginaire du jeune Anouilh. Comme pour beaucoup de jeunes gens de cette génération, Cyrano est un modèle, tant en raison de sa bravoure que de son esprit. Sans qu’il l’exprime ouvertement, Anouilh va s’efforcer dans sa maturité d’échapper à cette influence première, tout en conservant certaines des valeurs véhiculées par le personnage de Rostand, en particulier son esprit et son goût de la pointe, son non-conformisme, et par-dessus tout son insoutenable légèreté.
Le fantôme de Cyrano
On ne rencontre par la suite que de brèves allusions à l’univers de Rostand, ou même à sa personne, dans le théâtre de Jean Anouilh. Cela ne signifie pas que l’auteur de L’hermine a oublié ce premier mentor mais plutôt qu’il construit son univers propre en partie contre les valeurs de son adolescence, donc contre ce que pouvait incarner Rostand pour des gens vivant entre les deux guerres mondiales. Dans l’entretien de mars 1937 avec Pierre Lagarde cité plus haut, Anouilh avoue avoir trouvé sa voix propre en s’écartant de Rostand, et il le fait en se mesurant à Bataille, un autre de ses modèles littéraires. À seize ans, il écrit sa première pièce véritable, La femme sur la cheminée : « Là, ce n’est plus Rostand qui m’inspirait : c’est Bataille[13]. »
Les allusions à Rostand trouvées dans les oeuvres de maturité sont toutes postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Cela signifie sans doute que, pour Anouilh comme pour nombre d’autres, cette guerre marque une rupture importante avec le passé. Les allusions sont de trois sortes : elles peuvent concerner directement Edmond Rostand ; elles se rapportent à l’actrice associée à Rostand et à son théâtre, Sarah Bernhardt ; enfin elles font directement référence à la pièce Cyrano de Bergerac.
Dans la première catégorie, on doit inclure le texte qu’Anouilh écrit en 1969 dans le programme d’une de ses pièces les plus autobiographiques, Cher Antoine ou L’amour raté :
Antoine est un « grand auteur dramatique » français en 1913 — cette époque déjà perdue dans la nuit des temps — du temps où les bêtes parlaient... Du temps où le gérant du Pavillon Henri IV où Rostand, qui y déjeunait chaque jour en famille (le maître, Rosemonde, les garçons en culottes de velours, la gouvernante et sans doute quelque secrétaire frémissant), s’étant plaint un jour d’être importuné par ses admirateurs, extasiés, à ses moindres coups de fourchette et ayant exigé un paravent — le gérant atterré faisait confectionner dans la nuit un paravent de glaces, qui isolait le maître sans le dérober tout à fait aux regards, pour que le culte puisse continuer... Ce que Rostand, d’ailleurs, acceptait sans sourciller, conscient de ses responsabilités royales[14]…
Rostand est de nouveau mentionné à l’intérieur de la pièce, au second acte, au cours d’un échange entre Antoine et Carlotta. C’est celle-ci qui s’exprime : « Il faut toujours que cela bouge au théâtre ! Non. Non. Il faut nous faire une pièce héroïque, avec de grands sentiments, bien français ! Voyez le succès de L’aiglon, si cet imbécile de Rostand n’avait pas confié le rôle à un vieux monstre comme Sarah[15] ? »
Les allusions à Sarah Bernhardt sont multiples dans le théâtre d’Anouilh. Il lui arrive de la citer directement ; mais surtout, à plusieurs reprises, il met en scène des « monstres sacrés » (comme les appelait Jean Cocteau), qui empruntent certains de leurs traits à Sarah Bernhardt, souvent en les exagérant. Ce sont ces dernières qui mentionnent le plus souvent « la divine ». L’un de ces personnages féminins, Madame Alexandra, dont nous apprendrons plus tard le prénom (Carlotta), apparaît dans deux pièces d’Anouilh, Colombe en 1951 et Cher Antoine en 1969.
Lorsqu’il écrit Colombe, entre 1946 et 1950, Jean Anouilh est un auteur reconnu, aimé du public (même si la critique devient réservée sur son oeuvre[16]). La pièce est créée le 11 février 1951, au théâtre de l’Atelier, dans une mise en scène d’André Barsacq. Les principaux interprètes en sont Marie Ventura, Yves Robert et Danièle Delorme. Anouilh a déjà vu jouer Marie Ventura dans la mise en scène de Cyrano de Bergerac que réalise Pierre Dux à la Comédie-Française en 1938 ; elle était Mère Marguerite de Jésus, au cinquième acte (André Brunot interprétait Cyrano, et Marie Bell, Roxane). Dans Colombe, elle interprète Madame Alexandra, une vieille actrice de théâtre, vivant encore au début du XXe siècle, monstre sacré qui emprunte certains de ses traits à Sarah Bernhardt et d’autres à Cécile Sorel. Madame Alexandra est la rivale directe de Sarah Bernhardt, la « divine » déterminant indirectement toutes ses actions ; elle est extravagante, écrasante, castratrice ; elle a deux enfants, deux fils, comme chez les Rostand. Julien, l’aîné, est un rebelle en quête d’absolu ; Armand, le second, le préféré de sa mère, se montre souple et diplomate. Il réussit là où son aîné se heurte à des murs ou à des portes fermées (au sens littéral de l’expression). Julien et Armand sont en rivalité pour la conquête de Colombe, une jeune bouquetière idéaliste. Si Julien triomphe au début (à la suite d’un coup de foudre réciproque, il épouse Colombe et lui fait un enfant), c’est Armand qui finit par l’emporter au fur et à mesure que Colombe rencontre le succès dans le milieu théâtral où elle n’est d’abord entrée que pour survivre matériellement et éduquer son enfant. À la rigidité excessive de Julien, elle préfère la souplesse tolérante d’Armand.
Les allusions à Rostand sont innombrables dans cette pièce, même si le nom de l’auteur de Cyrano n’y est pas mentionné, pas plus que le titre de son oeuvre la plus illustre. On peut voir dans la rivalité entre Julien et Armand un écho de celle de Cyrano et Christian. Lors de sa première rencontre avec Colombe, Julien a frappé Émile Robinet, de l’Académie française, plus connu sous le sobriquet de « Poète-Chéri », parce qu’il s’est permis de lever les yeux d’une façon aussi insistante que ridicule sur la pure jeune fille. Son amoureux a la même réaction que Cyrano lorsqu’il perçoit que Montfleury a des prétentions insensées à l’égard de Roxane et s’est permis de la regarder de façon insistante (« Oh ! j’ai cru voir / Glisser sur une fleur une longue limace ! » (v. 489-490)). On a comparé le personnage de Julien à Alceste, et en conséquence celui de Colombe à Célimène. Certes, la parenté est visible, encore qu’il s’agisse là de deux personnages fréquents dans le théâtre d’Anouilh. Mais, pour notre propos, il me paraît plus judicieux de comparer Julien à Cyrano, au moins sur un point : son intransigeance et sa recherche d’absolu. À ceci près que Cyrano maintient jusqu’au bout son attitude « sublime », tandis que Julien, vaincu, risque de sombrer dans le désespoir après le départ de Colombe. Je reviendrai sur ce thème.
L’ironie d’Anouilh à l’égard de Rostand et de son époque se remarque d’abord dans le tableau des moeurs théâtrales qu’il présente, à travers les personnages de Madame Alexandra (« Madame-Chérie »), Desfournettes le directeur de théâtre, ou bien Du Bartas, caricature de Paul Mounet ou de Constant Coquelin, dans ce qu’ils avaient de plus suffisant. Mais Jean Anouilh pousse la charge plus loin. En effet, au début du quatrième acte, on assiste à la représentation d’une scène de la pièce d’Émile Robinet, La maréchale d’amour, interprétée par Madame Alexandra et son partenaire Du Bartas. Il s’agit d’une oeuvre en alexandrins, comme en produisaient pour Sarah Bernhardt des auteurs tels que Victorien Sardou ou Edmond Rostand. Dans cette partie, Anouilh s’en donne à coeur joie. Familier du style de ces deux auteurs, il force à peine le trait et nous offre un pastiche de Rostand qui est un morceau d’anthologie. C’est fait sans méchanceté, mais ce passage témoigne de l’attitude ambiguë d’Anouilh pour le style et surtout pour les valeurs de cette époque.
Jean Anouilh reprend le personnage de Madame Alexandra dans sa pièce de 1969, Cher Antoine ou L’amour raté. Il la désigne alors par son prénom, Carlotta. À la création, le personnage était interprété par Françoise Rosay. L’intrigue se déroule en 1913, en Bavière, à la veille de la Première Guerre mondiale. Antoine est une sorte de Poète-chéri, plus profond, plus mélancolique. Il vient de mourir, sans doute de se suicider, selon ce que l’on croit. Les personnages de sa vie nous sont présentés ensemble, en un même lieu, comme si la mort avait aboli le déroulement temporel de l’existence du héros. Or, peu de temps avant de partir, Antoine avait écrit une pièce autobiographique, mettant en scène ces mêmes individus. La pièce était intitulée Cher Antoine ou L’amour raté. Il l’avait fait interpréter chez lui, par des comédiens qu’il avait fait venir de Paris, pour son plaisir nostalgique. Faute d’avoir su se comporter avec eux comme il le souhaitait, Antoine les met en scène afin de rejouer sur le théâtre de son inconscient ce qu’il a manqué dans sa vie véritable[17]. Anouilh dresse alors des variations sur les rapports complexes entre le réel et l’imaginaire, dans une pièce brillante dont l’une des sources littéraires est Pirandello.
Quant à l’oeuvre de Rostand, Cyrano de Bergerac, elle n’est à ma connaissance mentionnée qu’une fois dans le théâtre d’Anouilh des années 1950 et 1960, dans La grotte, qui date de 1961. Il s’agit d’une des pièces les plus profondes et les plus mystérieuses de Jean Anouilh, toujours dans la veine pirandellienne qui lui permet d’apprivoiser la dimension autobiographique. La grotte n’est pas seulement le nom donné à la cuisine de la maison du comte et de la comtesse et qui constitue la part la plus importante du décor ; c’est aussi l’antre de la sorcière Marie-Jeanne, une métaphore de son organe sexuel, et par-dessus tout une image de l’inconscient au coeur du théâtre de Jean Anouilh. L’action se passe en 1910 ; il s’agit apparemment du meurtre de la cuisinière mais la plupart des thèmes de l’auteur s’y retrouvent, avec une profondeur que les critiques contemporaines (généralement négatives) ont été incapables de saisir. Alors que les comédiens refusent de jouer la pièce et qu’il faut sauver le spectacle, le commissaire suggère à l’auteur : « Vous pourriez peut-être leur réciter la tirade des Nez[18]. »
On voit donc qu’après les écrits de jeunesse, période pendant laquelle Anouilh se confronte directement à Rostand et à son personnage, Cyrano ne possède plus pendant la maturité qu’un statut de fantôme. Je veux dire par là qu’il ne cesse de hanter le théâtre d’Anouilh, mais d’une façon invisible. On peut le voir indirectement, lorsque le jour décline. Il passe furtivement, entre deux répliques, par une sorte de clin d’oeil, comme pour faire savoir aux spectateurs attentifs qu’il est encore là, qu’il n’a pas quitté la scène, et qu’il faut se souvenir de lui comme d’une source constante d’inspiration, comme une ombre bienveillante et amicale. Mais si l’on peut voir à l’occasion ce fantôme, il faut également garder en mémoire qu’il voit à son tour le déroulement du drame et que, sans jamais intervenir directement, il juge les personnages qui sont en scène en fonction de son histoire à lui.
Monsieur Vincent et Cyrano
S’il existe une oeuvre d’Anouilh dans laquelle on peut lire l’influence de Cyrano de Bergerac, c’est dans le film de Maurice Cloche, Monsieur Vincent, qui date de 1947. Le scénario en est écrit conjointement par Jean Anouilh et Jean-Bernard Luc, mais le premier est crédité du texte lui-même, façon de dire qu’il a eu une part prédominante dans ce projet. En ce qui regarde l’interprétation, nombre de comédiens qui paraissent dans ce film ont un lien direct avec le théâtre d’Anouilh. C’est évidemment le cas de Pierre Fresnay, qui interprète Monsieur Vincent, puisqu’il a mis le pied à l’étrier du jeune auteur au moment de la création de L’hermine, en 1932. Mais d’autres comédiens engagés dans le film vont bientôt participer à plusieurs productions théâtrales de notre auteur : Marcel Pérès, Michel Bouquet, Claude Nicot.
Pour ma part, je tiens ce scénario non publié pour une oeuvre majeure de Jean Anouilh, l’une de celles où il se livre le plus, tout en respectant les données objectives de la biographie de Vincent de Paul (1581-1660). Son univers intime s’adapte parfaitement à l’image qu’il donne de Monsieur Vincent ; il s’approprie le saint comme il le fera quelques années plus tard de Thomas Becket, tout en recontruisant à sa manière le contexte historique, à savoir la France du XVIIe siècle. Les deux textes (Monsieur Vincent, Becket) possèdent de nombreuses affinités. Plusieurs scènes du film de Maurice Cloche nous plongent au plus intime de l’univers d’Anouilh. Je retiendrai pour ma part la rencontre dans un gourbi entre Vincent de Paul et un jeune peintre en éventails (rôle interprété par Michel Bouquet) en train de mourir de tuberculose. J’ajouterai également, à la fin du film, la belle scène entre Vincent de Paul et la reine Anne d’Autriche, interprétée par Germaine Dermoz. Ils font l’un et l’autre un bilan désabusé des grandeurs de cette terre, chacun à leur façon. C’est peu après qu’on trouve une allusion directe à Cyrano de Bergerac. Vincent de Paul est rentré chez lui, harassé. En route, il a auparavant aidé un pauvre pour la dernière fois. Il sent qu’il va mourir ; il fait appeler la jeune Jeanne pour lui transmettre le flambeau sacré. L’abbé Pontail, son associé (interprété par Jean Carmet), lui rappelle que le nonce du pape l’attend mais Vincent lui rétorque : « Je crois que je dois ce soir attendre une autre visite encore plus importante. » Une oreille avertie ne manquera pas de rapprocher cette réplique de l’échange entre Roxane et Cyrano au cinquième acte, vers 2376-2382. En évoquant la mort qui vient, Cyrano la décrit comme « une visite assez inopportune » (v. 2378).
Vincent de Paul, revu par Jean Anouilh, c’est Cyrano qui a embrassé la cause des pauvres, d’une façon absolue, sans se poser de question, et qui, tout en gardant une distance ironique face à son apostolat, a décidé comme le héros de Rostand « d’être admirable, en tout, pour tout ! » (v. 481). Alors qu’il est choyé par les riches, qu’il est un familier de la puissante tribu des Gondi, monsieur de Paul abandonne la carrière brillante d’abbé de cour pour secourir les plus nécessiteux, sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on. Il ne peut vivre que dans l’absolu. On retrouve dans ce film toute l’opposition entre le monde des riches et celui des pauvres qui structurait jadis des pièces comme La sauvage. L’abbé de Paul a choisi son camp, peut-être en raison d’une blessure secrète qu’il évoque comme en passant (il fut deux ans esclave à Tunis). Il termine son existence par cette phrase qu’il confie comme un testament spirituel à la jeune Jeanne : « Ce n’est que pour ton amour seul que les pauvres te pardonneront le pain que tu leur donnes. » Tout Jean Anouilh première manière se trouve dans cette réplique.
Essayons maintenant d’ouvrir le débat pour mieux saisir l’importance de Cyrano dans l’univers du dramaturge Anouilh, en dépassant l’anecdote ou les allusions littéraires.
Le temps d’avant
Pour Anouilh, comme pour Proust avant lui, la période qui court entre la fin du XIXe siècle et le déclenchement de la Première Guerre mondiale, est un moment privilégié de l’histoire de France. Une civilisation entière, que la Révolution française n’était pas parvenue à tuer entièrement, est en train de mourir. Elle pressent sa fin, sans trop savoir la façon dramatique (la boucherie de 14-18) dont elle finira. Il existe, pour la classe des privilégiés — ces héritiers lointains de la noblesse d’Ancien Régime —, une sorte d’insouciance, d’élégance, de négligé qui fait le charme de certains caractères de La recherche du temps perdu. C’est aussi la période où Rostand produit son Cyrano de Bergerac. Cette même période sert de fond de tableau à de très nombreuses pièces de Jean Anouilh : Colombe,Cher Antoine, La grotte, Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, pour n’en nommer que quelques-unes. Or, c’est une période qu’Anouilh n’a pas connue directement : il est né en juin 1910 ; il est issu d’un milieu familial provincial, dans une classe de petits-bourgeois, même si son roman familial (fondé ou non sur des faits véridiques) le rattachait quelque peu à ce monde léger, titré et dansant[19]. Anouilh a rêvé cette période plutôt qu’il ne l’a vécue, comme Rostand a rêvé celle qui précède l’instauration de l’absolutisme louisquatorzien. Anouilh se plait à croire qu’il a vécu la fin d’un monde, quand il n’en a connu que les échos assourdis. Il y projette ses hantises les plus profondes, sans pourtant être capable de s’y confronter de façon ouverte, puisqu’il s’agit d’un temps imaginaire. Cette période d’avant la guerre sert de toile de fond à sa sensibilité la plus intime en même temps qu’elle le protège contre les assauts du présent. C’est la dernière période pendant laquelle les valeurs de l’absolu (autant dans le domaine amoureux que dans celui du patriotisme) peuvent encore se manifester. Après la Première Guerre mondiale, l’ensemble des valeurs de l’Occident est marqué par le sceau du relatif et de l’échange marchand.
La quête de l’absolu
Le personnage de Rostand fascine encore aujourd’hui parce que, tout en pressentant la venue de ce monde nouveau qui triomphe au cinquième acte de la comédie héroïque, dans le personnage du comte de Guiche, devenu duc de Grammont, le héros s’en méfie et refuse de baisser les bras devant les compromissions que cet univers nouveau implique obligatoirement : « Je me bats, je me bats, je me bats » (v. 2566). Avec moins de gloire, avec des blessures plus profondes, certains des personnages d’Anouilh (Franz dans L’hermine, Thérèse dans La sauvage, Julien dans Colombe) font preuve d’une même sensibilité. Ils refusent le compromis, veulent tout ou rien, se heurtent au monde comme il va et qui finit par les briser. Le combat pour l’absolu est encore celui de Thomas Becket (Becket) ou même celui de Vincent de Paul, mais il se couvre alors du prétexte de l’honneur de Dieu. Anouilh fait de Monsieur Vincent le frère aîné de Cyrano de Bergerac (leurs dates se recouvrent quelque peu). Au-delà de l’histoire objective de Vincent de Paul, l’auteur nous décrit une âme ardente qui refuse de laisser mourir les pauvres, à un moment où, sous l’influence de la monarchie, une nouvelle couche sociale, faite d’aristocratie urbaine, de noblesse de robe et de grande bourgeoisie commerçante, se développe et étale un luxe insolent. Monsieur Vincent, tel qu’il est interprété par Anouilh, refuse le monde de la facilité, de la soumission et des compromis. Il s’empare de la cause des miséreux, parce qu’elle se présente à lui, à ce moment précis de son histoire. Mais il aurait pu tout aussi bien se saisir de n’importe quelle autre cause. Ce qu’il cherche, c’est l’héroïsme, l’utopie, l’absolu, car seul cet univers extrême peut apaiser son âme. C’est sa façon d’être roi, sa façon d’être grand. C’est aussi la raison pour laquelle il peut s’adresser à Anne d’Autriche sur un pied d’égalité. La reine de France possède toutes les richesses, le prêtre misérable n’a rien ; pourtant, chacun dans son domaine, est un prince.
Pour conclure
Au-delà des anecdotes et des traces ténues qui nous permettent de rapprocher les deux auteurs, ou plutôt qui montrent la filiation entre Rostand et Anouilh, c’est la question de l’absolu qu’il faut poser. Car elle hante les deux dramaturges, comme elle hante toute une partie de la population française, quasi jusqu’en 1968. Cela nous permet de mieux saisir le rôle que tient Cyrano de Bergerac dans l’imaginaire collectif. Par-delà le talent propre de Rostand, le persistant succès de sa comédie héroïque est dû au fait qu’une telle pièce facilite le travail de deuil de l’absolu. Grâce au personnage-titre, chaque spectateur a l’impression de participer encore à la culture de l’héroïsme, tout en sachant dans le secret de son coeur que les temps de la gloire et du panache sont définitivement terminés.Apostolidès, Jean-MarieJean-Marie Apostolidès enseigne la littérature et le théâtre à l’Université Stanford, en Californie. Parmi ses travaux récents, Cyrano, qui fut tout et qui ne fut rien (Paris, Les Impressions nouvelles, 2006) et Buvons, buvons et moquons-nous du reste (Gallix Productions, 2009). En 2006, il a édité avec Boris Donné les Écrits retrouvés d’Ivan Chtcheglov (Paris, Allia) ainsi que trois textes inédits de Patrick Straram le Bison Ravi. Il vient de traduire et de préfacer deux manifestes anti-technologiques de l’écrivain et criminel américain Theodore Kaczynski (Paris, Éditions Climats, 2009). Il prépare actuellement, avec Boris Donné de nouveau, une biographie intellectuelle du philosophe Guy Debord.
Appendices
Notes
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[1]
Il est cependant excessif de faire de Rostand le représentant de la mentalité bourgeoise, comme le fera Jehan Rictus dans son pamphlet Un « Bluff » littéraire : Le cas Edmond Rostand (Paris, P. Sevin et E. Rey, 1903). En effet, une pièce comme Cyrano de Bergerac peut être interprétée comme un exemple parfait de ce que je nommerais un théâtre de réconciliation. Elle s’adresse en priorité à la nation plutôt qu’à une classe en particulier.
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[2]
Je m’appuie ici sur la chronologie que Bernard Beugnot a établie dans le premier volume du théâtre de Jean Anouilh édité dans la Bibliothèque de la Pléiade (Théâtre, 2007). Comme j’aurai plusieurs occasions de faire référence à cette édition, je mettrai « Pléiade », suivi du tome et de la page d’où ma référence est tirée.
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[3]
Pléiade, t. 1, p. XLIII.
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[4]
Ibid., t. 1, p. 1259.
-
[5]
Jean Anouilh, Mondor et Tabarin, Yale, Beinecke Library, Fonds Anouilh, ms. 459, dossiers 42-43 ; vingt-six pages avec ratures et corrections.
-
[6]
Cf. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard (Tel), 1985 [1972].
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[7]
Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, 1693, t. 1, p. 291-292. En ce qui concerne Tabarin, je renvoie à l’article bien informé de Marius Barroux [en ligne] : <http://www.cosmovisions.com/Tabarin.htm>
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[8]
Il est signé « Jean Anouilh, 16 ans » (Pléiade, t. 1, p. 1249-1252).
-
[9]
Ibid., t. 1, p. 1249.
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[10]
Ibid., t. 1, p. 1250.
-
[11]
Ibid., t. 1, p. 1252.
-
[12]
Id., L’auteur reprendra le thème de la chèvre de Monsieur Seguin dans plusieurs de ses Fables, en particulier dans La chèvre folle.Cf. Jean Anouilh, Fables, Paris, Livre de Poche, 1966 [1962], p. 150-152.
-
[13]
Pléiade, t. 1, p. 1259.
-
[14]
Ibid., t. 2, p. 1287.
-
[15]
Ibid., t. 2, p. 733.
-
[16]
Pour les relations complexes entre Jean Anouilh et les critiques, je renvoie au livre de Bernard Beugnot, Les critiques de notre temps et Anouilh, Paris, Garnier, 1977.
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[17]
Une approche psychanalytique de l’oeuvre d’Anouilh permettrait de rapprocher la notion de répétition (qu’on rencontre à de multiples reprises dans son théâtre) du processus incoercible que Freud décrit dans son texte de 1920, Au-delà du principe de plaisir, et auquel il donne le nom de compulsion de répétition.
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[18]
Pléiade, t. 2, p. 554.
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[19]
Dans son livre, Drôle de père (Paris, Michel Lafon, 1990), Caroline Anouilh rapporte que Jean Anouilh se croyait le bâtard d’un aristocrate qui n’avait pas reconnu sa progéniture, mais qu’il a croisé néanmoins une fois ou deux. Les pièces les plus secrètes de notre auteur (La grotte) sont hantées par le thème de la bâtardise.
Références
- Anouilh, Jean, Théâtre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2 t., 2007 (éd. Bernard Beugnot).
- Perrault, Charles, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 4 t., 1693.